Réponse à M. Abdelmadjid Chikhi , directeur des Archives algériennes (2021)

lundi 4 janvier 2021.
 

Voir son interview par Frédéric Bobin dans Le Monde , 28 décembre 2020 :

« Dans un entretien au Monde , M. Chikhi réitère la demande algérienne d’une restitution ‘intégrale’ des ‘originaux’ des archives rapatriées en France après l’indépendance de 1962, tout en admettant que certains documents relevant de la ‘sécurité de la France’ puissent faire l’objet d’une discussion ‘au cas par cas’ » [1].

Cette interview de Abdelmadjid Chikhi est importante parce que, venant après de longs mois de silence imposés par la maladie du président Tebboune, elle paraît annoncer une prochaine relance de la négociation franco-algérienne proposée par le chef de l’Etat algérien le 13 juillet dernier dans une interview à L’Opinion.

Je n’essaierai pas de répondre point par point, ce serait trop long et parfois peu utile (par exemple, à cette affirmation de l’existence de l’Algérie dès la plus haute antiquité, inacceptable pour un historien : « Nous avons quand même côtoyé le monde depuis bien avant Carthage. L’Algérie était là » [2]). L’essentiel est que le responsable des archives nationales algériennes prend une position de négociation extrême, en se réservant la possibilité de céder sur quelques points marginaux.

Que dit le droit international ?

Pour ce faire, il s’appuie sur un argument juridique : « La convention de Vienne de 1983 énonce que les archives appartiennent au territoire sur lequel elles ont été créées. C’est le grand principe qui est adopté par tout le monde, sauf la France ».

Mais cette affirmation est discutable, puisque suivant le juriste suisse Jean Monnier, « cinquante quatre Etats se sont prononcés en faveur de la Convention ; onze Etats ont voté contre, alors qu’un nombre égal d’Etats s’abstenaient ». La note 1 de son article précise : « Ont émis un vote négatif : la République fédérale d’Allemagne, la Belgique, le Canada, les Etats-Unis, la France, Israël, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse. Se sont abstenus : l’Australie, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, l’Islande, le Japon, la Norvège, le Portugal et la Suède. La Turquie fut le seul Etat occidental à voter pour la Convention » [3]. Mais la liste des Etats ayant signé ou ratifié la Convention, qui est indiquée par le site des Nations unies sur la collection des traités, est beaucoup plus limitée : 6 signataires du 8 avril 1983 au 30 juin 1984 (Algérie le 16 mai 1983, Argentine, Egypte, Niger, Pérou, ex-Yougoslavie, rejoints plus tard par la Croatie, l’Estonie, la Géorgie, le Libéria, la Macédoine du Nord, le Montenegro, la Serbie, la Slovénie et l’Ukraine). Cette convention n’est donc pas entrée en vigueur, faute d’avoir obtenu quinze instruments de ratification ou d’adhésion [4].

Il apparaît ainsi que, si l’Algérie a joué un rôle majeur dans la négociation de cette Convention, celle-ci a été très loin d’être un succès. Selon l’archiviste et historien Charles Kecskeméti, « Face au vide juridique, la commission de droit international des Nations unies a entrepris, en 1967, la préparation d’une convention internationale sur la succession d’États en matière de biens, archives et dettes d’État. Elle a procédé au rassemblement et à l’analyse historique d’un vaste ensemble de textes et de données - cette partie de l’œuvre de la commission est de valeur pérenne. L’Unesco, le CIA (Conseil international des archives) et la communauté professionnelle attendaient avec optimisme l’achèvement des travaux de la commission qui promettait d’ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire du droit international des archives. Ces espoirs furent cependant déçus. La commission a conçu sa tâche dans un esprit diamétralement opposé à celui qui avait présidé à l’action de l’Unesco. La convention de Vienne de 1983 est un pur produit de l’ère des blocs. Son objectif n’était pas de codifier le droit coutumier et le droit conventionnel pour offrir une base juridique à la solution des contentieux. Dans sa détermination à polariser les conflits au lieu de faciliter la recherche de solutions acceptables à toutes les parties, la majorité de la conférence intergouvernementale a même rejeté l’outil du patrimoine commun, retenu par l’Unesco et proposé par les délégués autrichien, hongrois et suisse. La commission de droit international et, à sa suite, la conférence intergouvernementale de Vienne, ne croyant pas à la possibilité d’aboutir à des accords consensuels, ont choisi d’offrir un argumentaire censé soutenir les revendications des anciennes colonies et plus particulièrement renforcer la position de l’Algérie dans son contentieux avec la France. Le rapporteur spécial de la commission était un éminent juriste algérien, juge à la Cour internationale de justice par la suite, M. Mohammed Bedjaoui. La conférence de Vienne a donc opté pour un document politique puisqu’une convention internationale adoptée à la majorité simple des voix n’a guère de sens. En l’occurrence, elle a adopté un texte inapplicable. » (...)

