Remarques sur la revue Christianisme social face à la guerre d’Algérie (2004)

samedi 26 mars 2005.
 
Communication à la journée d’étude sur « Les protestants et la guerre d’Algérie » (Paris, 20 mars 2004), publiée dans le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, tome 150, octobre-novembre-décembre 2004, pp. 683-701.

Ce bref essai de synthèse présente le point de vue d’un profane sur un épisode important de l’histoire du protestantisme français, fondé sur une lecture de la revue Christianisme social très rapide, mais qui m’a laissé des impressions très nettes. Qu’est-ce que le Christianisme social ? C’est un mouvement protestant d’action sociale, fondé à la fin du XIXème siècle, associant des pasteurs et des laïcs dans une même structure inspirée de l’organisation des Églises protestantes, mais distincte de chacune d’entre elles, dirigée démocratiquement par des congrès, et s’exprimant à la fois dans l’hebdomadaire Cité nouvelle et dans la revue Christianisme social qui paraît de 1896 à 1971. J’y ai trouvé des signatures bien connues, dont celles d’André Philip et de Paul Ricoeur (ainsi que celle du jeune Michel Rocard, caché sous le pseudonyme Jacques Malterre [1]), et beaucoup d’autres moins connues. A en juger d’après les thèmes et le contenu de ses articles, la Revue aurait aussi bien pu s’appeler, du moins à l’époque, la revue du socialisme chrétien. En effet, elle est animée d’une idéologie tendant à réconcilier la foi protestante et le socialisme qui se révèle à travers les thèmes de prédilection que sont le travail, la condition ouvrière, l’évolution des régimes communistes et le dialogue avec le marxisme, la lutte pour la paix internationale et pour le désarmement atomique, la non violence et le soutien aux objecteurs de conscience, l’anticolonialisme, et l’action pour le développement des jeunes nations. Anticléricale, la Revue sympathise avec les catholiques de gauche. Elle paraît se situer à gauche de la SFIO, ou être proche de sa minorité de gauche opposée à la politique algérienne de Guy Mollet.

Sur le problème algérien et la guerre d’Algérie, Christianisme social exprime très précocement et constamment la même position, presque sans divergences ni infléchissements notables de 1954 à 1962. En effet, à la veille du soulèvement, le pasteur Maurice Voge, responsable de la Revue, a mis en garde ses lecteurs contre l’illusion suivant laquelle la population algérienne instruite aurait pu rester insensible aux problèmes sous-jacents aux troubles des deux pays voisins ; citant les travaux du Secrétariat social d’Alger et de l’archevêque Monseigneur Duval, il pose la question : « Attendrons-nous que la misère pousse aussi les Algériens au désespoir ? » [2] Dans le numéro suivant, il analyse ses causes d’une manière beaucoup plus approfondie. D’après lui, « l’explosion de la Toussaint n’était pas imprévue pour nos lecteurs ». En effet, le mensonge des trois départements français ne pouvait cacher l’absence d’une véritable politique d’assimilation ou d’autonomie. Le statut de 1947 n’était pas appliqué, les élections étaient truquées, la métropole avait renoncé à son rôle d’arbitre, et le silence des Algériens était mal interprété. Comment éviter l’engrenage du terrorisme et de la répression ? Il faut arrêter la violence des deux côtés, libérer les prisonniers politiques, donner du pain, puis appliquer rapidement le statut, en commençant par dissoudre l’Assemblée algérienne, ce qui permettrait des élections libres, et la reprise du dialogue avec Paris. « Sinon, prophétise Maurice Voge le 7 décembre 1954, c’est une guerre de sept ans qui commence, et qui finira mal » [3].

Au début de 1955, Maître Pierre Stibbe, avocat de militants nationalistes emprisonnés à Alger, dénonce la torture sous un titre percutant : « « En Algérie, on torture en notre nom ». Citant les articles de François Mauriac et de Claude Bourdet et le témoignage d’un de ses clients, l’avocat critique la timidité de l’enquête administrative confiée par le gouverneur général Soustelle à l’inspecteur général de l’administration Wuillaume ; il réclame des sanctions judiciaires pour les tortionnaires, parce que l’arbitraire ne fait que pousser les opposants à la violence, et une large amnistie qui ferait plus pour la pacification de l’Algérie que les ratissages et les bombardements.

