Le 1er novembre 1954 en perspective : causes et conséquences d’un événement (2004)

dimanche 2 novembre 2008.
 
Cette communication a été présentée oralement à Nice lors du colloque du Centre d’études pied-noir (CEPN) sur le thème "Cinquante ans après la Toussaint rouge, peut-on faire un bilan ?", le 31 octobre 2004.

Le 1er novembre 1954 est commémoré comme une fête nationale en Algérie. La France pourrait-elle faire de même ? Sûrement pas de la même manière, puisque cette date nous rappelle le début d’événements sanglants et douloureux qui ont duré sept longues années. Mais elle présente aussi la particularité singulière que toutes les victimes connues de cette première journée (9 morts et 4 blessés) sont tombées du côté français, ce qui n’est pas représentatif de l’ensemble de la guerre. Il ne faut donc pas s’intéresser uniquement à cette date historique, mais aussi à ses causes, et à ses conséquences à plus ou moins long terme.

- Les causes de l’événement du 1er novembre 1954

Les causes de l’événement du 1er novembre 1954 ont été ressenties et sont encore présentées de deux manières contradictoires dans les deux pays (même si la vision algérienne tend à influencer de plus en plus celle de nombreux français).

Du côté français, chez la plupart des hommes politiques et dans la plupart des journaux, en métropole comme en Algérie, le déclenchement de troubles contre l’ordre établi en Algérie avait d’abord été ressenti comme le résultat d’un complot subversif, échafaudé au Caire par les services secrets égyptiens utilisant des agents recrutés en Algérie, dont Ben Bella, partisan fidèle du colonel Nasser, était désigné comme le chef. Cette vision caricaturale a fini par perdre du terrain, et après l’indépendance de l’Algérie le premier tome du récit d’Yves Courrière, en 1968, a popularisé les « fils de la Toussaint » [1] : un petit groupe de militants du MTLD, anciens membres de l’Organisation spéciale paramilitaire (OS) qui avaient voulu remédier à la crise de leur parti en réconciliant tous les patriotes algériens, « centralistes », « messalistes » ou autres, dans la lutte armée déclenchée par eux sous les noms nouveaux de FLN (Front de libération nationale) et d’ALN (Armée de libération nationale). Mais en remontant plus loin dans le passé, jusqu’à quelle date faut-il rechercher l’origine de l’insurrection ? Certains croient encore que le point de départ de l’OS, fondée en 1946-1947 pour préparer la lutte armée, a été la volonté de venger la sanglante répression des manifestations du 8 mai 1945 autour de Sétif et de Guelma. Mais en fait, on sait grâce aux historiens algériens (notamment Mohammed Harbi [2]) que le projet insurrectionnel était bien antérieur, et qu’il remontait au moins à la fin de 1938, date à laquelle une fraction du Parti du peuple algérien (désavouée par son leader Messali Hadj), le Comité d’action révolutionnaire nord-africain (CARNA) décida de demander l’aide des Allemands afin de déclencher une insurrection contre la France [3].

Du côté algérien, la mémoire nationaliste, officielle depuis 1962, explique l’insurrection du 1er novembre 1954 par une volonté générale du peuple algérien de se libérer du joug colonialiste, volonté ayant existé sans interruption depuis les premiers jours de la conquête, depuis juin ou juillet 1830. Cette volonté générale, après avoir inspiré une résistance opiniâtre durant près d’un demi-siècle, puis subi une éclipse apparente et temporaire, se traduisit par la formation d’une association appelée l’Etoile nord-africaine en 1926 à Paris, puis du Parti du peuple algérien en 1937 à Alger, remplacé à partir de 1946-1947 par le « Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques » (MTLD), et enfin par le FLN-ALN à partir du 1er novembre 1954. Ce FLN-ALN étant destiné à englober tout une ensemble de partis, syndicats et associations se réclamant plus ou moins clairement d’une nation algérienne musulmane et affirmant son droit à se doter d’un Etat algérien indépendant, sur la base d’un sentiment d’identité collective fondé avant tout sur l’islam, mais aussi sur la mémoire douloureuse de la conquête et de la colonisation, et sur la déception causée par la politique française d’assimilation (toujours proclamée mais jamais réalisée).

