À propos du documentaire de Patrick Brzoza et Pascal Blanchard : Décolonisations : du sang et des larmes (2020)

dimanche 8 novembre 2020.
 

J’ai regardé attentivement le documentaire de Patrick Brzoza et Pascal Blanchard diffusé sur France 2, le mardi 6 octobre 2020 de 21 h 05 à 23 h 50. Plusieurs d’entre vous m’ayant sollicité pour que je leur donne mon avis et que je le fasse connaître, je m’acquitte de ma promesse.

Les auteurs

Je ne connaissais pas Patrick Brzoza, et j’ai donc cherché à m’informer sur son compte. Son profil est celui d’un technicien réputé de l’enquête historique sur des sujets difficiles mais étroitement délimités, ce qui permet d’aller au fond des choses. Quant à Pascal Blanchard, je suis de loin ses activités depuis qu’il a créé avec d’autres, en 1989, le groupe de recherche ACHAC (association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine) et multiplié les publications depuis 1994. Historien ayant soutenu une thèse sous la direction de Jean Devisse (intitulée « Nationalisme et colonialisme : idéologie coloniale, discours sur l’Afrique et les Africains de la Droite nationaliste française, des années 30 à la Révolution Nationale »), il s’est consacré depuis lors à une intense activité de vulgarisation sur l’idéologie coloniale et post-coloniale, donnant lieu à de très nombreuses publications d’ouvrages historiques collectifs et de films documentaires. Le problème est de savoir dans quelle mesure cette activité qui vise à infléchir la mémoire du fait colonial dans la France d’aujourd’hui et de demain relève elle-même de l’histoire, ou d’une mémoire anticoloniale.

Présentation dans les médias

Pour me faire une première idée de ce film, je disposais de trois textes :

-  la brève présentation publiée sur le site de France-Télévision : « Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quarante territoires et près de 110 millions d’hommes et de femmes [1], placés depuis des années sous la domination de la France, se trouvent soudain désemparés. Les peuples colonisés ont soif d’émancipation. Les premières revendications se font pourtant entendre dès les années 30 alors que l’Empire colonial français est à son apogée. La France va tout faire pour conserver ses colonies et reste sourde. Elle va même entamer un cycle de répression pour faire perdurer le système de domination. Du Sénégal à l’Indochine en passant par Madagascar, l’Algérie, le Maroc et la Côte d’Ivoire, ce film lève le voile sur une page sombre de l’Histoire de la France, faite de sang et de larmes, et qui reste le dernier grand tabou » [2].

-  la justification argumentée présentée par Pascal Blanchard lui-même dans une longue interview publiée par Le Point-Afrique le 7 octobre [3] sous le titre : « Pouvoir entendre toutes les mémoires pour avoir une histoire ». Je n’essaierai pas d’y répondre point par point, mais j’en tiendrai compte dans ma propre analyse.

-  la note d’intention des deux auteurs publiée sur le site Cinétévé : « L’histoire de la décolonisation française débute avec la Seconde Guerre mondiale ; mais cette fois, la puissance occupante, c’est la France. Une occupation brutale, qui s’achève dans le sang et les larmes et qui devait enfin être racontée dans toute son ampleur et sa complexité.

Au cours de nos recherches et de nos tournages aux quatre coins du monde, nous nous sommes attelés à comprendre les destinées de ces hommes et de ces femmes dans ce qui fut une guerre de trente ans. Un conflit au cours duquel la République a déployé un système répressif d’une violence inouïe afin de conserver ses colonies à tout prix.

Au-delà d’une histoire politique, nous avons choisi de rassembler les mémoires encore à vif de cet événement fondateur en interrogeant les témoins qui ont vécu ces événements de l’intérieur mais aussi leurs descendants. Au terme d’une minutieuse enquête, de part et d’autre du miroir colonial, une quarantaine d’entre eux ont accepté de nous livrer leurs témoignages. Tous sont porteurs d’une mémoire meurtrie.

