Bordeaux, le 26 janvier 2019
Objet : Décision du Conseil municipal de Bordeaux datée du 17 décembre 2018, créant une « sente Frantz-Fanon »
Monsieur le Maire,
Je vous écris aujourd’hui en tant que citoyen de Bordeaux, mais aussi en tant qu’historien spécialiste de l’histoire de l’Algérie, après avoir eu connaissance de la décision prise par le Conseil municipal, siégeant sous votre présidence le 17 décembre dernier, de créer une « sente Frantz- Fanon » dans le quartier Ginko.
Suivant le compte rendu officiel de cette séance, et le rapport présenté par votre adjoint Jean-Louis David, « ces dénominations (de rues et d’espaces publics) visent à honorer la mémoire de personnalités en raison de leur contribution éminente à l’Histoire, à la grandeur de notre pays ». Les deux premières propositions de dénomination concernent le quartier Ginko, où il s’agit de créer une « sente Rosa-Parker » et une « sente Frantz-Fanon ». La première de ces dénominations est justifiée par le rôle de cette femme noire américaine à l’origine de la lutte pacifique contre la ségrégation raciale menée par le pasteur Martin Luther King, et ne suscite aucune difficulté. Mais il n’en est pas de même de la seconde.
En effet, voici comment le texte présenté par Jean-Louis David a justifié ce nom :
« SENTE FRANTZ-FANON (1925-1961), né à Fort-de-France, psychiatre et militant anticolonialiste dont la pensée est dénuée de tout dogmatisme et surtout motivée par un engagement radical pour la fraternité universelle, l’amour de la justice et de l’égalité. Au moment où, dans les universités et de nombreux colloques, la vie et l’œuvre de Frantz Fanon sont réhabilitées, il convient de faire connaître et de partager le sens profond de son engagement à tous les habitants dans nos quartiers, et notamment aux plus jeunes. C’est le sens de cette proposition de dénomination de la sente dans ce quartier de Ginko, à proximité des Aubiers, territoire où les sujets de mixité sociale, de diversité culturelle et de vivre ensemble prennent tout leur sens » ( [1]).
Cette présentation surprend par son caractère abstrait et par l’absence de tout fait précis. On peut s’étonner d’apprendre que « la vie et l’œuvre de Frantz Fanon ont été réhabilitées » et se demander pourquoi elles ont eu besoin d’une réhabilitation. Les historiens savent que Frantz Fanon, intellectuel engagé du côté du FLN dans la guerre d’indépendance de l’Algérie, a publié en 1961 Les damnés de la terre, un livre qui justifiait le terrorisme systématique par une prétendue vertu purificatrice de la violence absolue : « pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Ce texte a provoqué des réactions contrastées. D’un côté Jean-Paul Sartre, auteur de la préface du livre, l’a paraphrasé sans aucun esprit critique, en écrivant : « en le premier temps de la révolte, il faut tuer. Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre ». De l’autre, le journaliste Jean Daniel, pourtant favorable à une négociation avec le FLN, a réagi avec une très vive inquiétude : « Ce livre de Fanon : un livre terrible, terriblement révélateur, terriblement annonciateur des justiciers barbares. Les disciples de ces thèses seront des assassins tranquilles, des bourreaux justifiés, des terroristes sans autre cause que celle de s’affirmer par la mort des autres. S’il faut la mort du Blanc pour que le Noir vive, alors on retourne au sacrifice du bouc émissaire ».
Plus d’un demi-siècle après, alors que la France est aux prises, depuis plusieurs années, avec le terrorisme islamiste, on peut se demander avec la même inquiétude si les jeunes de nos quartiers périphériques ont vraiment besoin d’un tel maître à penser pour apprendre à pratiquer « la fraternité universelle, l’amour de la justice et de l’égalité ». Même si la conclusion du livre de Fanon est moins alarmante que la plupart de ses pages, celui-ci reste un texte dangereux, qui appelle une critique sans complaisance dont la décision du Conseil municipal citée plus haut est entièrement dépourvue.
Il vous appartient, Monsieur le Maire, sur la base d’une information exacte et complète, d’entériner ou non la décision que le Conseil municipal a prise le 17 décembre dernier. Afin d’éclairer votre jugement, permettez-moi de vous adresser en pièce jointe des éléments de réflexion plus développés.
Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’expression de mes sentiments les plus distingués.
