L’analyse que je viens de consacrer récemment sur mon site à la décision n° 2017-690 QPC du Conseil constitutionnel, relative à la modification de la loi du 31 juillet 1963 sur l’indemnisation des victimes civiles françaises de la guerre d’Algérie [1], retrace fidèlement les étapes de la découverte que j’en ai personnellement faite. Mais il me paraît maintenant nécessaire de reconstituer avec la plus grande précision possible celles du processus qui a transformé une information digne d’attention en désinformation objective. En effet, le gouvernement parle beaucoup depuis quelque temps de la nécessité de sanctionner les « fake news », ces fausses nouvelles sur lesquelles Donald Trump aurait fondé sa stratégie de communication. Mais il est piquant de constater que la présentation d’une récente décision du Conseil constitutionnel - l’une des plus hautes autorités de l’Etat - sur l’indemnisation des victimes civiles de la guerre d’Algérie, par le biais de son compte Twitter et des dépêches d’agences de presse, nous offre un exemple stupéfiant de ce qui serait de la désinformation si l’intention perverse de tromper le public était avérée. Pour y voir plus clair, je me propose de suivre la méthode historique en reclassant tous les comptes rendus de cette décision publiés dans la semaine qui a suivi dans l’ordre chronologique de leur publication.
Les responsabilités du Conseil constitutionnel
La première étape est la publication de la décision et des documents annexes sur le site du Conseil constitutionnel le 8 février 2018 au matin [2]. Cet ensemble de textes demandait à ses lecteurs, pour qu’ils puissent le comprendre, un effort soutenu d’attention et de réflexion, mais aussi de connaissance du sujet et de culture historique.
C’est sans doute pour aider les lecteurs de ses décisions à les comprendre que le Conseil constitutionnel s’est doté d’un compte Twitter. On peut y lire à la date du 8 février : « Décision 690-QPC (Condition de nationalité française pour le bénéfice du droit à pension en cas de dommage physique du fait d’attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les événements de la guerre d’Algérie) Non conformité totale » [3] . Suit le texte complet de la « décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 ». Puis les réactions des lecteurs, presque toutes violemment hostiles à cette décision. Je n’en citerai que la première pour donner une idée de la forme et du fond : « Donc, grosso modo, même des fellaghas ayant commis des exactions sur les Pieds-Noirs pourront VOLER la France en prétendant avoir subi des violences pendant la guerre d’Algérie ? C’est, encore une fois, un énorme crachat à la gueule de ceux à qui on a dit ‘La valise ou le cercueil’ ». Le reste est à l’avenant.
Ainsi, la politique de diffusion de l’information mise en œuvre par le Conseil constitutionnel a immédiatement subi un échec flagrant, parce que la maladroite mention « non conformité totale » donne à penser que le texte de la loi du 31 juillet 1963 a été entièrement invalidé, alors qu’il s’agit seulement des deux occurrences de l’expression « de nationalité française ». Et ce malentendu met directement en cause la responsabilité du Conseil constitutionnel à travers celle du rédacteur de son compte Twitter.
Les responsabilités de l’Agence France-Presse
Puis l’information a été immédiatement reprise par une dépêche de l’Agence France-Presse (AFP) et par les sites internet de plusieurs organes de presse, de radio ou de télévision, qui l’ont reproduite ou adaptée. Les titres de ces articles exprimaient ce que leurs rédacteurs en avaient compris, et ce que la plupart de leurs lecteurs allaient en retenir.
L’article publié le 8 février à 10 h 13 et mis à jour à 18 h 05 par Libération a, semble-t-il, reproduit intégralement la dépêche de l’AFP, sous le titre : « Guerre d’Algérie : la France reconnaît le droit à une pension aux victimes civiles algériennes » [4]. « Plus de 55 ans après le traumatisme de la guerre d’Algérie, le Conseil constitutionnel a décidé que les civils algériens ayant subi des dommages physiques du fait de violences liées au conflit pouvaient désormais prétendre à des pensions versés par la France. Les sages ont censuré les mots "de nationalité française" (...) ». Relativement détaillé sur l’origine immédiate de la décision rendue à la suite de la plainte de M. Abdelkader K, il ne dit rien sur les origines lointaines du texte que la décision du Conseil a modifiée, ni sur celui qui reste en vigueur après sa décision. Il est illustré par une photographie ainsi légendée : « Dégâts dans le port d’Alger après un attentat à la voiture piégée faisant 110 morts et 150 blesses parmi les dockers algériens, le 2 mai 1962 au matin ».
