La guerre d’Algérie revisitée : zones d’ombre, points aveugles (2002)

dimanche 18 septembre 2005.
 
Cette communication a été présentée au colloque La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, organisé à Paris par Anny Dayan-Rosenman et Lucette Valensi les 14, 15 et 16 novembre 2002, et publié en 2004 par les Editions Bouchène, Saint-Denis (pp. 225-233).

La guerre d’Algérie est entrée depuis une douzaine d’années dans l’étape de la relève de la mémoire par l’histoire, en France tout au moins. Les colloques se sont multipliés [1], et plusieurs thèses et ouvrages fondamentaux ont abordé de front les sujets les plus délicats : le vichysme en Algérie [2], la révolte et la répression de mai 1945 [3], la justice en guerre [4], la torture et l’armée [5], la mémoire douloureuse des appelés [6]...Pour des historiens du XXIème siècle, marqués par l’héritage de l’école des Annales, la tentation est forte de définir des problématiques audacieuses, en dédaignant l’histoire événementielle considérée comme suffisamment connue. Et pourtant, la connaissance des événements par les historiens reste largement tributaire des publications antérieures, œuvres d’acteurs, de témoins et de journalistes, qui étaient les principales sources d’information avant l’ouverture de la majeure partie des archives publiques françaises à partir de 1992. C’est pourquoi elle souffre de graves insuffisances qu’il convient de signaler. Comme le dit Gilbert Meynier, l’histoire positiviste est le degré numéro 1 de l’histoire, mais ce degré reste indispensable.

De nombreux auteurs, parmi lesquels celui de la présente communication [7], se sont crus obligés de présenter des synthèses globales de la guerre d’Algérie pour répondre à la demande sociale, sans disposer des monographies et des synthèses partielles que les maîtres de l’école méthodique jugeaient un préalable indispensable à toute généralisation bien fondée : « une vie d’analyses pour une heure de synthèse » (Fustel de Coulanges). Ainsi, nous avons mis la charrue avant les bœufs. Ce n’est pas une raison de condamner toutes ces synthèses prématurées, mais il serait bon de confronter leurs idées générales à des recherches plus limitées qui permettraient de les vérifier, de les infirmer ou de les nuancer.

Notre connaissance des faits privilégie les « grands événements » qui ont retenu l’attention des journalistes parce qu’ils se sont déroulés, le plus souvent, à Alger ou à Paris. Mais elle laisse dans l’ombre ou le flou de larges intervalles chronologiques et de vastes espaces géographiques [8], parce que les témoignages qui les concernent sont très dispersés et fragmentaires. C’est pourquoi nous avons besoin de séries de monographies locales ou régionales, couvrant toute la durée de la guerre, et permettant des comparaisons systématiques avant toute généralisation. Etant donné la répartition très inégale de la population dite européenne (y compris les juifs autochtones) à travers l’espace algérien, il conviendrait d’établir des séries de monographies urbaines, en distinguant les villes ayant eu longtemps une majorité non musulmane (Oran, Alger, Sidi-Bel-Abbès, Bône et Philippeville) et celles qui ont toujours conservé une majorité musulmane absolue ou relative (Tlemcen, Constantine). De même, il conviendrait d’étudier séparément les campagnes fortement marquées par la colonisation (plaines d’Oranie et des environs d’Alger) et celles qu’elle n’a pas directement touchées (montagnes de Kabylie, de l’Aurès, du Nord-Constantinois), en distinguant également les régions arabophones et les berbérophones. Or, les études monographiques sont encore trop rares [9]. Elles sont pourtant très rentables, car elles permettent de découvrir et de révéler rapidement des faits inconnus [10]. Et elles permettraient ensuite de vérifier , d’infirmer ou de nuancer des hypothèses suggérées par la géographie : par exemple, celle suivant laquelle la force du nationalisme algérien musulman était inversement proportionnelle à l’importance du peuplement européen [11].