Mise en écho avec des archives en grande partie inédites mises en couleurs, cette somme de récits personnels constitue une grande histoire collective, une histoire commune que chacun peut désormais s’approprier pour comprendre ce traumatisme indélébile qui n’en finit pas de nous façonner. » [4]

Ainsi cette dernière déclaration d’intention commence par des phrases très sévères, qui suggèrent clairement que la France fut pour ses colonies d’outre-mer ce que l’Allemagne avait été pour celle-ci en Europe. Impression qui paraît confirmée par le titre, faisant clairement allusion au fameux discours du premier ministre britannique Winston Churchill promettant à son peuple, le 13 mai 1940, « du sang, de la sueur et des larmes » pour faire face à l’agression nazie. Puis les auteurs changent de ton en suggérant qu’ils souhaitent permettre une réconciliation des témoins qui ont vécu ces événements « de part et d’autre du miroir colonial » et de leurs descendants, par une histoire commune. Mais en présentant ainsi leur entreprise, ils ont pris le risque de cliver davantage son public entre deux camps opposés, en suscitant l’approbation des uns et l’indignation des autres.

Ce film est patronné par un conseil scientifique collégial comprenant les historiens Alain Ruscio (Indochine), Catherine Coquery-Vidrovitch (Afrique), Nicolas Bancel (Culture coloniale et propagande), Tramor Quemeneur (Guerre d’Algérie et Maghreb), Maël Lavenaire-Pineau (Antilles et Guyane), Pierre Fournié (Mandats du Levant) [5].

En somme, un projet ambitieux et risqué, mais qui n’est pourtant pas sans précédent, puisque le journaliste de droite Claude Paillat avait déjà publié aux éditions Robert Laffont, en 1969 et 1972, une histoire très documentée de cette crise majeure sous le titre : Vingt ans qui déchirèrent la France, tome 1 : Le guêpier (1945-1953), 628 p, tome 2 : La liquidation (1954-1962), 793 p. Reste à savoir s’il était possible de faire tenir une si vaste enquête dans le cadre limité de moins de trois heures de film.

Les bons points

Les images

Le premier motif de satisfaction est l’intérêt intrinsèque des images présentées, même si elles ne sont pas toutes aussi neuves qu’on a pu en avoir l’impression en découvrant le film de René Vautier sur la Guinée (1950) et les nombreuses séquences sur la répression au Cameroun. Ce sentiment d’inédit tient en grande partie à la colorisation d’images filmées en noir et blanc et déjà vues, qui donne une impression plus vivante. D’autre part, une difficulté majeure est la quantité très inégale des images disponibles du côté de la France et du côté de ses opposants. Un moyen d’y remédier est l’identification des films de propagande du côté français, mais on aimerait voir cette distinction faite plus systématiquement de l’autre côté. Par exemple, on ne nous dit pas que les images du Vietminh sur la bataille de Dien-Bien-Phu n’avaient pas toutes été tournées dans le feu de l’action, et on ne nous dit pas non plus pourquoi les prisonniers français que l’on nous montre, libérés après l’armistice de Genève, étaient si maigres que l’on pouvait compter leurs côtes...

Les chiffres

Un deuxième motif de satisfaction est la relative prudence de toutes les estimations chiffrées du nombre de victimes cités - tout au moins dans le cas de l’Algérie [6] -, prudence à laquelle je n’étais pas habitué. Même si je n’ai pas eu le temps de tout noter, il m’a semblé que les auteurs avaient voulu délibérément éviter les affirmations outrancières susceptibles de provoquer des contestations en s’informant aux meilleures sources.

