Pour un débat libre et respectueux avec Benjamin Stora (2019)

lundi 2 décembre 2019.
 

Benjamin Stora a fait l’objet, dans le numéro spécial de Valeurs actuelles paru en octobre 2019, d’un article diffamatoire que l’on peut interpréter comme antisémite, et qui, en tout cas, remplace les arguments rationnels que l’on était en droit d’attendre d’un journaliste par une mise en cause du physique de la personne attaquée, ce qui est tout à fait inadmissible et représente le degré zéro de l’argumentation.

Dans mon livre publié il y a plus d’un an par les Editions Vendémiaire, Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, j’ai évoqué à plusieurs reprises mes relations avec quelques autres historiens de l’Algérie, dont Benjamin Stora, notamment dans la dernière partie et surtout dans le dernier chapitre (pp 586-592), mais celui-ci a été trop condensé par mon éditrice pour être aussi clair que je l’avais voulu. C’est pourquoi je crois bon de faire connaître la rédaction initiale de ses dernières lignes :

« Benjamin Stora, né dans une famille juive de Constantine en 1950, ancien militant trotskyste, a renoncé à la politique active, mais il a persisté dans l’idée que les historiens avaient un rôle politique à jouer en s’employant à diffuser dans le plus large public, par les moyens d’information les plus variés, les faits et les idées qu’ils considèrent comme vrais et utiles à la réconciliation franco-algérienne. Depuis le début des années 1990, comme on l’a vu, il a acquis une célébrité sans précédent parmi les historiens, au risque de faire oublier tous ceux - et ils sont nombreux - qui ne bénéficient pas de la même notoriété. Mais il s’est attiré aussi une profonde méfiance chez tous ceux qui s’estiment mal traités par l’idéologie anticoloniale dominante à gauche, et qui voient en lui son principal porte parole. Ses écrits, ses déclarations, sont tellement nombreuses qu’il est très difficile de les suivre exhaustivement ; il est beaucoup plus facile de ne prêter attention qu’à celles que l’on approuve, ou au contraire qu’à celles que l’on désapprouve. Il a en tout cas le mérite d’avoir nourri sa connaissance de l’Algérie par de nombreux voyages, même durant les terribles années 1990 où les menaces pesant sur sa sécurité l’avaient obligé à quitter la France. Pour ma part, j’ai longtemps pensé - sans jalousie, mais dans l’intérêt de la bonne information du public - que sa réputation souffrait de l’attitude paresseuse et/ou partisane de journalistes qui se contentaient de l’interroger sans chercher à en savoir plus auprès d’autres historiens. Mais j’en viens à penser aussi de plus en plus qu’il a tort de cautionner un grand nombre d’auteurs qui se disent « de gauche », mais qui ne sont certainement pas des historiens, par exemple dans sa préface au livre de Pierre Daum cité plus haut [1]. Et j’ai fini par trouver, dans un recueil d’articles d’un journaliste algérien, Yassine Temlali (Algérie, chroniques littéraires de deux guerres, Alger, Barzach, 2011), une interview (datée du 23 décembre 2005) qui clarifie nos divergences. Pour plus de clarté, je commenterai après chacun de ses paragraphes la réponse de Benjamin Stora.

- Question de Yassine Temlali : « Beaucoup d’historiens ont réagi à l’adoption de la loi du 23 février 2005 et demandé son abrogation. Qu’est-ce qui vous a fait le plus réagir dans ce texte ? »

-  Réponse de Benjamin Stora : « L’adoption de cette loi a été à l’origine de deux attitudes différentes. La première est celle qui consiste à dire que l’histoire est séparée de la politique, qu’elle ne doit pas être un facteur de légitimation de l’Etat, comme c’est trop souvent le cas dans des pays d’Afrique et du Maghreb, et que le rôle des historiens n’est pas de servir l’Etat mais de faire progresser la connaissance. Cette attitude se résume en ceci : ce n’est pas à l’Etat d’écrire l’histoire. »

-  Et j’ajoute que c’est aussi la mienne.

-  « La deuxième attitude consiste à penser que l’histoire ne peut pas être séparée des enjeux politiques. Pour ma part, je m’inscris dans la conception de l’histoire qui était celle d’historiens français comme Michelet au XIXème siècle. Les historiens français du XIXème siècle étaient pour ou contre la République. C’étaient des historiens engagés qui ne se contentaient pas de réclamer le droit d’établir la vérité scientifique sur les événements. »

- Cette position m’inquiète parce que Michelet, le plus célèbre des nombreux historiens de gauche de ce temps, ne distinguait pas ses convictions politiques et ses recherches historiques, deux domaines que l’école méthodique ou « positiviste » nous a appris à tenter de distinguer soigneusement. Quant à Marc Bloch, tout en rendant hommage au génie de Michelet (1798-1874), il lui a opposé comme fondateur de l’histoire à vocation scientifique Fustel de Coulanges (1830-1889), l’auteur de La Cité antique (1864) et de l’Histoire des institutions de l’ancienne France (plusieurs tomes parus de 1874 à sa mort et au delà) : « L’œuvre est probe, parce que l’homme n’était que probité. Ne disons pas qu’il a toujours été impartial (...). Mais disons très haut, qu’impartial, il a toujours voulu et cru l’être (...) ». Rendant hommage à cette « grande nouveauté », Marc Bloch l’opposait nettement à la subjectivité assumée de ses devanciers, notamment de Michelet : « Fils du romantisme, Michelet sciemment mêlait à la vie des générations mortes sa sensibilité toujours à vif. Fustel n’a jamais voulu, comme historien, que connaître et que comprendre. Le grand piège des sciences humaines, ce qui longtemps les a empêchées d’être des sciences, c’est précisément que l’objet de leurs études nous touche de si près que nous avons peine à imposer silence au frémissement de nos fibres. Ce grand effort de renoncement que, pour être sainement pratiquées, elles exigent de leurs adeptes, Fustel héroïquement se l’est imposé. Il s’est fait une loi d’oublier ses passions, ses haines et ses amours, d’oublier même (...) qu’il était l’homme, non seulement d’un temps, mais d’une nation ». Et Marc Bloch le citait directement : « La devise des Monumenta Germaniae est Sanctus amor patriae dat animum. La devise est belle, mais ce n’est peut-être pas celle qui convient à la science... Le patriotisme est une vertu, l’histoire est une science ; il ne faut pas les confondre ». Ainsi, l’histoire s’est heureusement quelque peu émancipée de la politique : il n’y a plus aujourd’hui une histoire « de gauche » contre une histoire « de droite ».

