Réponse à Bernard Coll (2012)

mercredi 4 avril 2012.
 
Bernard Coll, président de l’association "Jeune pied-noir", m’avait invité à participer au colloque qu’il organisait le samedi 17 mars à Paris sur le thème suivant : "Les accords d’Evian du 19 mars 1962 : crime d’Etat et/ou crime contre l’humanité". Ce colloque commençait par un hommage rendu au grand économiste (prix Nobel d’économie en 1988) et grand citoyen Maurice Allais (1911-2010), auteur du livre L’Algérie d’Evian, publié en 1962 et réédité par Jeune Pied-noir en mars 1999 (Maurice Allais, L’Algérie d’Evian, deuxième édition, Jeune Pied-Noir, 1999, 379 p.). N’ayant pas pu y assister, j’avais envoyé par mail mes réponses aux questions posées par Bernard Coll. Je crois devoir publier mes réponses pour les comparer aux conclusions de ce colloque et aux positions prises par Maurice Allais sur le même sujet.

- Questionnaire :

1) Quelle est votre définition du « crime d’Etat » ? "Il s’agit d’un crime commis par un Etat (ou par son gouvernement). Cette notion s’est imposée depuis que des tribunaux internationaux ont été créés à partir de la fin de la Deuxième guerre mondiale.

2) Quelle est votre définition du « crime contre l’Humanité » ?

La notion de "crime contre l’humanité" a pour origine, si je me souviens bien, la condamnation par les puissances de l’Entente (France, Grande Bretagne et Russie) de l’extermination des Arméniens par les Turcs, condamnation qui a motivé la mise en jugement des responsables de ce crime par la justice ottomane après la guerre, mais la victoire de Mustapha Kemal en 1923 a mis fin à la reconnaissance de ce crime. Puis la notion de crime contre l’humanité à été une nouvelle fois officialisée en 1945 par les puissances victorieuses de l’Allemagne nazie, qui ont créé le tribunal interallié de Nuremberg en 1946 pour juger les responsables nazis pour trois types de crimes : les crimes contre la paix (déclenchement d’une guerre d’agression), les crimes de guerre (violation des lois de la guerre qui protégeaient les non-combattants et les combattants hors de combat par ces conventions internationales imposant des limites à la violence autorisée en temps de guerre), et enfin les "crimes contre l’humanité", dont le plus grave était celui de "génocide". A partir de là, on a discuté pour savoir si le seul génocide avait été la tentative d’extermination des juifs par les nazis, ou si le massacre des Arméniens organisé par les Turcs méritait on non de le rejoindre dans la même catégorie ( rappeler le procès intenté par les associations arméniennes contre l’historien américain Bernard Lewis pour avoir contesté le bien fondé de l’application de ce concept au massacre des Arméniens).

Mais un problème tout aussi grave est posé par la tendance à la dévaluation du concept de crime contre l’humanité. En effet, étant donné que le crime contre l’humanité est la seule catégorie de crimes qui soit imprescriptible dans notre pays, tout ceux qui veulent faire juger un crime ont intérêt à le définir comme étant un "crime contre l’humanité". C’est particulièrement évident en France, où le procès de Klaus Barbie en 1985 à conduit la Cour de cassation à proposer une nouvelle définition de ce crime, qui en fait supprime la distinction claire et nette qui existait jusque là entre le crime de guerre et le crime contre l’humanité (voir mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard, 2002, pp. 302-303). Cette nouvelle définition a été confirmée par le nouveau code pénal français de 1994. Mais l’avocat franco-algérien de Klaus Barbie, Maître Jacques Vergès, n’avait pas attendu cette date pour dire que désormais, on pourrait dire que le général Massu avait commis des "crimes contre l’humanité" envers le peuple algérien durant la bataille d’Alger.

Personnellement, je pense que les historiens ne doivent pas accepter cette dévaluation des mots : il faut maintenir une différence de gravité entre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Ces derniers doivent, me semble-t-il, être limités à ceux qui impliquent une négation de l’humanité des victimes par les bourreaux.

3) Qui a conçu, préparé, choisi les interlocuteurs et mené à terme les Accords d’Evian ?

Du côté français, les négociateurs ont été choisis par le général de Gaulle, par le Premier ministre Michel Debré, et par le ministre des affaires algériennes Louis Joxe, ancien secrétaire général de Quai d’Orsay. Ils étaient principalement des diplomates de carrière. Du côté algérien (FLN), ils ont été choisis par les principaux membres du GPRA. Mais le GPRA en fonction au début de la négociation , présidé par Ferhat Abbas, réputé pour sa modération, fut remplacé par un nouveau GPRA de tendance plus radicale, présidé par Ben Youcef Ben Khedda à partir de la fin août 1961.