Les témoins

Enfin, un troisième motif de satisfaction est la volonté de donner la parole à des témoins de tous les camps, pour ne pas s’exposer au reproche de présenter une vision engagée d’une façon trop unilatérale. Pour parler de la guerre d’Algérie, au moins dans ce cas, les témoins ne sont pas tous choisis du même côté, et ceux qui parlent au nom des Français d’Algérie ne sont pas de simples faire-valoir à qui l’on fait dire ce que l’on veut, comme dans d’autres films antérieurs. Par exemple, sur la « bataille d’Alger » de 1956-57, la poseuse de bombes du FLN Zohra Drif n’est pas seule interrogée : en contrepoint, la parole est également donnée à l’une de ses victimes, Danièle Michel-Chich, qui perdit une jambe dans l’explosion du Milk Bar le 30 septembre 1956. De même, à propos de la période troublée qui suivit le 19 mars 1962, la fusillade de la rue d’Isly (26 mars 1962), qui fit environ 80 morts à Alger parmi les manifestants Français d’Algérie essayant d’enfoncer un barrage de tirailleurs algériens de l’armée française, n’est pas oubliée ni attribuée à l’OAS, et après l’indépendance proclamée le 5 juillet, nous avons la surprise d’entendre que les « ultras du FLN » se lancent dans un « massacre programmé » d’Européens qui voulaient rester dans leur pays et de « harkis » rejetés par les deux États, dont des milliers voire des dizaines de milliers auraient été massacrés en Algérie.

Sur ces trois points, je dois reconnaître que j’ai été agréablement surpris. Mais le choix délibéré de ne donner la parole qu’à des acteurs, à des témoins ou à leurs descendants implique le risque d’exclure l’histoire au profit des mémoires, si les auteurs du film ne se chargent pas eux-mêmes de faire un travail d’historiens.

Une objection de méthode

Plus le film avance dans le récit des événements, plus apparaît un défaut de méthode majeur, malheureusement fréquent dans les films de montage : les trop nombreuses lacunes dans le récit des faits qui sont censés expliquer le résultat final. Dans le cas présent, elles sont si nombreuses qu’il me faut renoncer à en présenter une liste exhaustive. Mon collègue Hubert Bonin, dans un message adressé à Pascal Blanchard, lui en a signalé plusieurs : - le rôle essentiel de la guerre froide et de l’anticommunisme dans les milieux politiques français au pouvoir de 1947 à 1954, notamment en Indochine où le Vietminh communiste affrontait l’armée française ; - le fait que la « droite dure » gouvernait dans les années 1951-1954 ; - l’absence de mention des rappels de disponibles décidés par le gouvernement d’Edgar Faure en 1955 puis par celui de Guy Mollet en 1956 ; - le trucage des élections de 1948 dans le deuxième collège par le gouverneur général socialiste Marcel-Edmond Naegelen, qui augurait mal de la tentative de paix négociée avec le FLN annoncée par le gouvernement de Guy Mollet en 1956 ; - l’absence de mention du statut de protectorat de la Tunisie et du Maroc, qui rendait d’autant plus inacceptable la répression des revendications nationalistes et la déposition du sultan marocain...

Des faits oubliés

Pour me limiter au cas de la guerre d’Algérie, la liste des faits oubliés est beaucoup plus longue que celle des faits mentionnés. Si le récit est rapide mais relativement complet jusqu’à l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, il s’accélère ensuite et s’entremêle avec celui d’autres répressions hors d’Algérie (notamment au Cameroun). La victoire du Font républicain aux élections du 2 janvier 1956 et la capitulation du nouveau président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, devant les manifestants « ultras » le 6 février 1956 à Alger ne sont même pas signalées. L’enchaînement qui conduit des premiers attentats à la bombe dans les quartiers européens d’Alger le 30 septembre 1956 à la « bataille d’Alger » menée par le général Massu au moyen de la torture en 1957 est rapidement évoqué, mais la crise du 13 mai 1958 qui conduisit au renversement de la IVe République est entièrement passée sous silence, le récit ne reprenant qu’au retour au pouvoir du général de Gaulle en juin 1958.