De même, la rédaction d’Europe 1 publia à 10 h 33 et modifia à 11 h 29, en collaboration avec l’AFP, une dépêche intitulée « Guerre d’Algérie : le droit à des pensions reconnu aux victimes non françaises », avec un sous-titre en caractères gras : « Les sages ont censuré les mots ‘de nationalité française’ qui réservaient jusqu’alors les pensions aux seules victimes françaises » [5].
L’article publié sur le site du Monde à 11 h 53 et mis à jour à 14 h 38 reprenait un titre légèrement modifié : « Le Conseil constitutionnel reconnaît le droit à des pensions aux victimes non françaises de la guerre d’Algérie », et s’en tenait à ce qui lui avait paru l’essentiel : « Les ‘sages’ ont censuré les mots ‘nationalité française’, qui réservaient jusqu’alors ces avantages aux seules victimes françaises.
Dans une décision rendue publique le 8 février, le Conseil constitutionnel a étendu le droit à des pensions aux victimes d’actes de violence pendant la guerre d’Algérie à l’ensemble des personnes qui résidaient alors dans le pays, quelle que soit leur nationalité. Le Conseil constitutionnel avait été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par Abdelkader K., victime à l’âge de 8 ans des violences liées au conflit en Algérie.
Ce dernier contestait la constitutionnalité de l’article 13 de la loi du 31 juillet 1963 qui a créé un régime d’indemnisation des personnes de nationalité française victimes de dommages physiques subis en Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962, dates du début et de la fin du conflit.
Dans leur décision, les ‘sages’ relèvent que l’objet des dispositions contesté était ‘de garantir le paiement de rentes aux personnes ayant souffert de préjudices résultant de dommages qui se sont produits sur un territoire français à l’époque’.
Ils jugent que le législateur de l’époque ‘ne pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité devant la loi, établir (...) une différence de traitement entre les victimes françaises et celles, de nationalité étrangère, qui résidaient sur le territoire français au moment du dommage qu’elles ont subi’.
Les ‘sages’ considèrent enfin que cette différence de traitement n’est pas plus acceptable en ce qui concerne les ayants droit des victimes mortes. » [6]
Le 8 février à 12 h 37, l’agence Reuters publia la dépêche suivante : « Des pensions pour les victimes non françaises de la guerre d’Algérie ». « Le Conseil constitutionnel a ouvert jeudi à toutes les victimes de la guerre d’Algérie un droit à des pensions auparavant réservées aux seuls détenteurs de la nationalité française. La France a créé en 1963, dans le sillage des accords d’Évian, un ‘régime d’indemnisation des personnes de nationalité française victimes de dommages physiques subis en Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962 du fait d’attentat ou de tout autre acte de violence, ainsi que de leurs ayants droit de nationalité française’. Saisi en novembre d’une question prioritaire de constitutionnalité déposée par Abdelkader K., victime de violences liées au conflit pendant l’enfance, le Conseil constitutionnel a estimé que cette précision de nationalité était contraire au principe d’égalité devant la loi dans la mesure où l’Algérie était, au moment des dommages subis, un territoire français. ‘Le législateur ne pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité devant la loi, établir (...) une différence de traitement entre les victimes françaises et celles, de nationalité étrangère, qui résidaient sur le territoire français au moment du dommage qu’elles ont subi’, estime le Conseil constitutionnel dans sa décision. Il estime également contraire à la Constitution la différence de traitement effectuée entre les ayants droit selon leur nationalité. ‘Pour ces motifs, le Conseil constitutionnel censure les mots ’de nationalité française’ figurant deux fois au premier alinéa de l’article 13 de la loi du 31 juillet 1963’, concluent les Sages [7]. »
L’article publié à 13 h 01 sur le site de RTL par « François Quivoron et AFP », sous le titre « Guerre d’Algérie : le droit aux pensions étendu aux victimes non françaises. Le Conseil constitutionnel a décidé d’étendre les aides aux victimes du conflit, quelle que soit leur nationalité », donna également accès au texte original de la décision du Conseil constitutionnel, et à celui paru sur le compte Twitter du dit Conseil.
De même, le site de la chaîne France 24 publia le 8 février, sans préciser l’heure, un article annoncé par le titre suivant : « Les victimes non françaises de la guerre d’Algérie seront indemnisées », complété un peu plus loin par une phrase également en caractères gras : « Le Conseil constitutionnel français a étendu jeudi le droit à une pension à toutes les victimes de la guerre d’Algérie qui résidaient alors dans ce pays, qu’elles soient françaises ou non ». Entre les deux titres, une photographie ainsi légendée : « Des passants regardent les débris d’une voiture piégée, place de la République à Alger le 26 avril 1962, après une explosion ayant causé la mort de deux personnes et fait un grand nombre de blessés ». Cet article renvoie également aux deux textes diffusés par le Conseil constitutionnel et par son compte Twitter [8].