Ce rassemblement de patriotes algériens s’adressait en principe à tout le « peuple » dont il se réclamait, défini par son appartenance à l’islam et par son exclusion de fait de la nation française. Mais en réalité, les partis algériens nationalistes ou autonomistes recrutaient l’essentiel de leurs militants et sympathisants parmi les couches sociales relativement favorisées ayant reçu une instruction en français ou en arabe : d’après le recensement de 1954, seulement 13,7% des musulmans âgés de plus de 10 ans savaient lire et écrire, et parmi eux 55 % étaient lettrés en français, 25 % en arabe, et 20 % dans les deux langues. En 1948, dans la population algérienne d’origine maghrébine, 15,3 % des hommes et 6,2 % des femmes parlaient le français, mais à le parler et l’écrire on ne comptait que 5,9 % des hommes et 1,6 % des femmes [4]. Les effectifs des partis nationalistes ou autonomistes étaient donc relativement faibles : entre 20.000 et 30.000 militants (plus 9.000 en France) pour le PPA-MTLD [5], entre 6.000 et 7.000 musulmans sur 12.000 membres du PCA [6], 3.000 membres à l’UDMA, parti de notables. Mais leur représentativité, d’après les élections qui avaient eu lieu à peu près librement dans le deuxième collège jusqu’au printemps de 1948, était forte par rapport à ces minorités plus ou moins instruites : le premier tour des élections au deuxième collège de l’Assemblée algérienne, marqué par un taux de participation record (67 % des inscrits) donna 30,6 % des voix et 9 sièges au MTLD, 17,5 % des voix et 7 sièges à l’UDMA de Ferhat Abbas. Mais par rapport à l’ensemble de la population musulmane ? Le 1er novembre 1954, la proclamation du FLN se contredisait en affirmant sans preuve que « la masse est unie derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action », tout en reconnaissant que le Parti était « privé du soutien indispensable de l’opinion populaire » [7]. Un an plus tôt l’appel de la direction centraliste du MTLD à un congrès national algérien s’était montré plus lucide en reconnaissant que le nationalisme avait encore beaucoup de progrès à faire pour représenter tout le peuple algérien, même dans ses catégories les plus instruites. Cet appel commençait par affirmer que « jusqu’à présent, le fardeau de la lutte a été principalement supporté par les couches les plus déshéritées de la nation », mais que « cette situation anormale doit cesser » ; et il interpellait en conséquence d’autres couches sociales : « Vous, professeurs, médecins, avocats, pharmaciens et autres intellectuels, qu’avez-vous fait pour votre pays ? continuerez-vous longtemps à ne songer qu’à gagner confortablement votre vie et à garder le silence devant les méfaits du colonialisme que vous connaissez ? » (...) Vous, bourgeois ou petits bourgeois, agriculteurs, commerçants ou industriels, (...) ignorez-vous qu’une économie algérienne saine ne peut se développer que dans un régime de liberté ? ». Il interpellait ensuite les femmes, les jeunes (employés, étudiants, et sans travail), les travailleurs des villes, les paysans, et les émigrés en France [8]. Il donnait ainsi l’impression très nette que le « mouvement national » avait encore bien des progrès à faire dans toutes les couches sociales.

On pouvait donc mettre en doute sa représentativité dans au moins trois catégories d’Algériens : - les privilégiés, « féodaux » ou « bourgeois » au sommet de la société indigène ; - ceux qui avaient des relations amicales avec des Européens ; - et enfin les masses les plus isolées et déshéritées. Ainsi, la représentativité que revendiquaient les initiateurs de l’insurrection du 1er novembre 1954 était un postulat discutable plus qu’un fait incontestable.

- Les conséquences à court terme (1954-1962)

La proclamation du FLN et l’appel de l’ALN, diffusés à l’occasion du 1er novembre 1954, contenaient à la fois une déclaration de guerre adressée à la France au nom du peuple algérien d’une part, mais aussi un ordre de mobilisation générale et une proclamation de loi martiale adressés au même peuple algérien d’autre part [9]. Ces textes ont-ils été suivis d’effets durant les années suivantes ?