Mais les « grands événements » sont-ils aussi bien connus qu’on le croit ? Disons plutôt qu’ils sont moins mal connus que les autres [12]. Par exemple, les bilans de la « bataille d’Alger » et de la « bataille de Paris » sont encore loin d’être incontestablement établis. Et ces incertitudes statistiques traduisent des problèmes de fond.

L’exemple de la « bataille d’Alger » est particulièrement significatif. Le bilan officiel du terrorisme, cité en 1958 par Jacques Chevallier [13](751 attentats, ayant fait 314 morts et 917 blessés, en quatorze mois) n’a été cité depuis par aucun autre auteur [14]. Il convient sans doute de le vérifier soigneusement, pour savoir s’il inclut ou non les victimes des attentats « contre-terroristes », ou messalistes ; mais aucune étude n’en a été faite à ma connaissance. Au contraire, le bilan supposé de la répression militaire française a été largement diffusé. Depuis la publication par Yves Courrière, en 1969, du deuxième volume de sa Guerre d’Algérie, intitulé Le temps des léopards, l’idée s’est accréditée que l’action répressive du général Massu à Alger en 1957 s’était soldée par 3.024 disparitions dans les trois premiers mois, et près de 4.000 en tout. Bilan fondé par l’auteur sur la lettre de démission du secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police, Paul Teitgen, [15] et sur la reproduction d’un document communiqué par celui-ci [16]. Or, le colonel Godard, ancien chef d’état-major de la Xème division parachutiste, a démontré d’une façon convaincante que ce document présenté comme une preuve indiscutable ne prouvait rien. Dans son livre, Les paras dans la ville, il a reconstitué l’intégralité du document publié sous une forme tronquée par Yves Courrière, indiqué qu’il s’agissait d’un tableau des entrées et des sorties du centre de transit et de tri de Beni Messous (ou de l’ensemble des CTT d’Alger) entre le 28 janvier et le 2 avril 1957, et constaté que le total des 3.024 « qui manquent » était la somme des 1.112 détenus libérés, des 1.829 transférés au camp d’internement de Paul Cazelles, et des 83 remis aux autorités militaires ou de police [17].

Lors d’un séminaire sur l’information des Français pendant la guerre d’Algérie, organisé à l’Ecole normale supérieure par un groupe d’élèves le 6 février 1973, j’ai plusieurs fois demandé à Paul Teitgen ce qu’il pensait de l’interprétation du colonel Godard [18]. Il n’a pas répondu directement sur ce point, mais il a clairement démenti les allégations d’Yves Courrière sur le nombre de disparus de la « bataille d’Alger ». En effet, il a déclaré que les nombres qu’il avait cités ne concernaient pas seulement la ville d’Alger, mais les cinq départements de la région (le tiers de l’Algérie du Nord), et que celui de 3.024 disparus ne portait pas sur les deux premiers mois de la bataille d’Alger, mais comptabilisait les disparus jusqu’au 1er septembre 1957, date de son départ. Pourtant ces explications, fournies par Paul Teitgen, ne correspondent pas aux données du document précisément expliqué par le colonel Godard, et malgré plusieurs tentatives durant cette séance, je n’ai pas obtenu de réponse satisfaisante [19]. Il n’en reste pas moins que l’affirmation d’Yves Courrière ne peut être retenue.

Pouvons-nous attendre plus de lumière des responsables militaires ? Le général Massu a reconnu en 1971, dans son livre La vraie bataille d’Alger, qu’en neuf mois « Yacef Saadi avait perdu moins d’un millier d’hommes - très probablement le nombre relativement faible de trois cents tués - dans l’organisation terroriste de la zone autonome d’Alger » [20], estimation qui ne semble pas incompatible avec les listes de disparus publiées jusqu’à présent [21]. Or, tout récemment, le général Aussaresses a prétendu fournir la clé des statistiques officielles, en indiquant que les « suspects qu’on ne garde pas » se trouvaient camouflés dans la colonne « libérés » [22](ce qui donnerait 1112 disparus sur le document cité plus haut). Mais est-il vraisemblable que toutes les morts inavouables aient été enregistrées dans la même catégorie, et que celle-ci leur ait été entièrement réservée ? Il me semble plus prudent d’admettre que le vrai bilan de la bataille d’Alger est encore inconnu, et qu’il reste à établir. Au-delà de l’approche statistique, nous manquons encore d’une grande étude systématique de la « bataille d’Alger » qui ne se limite pas à la seule répression militaire, mais qui prenne en compte l’ensemble de l’affrontement entre le FLN et les forces françaises en 1956 et 1957 pour en éclairer la logique.