Guy Pervillé
PJ. Réflexions sur Frantz Fanon idéologue de la violence
Réflexions sur Frantz Fanon idéologue de la violence
La pensée de Frantz Fanon était étroitement liée à son engagement en faveur du FLN pendant la guerre d’Algérie. Plus d’un demi-siècle après sa mort, la lecture sans esprit critique de son dernier livre reste potentiellement dangereuse.
Frantz Fanon propagandiste du FLN algérien
Frantz Fanon, psychiatre antillais en poste à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, fut recruté dans le réseau du chef politique du FLN d’Alger Ramdane Abane en 1956, avant d’être expulsé et de rejoindre Tunis, où il devint l’un des membres de l’équipe de rédaction d’El Moudjahid. Selon sa collègue et biographe Alice Cherki, « il ne s’insurgeait pas, contrairement à d’autres, contre la guérilla urbaine. Il s’interrogeait seulement, quand il évoquait les bombes à Alger, sur leur éventuelle efficacité ». Et dans une note, elle rapporte : « Il nous confia avoir échafaudé en 1956 un plan avec son ami le colonel Saddek pour mettre rapidement fin à la guerre. S’emparer de l’amirauté d’Alger, située à l’extrémité d’une jetée qui balise largement la baie d’Alger et, profitant d’une session de l’ONU où l’opinion internationale serait fixée sur l’Algérie, bombarder la ville européenne » ( [2]). En 1959, il publia L’an V de la Révolution algérienne, dans lequel il utilisait son expérience de psychiatre ayant à soigner des combattants de l’ALN perturbés par leur abus de la violence. Tout en niant que « la Révolution soit allée aussi loin que le colonialisme », il reconnaissait néanmoins des excès individuels et condamnait, « le cœur plein de détresse, ces frères qui se sont jetés dans l’action révolutionnaire avec la brutalité presque physiologique que fait naître et entretient une oppression séculaire » ( [3]).
Les damnés de la terre
Deux ans plus tard, dans son dernier livre, Les damnés de la terre, publié peu avant sa mort à la fin de 1961, il ne se contente plus de décrire la violence des colonisés comme un fait, il franchit une étape décisive en attribuant une valeur constructive à la violence absolue. Désormais, il lui reconnait « des caractères positifs, formateurs ». Elle « désintoxique » les individus, les « débarrasse de leur complexe d’infériorité », mobilise et unifie le peuple et le rend réfractaire à toute mystification démagogique. Cette théorie du rôle salvateur de la violence est exprimée en des phrases-choc, qui dépeignent la souffrance et la révolte du colonisé : « le colonisé rêve toujours de s’installer à la place du colon », « de se substituer au colon » (« s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible »). Il est « un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur » ; « le travail du colonisé est d’imaginer toutes les combinaisons possibles pour anéantir le colon ». À la théorie de « l’indigène mal absolu » répond celle du « colon mal absolu ». Pour le colonisé, « la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». La violence coloniale est première, et celle du colonisé n’est qu’une contre-violence, qui appelle à son tour les représailles infiniment plus meurtrières des colons, comme celles qui ont suivi l’insurrection du 20 août 1955 : « Le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre à la violence par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu’on ne lui demande pas de tenir de comptabilité pour les autres. À la formule ‘tous les indigènes sont pareils’, le colonisé répond ‘tous les colons sont pareils’ » ( [4]).
Cette théorie avait au moins le mérite de rompre avec les mensonges de la propagande officielle du FLN qui prétendait ne tuer que des coupables avérés. Mais elle méritait une lecture critique, au contraire de la préface aveuglément laudative de Jean-Paul Sartre, qui la paraphrasait ainsi : « Car en le premier temps de la révolte, il faut tuer. Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre ». Jean Daniel, qui voulait rester proche de son premier maître Albert Camus, en voulut à Sartre de sa « mortelle frivolité » bien plus qu’à Fanon, mais il conserva tout son esprit critique à son égard : « Ce livre de Fanon : un livre terrible, terriblement révélateur, terriblement annonciateur des justiciers barbares. Les disciples de ces thèses seront des assassins tranquilles, des bourreaux justifiés, des terroristes sans autre cause que celle de s’affirmer par la mort des autres. S’il faut la mort du Blanc pour que le Noir vive, alors on retourne au sacrifice du bouc émissaire ». Il ajouta, désespéré : « Et voici que Camus nous manque déjà. Il ne se doutait pas de ce qui lui survivrait »( [5]).