Il faut d’abord se demander dans quelle mesure le FLN a réussi à rassembler la majorité de la population musulmane, et par quels moyens. A cette question, de nouveau, les partisans des deux camps proposent des réponses opposées : la persuasion, ou la terreur ?

La persuasion a joué un rôle indéniable. Dès le premier jour du soulèvement, les deux textes fondamentaux du FLN-ALN ont attesté le désir de convaincre les militants et le peuple algérien que l’action déclenchée n’était pas au service de ses seuls initiateurs, mais à celui de tous les Algériens. En cela, ils se distinguaient clairement des « fellaghas », « rebelles » ou « hors-la-loi » que les autorités voulaient faire passer pour de simples bandits. Mais le recours à la terreur était déjà sous-entendu, pour le cas où la persuasion ne suffirait pas à leur gagner un soutien suffisant de la masse du peuple : « En les servant tu sers ta cause. Se désintéresser de la lutte est un crime. Contrecarrer l’action est une trahison » [10]. La signification de ces menaces a été énergiquement exprimée par un auteur qui n’est pas suspect d’hostilité foncière aux patriotes algériens : « Les premiers maquisards de novembre 1954 ont fait ce rêve insensé de livrer d’abord une guerre civile, pour transformer tous les Algériens en étrangers à l’intérieur d’un territoire francisé. Cela ne pouvait se faire que dans le sang, par la terreur, le sectarisme, l’intimidation religieuse. Il fallait transformer en traîtres tous ceux qui n’étaient pas pour l’indépendance ou qui n’y songeaient pas (...). Il fallait inventer le concept de trahison et faire de tous les incertains et les tièdes, comme de tous les passifs, des renégats, des apostats et des collaborateurs » [11].

C’est pourquoi l’action du FLN-ALN s’est caractérisée très vite par la combinaison de la propagande, visant à réaliser la persuasion des « bons » Algériens, et du terrorisme visant à éliminer les traîtres. Comme l’a constaté Mouloud Feraoun, enseignant à Fort National, au cœur d’une région réputée pour son nationalisme très précoce, le maquis avait « gagné la confiance et l’estime de la population kabyle », et lui avait imposé ses propres lois et sentences, particulièrement terribles (égorgement, décapitation, mutilations faciales et sexuelles) avec son consentement initial : « Personne ne condamne les exécuteurs, hormis les parents et les enfants, qui pleurent le mort et tremblent pour eux-mêmes ». La multiplication des exécutions répondant à celles des « forces de l’ordre » faisait que la grande majorité du peuple avait choisi de « mourir en patriote » pour ne pas risquer de « mourir en traître ». Mais peu à peu, observe-t-il en février 1957, « tous ces meurtres finissent par perdre de leur signification première. On se demande si tous ceux qui tombent sont des traîtres. Le doute et la lassitude envahissent peu à peu les consciences, le désespoir cède la place à la colère ». Et pourtant le patriotisme ne disparaît pas : « Tout le monde a choisi de narguer le Français, d’en faire un ennemi afin de ne pas mourir en traître. Mais on continue quand même de mourir en traître afin que les ‘purs‘ se donnent l’illusion d’être vraiment purs, afin que les lâches apprennent à s’aguerrir » [12]. Mais là où le patriotisme n’allait pas encore de soi, on comprend que les exécutions de « traîtres » aient provoqué des désirs de vengeance, conformément aux valeurs traditionnelles de la société indigène fondée sur la solidarité familiale et lignagère.

Cependant, cet enchaînement de châtiments et de vengeances risquait de couper en deux la société algérienne et d’affaiblir la guerre de libération nationale en provoquant une guerre civile. Et c’est sans doute ce qui a conduit le FLN-ALN à systématiser ses attaques contre les Français, non seulement les militaires mais aussi les civils français d’Algérie, afin de provoquer des représailles aveugles qui auraient pour effet de généraliser le désir de vengeance au profit de l’insurrection.