Le bilan de la « bataille de Paris », ou plutôt de la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, a gagné en précision grâce à l’action de Jean-Luc Einaudi, qui a obligé les pouvoirs publics et même l’ancien préfet de police Maurice Papon à démentir l’ancien bilan officiel grossièrement minimisé (trois morts) en le multipliant par dix. Mais il subsiste encore un écart de dix contre un entre les bilans proposés par Jean-Luc Einaudi (« 393 morts et disparus en septembre et octobre 1961, dont 159 à partir du 17 octobre » [23]) et par l’historien Jean-Paul Brunet, qui retient une ‘fourchette’ de 30 à 50 morts [24]. Sans pouvoir traiter ici le fond du problème, il me semble bon de rappeler quelques principes de méthode indispensables pour tirer des conclusions fondées. Nul ne doit affirmer davantage que ce qu’il est en mesure de prouver, ni confondre ce qui lui paraît une hypothèse très vraisemblable [25] avec un fait établi. Il faut distinguer très clairement le bilan de la répression du 17 octobre 1961 et celui de l’escalade de la violence mutuelle qui l’avait précédée, depuis la fin août au moins. Il n’existe que deux méthodes sûres pour compter des victimes : dresser des listes de corps retrouvés, ou des listes de disparus définitifs, et il n’est pas permis de les additionner sans précaution (par exemple, additionner des cadavres non identifiés et des disparus identifiés). L’imputation de chaque mort identifié à la police ou au FLN, ou à une autre cause, ne peut se faire sans une enquête approfondie cas par cas, sous peine d’être faussée par des a priori politiques, et en cas d’incertitude il faut s’abstenir de conclure. Enfin, il ne faut pas extrapoler le bilan du 17 octobre 1961 à l’ensemble de la « bataille de Paris » ou de la guerre d’Algérie en France : on sait que celle-ci a été un affrontement triangulaire entre le MNA, le FLN et les « forces de l’ordre » pour le contrôle de la colonie algérienne émigrée en France, dont le bilan reste lui aussi à établir, puisque les statistiques officielles ne distinguent pas les victimes des deux terrorismes algériens, et semblent ignorer les victimes de la répression policière [26]. Ainsi, le problème très médiatisé depuis quelques années du 17 octobre 1961 cache celui, beaucoup plus important mais encore mal connu, de la guerre d’Algérie en France.

D’autres événements non moins importants restent méconnus ou très mal connus, soit parce que les enquêtes sérieuses qui ont été faites sont trop peu diffusées et trop peu relayées par les médias, soit parce qu’aucune enquête méthodique n’a pu être faite.

Dans le premier cas, nous pouvons citer l’ouverture du feu par un barrage de tirailleurs algériens de l’armée française sur une foule manifestant pacifiquement pour l ‘Algérie française dans la rue d’Isly à Alger le 26 mars 1962, et la fusillade suivie d’une vague d’enlèvements et de massacres d’Européens par des Algériens à Oran le 5 juillet 1962, lors du défilé de l’indépendance. Les témoins du premier événement contestent vigoureusement le bilan officiel du nombre des victimes en s’appuyant sur des listes nominatives de morts et de blessés hospitalisés [27], et surtout l’imputation à l’OAS de la responsabilité directe du premier coup de feu qui aurait déclenché la fusillade. Ceux du deuxième contestent également l’attribution du premier tir à un desperado de l’OAS en déroute, ils dénoncent la passivité des troupes françaises encore présentes à Oran [28], et la volonté officielle de minimiser l’ampleur et la cruauté du massacre. Ces deux événements, qui concernent principalement des Français d’Algérie, ont fait l’objet d’enquêtes approfondies [29] par des témoins appartenant à la même communauté ; mais elles n’ont été publiés que par des éditeurs de même origine et ne sont pas diffusées en librairie, parce qu’elles sont censées ne pouvoir intéresser que des « pieds-noirs » et des sympathisants de leur cause.

