A propos du livre de Jim House et Neil Mac Master (2007)

lundi 18 janvier 2016.
 

A la suite du grand colloque organisé à Lyon par Gilbert Meynier et Frédéric Abecassis : "Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, le cas de l’histoire algéro-française"), Ecole normale supérieure de Lyon les 20, 21 et 22 juin 2006 (Voir le programme sur le site http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/), et de la préparation en 2007 avec Gilbert Meynier d’un ouvrage de synthèse sur ses débats, j’ai participé à la rédaction d’un résumé du colloque par une partie des participants : Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, sous la direction de Frédéric Abécassis et de Gilbert Meynier, (Paris, Editions La Découverte, 2008, 250 p.) ; et j’ai donc été conduit à réfléchir sur les apports du livre de Jim House et Neil Mac Master, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire (Paris, Tallandier, février 2008, version anglaise Paris 1961 : Algerians, State Terror, and Memory, Oxford University Press, 2006).

J’ai participé à la quatrième partie de cet ouvrage de synthèse en souscrivant aux analyses rédigées en majeure partie par Gilbert Meynier, et en ouvrant la discussion sur quelques communications qui m’ont semblé appeler des remarques critiques (pp. 145-148), notamment sur celle-ci. La conclusion du chapitre (p.149) est co-signée, mais vient en majeure partie de ma plume. Voici donc les étapes de ma réflexion.


-  Mon texte du 4 août 2007 :
Jim House et Neil Mac Master : Bilan du 17 octobre 1961 à Paris.

La communication de Jim House et Neil Mac Master est un long et riche résumé de leur livre déjà paru en anglais sous le titre Paris 1961 : Algerians, State Terror, and Memory, qui doit paraître prochainement en traduction française. Je n’essaierai pas de résumer à mon tour ce long résumé, qui donne une riche idée (notamment à travers la richesse des références en français et en anglais) de la finesse des analyses des deux auteurs. Leur étude retient l’attention par son projet d’analyser “à la fois la chaîne des causalités et les représentations mémorielles ultérieures de l’événement”. On ne peut qu’approuver le projet de “sortir de la fascination de la question du nombre des victimes du 17-20 octobre qui a marqué les ouvrages respectifs de Jean-Luc Einaudi (approche maximaliste) et de Jean-Paul Brunet (approche minimaliste)”, et qui a ainsi marqué la première étape de la recherche sur ce sujet. La référence au livre d’Alain Dewerpe sur Charonne, qui est donné en exemple de la méthode suivie par ce livre-ci (“Nous avons conçu l’étude sur octobre 1961 comme point de départ par rapport à une interrogation plus large - en amont, et ensuite en aval de l’événement - que les études antérieures”) me fait regretter de ne pas l’avoir encore lu [1], et comparé de près au livre de Jean-Paul Brunet sur le même événement (qui commence par revenir sur le 17 octobre 1961 dans ses deux premiers chapitres).

Cela étant dit, je dois tout d’abord signaler l’intérêt des références à “l’historiographie postcoloniale anglophone” dans laquelle se situent clairement les analyses des auteurs avec références à l’appui pour nous donner un point de vue différent de ceux auxquels nous sommes habituées. Mais en même temps, je dois signaler aussi un certain étonnement de la faible place qui semble être accordée à l’histoire la plus classique des relations au sommet entre le gouvernement français (de plus en plus directement dirigé par le général de Gaulle aux dépens de l’autorité constitutionnelle de son Premier ministre Michel Debré) et le GPRA (perturbé encore plus gravement par le conflit ouvert qui l’oppose depuis le 15 juillet 1961 à l’Etat-major général de l’ALN, et renouvelé par le CNRA à la fin août 1961), comme si Maurice Papon n’avait pas eu de supérieurs. S’il est vrai que, comme l’a signalé Alain Dewerpe, “plus on monte dans la hiérarchie politique, plus le nombre de documents manquants est élevé”, cela ne me semble pas justifier ce qui me paraît être (sous réserve de vérification dans le livre que m’a envoyé Jim House) une sous-estimation de l’importance des relations politiques au sommet qui sont pourtant primordiales.