Le contre-modèle d’Albert Camus
En effet, alors que Frantz Fanon distinguait entre la violence première du colonisateur - par nature injuste - et la violence seconde - donc justifiée - du colonisé, Albert Camus dans son dernier livre Chroniques algériennes publié en mai 1958 refusait de les séparer. S’il condamnait les crimes commis du côté français (« Les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes dont nous sommes tous solidaires. Que ces faits aient pu se produire parmi nous, c’est une humiliation à quoi il nous faudra désormais faire face »), il jugeait également nécessaire de « condamner avec la même force, et sans précautions de langage, le terrorisme appliqué par le FLN aux civils français comme, d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni excuser ni laisser se développer ». Et il développait en un long paragraphe la symétrie nécessaire à ces deux condamnations : « La vérité, hélas, c’est qu’une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de légitimer, d’une certaine manière, tous les excès. Chacun, pour se justifier, s’appuie alors sur le crime de l’autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n’a que faire, à moins de prendre les armes lui-même. Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le dit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances » ( [6]).
Camus et Fanon sont morts depuis bien plus d’un demi-siècle, l’un en janvier 1960, l’autre en décembre 1961. Avec le recul du temps, et en considérant la suite de l’histoire, il me parait évident que le premier avait raison, et le second tort. Dans ces conditions, la Ville de Bordeaux ne saurait se contenter d’une impartialité formelle dans l’attribution du nom de ses voies publiques : elle doit se préoccuper de la signification de leurs dénominations et des leçons qui en seront tirées. La leçon que les voisins d’une « sente Frantz-Fanon » sont susceptibles d’en déduire est-elle vraiment celle que le rapport de Jean-Louis David a cru pouvoir lui attribuer avec un bel optimisme ? Et ceux des Bordelais qui n’ont pas oublié la violence du FLN pourront-ils accepter de la voir ainsi officiellement justifiée ?
Nécessité d’un regard critique sur la pensée de Frantz Fanon
La question mérite d’être posée, puisque Frantz Fanon lui-même, dans la dernière partie de son livre, avait présenté plusieurs cas de troubles mentaux provoqués par la guerre coloniale, et pas seulement chez les victimes de la répression française. En tant que psychiatre, il avait eu l’occasion de traiter des patients algériens profondément perturbés par la violence qu’ils avaient exercée, et qui n’avait eu aucun effet libérateur sur eux-mêmes. Après l’indépendance, en 1963, l’hôpital psychiatrique de Blida où il avait servi jusqu’en 1956 enfermait encore dans une salle spéciale des « égorgeurs du FLN » incapables de revenir à une vie normale ( [7]). Sa théorie de la « violence libératrice » était donc ainsi clairement démentie par les faits.
Il est pourtant vrai que le dernier livre de Frantz Fanon ne concluait pas à la nécessité de remplacer le racisme des colonisateurs contre les colonisés par un racisme inversé des décolonisés contre les ex-colonisateurs. Au contraire, il appelait à une mutation radicale des rapports entre les hommes : « Si nous voulons transformer l’Afrique en une nouvelle Europe, l’Amérique en une nouvelle Europe, alors confions à des Européens la destinée de nos pays. Ils sauront mieux faire que les mieux doués d’entre nous.
Mais si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors, il faut inventer, il faut découvrir.
Si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe.
Davantage, si nous voulons répondre à l’attente des Européens, il ne faut pas leur renvoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour lesquelles ils éprouvent épisodiquement une immense nausée.
Pour l’Europe, pour l’humanité et pour nous-mêmes, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf » ( [8]).
Il y avait donc, dans la pensée de Fanon, un tri difficile à faire entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Une telle lecture critique a déjà été tentée par Gérard Chaliand, ancien « porteur de valises » du FLN devenu, après l’indépendance, un expert des révolutions du Tiers-Monde allant les étudier sur le terrain. Dans sa préface à une réédition des Damnés de la terre publiée en 1991 par les éditions Gallimard, il démontrait que « L’Algérie, contrairement à ce que suggérait Fanon, n’a pas débouché sur la révolution. (...) Le mouvement national n’avait pas d’autre contenu que l’indépendance et pas d’autre programme que l’intégrité du territoire. Son mutisme théorique n’avait pas pour cause la clandestinité mais le vide. Le postulat des Damnés de la terre sur la lucidité politique engendrée par la violence collective est erroné ». Il constatait que « Fanon idéalise la mobilisation populaire » et que « l’image que donne Fanon de la guerre telle qu’elle est menée par le FLN serait une entreprise de propagande si elle n’était pas en partie une auto-mystification ». Des luttes sanglantes entre les factions du FLN ou contre le MNA, « de tout cela ne reste chez Fanon qu’une imagerie d’Épinal où la machinerie coloniale s’efforce de broyer un peuple unanime appuyant une organisation impeccable ». De même, « sur les lendemains de la décolonisation Fanon se raconte des histoires » ; « chez Fanon s’exprime avec une rage lyrique et une grande noblesse de cœur un message à la fois populiste et messianique. Ses faiblesses de théoricien politique, avec le temps, sont plus apparentes encore. Le moralisme l’emporte, sur fond d’utopie marxienne ».