Ces deux enquêtes ont été reprises et complétées par la thèse d’un historien natif d’Alger, Jean Monneret [30], qui aborde également deux autres grands drames de la fin de la guerre d’Algérie : les milliers d’enlèvements [31] qui ont frappé les Français d’Algérie et précipité leur exode massif après le cessez-le-feu et après l’indépendance, et les massacres de « harkis » commis à la même époque, par le FLN ou par des groupes armés s’en réclamant à tort ou à raison. Ces deux événements de très grande ampleur sont moins faciles à cerner que les deux cités plus haut, parce qu’ils se sont produits sur tout le territoire algérien, et en grande partie loin du regard des autorités civiles ou militaires françaises. C’est pourquoi il est très difficile d’en établir des bilans statistiques incontestables (tout particulièrement au sujet des massacres de harkis). Et c’est pourquoi leur reconnaissance par la mémoire nationale souffre de la diffusion, dans un secteur minoritaire de l’opinion publique, de nombres mythiques aussi invraisemblables qu’impossibles à prouver (25.000 « pieds-noirs » disparus, dont 3.000 à Oran le 5 juillet [32], et 150.000 harkis massacrés). Par un véritable cercle vicieux, le silence officiel provoque l’exagération de la part des intéressés, qui suscite à son tour l’incrédulité générale. La levée des incertitudes ne pourrait se faire que par une confrontation systématique des témoignages et des documents dans les deux pays, qui suppose une égale bonne volonté des deux Etats ; mais celle-ci est encore inimaginable, parce que ces deux tragédies contraires aux accords d’Evian mettent en cause leur responsabilité.

Il existe encore quelques événements très mal connus faute d’enquête sérieuse, dont voici deux exemples.

La « nuit rouge de la Soummam », racontée par Yves Courrière dans Le temps des léopards [33], serait l’événement le plus sanglant de toute la guerre : le massacre en une seule nuit, au printemps 1956, de 1.000 ou 1.100 habitants d’un village nommé Ioun Daguen, en Petite Kabylie, par les troupes du futur colonel Amirouche qui leur reprochait d’avoir formé une harka pour combattre l’ALN. Intrigué par l’absence de date précise, j’avais cherché ce gros village sur les cartes de l’époque et dans les répertoires officiels de circonscriptions administratives, sans succès. Le mémoire de maîtrise d’Arnaud Jeanjean, La guerre d’Algérie en Kabylie [34], a fait le point sur les contradictions des diverses versions existantes, et montré qu’il ne s’agissait probablement pas d’un seul massacre, commis en un seul lieu et en une seule nuit. Même ainsi étalés, ces 1.100 morts supposés n’apparaissent pas dans les statistiques officielles des victimes du terrorisme, dont la courbe culmine en mai 1957 avec les massacres de Melouza et de Wagram [35]. Comment donc expliquer leur éventuelle occultation, alors que la divulgation d’un tel événement aurait pu aider efficacement la propagande française à contester la représentativité du FLN ?