Ce n’était apparemment pas prévu par les consignes données pour le 1er novembre 1954, même si déjà plusieurs victimes civiles étaient tombées ce jour-là, comme l’instituteur Monnerot. Un rapport du colonel Schoen, chef du Service des liaisons nord-africaines (SLNA), signalait en novembre 1954, à propos des « actes odieux » : « Les conseils pratiques « interdisent » : « Viols, massacres de femmes, enfants, vieillards. Ne pas profaner les lieux à caractère religieux. Un homme désarmé ne doit pas mourir mais être fait prisonnier. Respecter les étrangers » [13]. Mais ces règles ont été de moins en moins respectées à partir de mai 1955 et surtout du 20 août 1955 dans le Nord Constantinois, où la dernière date fut marquée par des massacres systématiques de la population civile européenne sans distinction de sexe ni d’âge à la cité minière d’El Halia et dans les fermes de Aïn Abid. C’est ce que d’anciens officiers de l’ALN ont appelé la « stratégie race contre race » [14].

Selon Yves Courrière, le chef politique du FLN d’Alger, Ramdane Abane, avait critiqué ce déchaînement de violence sans limite, réclamé des explications pour empêcher sa répétition lors du Congrès de la Soummam un an plus tard [15], et fait adopter par le Congrès des consignes très fermes : « Les tribunaux : aucun officier, quel que soit son grade, n’a plus le droit de prononcer une condamnation à mort. Les tribunaux à l’échelle secteur et zone seront chargés de juger les civils et les militaires. L’égorgement est formellement interdit à l’avenir, les condamnés à mort seront fusillés. L’accusé a le droit de choisir une défense. La mutilation est formellement interdite, quelles qu’en soient les raisons que l’on puisse alléguer. Prisonniers de guerre : il est formellement interdit d’exécuter les prisonniers de guerre. A l’avenir un service des prisonniers de guerre sera créé dans chaque wilaya ; il aura surtout pour tâche de populariser la justesse de notre lutte ». [16] Mais pourtant il entra lui aussi dans la même voie. En février 1956, il répondit dans un tract à une déclaration de Guy Mollet parlant de faire exécuter les « rebelles » algériens condamnés à mort : « Nous prenons le monde à témoin des conséquences qui découleraient de ce monstrueux crime devant lequel ont reculé même les Pinay, Faure et Soustelle. Si le gouvernement français faisait guillotiner les condamnés à mort, des représailles terribles s’abattront sur la population civile européenne » [17]. Cette menace fut réalisée en représailles contre les premières exécutions de « rebelles » condamnés à mort le 19 juin 1956 : les commandos du FLN d’Alger reçurent l’ordre d’abattre « n’importe quel Européen de dix-huit à cinquante-quatre ans » [18] . Ils n’avaient pas encore de bombes, mais le ralliement des « combattants de la libération » issus du Parti communiste algérien les leur fournit dès le 1er juillet , et ils les firent exploser dans les lieux publics des quartiers européens à partir du 30 septembre 1956, ce qui provoqua un peu plus de trois mois plus tard l’intervention des parachutistes du général Massu, connue sous le nom de « bataille d’Alger ». En même temps les massacres de civils européens sur des routes et dans des fermes autour d’Alger s’étaient multipliées à partir du massacre du col de Sakamody le 25 février 1956. Que ces actes aient été ordonnés ou non par Ramdane Abane, il ne s’en était pas moins rallié, dans les faits, à la « stratégie race contre race ». Qu’il ait encore par la suite, dans les réunions du Comité de coordination et d’exécution (CCE) tenté de mettre des limites à la violence autorisée n’eut sans doute pas grand effet, car ces décisions restèrent secrètes [19]. Et son influence sur la direction du FLN disparut quand il fut assassiné par ses collègues militaires en décembre 1957.

A la suite de tous ces événements, deux versions schématiquement opposées s’enracinèrent dans les esprits, suivant le camp auquel ils appartenaient.