4) Par qui ont-ils été signés ? Qui engageaient-ils ?

Les accords d’Evian ont été signés du côté français par les trois ministres membres de la délégation française à Evian II (Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie), et du côté FLN par le vice-président du GPRA Belkacem Krim et lui seul (son collègue Lakhdar Ben Tobbal s’étant défilé). Mais il avait été habilité à le faire par le vote du CNRA qui avait ratifié le pré-accord des Rousses (signé le 18 février) à l’unanimité moins quatre voix (celles des trois représentants de l’état-major général de l’ALN, dont le colonel Boumedienne, et celle du colonel de la wilaya V, Si Othmane). Il est à noter que Krim avait tenu non seulement à signer à la fin du document, mais aussi à en parapher toutes les pages, ce qui avait obligé Louis Joxe à en faire autant.

5) Qui était responsable de leur application après le 19 mars 1962 ?

C’était le général de Gaulle et son gouvernement du côté français, et le GPRA du côté du FLN. Mais on s’est rapidement aperçu que celui-ci n’avait pas de véritable autorité ni sur les leaders du FLN, ni sur les chefs de l’ALN.

6) Les signataires ont-ils respecté les clauses des Accords d’Evian ? Non. Le FLN a rapidement violé les clauses de cessez-le-feu, mais aussi les garanties générales données aux Français d’Algérie (voir le livre de Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, SQOTECA, 2011) et aussi aux "harkis".

7) Jusqu’à quelle date la France a-t-elle été souveraine en Algérie ?

Jusqu’à la proclamation des résultats du référendum du 1er juillet 1962, qui eut lieu le 3 juillet.

8) Après cette date, par quels accords la France et l’Algérie étaient-elle engagées ?

Théoriquement, par les accords d’Evian, qui selon la théorie juridique française avaient été ratifiés par le référendum du 1er juillet 1962, et devaient donc s’imposer aux futurs dirigeants algériens

9) Quelles ont été les conséquences humaines et matérielles des Accords d’Evian ?

Des conséquences très dures pour toutes les populations concernées. Mais elles auraient pu être encore bien pires si la France avait abandonné l’Algérie à son sort et n’avait pas continué à payer les dépenses du nouvel Etat algérien jusqu’à la fin du mois de décembre 1962.

10) Pour vous les Accords d’Evian sont-ils un crime d’Etat comme l’a affirmé Michel TUBIANA, alors président de la LDH, dans Libération du 10 septembre 2001 ?

NON. C’est la violation des accords d’Evian par des Algériens qui pourrait être ainsi qualifiée, mais le texte des accords d’Evian ne peut être ainsi qualifié. Comme l’a écrit Maurice Allais, ces accords était moins critiquables par leur contenu que par l’absence de garanties contre leur violation.

11) Pour vous les Accords d’Evian sont-ils un crime contre l’Humanité comme vient de la confirmer le Colloque international organisé le 4 février 2012 à Paris par le LICRA et la LDH ?

Je ne crois pas, pour les raisons que j’ai indiquées plus haut, au point n° 2.

12) Qui porte la responsabilité de ces crimes ? L’Etat français en la personne de son Président de la République, le général De Gaulle, et son gouvernement ? Le FLN en la personne de ses dirigeants ?

D’abord tous ceux qui ont commis ces crimes. Ensuite les dirigeants algériens qui n’ont pas assumé leurs engagements. En dernier lieu le gouvernement français, dans la mesure où il s’est contenté de recueillir et d’évacuer les réfugiés et les fuyards, sans chercher à intervenir activement à leur secours. Mais il ne pouvait pas faire autrement sans risquer de recommencer la guerre à laquelle il avait voulu mettre fin.

13) 50 ans après, quels actes officiels permettraient la reconnaissance par la Nation de la vérité historique ?

Une reconnaissance des faits par le gouvernement, mais aussi par l’unanimité du Parlement, et surtout une entente directe entre les gouvernements français et algérien pour reconnaître enfin, des deux côtés à la fois, l’esprit des engagements d’amnistie réciproque contenus dans les accords d’Evian. Mais pour le moment, je ne vois encore aucun signe permettant de croire à une telle solution."