Puis, le 8 février à 19 h 18, Le Parisien libéré publia avec l’AFP un article intitulé « Guerre d’Algérie : la France reconnaît le droit à une pension civile aux victimes civiles algériennes », illustré par une photographie déjà publiée sur le site de France 24, avec la légende : « Les victimes algériennes civiles de violences commises en Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962 en Algérie peuvent prétendre à une pension. Ici, une explosion à la voiture piégée, place de la République à Alger le 26 avril 1962 ». Cet article précisait dans son sous-titre : « En invoquant le principe d’’égalité devant la loi’, le Conseil constitutionnel a étendu jeudi le droit à une pension à toutes les victimes de la guerre d’Algérie ». Cet article donnait un peu plus de détails que les autres en évoquant brièvement les origines lointaines de la loi en question. En effet, il rappelait que le plaignant « contestait la constitutionnalité de l’article 13 de la loi du 31 juillet 1963 qui a créé un régime d’indemnisation des personnes, de nationalité française, victimes de dommages physiques subis en Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962, dates du début du conflit et de la composition du premier gouvernement de l’Algérie indépendante ». Et il continuait en indiquant : « Les personnes qui ont participé à l’organisation ou l’exécution d’attentats ou d’actes de violences ou qui ont incité à les commettre en sont logiquement exclues. À l’origine, le législateur avait justifié la création de ce droit à pension pour les victimes françaises par ‘la carence du gouvernement algérien’ à assurer le paiement des rentes à ces victimes prévues dans les accords d’Évian du 18 mars 1962 mettant fin au conflit’ [9] ». Cet article était donc le seul, me semble-t-il, à donner même trop rapidement des pistes à suivre pour tenter de comprendre le véritable sens de cette loi.
Enfin, le 8 février à 20 h 36, le site Le Figaro-Premium publia un article d’Otilia Ferey se référant aux agences AFP et Reuters, sous le titre « Guerre d’Algérie : la France reconnaît le droit à une pension civile aux victimes civiles algériennes », précisé par le sous-titre suivant : « Le Conseil constitutionnel français a étendu jeudi le droit à des pensions aux victimes d’actes de violence pendant la guerre d’Algérie à l’ensemble des personnes qui résidaient alors dans le pays, quelle que soit leur nationalité » [10]. Article illustré par une photo montrant la délégation algérienne à Évian le 17 mars 1962. Et suivi par plus de 593 commentaires, généralement passionnés et sévères.
Ainsi, presque tous les articles publiés le 8 février à la suite de la dépêche de l’Agence France-Presse sont restés enfermés dans la même perspective étroite, en faisant croire à tort que désormais tous les civils algériens pourraient demander une indemnisation à la France. Leurs auteurs ont généralement compris que la loi concernait uniquement les victimes civiles - et non les combattants - même si de nombreux titres escamotaient cette restriction. Mais ils ont supposé que, puisque l’indemnisation par la France n’était plus limitée aux seules victimes civiles françaises, elle concernerait désormais également toutes les victimes civiles algériennes, ce qui était faux. Il suffisait de lire attentivement le texte de la décision du Conseil constitutionnel - comme l’avait fait le journaliste du Parisien libéré - pour constater que l’information répercutée par les titres de la plupart des organes de presse était inexacte.
Nouveaux articles publiés après le 8 février
Durant les jours suivants, on aurait pu s’attendre, non seulement à la continuation de la diffusion de ce genre d’articles, mais aussi à voir quelques exemples de réflexions plus approfondies permettant de comprendre enfin l’origine de la loi modifiée par le Conseil constitutionnel, et ce que la décision avait vraiment changé par rapport à l’état antérieur de la dite loi. Mais il n’en a presque rien été.
Le 9 février le site de Marianne publia, sous une photo de la délégation algérienne à Évian, un article d’Alexandra Saviana, intitulé « Les victimes algériennes de la guerre d’Algérie auront droit à une pension de la France », qui n’apportait rien de plus que la plupart des articles parus la veille, et qui renvoyait lui aussi aux deux publications du Conseil constitutionnel et de son compte Twitter. De même, encore le 9 février, le site Les Inrockuptibles publia sous la signature de Camille Tidjditi un article intitulé « Guerre d’Algérie : le droit à pension étendu aux victimes algériennes », qui se distinguait peu de la plupart des articles publiés la veille, et qui donnait également accès aux deux textes publiés sous l’autorité du Conseil constitutionnel.
