A propos des "disparus de la guerre d’Algérie"(2019)

mercredi 18 septembre 2019.
 
Le site Etudes coloniales et postcoloniales a publié le programme d’une journée d’étude qui doit se tenir à Paris, le 20 septembre 2019 sur le thème "Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises : vérité et justice ?" ( Voir le programme : https://histoirecoloniale.net/N-oubliez-pas-la-JOURNEE-D-ETUDE-du-20-septembre.html ). J’ai l’intention d’y assister, et d’y présenter les remarques suivantes.

À propos des « disparus de la guerre d’Algérie »

Informé de l’organisation d’une journée d’étude qui doit se tenir le 20 septembre 2019 à l’Assemblée nationale (salle Victor-Hugo, bâtiment Jacques Chaban-Delmas, 101 rue de l’Université 75007 Paris) sur le thème suivant : « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre française : vérité et justice ? », j’ai déduit de son titre que les disparitions non imputables aux forces françaises n’étaient pas comprises dans le programme. Puis j’ai été très surpris de constater, en lisant l’exposé des motifs et le programme complet de cette journée, que l’existence de ces autres disparitions n’était pas une seule fois évoquée, comme si le titre avait été complété in extremis pour éviter toute objection à cette limitation du programme de la dite journée d’étude. En effet, le cas de Maurice Audin et ceux de toutes les autres personnes qui ont disparu après avoir été arrêtées durant la guerre d’Algérie par la police ou l’armée française pour leur participation ou leur assistance au FLN algérien sont loin de représenter la totalité des cas de disparition durant cette guerre. Sans prétendre être exhaustif, il est bien établi que tous les camps en présence ont eu à subir des disparitions, durant la guerre ou au moment où elle était censée se terminer à partir du 19 mars 1962, et que tous ces disparus ont le droit d’échapper à l’oubli. C’est d’ailleurs ce que l’Élysée a déclaré publiquement le 14 septembre 2018 au moment même où le président Macron a rendu visite à Madame Audin pour reconnaître la faute de l’État envers son mari, en déclarant qu’il souhaite « encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, militaires et civils » : « Une dérogation générale, par arrêté ministériel, va être accordée pour que tout le monde, historiens, familles, associations, puisse consulter toutes les archives pour tous les disparus d’Algérie » [1].

Longtemps négligé par les pouvoirs publics français, le sort des Français civils et militaires enlevés par le FLN a été éclairé par de longues recherches entreprises d’abord par des proches de civils enlevés et disparus, comme Madame Colette Ducos-Ader, puis par des historiens comme le général Maurice Faivre, Jean Monneret, et enfin Jean-Jacques Jordi qui a obtenu les dérogations nécessaires pour écrire un livre fondé sur les archives publiques : Un silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie [2], publié en 2011. Depuis quelques années, le général Henry-Jean Fournier a entrepris de même, à la tête de l’association SOLDIS, le recensement des militaires disparus, sujet déjà défriché par un ancien prisonnier du FLN, Jean-Yves Jaffrès [3], dans un livre publié à compte d’auteur en 2009. Enfin, l’historienne Raphaëlle Branche a publié en 2014 Prisonniers du FLN [4], un livre consacré au sort des civils et des militaires capturés par le FLN-ALN, dont la grande majorité n’ont pas été libérés. Il y a donc maintenant un ensemble non négligeable de travaux sur ces sujets longtemps tabou. Il est établi que plus de 3000 civils français d’Algérie ont été enlevés du 1er novembre 1954 à la fin de 1962, et que parmi eux près de 1700 n’ont pas été retrouvés vivants. Quant aux militaires disparus, leur nombre est moins précisément fixé, mais il se compte certainement par centaines (il était estimé entre 500 et 1000 selon le secrétaire d’État aux anciens combattants en 2013).

