A propos de "Décolonisations" (2021)

vendredi 2 juillet 2021.
 
Ce téléfilm en trois épisodes de Marc Ball, Karim Miské et Pierre Singaravelou, accompagné d’un livre paru le 1er octobre 2020 aux éditions du Seuil, a été diffusé sur Arte à ce moment et rediffusé le 29 juin 2021.

A peu près en même temps que le film de Patrick Brzoza et Pascal Blanchard Décolonisations : du sang et des larmes, dont j’ai déjà rendu compte (voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=454 ) était sorti un autre film portant presque le même titre, que j’avais regardé et que je viens de revoir mardi soir sur la chaîne Arte. Il traitait un sujet encore plus vaste, en trois épisodes de 55 minutes (« 1-L’Apprentissage ; 2- La Libération ; 3- Le monde est à nous ») : la décolonisation. Je crois devoir en présenter le projet tel que ses auteurs l’avaient formulé avant de dire ce que j’en ai pensé.

La présentation du livre commence ainsi :

« La décolonisation commence au premier jour de la colonisation (sic). Dès l’arrivée des premiers Européens, les peuples d’Afrique et d’Asie se soulèvent. Personne n’accepte de gaîté de cœur d’être dominé. Mais pour recouvrer un jour la liberté, il faut d’abord rester vivant. Face aux mitrailleuses des Européens, les colonisés reprennent la lutte sous d’autres formes : de la désobéissance civile à la révolution communiste, en passant par le football et la littérature. Un combat marqué par une infinie patience et une détermination sans limite. Cette longue lutte constitue l’objet de ce livre qui, restituant le foisonnement des recherches universitaires, propose avant tout un nouveau récit entraînant. Une épopée inoubliable qui nous fait découvrir des héroïnes et des héros inconnus ou oubliés de cette histoire douloureuse (...) » [1].

Quant à celle du film, elle est un peu plus développée :

« Comment synthétiser, en moins de trois heures, cent cinquante ans d’une histoire planétaire dont les non-dits, comme les dénis, réactivent au présent fractures et polémiques ? Pour retracer ce passé occulté qui continue de concerner intimement chacun d’entre nous, les auteurs ont choisi de tisser chronologiquement grande et petites histoires, continents et événements, avec des partis pris percutants. D’abord, en racontant l’histoire du point de vue des colonisés, ils prennent le contre-pied d’un récit historique qui jusque-là, si critique puisse-t-il être envers les crimes de la colonisation, reflète d’abord le regard de l’Europe colonisatrice. Ensuite, parce qu’embrasser l’essentiel des faits intervenus sur près de deux siècles dans des pays aussi différents, par exemple, que l’Inde et le Congo relève de l’impossible, ils ont préféré braquer le projecteur sur une série de destins et de combats emblématiques, certains célèbres, d’autres méconnus. De Lakshmi Bai, la princesse indienne qui mena la première lutte anticoloniale en 1857-1858, lors de la révolte des cipayes, aux vétérans Mau-Mau qui obligèrent en 2013 la Couronne britannique à reconnaître les atrocités perpétrées contre eux au Kenya soixante ans plus tôt, leur fresque en trois volets s’autorise l’ellipse pour mettre en évidence ces continuités et ces similitudes qui, d’hier à aujourd’hui, recoupent les lignes de faille de la mondialisation. Dit par l’acteur Reda Kateb - dont le grand-oncle Kateb Yacine est d’ailleurs l’une des figures du combat anticolonial ici ramenées au premier plan -, le commentaire coup de poing déroule un récit subjectif et choral. Portée aussi par des archives saisissantes et largement méconnues, des séquences d’animation, des extraits de films, de Bollywood à Nollywood, et une bande-son rock et hip-hop débordante d’énergie, cette histoire très incarnée des décolonisations met en évidence la brûlante actualité de l’héritage commun qu’elle nous a légué » (...) [2].

Je prends acte que les auteurs - dont l’un, Pierre Singaravelou, est un historien reconnu - ont évité le défaut le plus manifeste du film de Patrick Brzoza et Pascal Blanchard en assumant l’impossibilité de résumer toute la décolonisation en moins de trois heures, ainsi que la subjectivité radicale de leur parti pris, qui est de « raconter l’histoire du point de vue des colonisés ». Mais en conséquence, je me demande avec inquiétude s’il est vrai que ce film « restitue le foisonnement des recherches universitaires » ?

Je me pose la question dès les premières minutes du film, car la définition explicite du sujet, indispensable à tout travail historique, est entièrement absente. Qu’est-ce que la colonisation ? Parle-t-on de la colonisation dans toute son extension historique et géographique, ou seulement de la colonisation par des Européens et par leurs États du reste du monde, depuis la fin du XVème siècle jusqu’à celle du XXème ? En fait, le film commence abruptement après le milieu du XIXème siècle, et ne concerne que les peuples d’Asie et d’Afrique.