Après son offre de « paix des braves » (octobre 1958), le « Plan Challe » et le « plan de Constantine » de 1959 sont escamotés, puis de même le tournant décisif que fut le discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination, la semaine des barricades (24 janvier-1er février 1960), et l’affaire Si Salah (négociation secrète entre les chefs de la wilaya IV et le gouvernement français au printemps 1960). Le film signale ensuite le discours du 4 novembre 1960 par lequel le général de Gaulle annonça publiquement que la France renoncerait à sa souveraineté sur l’Algérie, mais il oublie de mentionner les manifestations musulmanes de décembre 1960 qui en furent la conséquence à Alger et dans les principales villes du pays.

La fondation de l’OAS à Madrid en février 1961 est citée, mais pas le putsch des généraux du 22 avril 1961 dont l’échec fut à l’origine de sa transformation en une nouvelle OAS militaire et civile. L’histoire longue et complexe des négociations entre le gouvernement français et le GPRA qui dura quinze mois est passée sous silence, le film ne retenant pour évoquer cette période que deux épisodes sanglants : le mystérieux attentat du 18 juin 1961 contre le train Strasbourg-Paris (attribué sans preuve à l’OAS), et la sanglante manifestation de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris, qui fit des dizaines de morts ou de disparus.

Les accords d’Évian du 18 mars 1962 et le cessez-le feu du 19 mars sont bien sûr mentionnés, ainsi que la réaction violente de l’OAS qui entraîna la réaction meurtrière des forces de l’ordre, mais rien n’est dit sur les enlèvements massifs de civils européens que le FLN pratiqua à partir de la mi-avril, un mois après le cessez-le-feu, et qui déclencha leur fuite massive. Les spectateurs sont invités, comme on l’a dit, à compatir avec le malheur des « pieds-noirs » - en citant même le fameux slogan « La valise ou le cercueil » emprunté à un tract nationaliste de 1946 - et des « harkis » ; mais le film ne permet pas de bien comprendre leur triste sort, à moins que l’on possède déjà une solide information préalable sur la guerre d’Algérie.

Chronologie et téléologie

C’est là un grave reproche pour un film qui se veut historique, mais qui semble ignorer que l’histoire doit expliquer l’enchaînement des faits dans l’ordre de leur déroulement chronologique et non pas en partant de leur aboutissement connu. Il aurait pourtant été utile de faire comprendre que le dénouement final de la guerre d’Algérie n’était pas connu à l’avance, puisque la négociation séparée entamée avec le gouvernement français par Si Salah, chef de la wilaya IV de l’ALN, au printemps 1960, avait failli provoquer l’éclatement du FLN-ALN et fait souffler un « vent de panique » à l’intérieur du GPRA, comme l’a reconnu Mohammed Harbi dans ses Mémoires : « Je n’ai jamais craint aussi fortement pour l’avenir de notre révolution qu’en cet été 1960 » [7].

Ce grave défaut ne prouve pourtant pas de la part des auteurs une approche partiale de leur sujet, sinon ils auraient pu monter en épingle les manifestations de décembre 1960 qui décidèrent le général de Gaulle à sortir de la guerre par une négociation avec le GPRA. Non, il s’agit d’une erreur de méthode que l’on a rencontrée plus d’une fois dans des films documentaires au calibre trop limité pour présenter des sujets si complexes, par exemple dans celui de Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora intitulé Guerre d’Algérie, La déchirure, 1954-1962, présenté sur France 2 le 11 mars 2012 [8]. Au contraire, j’estime bien préférable la confrontation méthodique des points de vue sur tous les principaux événements de la guerre d’Algérie que le même Benjamin Stora avait réussie en 1991 dans le téléfilm en quatre épisodes d’une heure intitulé Les années algériennes, réalisé avec les journalistes Patrick Pesnot, Bernard Favre et Philippe Alfonsi et diffusé sur Antenne 2 en octobre et novembre 1991 [9]. Mais il fallait pour cela plus de temps et/ou un sujet moins large, et c’est pourquoi j’estime que le projet de Patrick Brzoza et Pascal Blanchard était trop ambitieux.