On pourra objecter que ces nombres sont « faibles » par rapport à ceux des Algériens victimes de la répression française ; mais ce jugement formulé en 2012 par le journaliste Pierre Daum dans son livre La valise sans le cercueil : les Pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance [5], est très discutable car il oublie qu’en 1962 les Français d’Algérie étaient environ un million quand les Algériens musulmans étaient 10 fois plus nombreux et les Français de France 46,5 fois plus nombreux. Une autre objection fait du terrorisme de l’OAS la seule cause des représailles du FLN, mais cet argument est également contestable car le terrorisme du FLN a été le plus meurtrier jusqu’en février 1962, et ses enlèvements frappaient beaucoup plus souvent des civils sans armes que des « tueurs » armés. La propagande du FLN prétendait que son terrorisme ne visait que des « colonialistes » et des « traîtres », en juste châtiment de leurs crimes. En réalité, le terrorisme du FLN a pris une ampleur considérable à partir de l’insurrection du 20 août 1955, qui massacra 118 civils européens dans le Nord Constantinois ; parmi eux un « libéral », Henri Rohrer, retrouvé avec une hache fichée dans son crâne, avait écrit le 30 juillet un article destiné à la revue Esprit dans lequel il estimait que le FLN ne frappait pas les Européens civils ni les Arabes innocents [6]. Peu après, le 23 août à Fort National (Kabylie), le maire français très estimé, Marcel Frapolli, fut assassiné, et son épouse très appréciée de la population kabyle en tant que sage-femme dut quitter la ville pour échapper aux menaces du FLN [7]. Quant à Raphaëlle Branche, dans son livre cité plus haut, elle n’a pas caché que les prisonniers servaient de moyen de propagande et de chantage, et que « faits pour servir les intérêts du FLN, les prisonniers étaient totalement à la merci de celui-ci. Leur vie comme leur mort lui appartenaient », faisant alterner les libérations de propagande et les exécutions en représailles, même après l’adhésion du GPRA aux Conventions de Genève en avril 1960. Comme un émissaire du Comité international de la Croix-Rouge le déclara au GPRA en novembre 1961, « il eût mieux valu ne pas adhérer aux Conventions si vous n’étiez pas en mesure de les respecter », car « c’était la première fois depuis cent ans que la Croix-Rouge existait, que le CICR se trouvait fournir un travail considérable en faveur d’une des parties, et ne rien pouvoir faire pour l’autre » [8].

Au moment où le peuple algérien manifeste de nouveau contre l’accaparement du pouvoir par une étroite minorité après 57 ans d’indépendance, on peut souhaiter que les historiens algériens obtiennent enfin la reconnaissance de leur propre indépendance par leur État, et puissent aussi se préoccuper de sujets autres que les crimes de la France contre leur peuple. Par exemple, en rendant hommage à ceux des Algériens qui, au risque de leur vie, ont eu le courage de sauver celle de leurs amis français en leur recommandant de rester chez eux ou, au contraire, de partir à temps, comme l’a rappelé Roger Vétillard dans son livre Français d’Algérie et Algériens avant 1962, témoignages croisés [9], publié en 2017.

Guy Pervillé
18 septembre 2019

[1] Déclaration du président de la République sur la mort de Maurice Audin, 13 septembre 2018 : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/09/13/declaration-du-president-de-la-republique-sur-la-mort-de-maurice-audin.

[2] Jean-Jacques Jordi : Un silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2011, 200 p. Compte rendu sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265.

[3] Jean-Yves Jaffrès, Militaires français prisonniers du FLN, revenus ou disparus, chez l’auteur, 35150 Janzé.

[4] Raphaëlle Branche, Prisonniers du FLN, Paris, Payot, 2013, 286 p. Compte rendu sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=348.

[5] Pierre Daum, La valise sans le cercueil : les Pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance, préface de Benjamin Stora, Arles, Solin/Actes Sud, 2012, 430 p. Réponse sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=280.

[6] Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois : un tournant dans la guerre d’Algérie ? Préface de Guy Pervillé. Paris, Riveneuve, 2ème édition 2012, p 141.

[7] Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, Le Seuil, 1962, pp 28-32. Cf. le témoignage du fils de Marcel Frapolli publié sur le site Histoire coloniale et postcoloniale le 21 janvier 2007 : https://histoirecoloniale.net/le-23-aout-1955-Marcel-Frapolli.html.

[8] Raphaëlle Branche, op. cit., pp 91-93.

[9] Roger Vétillard, Français d’Algérie et Algériens avant 1962, témoignages croisés, Paris, Hémisphères éditions, 2017, 175 p.



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