Un autre exemple tout aussi frappant est celui du charnier de Khenchela, exhumé en 1982 à l’emplacement d’un ancien camp militaire français. Ce charnier contenant près de 1.200 cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, le plus important jamais découvert en Algérie, a été imputé à l’armée française par les autorités et par la presse algériennes, ainsi que par le quotidien français Libération après une enquête de son envoyé spécial Lionel Duroy [36]. De nombreux anciens officiers français, indignés, ont attribué ce charnier à un massacre de harkis après l’indépendance, sans autre preuve que leur intime conviction de l’impossibilité qu’un tel crime pût être l’œuvre de l’armée française. Or, l’affirmation du capitaine Pierre Rivière, suivant lequel les harkis d’Edgar Quinet auraient été massacrés à Khenchela avec leurs familles, a été reproduite dans plusieurs livres, notamment dans ceux du général Maurice Faivre [37] et de Jean Monneret [38], mais elle a été démentie par le lieutenant-colonel Jean Nouzille, qui a retrouvé en France ses anciens harkis d’Edgar Quinet. Ce n’est pourtant pas une confirmation suffisante de la version de Lionel Duroy, qui a eu le tort de se contenter d’une demi-enquête en ne cherchant pas à savoir ce qui avait pu se passer après le départ des troupes françaises, début juillet 1962. Ce journaliste a d’ailleurs modifié ses conclusions en affirmant que le charnier existait déjà en 1958, et qu’il résultait d’un massacre commis vraisemblablement peu après l’insurrection du 20 août 1955, tout en admettant qu’une partie des cadavres pouvait ne pas en provenir. En dépit de ses insuffisances, cette enquête reste incontournable. La seule tentative de réfutation argumentée est celle du commandant Déodat du Puy Montbrun, qui avait un terrain d’atterrissage d’hélicoptères à l’emplacement même du charnier de 1955 à 1960, et qui juge son existence à l’époque matériellement impossible en se fondant sur des photographies aériennes [39]. Mes tentatives de dissiper le mystère en diffusant un appel à témoignage n’ont abouti, jusqu’à présent, qu’à l’épaissir. L’enquête reste donc à poursuivre.

Les historiens ne peuvent évidemment pas borner leur ambition à jouer le rôle de juges d’instruction, comptant des cadavres ou des disparus et cherchant à en identifier les bourreaux ; et ce d’autant moins qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir y arriver si longtemps après les faits. Mais ils ne peuvent pourtant pas se résigner à laisser subsister de si graves incertitudes sans s’efforcer de les dissiper, et encore moins se contenter de répéter des idées reçues sans les vérifier, au nom de l’argument d’autorité.

Enfin, notre connaissance des faits risque d’être biaisée par le mécanisme suivant. Durant la guerre d’Algérie, la plupart des moyens d’information français ont plus ou moins consciemment contribué à la propagande officielle, en braquant les projecteurs sur les crimes du FLN beaucoup plus que sur ceux des « forces de l’ordre », qui n’en existaient pas moins : « les rebelles n’ont pas de journaux », observait alors l’écrivain algérien Mouloud Feraoun dans son journal intime. En réaction, une partie des intellectuels français se réclamant des valeurs républicaines, suivant l’exemple des dreyfusards, ont jugé devoir faire connaître prioritairement les crimes commis au nom de la France, en supposant bien connus ceux de l’adversaire. Mais ils ont par là même transmis aux générations postérieures une image simplifiée des cruelles réalités de cette guerre. Depuis que les archives publiques françaises ont commencé à s’ouvrir (et à révéler des documents qu’on aurait préféré ne pas y trouver, selon Georgette Elgey [40]), de jeunes historiens ou historiennes ont inscrit leurs recherches dans la même perspective, avec le même souci de faire œuvre civique en « balayant devant notre porte ». Les contraintes de la thèse nouveau régime et les conditions d’accès aux archives en France ont également contribué à limiter les sujets au versant français de la guerre. C’est ainsi que plusieurs thèses publiées ont attiré l’attention des lecteurs sur les aspects les plus sombres de l’action de l’armée française : les directives draconiennes données au printemps 1955 pour déclencher une guerre totale contre les « hors-la-loi » (citées par Claire Mauss-Copeaux [41]), la soumission de la justice au pouvoir politique et au pouvoir militaire (Sylvie Thénault), la diffusion de la torture, des exécutions sommaires et d’autres violences illégales dans l’armée française (Raphaëlle Branche). Ces publications sont intervenues en pleine recrudescence de la guerre des mémoires antagonistes, qui oppose plus que jamais depuis deux ans les anciens partisans et adversaires de l’indépendance de l’Algérie. Elles l’ont alimentée en fournissant aux uns des arguments, et aux autres l’occasion de dénoncer ce qu’ils ont appelé « la caution de l’Université » à une campagne de « désinformation ». Les recherches historiques pourraient au contraire aider à dépasser les vieux débats et les vieux combats en se situant dans une perspective comparative et en mettant l’accent sur les interactions entre les comportements des deux camps qui sont le propre de toute guerre, si inégales que soient les forces en présence.

