Pour Boualem Sansal (2024)

dimanche 15 décembre 2024.
 

L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été arrêté en Algérie et maintenu au secret depuis le 16 novembre dernier. Il serait mis en cause pour avoir franchi une ligne rouge en portant atteinte à « l’existence, l’indépendance, l’Histoire, la souveraineté et les frontières de l’Algérie ! » selon l’agence officielle Algérie Presse Service - que j’avais connue mieux inspirée. Depuis le 26 novembre, il sait qu’il est emprisonné en vertu de l’article 87-bis du code pénal algérien, qui punit sévèrement tout « acte terroriste ou subversif », « visant la sûreté de l’Etat, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions ».

En fait, si j’en crois les citations que j’ai trouvées de son interview accordée le 2 octobre dernier à une émission du média en lignes Frontières (que je ne connaissais pas), il aurait déclaré en substance que « quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc, Tlemcen, Oran et jusqu’à Mascara », que le roi du Maroc avait donné son accord pour « héberger, aider diplomatiquement et financièrement « les militants algériens et demandé en échange que, au moment de son indépendance, Alger « restitue à Rabat les territoires pris par les Français » ; mais selon lui, le Maroc a déclenché la guerre après 1962 parce que les Algériens n’avaient pas tenu leur promesse : « Le régime algérien, un régime militaire, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a investi le Polisario pour déstabiliser le Maroc ». Ces propos étaient évidemment polémiques et simplifiés, mais étaient-ils tout-à-fait faux ?

J’estime que l’arrestation de Boualem Sansal en Algérie met en danger non seulement les libertés d’opinion et d’expression, mais aussi celle de l’histoire, parce que ce qu’on lui reproche d’avoir dit n’est pas faux : les frontières algéro-marocaines ont bien été presque entièrement fixées unilatéralement par la France dans son propre intérêt, et le Maroc avait des raisons d’estimer qu’il avait été spolié par le pouvoir colonial, alors que l’Algérie profitait de l’héritage de la France et du principe de l’intangibilité des frontières coloniales fixé en 1963 par l’Organisation de l’unité africaine.

C’est ce que j’ai démontré dans deux articles récents : le premier publié en juin 2019 en italien dans la revue italienne LIMES : « Géopolitique de l’Algérie »

( http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=435),

et le second qui a été publié en mars 2024 : « Un regard critique sur la notion de Maghreb. Histoire de l’idée maghrébine au XXème siècle : apparition, apogée et disparition » ( http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=512).

J’ajoute que j’ai étudié la question de la fixation des frontières de l’Algérie turque pour la nouvelle édition de mon Atlas de la guerre d’Algérie qui vient de paraître aux Editions Autrement : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=515 . On y voit que la frontière algéro-marocaine a été particulièrement longue à fixer (cartes pp 12 et 13), puisque les deux parties ont tenté à plusieurs reprises de prendre Fés dans un sens et Tlemcen de l’autre, et même que les Marocains ont atteint le bas Chéliff en 1701 et l’oasis de Aïn Madhi dans l’Atlas saharien l’année suivante, une vingtaine d’années avant que les Turcs d’Alger occupent Laghouat en 1722. La frontière n’a commencé à être fixée que sur la côte méditerranéenne, mais elle a longtemps oscillé entre la Tafna et la Moulouya avant de se fixer sur l’oued Kiss en 1795 (tracé confirmé par le traité franco-marocain de Lalla Marnia en 1845).

Sur le fond de l’affaire, Boualem Sansal a-t-il « offensé le sentiment national algérien » ? Peut-être, mais pas l’histoire qui n’est pas subordonnée aux décisions d’un Etat. L’Etat turc d’Alger renversé par la France en 1830 n’était pas un Etat national au sens actuel du mot : même si l’ancien secrétaire du dey Hussein, Si Hamdan Khodja, employait le mot « Algériens » dans son livre Le miroir publié en France en 1833, il désignait par ce mot les Algérois. L’Etat fondé par l’émir Abd-el-Kader à Mascara en 1832 n’était pas davantage algérien, puisque son père s’était révolté contre les Turcs d’Alger, et il se réclamait de la protection du sultan du Maroc, sous laquelle il a cherché refuge avant de reprendre la lutte en 1845 et de se réfugier une dernière fois au Maroc - qui l’obligea à se rendre aux Français - en 1847. Et d’autre part le grand-père de Messali Hadj, si je me souviens bien de ses Mémoires, s’était lui aussi réfugié au Maroc avant de revenir à Tlemcen.

En fait, les déclarations que l’Algérie reproche à Boualem Sansal sont dans le prolongement de celles qu’elle avait reprochées au président Macron, lequel avait mis en cause la « rente mémorielle » de l’Etat algérien et mis en doute le caractère national de l’Etat turc d’Alger avant 1830 dans une discussion à l’Elysée, ce qui avait motivé un rappel à Alger de l’ambassadeur d’Algérie en France du 2 octobre au 9 novembre 2021. C’est pourquoi l’arrestation de Boualem Sansal donne l’impression d’une riposte au rapprochement franco-marocain décidé récemment par le président Macron, auquel l’Algérie a réagi en rappelant son ambassadeur de Paris depuis le 30 juillet dernier.

Enfin, j’ai appris avec surprise, en écoutant un politologue sur France 5 le 24 novembre 2024, que Boualem Sansal aurait des opinions d’extrême-droite justifiant le racisme anti-maghrébin. Je ne vois pas à quoi celui-ci a fait allusion sans fournir aucune preuve, mais je peux citer la déclaration par laquelle Boualem Sansal avait éloquemment formulé son opinion en 2001 :

« Le débat sur la torture durant la guerre ne peut valablement aboutir que si les Algériens et les Français le mènent ensemble. C’est là un sujet d’intérêt commun. (...) Une guerre entre deux peuples qui se sont côtoyés sur la même terre sur plus d’un siècle est déjà un grand malheur. Hélas pour nous, nous y avons ajouté chacun pour sa part ce que l’homme sait faire de plus horrible sur cette terre : le terrorisme et la torture. Si débat il y a, ce sont là ses deux volets, non pour justifier l’un par l’autre, ou inversement, mais pour révéler l’extraordinaire complicité dans l’horreur qui peut se créer entre les extrémistes de tous les bords. La France n’est pas la torture et le FLN de la guerre de libération n’était pas le terrorisme. De part et d’autre, des hommes cyniques et avides de gloire ont durablement souillé notre mémoire. Faut-il les traquer ? Sûrement, peut-être, mais en nous souvenant que depuis longtemps nous savions et que nous les connaissions. Nous leur avons même accroché des médailles et donné leur nom à de grands boulevards » [1].

Si l’Algérie et la France avaient suivi cette voie depuis lors, nous n’en serions pas là, et les relations franco-algériennes auraient pu s’apaiser durablement. C’est pourquoi l’Algérie doit libérer Boualem Sansal sans condition.

Guy Pervillé

Le Comité de soutien à Boualem Sansal, présidé par Catherine Camus, organise une soirée le 16 décembre 2024 à 20 heures au Théâtre Libre (4 boulevard de Strasbourg - 75010 Paris). Comité de soutien à Boualem Sansal, 10 rue du Colisée - 75008 Paris. <comite.soutien.boualem.sansal@gmail.com>

[1] Boualem Sansal, « L’Algérie de toutes les tortures », Le Monde des débats, n° 21, janvier 2001, p. 9.



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