Le 10 février au matin, j’ai pu lire dans le quotidien régional Sud-Ouest, un article qui traitait cette question d’actualité sous l’angle de son intérêt purement régional, puisque l’auteur de la plainte réside à Bordeaux : « Les Sages donnent raison à un Bordelais. GUERRE D’ALGERIE : Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité d’un Bordelais, le Conseil constitutionnel a étendu le droit aux pensions aux victimes non françaises du conflit » [11]. Mais rien sur le fond du problème.
Encore le 10 février, le site Huffington Post publia un article beaucoup plus engagé de Romain Herreros, qui annonçait en très gros caractères : « La France reconnaît un droit à pension aux victimes algériennes de la guerre d’Algérie, le FN hurle ». L’introduction résumait ainsi ce qui semblait être l’essentiel à l’auteur de l’article : « C’est peu dire que tout ce qui touche à la guerre d’Algérie provoque des réactions urticantes au Front national. Cette fois, c’est une décision du Conseil constitutionnel qui suscite l’indignation au sein du parti de Marine Le Pen. Les Sages ont en effet décidé jeudi 8 février que les victimes civiles algériennes du conflit pouvaient prétendre à une pension versée par la France ». Il s’appuyait lui aussi sur des renvois aux deux textes publiés par le Conseil constitutionnel, mais reproduisait surtout les réactions indignées de deux élus FN, Steve Briois et Stéphane Ravier, tout en observant que « l’’ex-ministre des Transports (et très droitier) Thierry Mariani a lui aussi vilipendé cette ‘décision folle’, ironisant sur la possibilité d’une pension reversée aux ‘anciens du FLN’ » [12]. Sur le fond du problème, cet article n’apportait lui non plus rien de neuf.
Mais on pouvait lire sur le site du quotidien La Croix du 11 février un article beaucoup plus intéressant, intitulé « Les victimes algériennes de la guerre d’Algérie ont droit à indemnisation ». Son auteur, Marie Verdier, demandait d’abord « qu’a décidé le Conseil constitutionnel ? » et fournissait la réponse de l’avocate d’Abdelkader K., M° Jennifer Cambla. En novembre dernier, celle-ci « avait saisi le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 13 de la loi du 31 juillet 1963. Celui-ci avait créé un régime d’indemnisation des personnes de nationalité française victimes de dommages physiques du fait d’attentat ou de tout autre acte de violence perpétré sur le sol algérien entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962. Le Conseil constitutionnel a censuré, dans sa décision du 8 février, les mots ‘de nationalité française’ jugés ‘contraires à la Constitution’ car ils méconnaissent le principe d’égalité devant la loi. Car à l’époque des faits, l’Algérie était un territoire français. M° Cambla avait obtenu une première victoire en mars 2016 devant le conseil constitutionnel pour une victime blessée par balle qui s’était vu refuser une indemnisation parce qu’elle avait obtenu la nationalité française après la promulgation de la loi de 1963. Celle-ci bénéficie dorénavant d’une pension mensuelle de 150 € ». La journaliste s’interrogeait alors sur les conséquences de cette décision, et citait la réponse de l’avocate, puis celle de l’historienne Raphaëlle Branche. Selon la première, « ces pensions concernent toutes les victimes de violences durant la guerre, mais aussi leurs ayants droit, et donc les conjoints et les enfants des victimes décédées, précise Me Cambla. Elles sont octroyées par le ministère de la Défense, avec une rétroactivité de cinq ans, après expertise médicale du taux d’invalidité de la victime ». Mais, remarquait la journaliste, « sous réserve que celle-ci puisse apporter les preuves du préjudice subi et qu’elle n’ait pas participé à des actes de violence ou n’ait pas incité à les commettre ». Et la réponse de l’historienne allait dans le même sens : « ’Cela va être bien difficile à déterminer’, relève Raphaëlle Branche. « La décision de la cour chamboule la philosophie de l’époque’, poursuit l’historienne. ‘La loi de 1963 se souciait essentiellement de prendre en charge les rapatriés y compris ceux qui ont été victimes pendant la microguerre civile algérienne entre l’indépendance de l’Algérie le 3 juillet 1962 et la formation du gouvernement algérien le 29 septembre, période pendant laquelle la France n’est plus souveraine en Algérie’ [13] ». Cet article témoignait donc d’un véritable effort de réflexion historique en train de s’élaborer à partir de données contenues dans le document du Conseil constitutionnel, mais il n’aboutissait malheureusement pas à une conclusion claire.