-  J’ai ensuite été informé des conclusions du colloque, fondées sur les analyses de Pierre Descaves et de Gérard Lehmann (voir dans JPN information, n° 273-220312) lesquelles ne correspondaient pas à mes arguments ni à mes conclusions :

- DEFINITIONS ADOPTEES des notions de "crime d’Etat" et de "crime contre l’humanité" après vote des participants :

-  Crime d’Etat : crime prémédité commis par un Etat dont les conséquences sont prévisibles.
-  Crime contre l’Humanité : crime impliquant la négation de l’humanité des victimes par les bourreaux (définition internationale actuelle.

-  CONCLUSION : Les accords d’Evian sont bien un crime d’Etat et un crime contre l’Humanité. Depuis 1990, il est possible d’affirmer que le général De Gaulle est responsable d’un crime d’Etat dont les conséquences furent un "crime contre l’Humanité".

J’ignore comment cette conclusion fut obtenue, mais je constate qu’elle n’a tenu aucun compte de mes arguments.

Je dois cependant signaler à Bernard Coll que cette conclusion me paraît également contraire à ce que Maurice Allais a plus d’une fois dit et écrit sur ce sujet. Qu’on en juge d’après ce passage très clair de l’avant-propos de son livre, publié au printemps de 1962 et reproduit dans la nouvelle édition (pp. 15-17) :

"C’est la conviction que les conséquences, non pas tant des accords d’Evian que de leur violation possible contre laquelle rien ne nous prémunit, peuvent constituer pour les Français d’Algérie et pour les Musulmans pro-français une immense injustice qui a décidé l’auteur de cet ouvrage à l’écrire. (...) Je suis convaincu que l’opinion publique française a été égarée et abusée, qu’elle n’a pas réalisé pleinement les implications possibles des accords qu’on lui a fait approuver. Je suis également convaincu que ces accords peuvent être facilement amendés en en précisant simplement les conditions d’application et en les assortissant de sanctions efficaces en cas de violation du statut de la minorité par la majorité, et qu’au surplus faute d’apporter les amendements nécessaires nous risquons d’être entraînés vers des situations qu’il sera de plus en plus difficile de contrôler.

Quelles que soient les critiques que je présente dans les deux premières parties de cet ouvrage, je ne pense d’ailleurs pas que qu’aucune des modalités d’application des accords d’Evian que je préconise dans la troisième partie puisse être valablement refusée, soit par le Gouvernement Français, soit par le GPRA, dans la mesure où leur objectif réel est de réaliser un Etat algérien respectant pleinement les accords d’Evian.

Sur le plan constructif, ce que je propose en effet, ce n’est pas de revenir sur ces accords, c’est de les assortir d’un contexte juridique et politique tel que la majorité nationaliste soit réellement contrainte à les respecter.

Il n’est pas nécessaire de modifier les accords d’Evian en quoi que ce soit. Il suffit de les compléter par deux sanctions efficaces réellement contraignantes, la première juridique, la seconde politique : celle du droit pour la minorité à la sécession s’il est passé outre à ce droit de véto, ces deux sanctions faisant également l’objet de garanties internationales.

La question essentielle que posent les accords d’Evian c’est : quelle garantie est donnée qu’ils soient réellement appliqués ? Quelle disposition peut effectivement contraindre la majorité à respecter les garanties accordées à la minorité ?

Les accords d’Evian n’apportent aucune réponse valable à ces questions et dès lors ils sont inacceptables. Mais si, tels qu’ils sont, ils venaient à être complétés par des sanctions réellement contraignantes, alors je pense que malgré certains défauts trop visibles, ils pourraient sans doute être acceptés et constituer la base du futur Etat algérien".

De même, il avait retracé ses prises de position sur les accords d’Evian dans son introduction à la deuxième édition de son livre en janvier 1999 : "A la suite de mes premiers articles des amis m’ont mis en contact avec quelques députés d’Algérie française et des pieds-noirs. J’ai vivement plaidé auprès d’eux que la thèse de l’Algérie française n’était pas la bonne solution, qu’il ne pouvait être question d’imposer à une France qui, à tort ou à raison, n’en voulait pas, le maintien de sa domination politique en Algérie, qu’il fallait absolument renoncer à toute tentative de coup de force en métropole, que la seule cause susceptible d’être efficacement défendue était celle des minorités, et que la seule question essentielle était celle des garanties des accords d’Evian" (p. 19).

Cette analyse est-elle vraiment conforme aux conclusions du colloque en question ?

Guy Pervillé



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