Du côté des autorités françaises et de tous les habitants de l’Algérie qui ne reconnaissaient pas l’autorité du FLN, celui-ci s’identifiait par ses actes à un terrorisme sans limite. Ses membres ne pouvaient être que des criminels ou leurs complices. Sa criminalisation était totale, que ce soit a priori, par l’emploi des mots « fellaghas », « rebelles » et « hors-la-loi », ou a posteriori, à la suite de crimes constatés sur le terrain, répercutés par les titre affolants des journaux et par des brochures accusatrices illustrées de terribles photographies. Il en résultait une négation des buts politiques du FLN, qui excluait toute idée de négociation. Mais aussi une négation de la guerre, remplacée du côté français par le mot « pacification ». Et pourtant, la guerre n’en était pas moins un fait indéniable, puisque les « forces de l’ordre » tuaient nettement plus de « rebelles » algériens que ceux-ci de militaires et de civils français [20].

Au contraire, pour le FLN algérien et pour tous ses sympathisants français d’Algérie et de France, son action s’identifiait à son but, c’est à dire une résistance, une libération. Leur vision maximisait la violence de la guerre faite par la France au peuple algérien (ou à ceux des Algériens qui en incarnaient la volonté), et elle minimisait celle exercée par les patriotes algériens contre les Français et contre les habitants de l’Algérie (français et musulmans) qui ne les suivaient pas. Le discours public du FLN affirmait que les Français étaient seuls à commettre des crimes, étant donné que ses propres actes de violence étaient toujours justifiés, et l’injustifiable massacre de Melouza (mai 1957) fut attribué à l’armée française ou à ses « harkis » sans vergogne. Pour les intellectuels soutenant le FLN, la fin justifiait les moyens, ou bien ils ne s’estimaient pas en droit de les juger parce qu’ils attribuaient la responsabilité première du drame algérien au colonialisme. Combien osaient penser comme Mohammed Harbi : « nos idéaux étaient en contradiction avec les moyens qu’imposaient nos dirigeants pour les faire triompher. Libertaire de conviction, j’avais pour objectif ultime l’affirmation d’un système de valeurs indépendant de toute domination et de toute exploitation, et je me retrouvais dans une organisation où l’autoritarisme plébéien inculquait à chacun que le mal se convertit en bien sitôt qu’il se fait au nom de la révolution. Je souffrais du recours à des pratiques telles que l’égorgement, les mutilations (nez ou oreilles coupées) et du discrédit que les tueries faisaient peser sur nous, non pas auprès de ceux qui initient, taisent ou justifient les crimes dans lequel leur pays est impliqué, mais auprès de leurs opposants, nos amis » [21].

C’est surtout chez les intellectuels français de la métropole que se produisirent des clivages profonds, pour ou contre l’abandon ou la libération de l’Algérie, que symbolisèrent en 1960 la publication de manifestes en sens contraire [22]. La masse de la population française d’Algérie bascula très tôt, on le sait bien, contre l’indépendance. En France, les sondages d’opinion prouvent que la majorité commença dès 1956 à s’éloigner de l’idée d’Algérie française. A partir de mai 1958, l’ancienne identification entre l’idéal démocratique et cette idée, aussi vieille que le parti républicain, céda clairement la place à un risque de guerre civile entre ceux qui s’accrochaient encore à celle-ci et ceux qui voyaient dans l’Algérie française un mot d’ordre fasciste. Cependant, le pourcentage des Français de France qui souhaitaient une solution pacifique du problème algérien, fondée sur le droit de l’Algérie à l’autodétermination et même à l’indépendance, ne cessa pas de progresser dans les sondages. Les prises de position du général de Gaulle, allant de plus en plus nettement dans ce sens à partir de son discours du 16 septembre 1959, renforcèrent la cristallisation de l’opinion publique autour de ses options, mais ne la créèrent pas, puisqu’elles suivirent de plusieurs mois les indications des sondages. En effet, la reprise des pourparlers avec le FLN en vue d’un cessez-le-feu était approuvée par 53 % des personnes interrogées en juillet 1957, 56 % en janvier 1958, bien avant l’investiture de Pierre Pflimlin qui soutenait le même programme le 13 mai 1958. Dès le début de 1959, une majorité absolue allait encore plus loin en souhaitant des négociations avec le FLN : 71 % souhaitaient des négociations en vue d’un cessez-le-feu, 52 % des négociations politiques avec le GPRA, et 51 % jugeaient l’indépendance inévitable. Il n’est donc pas étonnant qu’après le discours du 16 septembre 1959 toutes les initiatives du général de Gaulle aient été approuvées par des majorités croissantes. Les référendums du 8 janvier 1961 et du 8 avril 1962 prouvèrent sans l’ombre d’un doute que les derniers partisans de l’Algérie française n’étaient qu’une minorité [23].