En histoire comme en photographie, c’est le cadrage qui définit l’image et qui lui donne son sens : une recherche ayant pour objet la justice, ou la torture, dans les deux camps, n’aboutirait pas aux mêmes conclusions qu’une autre considérant le même thème dans un seul d’entre eux. Le livre tant attendu de Gilbert Meynier a heureusement démontré que des études complétant celles de Sylvie Thénault et de Raphaëlle Branche du côté du FLN étaient possibles, même sans avoir accès aux archives algériennes. Nous pouvons donc souhaiter que désormais les recherches historiques sur la guerre d’Algérie procèdent par des enquêtes parallèles sur des sujets analogues (avec échanges d’informations), ou par des synthèses prenant en compte l’interdépendance entre les adversaires qui est une des régularités les mieux établies par l’histoire comparée des guerres.

Guy Pervillé

Ce grand colloque international et pluridisciplinaire, ouvert par Anny Dayan-Rosenman et conclu par Lucette Valensi, contient les communications de :

-  Pierre Vidal-Naquet, Historien et partisan

-  Mohammed Harbi, Des usages du passé : l’affaire Abbane

-  Ismaël Sélim Khaznadar, On brûle une bibliothèque

-  Daho Djerbal, Troubles dans la mémoire, ou les avatars d’un héros revenu parmi les siens

-  Omar Carlier, Le moudjahid mort ou vif,

-  François Pouillon, Abd-el-Kader, icône de la nation algérienne

-  Michèle Baussant, Identité passagère : Pied-noir, une figure de l’exil

-  Alain Soufflet et Jean-Baptiste Willatte, Harkis, hier et aujourd’hui

-  Fouad Soufi, L’histoire face à la mémoire : Oran, le 5 juillet 1962

-  Catherine Brun, Le théâtre pour l’histoire ?

-  Claude Liauzu, Mémoires croisées de la guerre d’Algérie

-  Catherine Dana, Histoire et filiation dans Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx et La Seine était rouge de Leïla Sabbar

-  Daniel Rivet, Présence/absence des Accords d’Evian et des premiers jours de l’indépendance algérienne dans quelques journaux français

-  Abdelhafid Hamdi-Chérif, Mémoire en colère : Abdelhamid Chebbih ou les promesses d’une aube renouvelée

-  Benjamin Stora, Guerre d’Algérie : les instruments de la mémoire

-  Guy Pervillé, La guerre d’Algérie revisitée : zones d’ombre, points aveugles

-  Anny Dayan-Rosenman, Paroles de déserteur : Le désert à l’aube de Noël Favrelière

-  Mireille Calle-Gruber, L’amour dans la langue adverse : Assia Djebar et la question de la littérature francophone

-  Charles Bonn, Scénographies coloniales et post-coloniales dans le roman algérien : le thème de la guerre comme révélateur d’un fonctionnement littéraire

-  Catherine Milkovitch-Rioux, Les territoires littéraires de la guerre d’Algérie : de l’hétérogénéité de la mémoire

-  Lucienne Martini : Amours en abyme : l’image du couple mixte dans quelques romans de la guerre d’Algérie

-  Lucette Valensi : La guerre est-elle finie ?