Et un peu plus loin : « Après la conférence, le Quai d’Orsay a demandé au CIA un avis sur la convention. Cet avis professionnel, diffusé à l’époque, a été publié dans le dossier de référence du Conseil de l’Europe établi, au nom du comité pour les questions juridiques du CIA, par Hervé Bastien (...). Dès 1984, il devint évident que la convention était morte. Or, du fait qu’elle existe sur le papier, pour les Nations unies le droit est dit, peu importe si la convention n’entrera jamais en vigueur. À cause de l’option militante de la commission entérinée par la conférence intergouvernementale de Vienne, le vide juridique n’est toujours pas comblé » [5].

Ainsi, ce qu’Abdelmadjid Chikhi présente comme un consensus international isolant la France n’est en réalité que la position de l’Algérie adoptée à sa suite par quelques autres Etats moins directement concernés. Son argument principal, fondement de sa position traditionnelle, n’est donc pas convaincant, et sa thèse est un colosse aux pieds d’argile.

La position de la France s’appuie quant à elle sur une distinction classique entre « archives de souveraineté » et « archives de gestion ». Selon Charles Kecskeméti, « Le principe de la distinction entre archives de souveraineté et archives de gestion pour délimiter ce qui revient à chacune des deux parties (métropole et colonie ou protectorat) date de cette période. Le choix des termes n’était pas très heureux et, surtout, les critères du partage permettaient une grande liberté aux négociateurs. Mais ce principe avait le mérite de régler quelques cas, quitte à générer des litiges ultérieurement. » On peut sans doute critiquer à juste titre la manière très hâtive suivant laquelle le partage des archives entre celles qui pouvaient rester en Algérie et celles qui devaient être transportées en France a été effectué dans l’improvisation la plus totale en 1962. Cette distinction était particulièrement difficile à opérer après un conflit qui avait pratiquement effacé toute limite entre le politique, l’administratif et le militaire. Mais elle reste théoriquement valable.

Cela étant dit, le critère essentiel à respecter ne devrait pas être la propriété des archives, mais la garantie effective de leur conservation et de leur accessibilité : la meilleure solution est celle qui garantit le mieux ces deux exigences dans l’intérêt de tous et pas seulement dans celui d’un Etat ou de ses dirigeants [6].

Droit international et colonisation/décolonisation

C’est l’application de la « succession d’Etats » aux cas très particuliers des pays « colonisés » puis « décolonisés » qui pose un problème particulièrement ardu. En effet, le droit a une histoire [7], et la notion de « colonie » a considérablement évolué suivant les temps et les espaces. Comme l’a bien montré l’historien Bouda Etemad, dans son livre Empires illusoires, les paris perdus de la colonisation paru en 2019 aux éditions Vendémiaire, on désigne par le même mot « colonie » des réalités historiques tout à fait différentes, qui ont évolué sans respecter aucun modèle préconçu. Dans ce livre il développe quatre exemples : « l’Amérique du Nord britannique, terre réfractaire à la seigneurie féodale », « l’empire des Indes, moulin à chimères », « l’Algérie française, tenace et tragique illusion », et enfin « l’Afrique occidentale : une énigme et deux désillusions ». Qu’il me soit permis de proposer à mon tour quelques réflexions.

Derrière le mot « colonie », aujourd’hui généralement compris comme synonyme de territoire dépendant d’un gouvernement imposé de l’extérieur, on trouve des réalités très différentes suivant les cas concrets que l’on prend en considération.

A la suite de la guerre d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, les dirigeants britanniques ont pratiqué une politique d’évolution graduelle qui les a conduits à accorder une autonomie croissante à leurs colonies de peuplement britannique (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), avec le statut de « Dominion », puis à accepter de les laisser assumer une souveraineté pratiquement totale, en conservant ou non une allégeance à la Couronne britannique. Dans cette évolution insensible, la question de la transmission des archives ne s’est pratiquement pas posée.

Au contraire, l’accession à l’indépendance de l’Empire des Indes a été beaucoup plus difficile, parce que sans cet empire la Grande Bretagne aurait perdu beaucoup de sa puissance, mais aussi à cause des conflits croissants entre Hindous et Musulmans. Pourtant, elle ne posait pas davantage de difficulté dans la mesure où le peuplement britannique - en dehors de quelques cadres supérieurs de l’armée et de l’administration - était proche de zéro.

Entre ces deux extrêmes se situaient des colonies de peuplement minoritaire (Afrique du Sud, Rhodésie du Sud) dans lesquelles les dirigeants britanniques ne se sont pas opposés à la transmission progressive du pouvoir aux représentants des populations minoritaires blanches et à leur domination sur les majorités africaines, jusqu’à ce que celles-ci se révoltent et entament des luttes armées pour obtenir leur indépendance entre 1960 et 1990.