Les récits centrés sur la vie de personnages plus ou moins connus ou inconnus retiennent toute l’attention des téléspectateurs, mais l’utilisation d’images ou de films d’une inégale valeur documentaire suscite des inquiétudes légitimes, quand on voit que des reconstitutions postérieures aux événements sont utilisées à la place de documents inexistants. Une seule fois, le commentaire nous signale que les remarquables images de la bataille de Dien Bien Phu vue du côté du Vietminh ont été tournées pour des raisons de propagande aussitôt après la victoire, et même que les prisonniers français ont été si durement traités qu’un tiers seulement d’entre eux ont survécu jusqu’à leur libération en vertu des accords de Genève trois mois plus tard. C’est ce que l’on attend légitimement d’un film à vocation historique, mais c’est malheureusement le seul exemple d’une telle rigueur que j’ai pu trouver dans ce film.

Au contraire, le passage consacré à la répression de la révolte du 8 mai 1945 en Algérie bascule entièrement du côté de la mémoire partisane consacrée par les partis nationalistes puis par l’État algérien indépendant, sans rappeler un seul instant les faits essentiels : un début d’insurrection impitoyablement réprimé. Le témoignage du grand écrivain Kateb Yacine, alors élève au collège de Sétif, n’apporte rien sur la réalité des faits dont il n’a pas été le témoin. Pourquoi ne pas avoir cité la juste remarque du grand historien de l’Afrique du Nord Charles-André Julien, dans son livre publié en 1952 L’Afrique du Nord en marche ? Celui-ci dénonçait la répression de mai 1945, « féroce, impitoyable, en vérité inhumaine par son manque de discernement » , mais également la partialité de la version répandue par la propagande nationaliste algérienne, dans une brochure du parti MTLD qui racontait longuement le « génocide de mai 1945 » : « un policier abat un porteur de pancarte de trois balles dans le ventre ; aussitôt les policiers « se regroupent rapidement en face des manifestants, comme si le scénario avait été préparé à l’avance, et la fusillade commence. Puis à Sétifville, la loi martiale est proclamée ». Et il ajoutait : « Sans doute s’est-il passé entre-temps l’effroyable tuerie à travers la ville, mais à cela il n’est même pas fait allusion. Si le PPA n’y fut pour rien, pourquoi donc le cacher ? Et comment ajouter foi à une propagande qui fausse la réalité au point d’omettre entièrement un événement d’une exceptionnelle gravité ? » [3]

Un autre historien qui n’est pas suspecté de préjugés colonialistes, Jean-Louis Planche, reconnaît que ceux des manifestants qui étaient armés (le prétendu « service d’ordre » de la manifestation) ont tué près de 30 civils européens dans les rues de Sétif : « L’élément essentiel d’explication est dans la mort d’Européens, moins dans le nombre, 29 au total, que dans les circonstances d’une mort venue à l’improviste frapper, au hasard de la rue, des passants qui étaient le plus souvent des personnes âgées, des jeunes filles, ou des habitants en bons rapports avec les Musulmans. Trop lents, trop naïfs, ou trop incrédules pour s’abriter d’une foule lancée dans une fuite aveugle, ils sont morts de s’être trouvés là ». Fuite qui n’en était pas moins violente : « Souvent, autour de la victime, une grappe de fuyards s’est agrégée, interrompant sa course pour s’acharner sur elle, à grands coups dans une mise à mort en groupe. C’est alors un lynchage auquel chacun participe de sa matraque, de son bâton, de son couteau, frappant un corps inanimé ou mort, déformé par la multiplicité des hématomes et des plaies en un besoin de vengeance manifeste qui transforme la fuite des Musulmans en émeute ». Émeute qui, selon Jean-Louis Planche, n’était pas « un événement de guerre prémédité », mais « la particularité de l’événement est d’être un lynchage collectif d’Européens, le premier qu’ait jamais vécu une ville de la colonie. La plus ancienne des peurs avec lesquelles vivaient les Européens a pris corps. Dès lors s’efface pour eux la question des morts musulmans dont la prise en compte ne saurait expliquer le massacre des leurs, en amoindrir l’exemplarité, ni attenter à l’unicité du mythe qui se construit en quelques heures et que les rumeurs, les dépêches d’agence et les communiqués de presse vont diffuser inlassablement ». Et il reconnaît plus loin qu’une partie des manifestants étaient armés et ont fait usage de leurs armes : « Les blessures, mortelles ou non, sont le plus souvent horribles, la liste des 21 victimes européennes décédées à Sétif les décrit sommairement. Les enfoncements de la boîte crânienne et les plaies profondes sont fréquents. Le révolver, le couteau et le debbous (bâton), le plus souvent associés, ont été utilisés. La liste des 21 victimes européennes décédées permet de retrouver dans un tiers des décès l’utilisation du révolver, dans la moitié des cas du couteau, dans les deux tiers du debbous » [4].