Autres objections

Mais d’autres objections me sont inspirées par les vingt dernières minutes du film, qui prétendent esquisser une critique du « néo-colonialisme » ou du « post-colonialisme » de l’État français. Cette partie aurait dû clarifier le sens de la démonstration en préparant sa conclusion, mais elle est celle qui m’a paru la moins convaincante.

Une Révolution algérienne sans noms ni décisions

Ma première objection concerne l’absence totale de précisions sur l’histoire de la Révolution algérienne, avant comme après l’indépendance. En effet le récit des événements ne montre aucune image ou portrait, et ne cite aucun nom des principaux personnages qui ont décidé l’insurrection au nom du peuple algérien sans jamais le consulter et qui ont façonné son avenir par leurs décisions et leurs ordres. Tout se passe comme si les auteurs avaient voulu illustrer le slogan de l’été 1962 : « Un seul héros, le peuple ! » On aurait donc pu s’attendre à ce que l’histoire de l’Algérie indépendante confronte les attentes de ce peuple avec les réalités des six décennies qui ont suivi (et notamment les terribles années 1990), mais cette attente reste déçue. On aimerait pourtant savoir quelle est l’opinion des auteurs sur les responsabilités des malheurs de l’Algérie indépendante : souscrivent-ils à l’idée exprimée naguère par les manifestants du Hirak, suivant lesquels le peuple algérien a été immédiatement dépossédé de son indépendance chèrement acquise en 1962 par un système dictatorial ? ou bien cautionnent-ils un autre slogan du Hirak : « Dehors, enfants de la France ! », qui sous-entend que cette indépendance n’a été qu’un faux-semblant camouflant le maintien d’une « Françalgérie » ? Ces questions essentielles ne sont même pas posées.

La « Françafrique »

Les mêmes interrogation se posent à voir les développements que cette dernière partie consacre au maintien d’une « Françafrique » sous le couvert d’une prétendue indépendance reconnue en 1960 en Afrique noire et un peu plus tard dans les îles Comores (1976) et à Djibouti (1977). Il y avait assurément beaucoup à critiquer dans cette « coopération » entre États théoriquement égaux en droit mais inégaux en fait. Pour autant, faut-il admettre que l’indépendance n’a été qu’un mythe, camouflant le maintien d’un « néo-colonialisme » ? Il est permis d’en douter si l’on constate, par exemple, que les richesses pétrolières du Gabon ont permis au président-dictateur Omar Bongo de tenter d’influencer les élections présidentielles françaises en subventionnant les candidats de tous bords. La réalité des rapports post-coloniaux est donc beaucoup plus complexe que les slogans le font croire. D’autre part, le film souligne que le général de Gaulle a fait payer cher son indépendance à la Guinée de Sékou Touré, mais est-ce une raison de taire ce que fut son régime ?

Les DOM-TOM

De même, le maintien de l’autorité française sur les Départements d’Outre-mer (Saint-Pierre et Miquelon, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion, Mayotte) et les territoires d’Outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, Polynésie) ne s’est pas faite sans conflits plus ou moins graves entre certains partis nationalistes locaux et les gouvernements de la France, qui ont voulu conserver des territoires stratégiquement ou économiquement utiles pour maintenir sa puissance mondiale par une nouvelle version de la « politique des points d’appui » initiée au temps du roi Louis-Philippe. Il était juste de rappeler ces troubles, mais sans oublier que cette politique a réussi à satisfaire les revendications matérielles des habitants par des transferts massifs de fonds publics métropolitains, qui ont rendu le maintien d’une forme de dépendance plus avantageux que l’indépendance. Ce que démontre un épisode oublié par les auteurs : le refus de l’indépendance en 1976 par une large majorité des habitants de l’île de Mayotte, qui ont préféré jusqu’à aujourd’hui le maintien dans la France d’Outre-mer à l’indépendance dans le cadre du nouvel État comorien, parce qu’ils estimaient que tel était leur intérêt bien compris. Autre oubli : l’évolution complexe du problème néo-calédonien, qui avait semblé devoir répéter la guerre d’Algérie à la fin des années 1980.