Pourtant, au printemps 1955, le congrès du mouvement du Christianisme social donne lieu, pour la première et la dernière fois, à un débat largement ouvert et contradictoire sur le problème algérien. Dans le numéro 3-4 de mars-avril 1955, Maurice Voge présente un grand dossier préparatoire sur « le drame d’Afrique du Nord » [4], en en rappelant les causes (la faim, le mensonge perpétué et confirmé, l’injustice non réparée) et conclut par la question : « Notre aveuglement va-t-il faire de l’Afrique du Nord une deuxième Indochine ? » Ce dossier comprend cinq parties : I- Connaissance de l’islam ; II- Le problème économique et social et les investissements français ; III- La répression en Algérie, par Jean Scelles, conseiller de l’Union française, qui dénonce la dissolution du MTLD comme injustifiée, réclame une action politique et non policière pour démobiliser les « rebelles » par la persuasion, et reproduit la protestation de la commission sociale de l’Église réformée de France contre les tortures ; IV- Repenser la politique franco-musulmane. Le cinquième document est une lettre d’Algérie (datée d’Alger, le 14 mars 1955), dont l’auteur affirme que la torture a cessé, défend l’action du gouverneur général Jacques Soustelle, et rappelle que le terrorisme a des musulmans pour victimes (seules ou presque à cette date) : « Je ne vois pas pourquoi on trouverait normal que des Français soient volés et massacrés, sous prétexte que ce sont des musulmans, par d’autres musulmans », étant donné que le gouverneur général est responsable de la sécurité de tous les habitants du pays.

Le numéro suivant (n° 5-6, mai-juin 1955) reproduit une grande partie du débat du Congrès qui a eu lieu en avril sur le problème nord-africain [5]. La première intervention est celle de l’historien et militant socialiste Charles-André Julien, qui reprend les idées de son livre L’Afrique du Nord en marche [6] . En Algérie, le discrédit de la loi et des élections a conduit à l’action directe ; le rétablissement de l’ordre n’est donc pas isolé de la lutte contre la misère et du rétablissement de la confiance (application du statut, élections honnêtes...). Enfin, il faut respecter la loi du nombre, soit dans la grande France, soit en Algérie même, où la parité de représentation des deux populations pourrait être maintenue dans le collège unique. Puis vient une « contribution à l’étude du problème algérien » par Jean Bichon, professeur à Alger [7]. Celui-ci commence par souligner les incidences de l’Islam sur les problèmes politiques, économiques et sociaux de l’Algérie, notamment la dévalorisation du travail, l’infériorisation de la femme, l’aspiration des musulmans à dominer les non musulmans, et se défend de vouloir justifier par là la supériorité des Européens. Quelles réformes faut-il donc faire en Algérie ? L’indépendance ? Les Européens n’en veulent pas, et la majorité des musulmans n’a pas encore pris parti. Faut-il donc la souhaiter ? Le nationalisme algérien d’aujourd’hui est haineux, injuste. Il vaut donc mieux réaliser l’égalité dans un cadre français, par un grand effort de progrès économique et social, l’industrialisation, la hausse des salaires agricoles, la scolarisation, l’instruction des filles, nécessaire pour diminuer la « catastrophique » natalité, et donner aux musulmans des responsabilités politiques, administratives, économiques. Mais Jean Bichon reconnaît que « la situation algérienne semble désespérée sur tous les plans ».