S’adresser aux Editions Bouchene, 113-115 rue Danielle Casanova, 93200 Saint-Denis, www.bouchene.com.

[1] La guerre d’Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard, 1990, 700 p ; Les accords d’Evian en conjoncture et en longue durée, Karthala, 1997, 265 p ; La guerre d’Algérie et les Algériens, sous la direction de Charles-Robert Ageron, Armand Colin, 1997, 346 p ; La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, Société française d’histoire d’Outre-mer, 2000, 688 p ; Militaires et guérillas dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Editions Complexe, 2001, 562 p.

[2] Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Editions Odile Jacob, 2002, 418 p.

[3] Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, Editions La Découverte, 2002, 403 p.

[4] Sylvie Thénault, Une drôle de justice, les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 2001, 360 p.

[5] Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, 2001, 474 p.

[6] Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie, la parole confisquée, Hachette, 1999, 324 p ; et Jean-Charles Jauffret, Soldats en Algérie, 1954-1962, Expériences contrastées des hommes du contingent, Editions Autrement, 2000, 365 p.

[7] Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Editions Picard, 2002, 256 p.

[8] Voir notre Atlas de la guerre d’Algérie (Autrement, 2003, cartographie de Cécile Marin), essai de penser géographiquement la guerre d’Algérie.

[9] La thèse pionnière de Miloud Karim Rouina, Essai d’étude comparative de la guerre d’indépendance de l’Algérie de 1954-1962 à travers deux villes, Oran et Sidi-Bel-Abbès, Université de Montpellier III, 1980, est restée inédite.

[10] Par exemple, le mémoire de maîtrise de Robert Davezac, Chronique des événements et des actes de violence dans le Grand Alger, juin 1958-avril 1961, Université de Toulouse-Le Mirail, 2000, a montré grâce à la presse algéroise que le terrorisme du FLN avait fait sa réapparition à Alger le 6 juin 1958 et n’avait pas cessé de se manifester par la suite ; voir sa communication au colloque Des hommes et des femmes dans la guerre d’Algérie, octobre 2002.

[11] Voir notre Atlas de la guerre d’Algérie, pp. 8-15.

[12] Je suis parvenu à cette conclusion en rédigeant plusieurs articles de l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Jacques Jordi et moi-même, Alger 1940-1962, une ville en guerres, Autrement, 1999, 261 p.

[13] Jacques Chevallier, Nous, Algériens, Calmann-Lévy, 1958, p. 147.

[14] Philippe Tripier a publié la courbe du nombre mensuel des attentats en 1956 et 1957 dans Autopsie de la guerre d’Algérie, Editions France-Empire, 1972, p. 631 ; celle des victimes est en partie lisible sur une photographie d’un exposé du colonel Godard, illustrant le tome 3 des Mémoires du général Salan, Algérie française, Presses de la Cité, 1972 (cahier de photos central).

[15] Yves Courrière, Le temps des léopards, Fayard, 1969, pp. 515-517.

[16] Courrière, op. cit., fac-similé à gauche de la p. 289.

[17] Yves Godard, Les trois batailles d’Alger, t 1, Les paras dans la ville, Fayard, 1972, pp. 390-391 et 431-437.

[18] Compte-rendu dactylographié de la séance du 6 février 1973, présidée par Guy Pervillé, pp. 1, 17, et 22. Les invités étaient Paul Teitgen (accompagné par Pierre Vidal-Naquet) et le colonel Trinquier.

[19] Paul Teitgen a répondu à ma dernière question : « Il n’a rien compris », et j’ai cru comprendre sur le moment qu’il parlait d’Yves Courrière.

[20] Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1971, pp. 173, 257 et 324.

[21] Les deux Cahiers verts, publiés par le collectif des avocats du FLN en 1959, recensaient près de 200 plaintes, datant essentiellement de 1957 (cf. Sylvie Thénault, op. cit., p. 197).

[22] Paul Aussaresses, Services spéciaux , Perrin, 2001, pp. 124-127.