Réquisitoire anticolonial ou critique historique : un choix indispensable

Un manque de profondeur historique

Dans le débat qui a suivi le film, Benjamin Stora a justement remarqué que les principaux leaders des mouvements anti-coloniaux, comme le Vietnamien Vo-Nguyen-Giap et l’Algérien Hocine Aït-Ahmed, lui avaient dit s’être révoltés contre le système colonial français au nom des principes révolutionnaires français. Cette remarque aurait eu sa place dans l’introduction, qui démarre trop abruptement en rappelant la grande mystification que fut l’exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931. Il aurait mieux valu rappeler que la France, de 1830 à 1962, avait invoqué simultanément deux principes contradictoires : en Europe, elle s’était présentée comme la championne des droits de l’homme et du citoyen et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; hors d’Europe, elle avait imposé son autorité par la force à des peuples attardés au nom de sa « mission civilisatrice ». La contradiction avait été particulièrement flagrante en 1871, quand la France avait spolié les terres des « rebelles » kabyles pour les redistribuer, prétendait-on, aux Alsaciens et Lorrains ayant opté pour la nationalité française à la suite du traité de Francfort. Cette contradiction initiale n’a jamais été totalement surmontée, mais il ne suffisait pas de la dénoncer, il fallait aussi l’expliquer. Le fait est que les termes de République et d’Empire étaient logiquement contradictoires et que les dirigeants de la République française n’ont pas été capables de résoudre cette contradiction. Mais celle-ci a elle-même des explications historiques, la France ayant vu dans son expansion coloniale outre-mer le moyen de retrouver le rang de grande puissance que ses défaites lui avaient fait perdre en Europe. De plus, ce choix lui était encore permis par l’inachèvement de la mondialisation inaugurée plus de trois siècles plus tôt par l’expansion coloniale du Portugal et de l’Espagne sur le reste du monde.

Une plaidoirie à charge

Or, le ton général du film laisse l’impression d’un réquisitoire anticolonial plutôt que d’une critique impartiale. Il paraît accréditer la vision aujourd’hui courante de la colonisation comme étant un « crime contre l’humanité », exprimée par le candidat Emmanuel Macron dans sa fameuse interview d’Alger le 15 février 2017 [10] et défendue par quelques jeunes juristes et historiens : « La colonisation n’a, certes, pas été un processus uniforme et continu, mais elle a continuellement versé dans des crimes contre l’humanité, sans lesquels elle n’aurait pu ni s’instaurer ni se perpétuer. Elle doit à tout le moins être définie pour ce qu’elle fut : un crime » [11]. Ce jugement me paraît foncièrement étranger à l’histoire. La meilleure réponse se trouve dans le roman posthume d’Albert Camus, Le premier homme, où un vieux colon d’Algérie contraint d’abandonner ses terres passe trois jours à détruire méthodiquement son œuvre et répond à l’interrogation d’un officier : « Jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer » [12]. Pourtant, nul ne croit possible de revenir cinq siècles en arrière, nul n’imagine que les centaines de millions de descendants d’immigrants européens qui avaient quitté l’Europe depuis la fin du XVe siècle pour peupler le reste du monde pourraient plier bagage et rejoindre la terre de leurs ancêtres, car c’est aussi impensable qu’impossible. Relisons plutôt Karl Marx, qui définissait la colonisation comme un tissu de crimes et comme une étape nécessaire de l’évolution de l’humanité, ayant créé avec le marché mondial les conditions d’une histoire commune à tous les hommes : « L’Angleterre, en déclenchant une révolution sociale dans l’Hindoustan, fut sans doute poussée par les intérêts les plus bas et l’accomplit par des moyens absurdes. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La véritable question, la voici : l’humanité peut-elle satisfaire à sa destination sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie ? Si elle ne le peut, alors l’Angleterre, quels qu’eussent été ses crimes, a été, en réalisant cette révolution, l’instrument inconscient de l’histoire » [13].