La rédaction ajoute des « notes de débat » posant aux deux intervenants des questions telles que celles-ci : « « Quand on se heurte au ‘système’ de la haute administration et de la colonisation, peut-on faire des nuances dans cette lutte ? », « Pourquoi les protestants d’Afrique du Nord ne disent-ils rien ? » ou encore « Peut-on dire la vérité sans blesser ? » Puis Raoul Crespin propose une synthèse du débat, dans lequel il discerne une profonde opposition entre eux, sur trois plans différents. D’abord sur l’importance du facteur religieux : y a-t-il affrontement entre deux religions, ou domination des Européens sur les musulmans ? Jean Bichon est solidaire des siens [8], alors que Charles-André Julien prend parti pour la justice. Puis sur l’appréciation des responsabilités françaises en Afrique du Nord : le premier tient compte des intentions, le second des faits, qui constituent un bilan de faillite. Et ils se situent dans des perspectives différentes : le destin des Français d’Algérie, ou le phénomène universel qu’est la décolonisation. Enfin, ils sont d’accord sur les grandes lignes des réformes à entreprendre, mais celles-ci seront-elles possibles dans le cadre des structures actuelles ? Viennent ensuite des déclarations sur l’Afrique du Nord exprimant les conclusions du débat : nécessité d’une décolonisation constructive, de l’arbitrage de la métropole, d’initiatives urgentes et de réformes d’ensemble. Il est particulièrement urgent de rassembler des informations et de les faire connaître aux protestants de France et d’Afrique du Nord pour établir entre eux un dialogue, qui devra s’élargir aux Nord-africains en France. Le christianisme social doit assumer un double engagement de justice et de charité, qui permette une nouvelle et plus vraie confrontation avec l’islam. Or les deux articles qui suivent font douter de ses chances. Jean Scelles dresse un bilan sévère de l’action des autorités après six mois de troubles en Algérie : la troupe a vécu sur le pays et n’a pas respecté les femmes, nombre d’Aurésiens atteints dans leur honneur se consacrent au djihad. Et le pasteur André Trocmé envoie d’Alger ses impressions désabusées sur la perception par les Algériens de la politique française et des cultes catholique et protestant.

Après un numéro presque vide d’informations sur l’Algérie en juillet-août, celui de septembre-octobre exprime un tournant consécutif aux massacres du 20 août 1955 et au rappel des disponibles, qui ont révélé la tragique dégradation de la situation en Afrique du Nord et le basculement vers une véritable guerre. Ce numéro contient encore quelques contributions au Congrès d’avril : celle du pasteur André Dumas sur le devoir de vérité, qui distinguait derrière la confusion, la misère et la cruauté de l’Afrique du Nord, « cette simple vérité irrépressible d’un peuple musulman qui cherche à respirer l’air de la liberté », et celle de Paul Ricoeur sur la décolonisation, citant un article de Paul Mus paru un an plus tôt dans Esprit, et voulant faire de l’Union française un creuset d’indépendance pour les peuples d’Outre-mer [9]. Le pasteur André Trocmé lance encore un appel à tous les hommes de bonne volonté pour surmonter le triple échec du capitalisme, du colonialisme et du christianisme en Afrique du Nord [10]. Les jeunes du camp d’été du Chambon-sur-Lignon exigent, le 7 août, « l’apaisement immédiat en Algérie par la réalisation de la justice sociale et par une reconnaissance réelle des droits politiques des Algériens » [11]. Mais Maurice Voge, le 25 septembre, rompt ouvertement avec la recherche du consensus dans un premier article politiquement engagé, d’une rude franchise [12]. Il se solidarise avec les jeunes rappelés qui tirent la sonnette d’alarme des trains pour ne pas partir faire la guerre en Algérie. En effet, c’est une guerre civile, ou plutôt une guerre coloniale, une guerre d’Algérie qui commence. Il part d’un rejet moral de toutes les violences : « Dans l’engrenage infernal du terrorisme, de la répression et du contre-terrorisme, il nous est interdit d’isoler un massacre sans tenir compte de tous ceux qui l’ont précédé. Peut-être aux yeux de certains d’entre nous la terreur blanche et la tyrannie des gens installés semble-t-elle plus odieuse encore que celle des tyrannisés. Peu importe. Il est une contagion de la violence qui appelle de nouvelles violences, et de la haine qui appelle la haine ». Mais il n’en prend pas moins le parti qui lui semble le seul juste : « Nous sommes, au travers des hommes qui nous gouvernent, couverts de honte et les mains pleines de sang. [...] Que nul ne s’y trompe. Nous avons pu être maladroits et inutilement irriter. Nous nous en excusons. Mais nous croyons devoir persévérer dans la même voie, celle de la négociation pour la justice et de la réconciliation évangélique qui nous semble le seul chemin efficace. Nous nous sentons vraiment coupables de ne pas avoir mieux fait entendre aux sourds notre inutile sagesse, avant que le sang coule en abondance. Les lettres d’insulte que nous avons reçues, nous accusant de semer la haine parce que nous la prédisions, et tentions par nos luttes de la prévenir, relèvent de l’imposture ».