Puis le 14 février, le site de Radio France international-Afrique publia un article dubitatif : « Indemnisation des victimes algériennes : un droit et beaucoup de questions. Appelé à statuer sur une loi de 1963, le Conseil constitutionnel français a ouvert, jeudi 8 février, le droit pour les victimes algériennes de la guerre d’Algérie d’obtenir une pension. Une décision purement juridique prise en France mais lourde de conséquences pour l’Algérie. Jusqu’à présent, seules les victimes civiles de nationalité française avaient la possibilité d’obtenir une pension de la France. Avec cette décision, des dizaines de milliers de victimes algériennes pourraient réclamer un droit à indemnisation ». L’auteur ne mettait pas en doute la décision française d’indemniser toutes les victimes civiles algériennes, mais il s’interrogeait à juste titre sur les suites pratiques d’une telle décision : « Mais si certains se réjouissent que la décision du Conseil Constitutionnel mette en lumière les souffrances des civils pendant cette période, il reste une principale inconnue : comment va-t-il être possible de demander une pension ? Avec quels dossiers et avec quel type de preuve ? Enfin, plus de 55 ans après l’indépendance, de nombreuses victimes sont décédées. Comment leurs enfants vont-ils pouvoir apporter des preuves ? Trop de questions pour pouvoir, pour le moment, applaudir la décision française. Pour le directeur général de l’Association française des victimes du terrorisme [14], cette décision est louable, mais elle risque d’être compliquée à mettre en œuvre : « Les victimes innocentes quels que soit les protagonistes, sont mises au même niveau d’indemnisation ; ça, c’est intéressant. Par contre, c’est à mon avis très, très compliqué en terme de mise en œuvre. C’est-à-dire qu’il va falloir voir quelles sont les personnes qui ont été indemnisées ou pas par l’une des parties, que ce soit la France ou l’Algérie, et refaire une carrière rétroactivement. Je pense que le consul de France en Algérie va avoir un travail titanesque à faire. En plus, ce sont des victimes d’il y a un certain nombre d’années. Donc le retour en arrière pour retrouver toutes ces personnes, trouver qu’elles ont été victimes à cette époque, et savoir comment elles ont été indemnisées depuis, cela va être à mon avis une usine à gaz ». [15]
Enfin, Le Monde daté du mercredi 14 février publia un grand article que l’on pouvait espérer soigneusement élaboré et réfléchi. Mais au lieu de cela, il ne fit que reproduire, d’une manière encore plus explicite, l’erreur de perspective qui avait entaché la plupart des articles parus depuis une semaine.
En effet, le titre de cet article annoncé en page une : « Guerre d’Algérie : Toutes les victimes civiles pourront être indemnisées. Le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de la loi de 1963 qui réservait un ’droit à pension’ aux seuls civils français. Les victimes algériennes et leurs ayants droit pourront désormais s’en prévaloir. [16] » ne faisait que reproduire celui de presque tous les articles antérieurs. Il ajoutait un seul élément nouveau : « Quelque 15.000 personnes seraient concernées », dont l’origine était expliquée dans la dernière colonne du texte de l’article en page 11 : « À l’occasion d’une précédente QPC soumise sur un sujet voisin en 2016, le Conseil constitutionnel avait obtenu une note, probablement issue du ministère de la défense, estimant à environ 15.000 le nombre de personnes concernées par la suppression du critère de nationalité dans la loi de 1963 » [17]. Un intertitre attirait l’attention sur cette estimation en la grossissant : "Des dizaines de milliers de victimes algériennes, ou leurs ayants-droit, pourraient réclamer une indemnisation".
Mais celui de l’article publié à la page 11 semblait au contraire annoncer d’importantes nuances en déclarant : « Guerre d’Algérie : la France va devoir indemniser des victimes algériennes ». En effet, la question fondamentale restée jusque-là dans le flou était de savoir si toutes les victimes civiles aujourd’hui de nationalité algérienne étaient concernées ou non par le changement opéré dans le texte de la loi de 1963. Mais la phrase qui prétend répondre à cette question au début de la troisième colonne est entachée d’une erreur fondamentale. En effet, les auteurs écrivent : « La loi de 1963 ne précise pas le ’bord’ des personnes qui peuvent avoir souffert aussi bien de l’armée française (c’est moi qui souligne) que du Front de Libération nationale (FLN) ou de l’Organisation armée secrète (OAS), mais elle exclut clairement ‘les personnes qui auront participé directement ou indirectement à l’organisation ou à l’exécution d’attentats ou autres actes de violence (...) ou auront incité à les commettre’ ». Il me paraît donc y avoir une contradiction entre la première partie de cette phrase et la citation qui vient ensuite. En effet, la mise en cause de l’armée française ne figure nulle part dans le texte de la loi, puisque son action supposée être défensive ou contre-offensive ne rentrait pas dans la catégorie d’‘attentats ou autres actes de violence’ dont elle visait à indemniser les victimes civiles. Les seules catégories exclues étaient donc les auteurs et complices de ces « attentats ou autres actes de violence ».