-  « Je crois que la vérité scientifique s’établit à partir des engagements du présent. C’est à partir d’engagements politiques dans la Cité que s’élaborent les récits historiques. C’est ce qui me fait dire que la réhabilitation du système colonial ne pose pas seulement un problème de déontologie, celui de l’écriture de l’histoire par l’Etat. L’historien doit dire qu’il est contre le nazisme, le colonialisme et l’esclavagisme. Un historien ne vit pas en dehors des enjeux politiques de son temps. C’est pour cette raison que je m’oppose à la réhabilitation des démons du passé, du nazisme, du colonialisme ou de l’esclavagisme. La célébration des ‘bienfaits de la colonisation’ est réactionnaire. Elle est un retour quarante ans en arrière. La décolonisation est un fait, les Etats indépendants aussi. »

-  Dans ce paragraphe, à l’exception de la dernière phrase, la confusion me paraît complète entre la politique mémorielle et l’histoire. J’admets qu’il peut y avoir certaines situations dans lesquelles un historien conscient de ses devoirs d’homme et de citoyen, comme Marc Bloch rejoignant la Résistance en 1942, n’a pas d’autre possibilité que de prendre congé de l’histoire pour participer à l’Histoire au risque de sa vie. Mais en dehors de ces situations exceptionnelles, les historiens peuvent et doivent se consacrer à l’accomplissement de leur devoir propre d’historien, au lieu de s’aligner sur des militants qui ne sont pas des historiens. Un historien n’a pas besoin de condamner le nazisme et l’esclavagisme, puisque leur condamnation légale est un fait bien établi, et leur condamnation morale également. Quant au colonialisme, qu’entend-on par ce mot ? S’il s’agit de dire que tous les descendants de « colons » et d’immigrants européens dans le Nouveau Monde doivent rentrer dans les pays de leurs ancêtres parce que cette « colonisation » était par nature injuste, nul n’y pense parce que c’est évidemment impossible. Souvenons-nous que même Karl Marx avait un double jugement sur la colonisation, moralement condamnable, mais historiquement nécessaire pour la création du marché mondial. L’histoire est avant tout un ensemble de faits indépendants de notre volonté, qui en tant que tels ne relèvent pas d’un jugement moral.

Benjamin Stora me paraît donc marqué par la nostalgie d’une conception de l’histoire respectable mais dépassée. Celle-ci me semble plus proche du journalisme politique que de l’histoire proprement dite. Je lui préfère celle de notre maître commun, Charles-Robert Ageron, qui en 1993 nous rappelait que « l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer ». Mais je n’en continue pas moins à lire les livres de Benjamin Stora avec la plus grande attention, car ils contiennent toujours des réflexions dignes d’intérêt. Par exemple son livre paru en 1999, Le transfert d’une mémoire, de l’Algérie française au racisme anti-arabe, est un essai politique stimulant, que l’on peut et doit discuter mais qui mérite d’être lu. Un autre publié en 2001, La guerre invisible, Algérie, années 1990, est beaucoup moins discutable, et mérite toute notre attention en tant qu’essai d’interprétation de faits très récents restés très obscurs. Quant à son livre encore plus récent, Voyages en post-colonies, Vietnam, Algérie, Maroc, paru en 2012, il aide à mieux comprendre l’évolution du travail de son auteur après son départ forcé de France en 1995 : « Au Vietnam, je crois de moins en moins à la pratique de l’érudition hyperspécialisée, de plus en plus au contact direct avec les sociétés traversées, à la connaissance par fragments, sous l’effet de circonstances, même tragiques ». Et plus loin : « J’ai beaucoup appris par ces déplacements, ces voyages, moments particuliers où l’histoire peut devenir brusquement ‘énigme’ indéterminée, début d’exploration de soi et des autres. En circulant en Asie et au Maghreb, les façons d’écrire l’histoire se modifient, autorisant les emprunts, les comparaisons, les chevauchements. Le terrain des certitudes de l’historien se trouve alors miné. Dans la circulation à travers les paysages, les rencontres avec des personnes, des connexions s’opèrent, des datations se renouvellent. Il n’y a pas de liaison mécanique entre les paysages traversés et l’histoire ou la mémoire des hommes, mais les classements rigides des archives traditionnelles se mettent à craquer ». Ces réflexions peuvent et doivent se discuter, mais elles ne méritent pas d’être ignorées. Je ne suis donc pas prêt à rejoindre, ni ceux qui divinisent leur auteur, ni ceux qui le diabolisent. »

Cette conclusion reste à mes yeux toujours valable. Elle appelle un débat de fond que je crois plus que jamais utile.

Guy Pervillé

[1] Pierre Daum, Ni valise ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance. Préface de Benjamin Stora, Arles, Sorlin/Actes Sud, 2012. Voir sur mon site ma réponse au livre de Pierre Daum, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=280, et celle que lui avait faite Daniel Lefeuvre en 2013 : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=320.



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