J’ai souligné ailleurs, dans le post-scriptum que j’ai ajouté sur mon site internet à mon intervention à la journée en faveur de Jean Luc Einaudi (“A propos d’Octobre 1961”, 1998) que les hypothèses envisagées par celui-ci semblaient faire du préfet Papon l’instrument de certains hauts responsables désireux de faire échouer les négociations de paix avec le GPRA ; mais rien ne prouve un tel sabotage, au moment où le gouvernement français était sur le point de reprendre secrètement contact avec ses interlocuteurs algériens, et l’a fait. A ce propos, il est étrange que les analyses de Jean-Luc Einaudi et de ses défenseurs aient accordé si peu d’importance à la montée des attentats de la Fédération de France du FLN visant des policiers dans les mois qui avaient précédé, comme si ce fait allait de soi au moment où s’ouvraient des négociations de paix. Or, les documents de la FFFLN publiés par Mohammed Harbi dans Sou’al n° 7 signalaient très clairement que le nouveau GPRA formé à la fin d’août 1961, ayant rompu avec les colonels démissionnaires mais politiquement très actifs de l’EMG, cherchait à déclencher un vrai processus de paix avec le gouvernement français en lui proposant une reprise des négociations suivant une procédure nouvelle (qu’il proposa ouvertement une semaine après le 17 octobre), mais qu’il se heurtait à la persistance de cette vague d’attentats dont il ignorait la raison ! D’où lui vint sans doute l’idée d’une manifestation non-violente, dont le FLN-ALN, pourtant, n’était pas coutumier. Mais pour que celle-ci se passât bien, n’aurait il pas fallu obtenir d’abord que les armes se taisent à Paris des deux côtés ? En somme, il me semble que jusqu’à présent seules les hypothèses les plus défavorables au préfet de police de Paris ont été envisagées, alors que les véritables explications peuvent et doivent être recherchées aussi bien ailleurs. Les différentes hypothèses qui restent à étudier se trouvent dans l’excellent mémoire de maîtrise de mon étudiante Hélène Rouffiac, qui sera prochainement publié à Toulouse [2].

-  Mon texte du 30 août 2007 :
3°- Communication de Jim House et Neil Mac Master

Je maintiens mon appréciation d’ensemble très favorable, et aussi mes critiques, même si je dois reconnaître que le recours au livre complet m’amène à les atténuer fortement.

Je reconnais que le livre de Jim House et Neil Mac Master est remarquablement bien informé, comme le prouve l’abondance et la richesse des notes, et bien construit. Son chapitre 3, intitulé « The Police Crisis and Terror, July to 16 October 1961 », répond à la plupart des questions que je me posais au sujet de l’enchaînement des faits, qui ne commencent pas le 17 octobre. Leur démarche recherche les origines de l’événement au lieu de les laisser dans le flou pour fixer l’attention et l’émotion du lecteur sur l’affrontement déséquilibré entre la police haineuse et armée d’une part, et une foule d’Algériens désarmés d’autre part. Ils montrent bien comment la négociation ouverte le 20 mai 1961 à Evian a posé la question de la trêve que le GPRA voulait imposer au moins à la Fédération de France du FLN (même s’il refusait de l’appliquer en Algérie), malgré ses très fortes réticences que le préfet Papon a justifiées en l’exploitant ; et comment les commandos de Paris ont rompu cette trêve qu’ils jugeaient catastrophique dès la fin août 1961 en multipliant les attaques contre des policiers, ce qui a déclenché l’engrenage de l’escalade. Mais plusieurs points ne me semblent pas suffisamment éclairés.

D’abord, les documents publiés par Mohammed Harbi dans Sou’al, n° 7, cités pp. 91-92 et en note 14, semblent bien prouver que le GPRA (qui venait d’être renouvelé par le CNRA) ne savait pas pourquoi la Fédération de France venait de reprendre les attentats contre les policiers, et même que la direction de la Fédération située en Allemagne ne le savait pas davantage. C’est seulement après la manifestation et sa répression féroce qu’El Moudjahid en a publié les raison, fournies par un communiqué de la Fédération, daté du 22 octobre 1961, dans son n° 86 du 1er novembre 1961 (réédition de Belgrade, pp. 602-604). Cette ignorance atteste une incohérence de la direction de la FFFLN, et aussi du GPRA, qui ont voulu imposer une manifestation non-violente (très peu dans ses habitudes jusque-là, au moins en Algérie) sans savoir ce qui se passait exactement à Paris, et sans avoir l’assurance que la Préfecture de police n’en profiterait pas pour essayer de détruire son adversaire.

Mais au delà de ce constat, il me semble qu’il y a le problème de l’incapacité du GPRA de Ben Khedda a faire connaître et admettre au gouvernement français sa volonté de négocier sérieusement, alors qu’il avait d’abord donné l‘impression d’un durcissement (Ben Khedda « le prochinois » remplaçant le bon bourgeois Ferhat Abbas, selon la presse française). C’est seulement une semaine après la répression, le 24 octobre 1961, que le président Ben Khedda a abattu son jeu en proposant une négociation accélérée par une nouvelle procédure, permettant un cessez-le feu rapide moyennant une reconnaissance du GPRA dans une première étape, suivie du règlement de tous les autre problèmes dans une deuxième étape. Cette proposition a-t-elle été improvisée pour sortir le GPRA d’un mauvais pas, ou bien était-elle l’objectif principal de sa politique de relance de la négociation ? Le fait est qu’ensuite la négociation a repris dès la fin du mois à Bâle, et c’est pourquoi il me semble que la deuxième réponse peut être la bonne.