Et pourtant, selon Gérard Chaliand, le message de Fanon n’est pas entièrement caduc : « Dans son chapitre sur les mésaventures de la conscience nationale, Fanon décrit avec rigueur le phénomène tout récent en Afrique des bourgeoisies d’État qui s’installent au pouvoir dès l’indépendance. Les descriptions du parti telles que les montre Frantz Fanon à partir de son expérience africaine sont saisissantes de justesse. Elles trouveront très vite en Algérie après l’indépendance leur illustration quasi-caricaturale » ( [9]). Mais Fanon était mort à temps pour ne pas voir la faillite de ses illusions dans sa patrie d’adoption.
Le culte de Frantz Fanon dans l’Algérie indépendante
Dès sa mort, en décembre 1961, Frantz Fanon fut récupéré par le FLN ( [10]), et il est resté un héros national, sans que sa pensée soit critiquée sur le fond. Son statut officiel en Algérie a été renforcé par la réactivation des thèmes de la propagande du FLN par les deux camps opposés durant la guerre civile des années 1990 et au-delà, qui n’est pas encore tout à fait terminée. Le pouvoir algérien n’aurait pas pu prendre le risque de désavouer le terrorisme du FLN sans abandonner son héritage aux islamistes armés. Au lieu de tirer un bilan critique de cette expérience désastreuse, de nombreux Algériens ont préféré réclamer à la France une déclaration de repentance pour tous les crimes qu’elle aurait commis en Algérie de 1830 à 1962, comme si elle était la seule responsable de tous les malheurs de la nation algérienne jusqu’à nos jours.
Le cas de Frantz Fanon est à comparer à celui de Nelson Mandela, l’ancien chef de l’African National Congress sud-africain, qui avait fait sa préparation militaire dans les camps de l’ALN algérienne au Maroc peu avant d’être arrêté à son retour dans son pays (mars 1961). À la mort de celui qui était devenu le fondateur de la nouvelle Afrique du Sud, en 2013, l’Algérie lui a rendu un hommage unanime, en rappelant ce que le premier président noir sud-africain lui devait. Mais le grand journaliste Kamel Daoud fut le seul à faire remarquer que Nelson Mandela avait réussi à décoloniser son pays pacifiquement, en faisant tout le contraire de ce que le FLN avait fait de l’Algérie en 1962 : « Et si on avait eu Mandela en 1962 et pas Ben Bella ? Et si on avait eu la Vérité avec la Réconciliation et pas la Réconciliation sans la Vérité, comme avec Bouteflika ? » ( [11]). Alors que Nelson Mandela a su s’émanciper du modèle algérien, la mémoire de Frantz Fanon n’a pas donné lieu à une réévaluation critique en Algérie.