[23] Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961, un massacre à Paris, Fayard, 2001, pp. 348-370 (cf. son livre précédent : La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Le Seuil, 1991, pp. 313-318).

[24] Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, et Charonne, lumière sur une tragédie, Flammarion, 1999 et 2003. Le deuxième livre revient sur le sujet du premier dans ses deux premiers chapitres, et formule des objections précises et convaincantes contre le bilan de Jean-Luc Einaudi.

[25] Dans le premier des deux livres de Jean-Luc Einaudi, le bilan de 210 morts qu’il qualifie d’ « évaluation très vraisemblable » p. 268 devient un fait sur la quatrième de couverture. Et dans le deuxième, une liste de 325 victimes « dont la mort peut très vraisemblablement être imputée à l’action de la police » est annoncée à la p. 347 sans que cette supposition soit pleinement prouvée.

[26] Réponse du ministre Louis Joxe à une question écrite sur le « nombre des Français musulmans victimes en métropole des deux terorismes (FLN et MNA) » de 1956 à 1961, JORF, Débats de l’Assemblée nationale, 14 avril 1962, pp. 638-639. Cf. les autres données citées par Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie, l’immigration algérienne en France, 1912-1992, pp. 206-209.

[27] 46 morts suivant le bilan officiel, 61 morts et 101 civils hospitalisés d’après les listes nominatives publiées dans le Livre blanc, Alger, 26 mars 1962 (premier recueil de témoignages).

[28] Voir la version officielle maintenue par le général Katz, L’honneur d’un général, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 329-333, et le témoignage opposé du sous-lieutenant Guy Doly-Linaudière, L’imposture algérienne, Paris, Filipacchi, 1992, pp. 251-257.

[29] Francine Dessaigne et Marie-Jeanne Rey, Un crime sans assassins, Alger, le 26 mars 1962, Editions Confrérie Castille, Ivry-sur-Seine, 1998, et L’agonie d’Oran, 5 juillet 1962, historique des faits par Claude Martin et témoignages recueillis par Geneviève de Ternant et L’Echo de l’Oranie, réédition en 3 volumes, Nice, Editions Jacques Gandini, 2001.

[30] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, thèse, Paris IV, 1997, version abrégée publiée par l’Harmattan, 2001, 400 p.

[31] 3.093 enlèvements du 19 mars 1962 au 30 avril 1963, selon le « bilan des exactions contre les personnes civiles » établi par l’ambassade de France à Alger, SHAT 1 H 1783/3, cité par Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962, L’Harmattan, 2000, p. 368, et par Monneret, op. cit., p. 382.

[32] L’agonie d’Oran, t. 1, donne une liste de 145 noms de morts et de disparus.

[33] Courrière, op. cit., p 374.

[34] TER inédit, soutenu à l’Université de Nice en 1996, pp. 80-83. Gilbert Meynier a fait le même constat dans son Histoire intérieure du FLN, enfin publiée par Fayard en novembre 2002, pp. 445-447.

[35] Archives du SHAT (Vincennes) 1 H 1933/1, reproduit dans notre Atlas de la guerre d’Algérie, Autrement, 2003, p. 55.

[36] Libération du 3 au 7 juin et du 21 juin 1982.

[37] Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés, L’Harmattan, 1995, p. 185.

[38] Monneret, op. cit., p. 346.

[39] Voir Déodat du Puy Montbrun, L’honneur de la guerre, Albin Michel, 2002, pp. 258-260, et pp. 344-347 sa réaction à l’enquête de Libération (cf. Libération du 15 juillet 1982).

[40] « Crimes de la guerre d’Algérie : divulguer pour ne pas répéter », in Le Monde, 5 mai 2001, pp. 1 et 16.

[41] La directive du général Allard (SHAT 1 H 1944/1), citée par Mauss-Copeaux, op. cit., p. 161, et par Meynier, op. cit., p. 284, semble confirmer ce qu’avait écrit Yves Courrière, Le temps des léopards, p. 113.



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