Cette ligne fermement engagée s’affirme encore plus vigoureusement dans le numéro suivant, sous la plume de Jan Czarnecki, nouvelle signature dans la Revue. Celui-ci, qui semble arriver d’Alger [13], inaugure le 25 novembre une série d’articles sur la guerre d’Algérie dont il va tenir la chronique dans chaque numéro jusqu’en 1962. Sous le titre « L’Algérie brûle » [14], il sonne le tocsin. D’après lui, l’Algérie est en état de guerre. Des décisions doivent être prises immédiatement. Il faut reconnaître le Front de Libération nationale comme belligérant et entamer des négociations avec ses chefs ; dans quelques mois il sera trop tard. Quels que soient les crimes des ‘rebelles’, ce qui compte est que ces rebelles ont derrière eux, soit par conviction, soit par crainte, quatre millions de musulmans, c’est-à-dire la moitié de l’Algérie musulmane. Dans ces conditions, que peut faire notre armée de 170.000 hommes ? L’histoire nous apprend que toute armée, face à un pays hostile, est inévitablement vaincue. La métropole doit donc imposer ses décisions à sa colonie : « Malheureusement, rien n’a préparé les Européens d’Algérie à admettre la coopération avec les musulmans. Depuis 125 ans, ils ne se sont jamais posé la question. N’espérons pas les persuader. Il faudra agir sans eux, malgré eux, pour les sauver ». En effet, « l’évolution de l’Algérie s’inscrit dans le courant général d’émancipation des peuples colonisés qui caractérise notre siècle. Il dépend de nous que l’évolution de l’Algérie soit plus ou moins sanglante. Ou bien le gouvernement poursuivra la même absence de politique, et on aboutira, dans cinq ou six ans, à quelque Dien Bien Phu. Ou bien on s’orientera dans la voie de la négociation. Mais il faut agir vite. Dans quelque mois il sera trop tard ». Et l’auteur conclut en citant le Deutéronome : « J’ai mis devant toi la vie et la mort [...]. Choisis la vie, pour que tu vives, toi et ta descendance ! » Dans le même numéro, la rédaction entérine cette attitude de fermeté en commentant ainsi le message de l’Assemblée générale du protestantisme français remis par le pasteur Boegner au Président de la République : « Sans aller aussi loin que nous le voudrions, ce document nous paraît constituer un signe réjouissant de l’éveil de la conscience protestante en France et en Afrique du Nord aux pressantes exigences de la situation au Maghreb. Nous nous efforcerons ici d’entendre son appel à la compréhension humaine et au sens de la responsabilité chrétienne, sans pour autant renoncer à ces autres devoirs que sont la lucidité et le zèle pour la justice » [15].

A partir de ce moment, la ligne générale de la Revue sur le problème algérien et sur la guerre d’Algérie est définitivement fixée. Jan Czarnecki continue à donner le ton dans chaque numéro, avec l’appui de Maurice Voge et de la rédaction. Aucune opinion contraire ne s’exprime plus, à l’exception d’une lettre de Théodore Ruyssen à Paul Ricoeur en 1960 [16]. Les oppositions ne se manifestent que par des désabonnements et des lettres d’insulte, dont la rédaction tire argument pour inviter ses lecteurs fidèles à redoubler d’efforts pour recruter de nouveaux abonnés. La Revue condamne moralement et politiquement la politique de répression qui déshonore la France, et prône obstinément la négociation avec l’adversaire comme seul moyen de mettre fin à la guerre et de réconcilier les peuples algérien et français. La guerre d’Algérie est aussi dénoncée comme une menace contre la démocratie en France : comme l’écrit Jan Czarnecki, « en luttant pour leur liberté, les Algériens libèrent les Français de l’oppression colonisatrice qui, comme toute oppression, corrompt d’abord ceux qui l’exercent » [17]. Après le coup de force du 13 mai 1958 et le retour au pouvoir du général de Gaulle, Maurice Voge constate que « la guerre d’Algérie a tué le régime » [18]. En effet, la majorité du Parlement a abdiqué sous la menace militaire et le chantage à la guerre civile, et c’était prévisible : « Il est amer d’avoir averti de la montée des périls depuis de longues années sans avoir pu rien empêcher [19] ». Et il conclut : « Nous sommes condamnés à l’oppression et à la guerre civile, ici et en Algérie, ou à la justice et à la liberté » [20].