Je sais que Pascal Blanchard s’était partiellement démarqué à l’époque de cette imprudente déclaration d’Emmanuel Macron, en la nuançant et en reconnaissant que « l’histoire coloniale est paradoxale, complexe, ce n’est pas un tout, il n’y a pas le bien et le mal » [14]. Sa pensée est plus justement exprimée dans l’une des dernières phrases de son film : « On n’écrit pas l’histoire avec une gomme ». Rappeler les épisodes gommés, c’est l’objectif qu’il dit avoir recherché. Mais étant donné les contraintes horaires imposées à son projet, il a renoncé à nous proposer une synthèse de ce que doit être cette « histoire commune » dépassant les mémoires en conflit, dont il reconnaît la nécessité. Ce travail historique, le plus difficile comme il l’admet lui-même, reste à faire.

Guy Pervillé

PS : Catherine Coquery-Vidrovitch ayant réagi vivement sur le site de la Société française d’histoire des Outre-mers (SFHOM) et sur Twitter contre les sévères critiques de ce film par nos collègues Pierre Vermeren et Jean-Louis Margolin, j’ai jugé utile de lui joindre mon texte pour équilibrer ce débat :

http://www.sfhom.com/spip.php ?article3640

https://twitter.com/sfhomoutremers/status/1325535274835865604

[1] En fait, la France rassemblait en 1939 environ 40 millions d’habitants dans la métropole et 70 millions dans son empire, soit 110 millions en tout.

[2] https://www.france.tv/france-2/decolonisations-du-sang-et-des-larmes/decolonisations-du-sang-et-des-larmes-saison-1/1974077-la-fracture-1931-1954.html .

[3] https://www.lepoint.fr/afrique/pascal-blanchard-pouvoir-entendre-toutes-les-memoires-pour-avoir-une-histoire-06-10-2020-2395143_3826.php .

[4] http://cineteve.com/films/la-decolonisation/

[5] https://www.francetvpro.fr/contenu-de-presse/2342004 .

[6] Le 8 mai 1945, à Sétif et dans la région, plus d’une centaine de morts et autant de blessés parmi les Européens, entre 7.000 et 15.000 morts parmi les musulmans. Le 20 août 1955 dans le Nord Constantinois,123 civils européens et musulmans tués par le FLN. De 1954 à 1962, entre 300.000 et 500.000 morts en Algérie.

[7] Mohammed Harbi, Une vie debout, Mémoires politiques, t 1, 1945-1962, Paris, La Découverte, 2001, pp 324-325.

[8] Voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=272 .

[9] Voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=154 .

[10] Voir sur ce point mes textes : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=390 , et http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=391 .

[11] Conclusion de la prise de position des historiennes Malika Rahal, Emmanuelle Sibeud et de la philosophe Isabelle Delpla, dans Libération ( http://www.liberation.fr/debats/2017/03/09/de-la-colonisation-et-des-crimes-contre-l-humanite_1554573 ).

[12] Albert Camus, Le premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p 168.

[13] Karl Marx, article dans le New-York Tribune (1853), cité dans Les marxistes, présentation de Kostas Papaioannou, Paris, J’ai lu, 1965, p 205.

[14] Interview de Pascal Blanchard par Alban de Montigny publiée dans La Croix du 17 février 2017 sous le titre « Certaines pages de l’histoire de la colonisation sont de l’ordre du crime contre l’humanité » https://www.la-croix.com/France/Politique/Certaines-pages-lHistoire-colonisation-sont-lordre-crime-contre-lhumanite-2017-02-17-1200825594 .



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