Retour au texte de la décision du Conseil constitutionnel
En effet, la loi de 1963 ne désignait pas explicitement les auteurs de ces actes, mais la lecture attentive de son texte - qui reste valable à la seule exception de l’expression « de nationalité française » - ne laisse aucun doute : « les personnes de nationalité française, ayant subi en Algérie depuis le 31 octobre 1954 et jusqu’au 29 septembre 1962 des dommages physiques du fait d’attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements survenus sur ce territoire ont, ainsi que leurs ayants cause de nationalité française, droit à pension. Ouvrent droit à pension, les infirmités ou le décès résultant : 1° De blessures reçues ou d’accidents subis du fait d’attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements d’Algérie mentionnés à l’alinéa premier ; 2° De maladies contractées du fait d’attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements précités ; 3° De maladies contractées ou aggravées du fait de mauvais traitement ou de privations subis en captivité en relation avec les mêmes évènements ».
« Sont réputés causés par les faits prévus à l’alinéa précédent les décès, même par suite de maladie, s’ils sont survenus pendant la captivité. Lorsque la blessure, l’accident, la maladie ou la mort sont dus à une faute inexcusable de la victime, ils ne donnent droit à aucune indemnité. Les personnes qui aurontparticipé directementouindirectementàl’organisationouà l’exécution d’attentats ou autres actes de violence en relation avec les évènements mentionnés à l’alinéa premier ou auront incité à les commettre seront, ainsi que leurs ayants cause, exclues du bénéfice des dispositions du présent alinéa » [18].
Ainsi, le premier paragraphe décrit minutieusement les types de dommages devant être indemnisés, qui résultent d’actes de terrorisme, et le second désigne clairement ceux qui ne peuvent pas prétendre à une indemnisation, à savoir les acteurs et les complices de ces actes de terrorisme.
Cette interprétation semblera peut-être insuffisamment démontrée, mais elle s’impose à qui veut faire une lecture historique, lecture que permet le « commentaire » auquel renvoie un lien sur le site du Conseil constitutionnel. En effet, les premières pages de ce commentaire nous renseignent sur l’origine de cette loi du 31 juillet 1963, qui avait été votée à la demande du gouvernement pour remplacer une loi d’indemnisation des victimes du terrorisme adoptée par l’Assemblée algérienne et homologuée par un décret le 30 juillet 1955 ; loi que les nouvelles autorités algériennes avaient refusé de continuer d’appliquer après l’indépendance en violation des accords d’Évian [19].
Il est donc évident que ce texte visait avant tout les actes terroristes du FLN. Il est également très vraisemblable que la loi du 31 juillet 1963 visait aussi ceux de l’OAS, voire ceux des groupes « contre-terroristes » qui l’avaient précédée. Quant aux actes de violence infligés par l’armée ou la police française à la population civile « française-musulmane » - considérée comme « algérienne » par la loi de 1963 - ils n’étaient pas pris en compte par cette loi, à moins d’être considérées comme des actes individuels de violence injustifiée, désavoués par les autorités militaires et politiques françaises comme contraires à leurs ordres. Mais dans l’esprit des rédacteurs de la loi, leur indemnisation relevait désormais de la compétence de la loi algérienne, puisque l’État algérien se devait d’indemniser tous ceux qui avaient souffert pour sa cause.
Le décret de juillet 1955 indemnisait toutes les victimes du terrorisme, qu’elles fussent françaises à part entière (soumis à toutes les lois françaises, y compris le Code civil), ou « françaises-musulmanes » (soumises au statut personnel musulman ou aux coutumes kabyles). La loi de juillet 1963, au contraire, s’était limitée aux seuls citoyens de la première catégorie, puisque tous les autres avaient perdu la nationalité française à la suite du référendum algérien du 1er juillet 1962 [20]. En supprimant la mention « de nationalité française » dans le texte de cette loi, la récente décision du Conseil constitutionnel n’a fait que revenir à l’esprit du décret de juillet 1955 : la France devait indemniser non pas ceux des Algériens qui avaient souffert par elle, mais ceux qui avaient souffert pour elle.