Cette rupture du consensus national se traduisit par un une sorte de guerre civile, très inégale, entre la nouvelle majorité favorable à la décolonisation et ce qui restait de l’ancienne [24], et par un clivage idéologique prolongé jusqu’à nos jours par un clivage mémoriel. Mais il faut être conscient que les deux camps ont gardé en commun une même partialité qui les empêche de voir objectivement l’ensemble de la situation. Ce qu’a très bien dit dans ses mémoires un ancien témoin engagé, cité par Jacques Frémeaux : « Au total, on ne peut que souscrire au jugement formulé par André Mandouze, grand intellectuel chrétien de gauche en faveur des nationalistes algériens s’il en fut. Celui-ci évoque « une guerre où le contre-terrorisme s’est nourri du terrorisme et où le terrorisme est la cause originelle de tout, même s’il faut reconnaître que le soulèvement de 54 était lui-même une réponse ponctuelle à la violence séculaire subie par les Algériens. Tout cela admis, il s’ensuit que, le conflit une fois déclenché, les deux camps se sont rendus coup pour coup et que les horreurs ont été partagées » [25].

- A plus long terme (de 1962 à nos jours)

L’Algérie est devenue indépendante en 1962, suivant les dispositions des accords d’Evian, mais dans une situation réelle qui les a très vite privés de leur contenu. Le refus du cessez-le-feu du 19 mars 1962 et la pratique d’un terrorisme de plus en plus systématique par l’OAS ont fortement contribué à créer le chaos, mais il ne faut pas oublier que le FLN y contribua lui aussi en déclenchant, un mois après le 19 mars, une vague d’enlèvements de plus de 3.000 Européens, le plus souvent suivis de meurtres, qui dura près d’un an [26]. L’exode massif des Français d’Algérie en fut la conséquence directe. D’autre part, une autre vague d’enlèvements souvent suivis de tortures et de meurtres, ou d’une longue détention, frappa les anciens « harkis », particulièrement après le référendum du 1er juillet 1962, et dans ce cas il est impossible d’invoquer les représailles contre l’OAS, car leur participation à cette organisation fut tout à fait marginale. Les clauses fondamentales des accords d’Evian, qui garantissaient la sécurité de tous les habitants de l’Algérie quels qu’aient pu être leurs actes et leurs opinions avant le 19 mars 1962, furent ainsi reniées.

L’exode massif des Français d’Algérie qui détenaient la grande majorité des postes de direction et d’encadrement de l’économie et de l’administration plongea alors l’Algérie dans une crise profonde, parce que les cadres qualifiés du FLN n’étaient pas un nombre suffisant pour occuper tous ces postes sans délai, même avec le renfort de coopérants français dont beaucoup (appelés les « pieds-rouges ») étaient motivés par une sympathie idéologique.

Enfin, l’indépendance de l’Algérie fut marquée, dans ses trois premiers mois, par une lutte acharnée pour le pouvoir opposant deux coalitions, regroupées autour du GPRA de Ben Khedda et du Bureau politique du FLN présidé par Ben Bella (appuyé par le colonel Boumedienne, chef de l’armée des frontières) qui alla jusqu’au bord de la guerre civile, et fonda le pouvoir sur la dictature inavouée du plus fort et du plus résolu.