Le danger du « fanonisme » dans la France aux prises avec le terrorisme islamiste
D’autre part, la multiplication d’hommages officiels à Frantz Fanon dans des communes françaises - et pas seulement à Bordeaux - comporte un risque majeur, celui de transmettre à des jeunes franco-algériens l’idée qu’ils ont le droit d’utiliser tous les moyens contre la France et les Français parce que ceux-ci seraient restés des ennemis et non pas des compatriotes, et que les crimes qu’ils auraient commis contre le peuple algérien attendraient encore d’être vengés. Le Tunisien Fouad-Ali Saleh, chef du réseau terroriste qui avait commis de nombreux attentats à Paris pour le compte de l’Iran en 1986-1987, avait invoqué comme excuse à son procès le million et demi de morts algériens tués par la France durant la guerre d’Algérie. Peu après le leader algérien du FIS, Ali Benhadj, avait promis que « la France paierait un jour le prix fort pour les massacres de mai 1945 ». En 1995, le jeune Khaled Kelkal a relayé en France même le terrorisme des islamistes algériens. Depuis 2012, la France a subi une succession d’attentats et de massacres qui sont encore dans toutes les mémoires. Le témoignage de Abdelghani Merah - le frère aîné de Mohammed Merah, qui condamne la radicalisation de ce dernier - permet de constater la persistance d’un ressentiment contre la France hérité du passé colonial dans une famille algérienne immigrée après 1962. Les nombreux cas de radicalisation terroriste qui se sont manifestés depuis donnent à penser que ces jeunes Algériens radicalisés croient avoir le droit et le devoir de tuer ou d’estropier tous ceux qui leur sont désignés comme des ennemis de leur religion et de leur peuple, sans se sentir aucunement responsables de leur triste sort. Comme l’a dit une jeune djihadiste non repentie, revenue de Syrie : « Je me suis dit que je n’avais pas ma place et que mes parents étaient esclaves de la société française. Je refusais d’être comme eux. Moi étant d’origine algérienne, j’ai mon grand-père qui est mort durant la guerre. J’aime pas dire guerre parce que c’était pas à armes égales, moi je dis souvent le ‘génocide français’. Le djihad, c’est se battre pour retrouver notre dignité qu’on a perdue, qu’on a voulu écraser ». Idée répétée par un autre djihadiste sans retour : « Nous, on est des Algériens, et la France elle est venue en Algérie, elle a fait la guerre, elle a exterminé, elle a fait un génocide, elle a tué, elle a égorgé les têtes des Algériens. Donc, il y a non seulement sa guerre contre l’islam dans sa politique actuelle, mais il y a aussi sa guerre contre l’islam dans son histoire. Voilà pourquoi la France est une des premières cibles » ( [12]). On ne peut pas prouver que tous ces djihadistes sont des lecteurs du livre de Frantz Fanon, mais on peut être sûr qu’ils y trouveraient aisément des arguments à l’appui de leur cause.
Voilà donc les raisons qui plaident contre la décision que le Conseil municipal de Bordeaux a prise dans sa réunion du 17 décembre dernier. Le texte cautionné par Jean-Louis David la présente comme un moyen de « réhabiliter » la pensée de Frantz Fanon en omettant ses aspects les plus choquants. Cette décision permettrait-elle d’éclairer le choix des jeunes Français d’origine algérienne, maghrébine ou ultra-marine entre le propagandiste du FLN et le prophète d’un monde nouveau encore utopique ? Il me semble que non, mais il appartient au maire de Bordeaux d’en décider sur la base d’informations exactes et complètes.
Guy Pervillé
Bordeaux, le 26 janvier 2019
[1] Extrait du registre des délibérations du Conseil municipal, http://www.bordeaux.fr/ebx/pgCRCM.psml ?_nfpb=true&_pageLabel=pgCRCM&classofcontent=CM&id=14082&whichPage=3 , acte_00058172_D.pdf .
[2] Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait . Paris, éditions du Seuil, 2000, p 160 note 27.
[3] Frantz Fanon, L’an V de la Révolution algérienne. Paris, Maspero, 1959, p 11.
[4] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, folio-actuel, 1991, chapitre I, De la violence, pp 65-141.
[5] Jean Daniel, La blessure (journal inédit) suivi de Le temps qui vient, Paris, Le livre de poche, 1992, p 81.
[6] Albert Camus, Chroniques algériennes, 1939-1958, in Essais d’Albert Camus, présentés par Roger Quilliot, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, pp 892-896.
[7] Selon Jean-François Kahn, cité dans Catherine Simon, Algérie, les années pieds-rouges, Paris, La Découverte, 2009, p. 184.
[8] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, Folio-Actuel, 1991, pp 375-376.
[9] Gérard Chaliand, « Frantz Fanon à l’épreuve du temps », présentation de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, folio-actuel, 1991, pp 7-36.
[10] Voir El Moudjahid, n° 88, 21 décembre 1961, et n°89, 16 janvier 1962, réédition de Belgrade 1962, t 3, pp 646-651 et 671-673.
[11] Kamel Daoud, « Malheureusement nous n’avons pas eu un Mandela en 1962 », Le quotidien d’Oran, 7 décembre 2013. Voir aussi Laetitia Bucaille, Le pardon et la rancœur. Algérie/France, Afrique du Sud : peut-on enterrer la guerre ? Paris, Payot et Rivages, 2010.
[12] David Thomson, Les revenants, Ils étaient partis faire le djihad, ils sont de retour en France, Paris, Seuil, 2016, pp 189-190.