Ce troisième cas de figure ressemble plus à première vue au cas de l’Algérie, autre colonie de peuplement minoritaire. Mais les différences sont néanmoins considérables. En effet en Algérie, la France n’a jamais renoncé à sa souveraineté, en tout cas pas avant d’avoir conclu les accords d’Evian avec le GPRA le 18 mars 1962, et d’avoir transmis sa souveraineté sur l’Algérie le 3 juillet 1962 à un Exécutif provisoire institué par ces accords. Le Gouvernement général, dirigé par un militaire au temps de la conquête, puis par un civil, a toujours été une administration française, et son lien avec le pouvoir central a été considérablement renforcé durant le conflit algérien, avec le remplacement du Gouverneur général par un ministre de l’Algérie (membre du gouvernement français mais résidant à Alger) de février 1956 à mai 1958 (Robert Lacoste), puis après le 13 mai 1958 par un Délégué général du gouvernement (Raoul Salan de juin à décembre 1958, puis Paul Delouvrier jusqu’en novembre 1960, ensuite Jean Morin de décembre 1960 à mars 1962), et enfin par le Haut-commissaire de la République française en Algérie Christian Fouchet, du 19 mars au 3 juillet 1962.

D’autre part, alors qu’en Afrique du Sud les non-blancs ont été de plus en plus exclus du pouvoir et considérés comme des étrangers, ressortissants de « Bantoustans » prétendus indépendants, en Algérie les « indigènes » musulmans ont été représentés par des notables à partir de 1898 dans les Délégations financières arabes et kabyles, puis des électeurs plus nombreux ont élu des représentants minoritaires dans les assemblées locales à partir de 1919, ensuite ils ont été représentés encore plus largement dans les assemblées locales et dans le Parlement français par des élus en nombre égal à celui des citoyens français à part entière à partir de 1945 ; et enfin à partir de 1958 le suffrage universel a été institué, dans un collège électoral unique dans lequel les citoyens de statut civil de droit commun n’avaient plus d’autre privilège que celui d’être représentés par 2/5 des candidats aux élections législatives sur chaque liste.

Cela justifierait-il que les archives de toutes les assemblées élues (conseil municipaux, conseils généraux, Délégations financières puis Assemblée algérienne de 1948 à 1956) soient transférées à l’Algérie ? Peut-être, mais les Français pourraient objecter que les élus des citoyens français à part entière, longtemps les plus nombreux dans ces assemblées, étaient élus en tant que représentants du peuple français dont ils faisaient partie. Et que le terrorisme du FLN, puis la socialisation de l’économie décidée par le programme de Tripoli en 1962, ne leur ont guère laissé d’autre choix que de quitter l’Algérie (contrairement à l’Afrique du Sud, où Nelson Mandela a voulu que les Blancs, si longtemps oppresseurs de la majorité non-blanche, puissent rester dans leur pays en tant que Sud-Africains blancs).

Surtout, la revendication extrême dont Abdelmadjid Chikhi se fait le porte-parole suppose que l’Etat algérien existait déjà avant 1962 sous la forme de l’Algérie coloniale, ce qui reviendrait à faire croire que le FLN s’était révolté contre l’Etat algérien...

Il serait plus raisonnable d’admettre que l’Algérie a été créée, en tant qu’Etat algérien, par la révolte du FLN, et de rechercher avec la France un arrangement raisonnable dans un esprit pratique pour faciliter l’accès des deux parties aux archives qui peuvent leur être utiles.

Guy Pervillé, professeur émérite d’histoire contemporaine des universités françaises

[1] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/12/28/l-algerie-reclame-la-restitution-integrale-des-archives-originales-ramenees-en-france-apres-1962. et https://zimbra.free.fr/service/home/ / ?auth=co&loc=fr&id=44702&part=2.2

[2] Sur l’apparition de l’Algérie dans l’histoire, voir mes articles : « Géopolitique de l’Algérie » (2019) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=435 ; et « Ombres et lumières de la conquête », dans Le Figaro-Histoire, n° 53, décembre 20020-janvier 2021, pp 43-51.

[3] Jean Monnier, « La Convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de biens, archives et dettes d’Etat », in Annuaire Français de Droit international, année 1984, n° 30, pp 221-229 (voir p 221 note 1).

[4] Convention de Vienne du 7 avril 1983, in Nations-Unies, Collection des traités, https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx ?src=TREATY&mtdsg_no=III-12&chapter=3&clang=_fr .

[5] Charles Kecskeméti, « Saisies d’archives et de bibliothèques : l’évolution du droit international » (pp 26-34), in Saisies, spoliations et restitutions. Archives et bibliothèques au XXème siècle, s.dir. Alexandre Sumpf et Vincent Laniol, Presses universitaires de Rennes 2012. OpenEdition Books 2019, https://books.openedition.org/pur/130185 ?lang=fr .

[6] Conclusion de cette première partie rajoutée après coup, pour plus de clarté.

[7] Voir sur mon site : « Réponse à Emmanuel Macron » (2017) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=390 , et « Réponse à deux jeunes juristes à propos de la déclaration d’Emmanuel Macron » (2017) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=391 .



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