D’autre part, cette catégorie de victimes « françaises-musulmanes » du terrorisme n’était pas la seule concernée : les victimes de nationalités étrangères, qui n’étaient pas en nombre tout à fait négligeable, pouvaient désormais de nouveau être indemnisées [21].
L’erreur des deux journalistes du Monde, prolongeant celle de la plupart des journalistes qui avaient écrit sur cette question, fut donc de ne pas lire assez attentivement les textes que le Conseil constitutionnel avait publiés sur son site, à savoir le texte de sa décision du 8 février 2018, et celui du commentaire qui permettait de le situer dans une perspective historique.
Un historien n’a pas à se glorifier d’avoir appliqué la méthode propre à sa profession, mais il peut regretter que la plupart des journalistes n’aient pas pensé à le faire. Cela n’avait pourtant rien d’impossible, puisque le bouillant journaliste « pied-noir » Manuel Gomez a réussi à éviter les erreurs d’interprétation dans lesquelles ont versé un trop grand nombre de militants de sa cause [22].
Mes conclusions
Il convient maintenant de récapituler les enseignements de cette enquête. Reconnaissons d’abord que le Conseil constitutionnel a accompli un travail considérable qui méritait d’être attentivement lu avant tout jugement. Mais on peut aussi lui reprocher d’avoir laissé publier sur son compte Twitter un résumé excessivement ambigu de sa décision [23]. Et aussi d’avoir laissé publier par l’Agence France-Presse et par l’agence Reuters des dépêches qui ne donnaient qu’une idée très insuffisante du sens de celle-ci, et qui ont accrédité durant les premiers jours l’idée fausse suivant laquelle désormais tous les civils algériens pourraient demander le bénéfice d’une indemnisation par la France.
Regrettons encore que durant cette première semaine la grande majorité des organes de presse qui ont rendu compte de sa décision - à de très rares exceptions près - se sont contentés de suivre le courant d’une manière moutonnière, sans chercher à faire leur travail de journalisme en étudiant sérieusement ce que le texte disait vraiment.
Le bilan de cette première semaine de diffusion de l’information est donc globalement désastreux, et ne fait pas honneur à ceux qui ont contribué à ce désastre. Il serait très exagéré de parler de désinformation ou de « fake news » - puisque la sincérité des auteurs n’est pas en cause - mais nous n’en sommes pas très loin objectivement, puisque les titres du compte Twitter du Conseil constitutionnel et des agences de presse ont diffusé une fausse information, et que la plupart des journalistes l’ont reprise sans avoir fait l’effort de lire assez attentivement le document en question.
On aurait pu craindre également que ce texte ait pu susciter des espoirs inconsidérés suivis par de cruelles déceptions en Algérie, même si d’après la correspondante algérienne du Monde les premières réactions étaient plus sceptiques qu’enthousiastes [24]. Mais selon Benjamin Stora, l’ambassadeur de France, Xavier Driencourt, a déjà procédé aux mises au point nécessaires pour démentir ces espoirs inconsidérés, dans une conférence de presse tenue à Alger le 12 février 2018. El Khabar annonce : « L’ambassadeur de France à Alger : ‘Les indemnisations décidées par le Conseil constitutionnel ne concernent pas tous les Algériens’ » (...) « Il a affirmé que la décision du Conseil constitutionnel ne concerne que les victimes qui n’avaient pas participé, directement ou indirectement, à des opérations contre les Français » [25]. Et à la Une de L’Expression : « Indemnisation des victimes de la guerre d’Algérie : ‘Toute personne ayant participé à un attentat ou un acte de violence contre la France est exclue’ » [26].
Quand donc le Conseil constitutionnel s’adressera-t-il au public français pour expliquer enfin le véritable contenu de sa décision, et pourquoi pas sur Twitter ?
Guy Pervillé, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail, spécialiste de l’histoire de l’Algérie contemporaine, le 18 février 2018.
[1] http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=420 .
[2] http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2018/2017-690-qpc/decision-n-2017-690-qpc-du-8-fevrier-2018.150717.html .
[3] https://twitter.com/Conseil_constit ?ref_src=twsrc^tf .
[4] http://www.liberation.fr/societe/2018/02/08/guerre-d-algerie-la-france-reconnait-le-droit-a-une-pension-aux-victimes-civiles-algeriennes_1628411 .
[5] http://www.europe1.fr/societe/guerre-dalgerie-le-droit-a-des-pensions-reconnu-aux-victimes-non-francaises-3568871 .