Quant au principal spécialiste algérien du 8 mai 1945, Redouane Aïnad-Tabet, il avait écrit en 1987 dans la deuxième édition de son livre que le peuple algérien « n’a pas fait que subir, en victime innocente expiatoire, une sanglante répression, un complot machiavélique. Il est temps de dire et de souligner qu’il a été aussi l’auteur de ces événements, même s’il a subi un revers, même s’il a payé le prix du sang, le prix de la liberté par des dizaines de milliers de victimes ». (...) Et un peu plus loin : « la tentative d’insurrection nationale a commencé dès le 1er mai 1945, lui-même préparé par toute une action politique, une prise de conscience aigüe, généralisée, qui s’est affirmée durant toute la Seconde Guerre mondiale pour aboutir à ce point culminant. La révolte proprement dite a duré plus de quatre jours et s’est étendue à tout le Nord-Constantinois, relayée ensuite par les attaques de Saïda et de Naciria, en Kabylie. Certes, l’insurrection générale a avorté, mais il n’en demeure pas moins, par l’ampleur des manifestations populaires qui ont eu lieu ce jour-là à travers tout le territoire national, que Mai 1945 est un fait historique positif, national » [5].

Mais les auteurs du film Décolonisations se sont contentés de reproduire la première scène du film franco-algérien de Rachid Bouchareb Hors-la-loi (2010), laquelle escamote le fait de l’insurrection à Sétif pour la transformer en un massacre unilatéral prémédité et perpétré de sang froid par les colonialistes civils et militaires contre une foule de manifestants algériens pacifiques et sans armes [6]. Ainsi, la version partisane des militants nationalistes a remplacé l’histoire, sans que les auteurs du film en soient apparemment conscients.

Le téléfilm Décolonisations se contente donc d’inverser le discours colonial naguère dominant sans chercher à rétablir la vérité historique. Et la même conclusion se déduit du passage qui fait l’apologie de Frantz Fanon, psychiatre antillais en poste à l’hôpital de Blida avant de rejoindre le FLN et de se faire le théoricien de la violence absolue dans son dernier livre Les damnés de la terre (1961) - où il prétendait que les colonisés ne pourraient se débarrasser de l’oppression coloniale qu’en retournant la violence coloniale qui pesait sur eux contre le colonisateur. Son livre montrait pourtant que la violence n’intoxiquait pas uniquement les tortionnaires colonialistes, et le témoignage d’un journaliste français bien connu, Jean-François Kahn, ayant visité l’hôpital psychiatrique de Blida quelques mois après l’indépendance, atteste que des anciens "égorgeurs" du FLN incapables de revenir à une vie normale y étaient internés dans une salle spéciale [7]. Il est heureux que les auteurs du film aient renoncé à évoquer plus complètement la guerre d’Algérie...

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à retenir de ce film, loin de là. Par exemple, les scènes tragiques de massacres réciproques entre Musulmans et Hindous qui ont suivi le partage de l’ex-empire britannique des Indes en août 1947, prolongements d’une histoire conflictuelle multiséculaire remontant aux invasions musulmanes du XIème siècle, prouvent bien que l’histoire du monde moderne et contemporain ne peut pas se réduire à un affrontement binaire manichéen entre méchants Européens colonisateurs et bons peuples de couleur colonisés. L’histoire n’est pas une caricature, elle doit faire comprendre la complexité de l’enchaînement des causes et des conséquences.

Ainsi, il me faut conclure que, si les auteurs du téléfilm Décolonisations ont tenté d’inverser le discours colonial pour mieux faire comprendre celui des décolonisateurs, ils ont négligé la tâche beaucoup plus difficile d’établir la vérité historique dans toute sa complexité. Près de soixante ans après les épisodes majeurs de la décolonisation, serait-il donc encore trop tôt pour s’en préoccuper enfin ?

Guy Pervillé

[1] https://www.seuil.com/ouvrage/decolonisations-pierre-singaravelou/9782021421354

[2] http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/58347_1

[3] Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche, Paris, Julliard, 1952, 1953 et 1972, pp 263-264.

[4] Jean-Louis Planche, Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé. Paris, Perrin, 2006, p 141.

[5] Redouane Aïnad-Tabet, Le mouvement du 8 mai 1945 en Algérie, 2ème édition, Alger, OFUP, 1987, pp 9-10.

[6] Voir sur mon site : en 2005 : "Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France", http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=59 ; en 2010 : "Réponse à Yasmina Adi", ; http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=251 , "Réponse à Séverine Labat", http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=252 , "Réponse à Thierry Leclère", http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=256 ; en 2015 : « A propos du 8 mai 1945 à Sétif », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=471 ; en 2021 : « Interview accordée à l’APS pour le 8 mai 2021 », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=470 .

[7] Voir mes deux mises au point sur Frantz Fanon : « Lettre à Monsieur le maire de Bordeaux Alain Juppé » (2019) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=432, et « A propos de Frantz Fanon, réponse à Gaston Kelman » : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=433 .



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