Le livre de Jim House et Neil Mac Master me paraît sous-estimer la poursuite des négociations malgré toutes les déconvenues accumulées depuis l’échec des deux premières conférences d’Evian et de Lugrin. Il est vrai qu’il montre bien la diversité des politiques essayées par De Gaulle pour essayer de trouver une issue à la guerre, notamment la politique du partage dont il a confié l’étude et la popularisation à Alain Peyrefitte, et aussi celle de l’Algérie algérienne organisée sans le FLN, dont il parle sans citer les Mémoires de Jean Morin (absents de leur riche bibliographie). Mais la répression brutale pratiquée par Maurice Papon pouvait aussi se réclamer de la politique de sécession impliquant l’expulsion de la population algérienne de France que De Gaulle avait aussi évoquée le 11 avril et le 27 juin 1961, de même que l’utilisation d’un FAAD créé par ordre de Michel Debré pour regonfler la défunte opposition messaliste au FLN jusqu’au désaveu du 20 octobre 1961 faisait partie des politiques de rechange. Les auteurs paraissent exagérer les divergences de vues entre le Président de la République et son Premier ministre : même si ce dernier a été déchargé de la responsabilité des négociations par la nomination de Louis Joxe au Secrétariat général aux affaires algériennes depuis la fin 1960, Michel Debré a voulu conserver ses responsabilités jusqu’à la fin des négociations (par aboutissement ou par rupture) et il a approuvé leur résultat. Cela est prouvé par ses Mémoires, et par ses Conversations avec le Général, que j’ai cités dans ma communication au colloque sur Michel Debré et l’Algérie organisé par Maurice Vaïsse et récemment publié [3]. Je trouve très caricaturales les mentions de la « détestation » d’Edmond Michelet par Michel Debré (pp. 103-104), alors qu’il s’agissait d’une profonde déception devant le comportement d’un camarade gaulliste qu’il avait choisi pour faire partie de son gouvernement en janvier 1959 (comme Jacques Soustelle à l’opposé), sans prévoir à l’époque les incompatibilités d’analyses qui allaient se révéler peu à peu (ce qui apparaît très bien dans le livre du général Faivre cité par les auteurs). Et de même le portrait-charge de ses relations avec De Gaulle à la page 142. Si brutal et retors qu’ait été Maurice Papon, il n’en situait pas moins son action dans le cadre de la politique gouvernementale. Après tout, il a été maintenu à son poste jusqu’en 1967, et a été défendu par les principaux gaullistes jusqu’au procès de Bordeaux en 1997. L’auraient-ils fait s’ils avaient pu lui reprocher une politique personnelle contraire à celle du chef de l’Etat ?

Enfin, il me semble que le livre n’a pas assez exploré le côté algérien de la situation. Même s’il fournit nombre d’éléments précieux sur les relations entre les wilayas FLN de la région parisienne, la direction de la FFLN en Allemagne et le GPRA, l’analyse de la politique intérieure algérienne est encore plus incomplète que celle de la politique française. J’ai été déçu par le sous-chapitre « The GPRA : marginalization of the Paris massacre » (pp. 154-157, où je n’ai pas trouvé trace du conflit entre l’EMG et le GPRA qui durait depuis le 15 juillet 1961, qui était à l’origine du remplacement d’Abbas par Ben Khedda, et qui me paraît aussi pouvoir être une clé du drame du 17 octobre 1961. Est-ce par une simple coïncidence que Boumedienne et ses deux adjoints ont quitté le CNRA de Tripoli et sont venus passer quelque temps en Allemagne au moment de l’élection de Ben Khedda, qui venait de remplacer Ben Tobbal par Krim à l’Intérieur, donc au dessus de la direction de la Fédération de France, et que les commandos du FLN de Paris ont lancé leur offensive contre la police à ce moment précis ? Et la manifestation non-violente du 17 octobre n’avait-elle pas au contraire pour but principal de convaincre De Gaulle de reprendre sérieusement les négociations ? Je n’en sais rien, mais j’aimerais bien le savoir, et je suis déçu de ne pas avoir trouvé ce genre de questions dans ce livre par ailleurs si riche.

-  Texte final rédigé par G. Meynier pour l’ouvrage de synthèse publié en 2008 : 10 septembre 2007.

Guy Pervillé

PS : Voir aussi ma communication au même colloque : "France-Algérie : groupes de pression et histoire" (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=63)

[1] Voir mon compte rendu tardif, paru dans Outre-mers, revue d’histoire, n° 388-389, 2ème semestre 2015, pp. 319-321.

[2] Hélas, ce n’est pas encore fait. Ce remarquable mémoire de maîtrise, Histoire et mémoire du 17 octobre 1961 en France, Université de Toulouse-Le Mirail 2003, 296 p., a pourtant été soigneusement revu, corrigé et mis à jour à la date du 12 juin 2006.

[3] "Continuité et évolution des idées de Michel Debré sur l’Algérie", http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=134. Voir aussi mes deux communications sur Edmond Michelet dans les actes du colloque Edmond Michelet, un chrétien en politique,Paris, Lethielleux, 2011, pp. 103-117 et 139-145, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=263 et http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=264.



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