[6] http://www.lemonde.fr/societe/article/2018/02/08/le-conseil-constitutionnel-reconnait-le-droit-a-des-pensions-aux-victimes-non-francaises-de-la-guerre-d-algerie_5253718_3224.html#Eic2decxODx6Rphg.99 .
[7] Texte de Julie Carriat, édité par Yves Clarisse, reproduit sur le site Boursorama : http://www.boursorama.com/actualites/des-pensions-pour-les-victimes-non-francaises-de-la-guerre-d-algerie-453c58fc8b2cb66c9841443be2b42fc1 .
[8] http://www.france24.com/fr/20180208-algerie-victimes-non-francaises-guerre-algerie-seront-indemnisees-conseil-constitutionnel .
[9] http://www.leparisien.fr/politique/guerre-d-algerie-la-france-reconnait-le-droit-a-une-pension-aux-victimes-civiles-algeriennes-08-02-2018-7548972.php .
[10] http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/02/08/01016-20180208ARTFIG00366-guerre-d-algerie-la-france-reconnait-le-droit-a-une-pension-aux-victimes-civiles-algeriennes.php#fig-comments .
[11] Article de Elisa Artigue-Cazcarra dans Sud-Ouest, samedi 10 février, p 18.
[12] http://www.huffingtonpost.fr/2018/02/10/la-france-reconnait-un-droit-de-pension-aux-victimes-algeriennes-de-la-guerre-dalgerie-le-fn-hurle_a_23358060/ .
[13] https://www.la-croix.com/Monde/Afrique/victimes-algeriennes-guerre-dAlgerie-droit-indemnisation-2018-02-11-1200912881 .
[14] Association présidée par Renaud Denoix de Saint-Marc. Voir son site internet : https://www.afvt.org/ .
[15] http://www.rfi.fr/afrique/20180214-indemnisation-victimes-algeriennes-guerre-algerie-droit-beaucoup-questions .
[16] Le Monde, mercredi 14 février 2018, p 1.
[17] Le Monde, mercredi 14 février 2018, p 11. Ce nombre de 15.000 est proche de celui des musulmans algériens victimes du terrorisme entre le 1er novembre 1954 et le 19 mars 1962.
[18] Texte de la décision du Conseil constitutionnel, http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2018/2017-690-qpc/decision-n-2017-690-qpc-du-8-fevrier-2018.150717.html.
[19] Pour plus de détails, voir mon texte précédent : « Un faux scandale : la décision du Conseil constitutionnel n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=420 .
[20] Mais selon l’ordonnance du 21 juillet 1962, ils pouvaient la récupérer en venant en France pour y souscrire une « déclaration recognitive de nationalité française »
[21] Comme l’a remarqué Manuel Gomez dans son article : “Guerre d’Algérie : sur une décision du Conseil constitutionnel,” 11 février 2018, https://ripostelaique.com/guerre-dalgerie-commentaire-sur-une-decision-du-conseil-constitutionnel.html .
[22] Il démontre à juste titre que « Cet article 13 exclut d’office du droit à pension tous les acteurs du conflit entre les deux pays : 1/ Les militants ou sympathisants du FLN, ainsi que les soldats de l’ALN et tous les membres de leurs réseaux de soutien, même de nationalité française, bien entendu (du moins je l’espère !) 2/ Les militaires français et les « miliciens » coloniaux (Groupes civils d’auto-défense, militants et sympathisants de l’OAS.) ». Voir aussi de Manuel Gomez : https://ripostelaique.com/la-france-va-t-elle-dedommager-ceux-qui-lont-combattue-de-1954-a-1962.html, 25 février 2018.
[23] J’ai écrit une lettre à Monsieur Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, le 19 février 2018, et j’ai reçu une réponse du secrétaire général de cette institution : celui-ci m’a expliqué le sens juridique de la mention "non conformité totale" répondant à une QPC qui portait uniquement sur l’expression "de nationalité française", tout en reconnaissant que cette formule avait créé un regrettable malentendu.
[24] Voir dans Le Monde, 14 février 2018, p 11, l’article de Zahra Chenaoui, “Avec cette décision, c’est comme si la France hiérarchisait les victimes”, Les Algériens observent que cette décision ne concerne qu’une partie de l’histoire.
[25] El Khabar, 14 février 2018.
[26] “Indemnisation des victimes de la guerre d’Algérie : les précisions de l’ambassadeur de France”., par Ikram Ghioua, L’Expression, 13 février 2018. http://www.lexpressiondz.com/actualite/286298-les-precisions-de-l-ambassadeur-de-france.html .