Contrairement à ce qui a été parfois prétendu, l’exode des Français d’Algérie fut souhaité par les deux camps opposés dans cet affrontement. Ben Bella a reconnu qu’il ne pouvait concevoir une Algérie avec 1.500.000 (sic) « pieds-noirs » , et son allié Boumedienne qualifiait les biens qu’ils avaient abandonné de « butin de guerre » ; quand à Ben Khedda, ils a glorifié « la Révolution qui a réussi à déloger du territoire national un million d’Européens, seigneurs du pays ». Mais cet avantage temporaire avait son revers, car les occasions exceptionnelles de promotion sociale qui furent offertes en 1962 ne pouvaient se répéter chaque année pour les nouvelles générations, malgré ou à cause de la forte augmentation du nombre des cadres nouvellement formés. Le sociologue algérien M’hamed Boukhobza a expliqué la crise qui a frappé l’Algérie à partir de la fin des années 1980 par l’existence d’un systéme « d’une rigidité extraordinaire dans la mesure où une fraction dominante des élites qui vont encadrer le pays ne tient pas sa légitimité d’une aptitude professionnelle ou intellectuelle, ou d’un capital économique ou financier socialement reconnu, mais d’un système d’alliance et de clientèle basé sur des cooptations et des affinités régionales ou claniques. L’une des difficultés qu’aura à affronter le pays, trente années après son indépendance, se situe précisément dans la contestation presque généralisée du poids et du rôle joué par ces élites que l’on peut qualifier d’illégitimes, dans la mesure où les statuts et pouvoirs qu’elles ont détenus, ou qu’elles détiennent, n’ont pas un fondement social » [27].

En effet, à plus long terme, l’Algérie a évolué entre l’anarchie de ses débuts, la dictature militaire du colonel Boumedienne, et la guerre civile qui l’a frappée durant les années 1990 et qui n’est pas tout à fait terminée. Elle a connu durant ces années terribles une rechute dans la violence, qui a donné l’impression que les deux camps en lutte se présentaient comme les dignes continuateurs de la lutte des Algériens patriotes et musulmans contre les « traîtres » héritiers des « harkis ». Et ce n’était pas seulement une impression. La plupart des historiens et des politologues ont reconnu dans les événements douloureux des années 1990 une continuité avec le modèle sacralisé de la guerre d’indépendance. Comme l’a constaté Mohammed Harbi, « l’idéalisation de la violence requiert un travail de démystification. Parce que ce travail a été frappé d’interdit, que le culte de la violence en soi a été entretenu dans le cadre d’un régime arbitraire, l’Algérie voit ressurgir avec l’islamisme les fantômes du passé » [28]. Et comme l’analyse Lahouari Addi, le système politique algérien est fondé sur « le présupposé qu’entre Algériens il n’y a pas de conflits politiques. Il y a des conflits politiques entre Algériens et étrangers, ou entre Algériens patriotes et Algériens traîtres. Ce type de conflit n’a pas à être institutionnalisé, car les traîtres sont à exterminer physiquement, à ‘éradiquer’, d’où le caractère sanglant de la crise actuelle, qui oppose, pour les uns, les traîtres à la nation, et pour les autres, les traîtres à l’Islam, qui définit la nation » [29]. Il y a donc bien un lien entre les conséquences du système politique algérien tel qu’il a existé depuis l’indépendance, la crise du nationalisme, et la relance de la guerre des mémoires en Algérie (et aussi en France).

Faut-il donc regretter le 1er novembre 1954 ? Sans doute, comme la dernière étape et la sanction des occasions perdues qui ont conduit la politique française en Algérie à une sanglante faillite. Mais les Algériens qui continuent de commémorer cet événement comme une fête nationale auraient aussi des raisons de le regretter. Comme Mohammed Harbi, qui persiste à justifier la révolte patriotique du FLN : « L’indépendance, les Français ne nous l’auraient jamais accordée. Alors, nous l’avons prise. Et, quoi qu’il ait pu advenir, nous avons bien fait » [30]. Ce qui ne l’empêche pas d’exprimer un regret : « Je vis ce qui se passe comme l ‘échec d’une génération qui n’a pas su trouver les chemins de la liberté ; cette génération, c’est la mienne. C’est donc aussi quelque part mon échec » [31].

Guy Pervillé

[1] Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, Paris, Fayard, 1968.

[2] Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, le populisme révolutionnaire en Algérie, Paris, Christian Bourgois, 1975.

[3] Harbi, op. cit., p. 177 note 59.

[4] Philippe Marçais, « Cohabitation linguistique en Algérie », dans La cohabitation en Algérie, Alger, Secrétariat social, 1956, p. 59.

[5] Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, Paris, PUF, 1979, p. 590.

[6] Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie, 1920-1962, Paris, Presses de la FNSP, 1976, p. 69.

[7] Voir le texte de la proclamation du FLN, notamment, dans Courrière, op. cit., pp. 443-446, et suivi par l’appel de l’ALN dans La guerre d’Algérie, s. dir. Henri Alleg, Paris, Temps actuels, 1981, t. 3, pp. 509-511.

[8] Appel à la nation lancé le 10 décembre 1953 par le Comité central du MTLD, cité par M. Harbi, op. cit. p. 210.

[9] Voir mes commentaires de ces textes dans mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. pp. 123-128, et dans mon article « Le jour où le FLN déclara la guerre à la France », dans L’Histoire, n° 181, octobre 1994, pp. 54-63.

[10] Appel de l’ALN, in Alleg, op. cit., t. 3, p. 511.

[11] Jean Daniel, La blessure, Paris, Grasset, 1992, p. 129 (20 novembre 1962).

[12] Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962. Paris, Le Seuil, 1962, pp. 36, 43, 47, 52-53, 203 et 208.

[13] Bulletin politique mensuel du SLNA, novembre 1954, archives Harbi. In Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN, documents et histoire, 1954-1962, Paris, Fayard, 2004, p. 32.

[14] Expression citée notamment par Jean-Robert Henry dans le catalogue de l’exposition L’Algérie et la France, destins et imaginaires croisés réalisée en 2003.

[15] Yves Courrière, Le temps des léopards, Paris, Fayard, 1969, pp. 246 et 375.

[16] Procès-verbal du Congrès de la Soummam, in Les archives de la révolution algérienne, rassemblées et commentées par Mohammed Harbi, Paris, Editions Jeune Afrique, 1981, pp. 166-167.

[17] « Le voyage en Algérie du président du Conseil français », in Alleg, op. cit., t. 3, p. 531.

[18] Courrière, op. cit., p. 357.

[19] Voir le procès-verbal de la réunion du CCE en date du 10 juin 1957, reproduite dans les Mémoires de Mohammed Harbi, t. 1, Une vie debout, Paris, Maspero, 2001, p. 390.

[20] Voir le bilan des pertes dans mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, op. cit., pp. 238-246.

[21] Harbi, op. cit., p. 208.

[22] La déclaration des 121 (4 septembre 1960), à laquelle répondirent le manifeste des intellectuels français (octobre 1960) et un autre manifeste d’étudiants et enseignants pour la négociation) ; textes reproduits par Jean-Pierre Vittori en annexes à son livre Nous, les appelés d’Algérie, Paris, Stock, 1977, pp. 285-300.

[23] Voir les sondages d’opinion, étudiés d’abord par l’article de Charles-Robert Ageron, « L’opinion française à travers les sondages », dans La guerre d’Algérie et les Français, s. dir ; Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1990, pp. 25-44, et cités par moi-même dans Pour une histoire de la guerre d’Algérie, op. cit., pp. 198-202.

[24] Voir mon article « OAS, le terrorisme du désespoir », publié en 2004 dans le numéro spécial de Science et vie intitulé "Algérie 1954-1962, la dernière guerre des Français", sur mon site.

[25] Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, pp. 240-241 ; citant André Mandouze, Mémoires d’outre-siècle, t. 1, D‘une résistance à l’autre, Paris, Viviane Hamy, 1998, p. 351.

[26] Voir la thèse de Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2001.

[27] M’hamed Boukhobza, « Le transfert social de l’indépendance. Les mutations urbaines ((1954-1966) », in Les accords d’Evian en conjoncture et en longue durée, Paris, Karthala et Institut Maghreb-Europe, 1997 (le colloque avait eu lieu en 1992. M’hamed Boukhobza est mort assassiné l’année suivante), p. 77.

[28] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p. 155.

[29] Le Monde, 29 novembre 1995, p. 16.

[30] Cité par Daniel Bermond, « Mohammed Harbi, l’homme qui a dit non », L’Histoire, février 2001, pp. 30-31.

[31] Interview dans El Watan, Alger, 17 mai 2001.



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