Après le retour au pouvoir du général de Gaulle, comme toute la gauche française, la Revue a hésité un moment sur ses intentions, et sur sa capacité d’imposer un changement de politique en Algérie [21]. Rapidement rassurée sur le premier point par le discours de Constantine, l’appel à la « paix des braves », et les consignes de neutralité politique données à l’armée en octobre 1958, elle a retrouvé l’espoir d’une solution pacifique [22]. Mais les ménagements du président de la République envers les chefs militaires, et ses atermoiements devant la négociation avec le GPRA, la conduisent à s’impatienter de plus en plus et à lui retirer sa confiance jusqu’à l’aboutissement trop longtemps attendu. Selon Jan Czarnecki, « ce serait se leurrer singulièrement que d’attribuer la paix à un homme dont la politique se réduit à s’abandonner au cours des choses. En septembre 1958, il aurait pu, fort de sa popularité intacte, dire la vérité aux pieds-noirs et à l’armée. L’OAS n’existait pas, et on l’aurait écouté. Trois années de guerre auraient été évitées, ainsi que les massacres d’aujourd’hui et de demain. Mais de Gaulle n’a rien fait. Il n’a cessé de tromper les uns et les autres, dans un mépris général qui lui a aliéné tout le monde, et fera du prochain référendum une nouvelle duperie : car on approuvera la paix, et non de Gaulle » [23].

Ainsi, le mouvement du Christianisme social et sa revue se sont engagés contre la poursuite de la guerre d’Algérie avec une vigueur et une constance comparables à celles dont on fait preuve les revues Esprit et Les temps modernes, et ont joué le rôle d’une avant-garde par rapport aux Églises protestantes et à la majorité de leurs fidèles [24]. Mais le souci de l’unité du Mouvement l’a empêché de se transformer en un parti de la gauche protestante, comme l’a expliqué Maurice Voge au Congrès de 1961 : « Nous avons cherché ensemble une position chrétienne, dialogué parfois avec âpreté ; nous avons quelquefois été obligés - sur les questions où l’accord ne se faisait pas - de prendre des positions pluralistes, sans que le Mouvement éclate, retenus ensemble malgré nos options diverses par le lien d’un même esprit » [25]. Ce fut le cas notamment pendant l’été 1958, sur le choix du oui ou du non au référendum sur la Constitution [26], et à l’automne 1960, sur la question du droit à l’insoumission et au soutien actif au FLN [27]. Selon Paul Ricoeur, le problème du Christianisme social était « comment échapper d’une part à l’accusation de sectarisme que nous adressent des amis qui voudraient que nous restions un mouvement d’étude et d’information, d’autre part l’accusation d’inconsistance que nous adressent d’autres amis, qui voudraient nous voir plus engagés à l’extrême gauche ». Et il répondait qu’il fallait s’y essayer, « car un choix clair et probe n’est pas sectaire s’il est soutenu par une bonne information, étayé par une doctrine solide et issu d’un débat démocratique entre tendances. Inversement un travail de réflexion cesse d’être suspect d’inconsistance s’il aide à préparer des prises de position fermes. Sans engagement, le mouvement sera toujours menacé par l’intellectualisme et le bavardage, sans préparation doctrinale, par l’opportunisme et le suivisme » [28].

L’engagement d’un mouvement d’inspiration religieuse dans un conflit temporel n’en posait pas moins un grave problème, celui des relations entre une morale transcendante et les contingences de la politique. « Tout commence en mystique et tout finit en politique », avait dit Charles Péguy, à propos de l’expérience de sa génération d’intellectuels « dreyfusards ». On sait que Pierre Vidal-Naquet a synthétisé la diversité des motivations des intellectuels opposés à la guerre d’Algérie en en distinguant trois catégories, les « dreyfusards », les « bolcheviks » et les « tiers-mondistes » [29].

Bolchevik, le Christianisme social ne l’était pas. Dreyfusard, il s’honorait de l’être, puisque cette appellation rappelait un combat pour la justice et la vérité mené au nom de valeurs morales transcendantes [30]. C’est au nom des mêmes valeurs, communes à la morale laïque et à la morale chrétienne, que les représentants les plus connus du Mouvement sont venus témoigner le 7 mars 1958 en faveur du pasteur Etienne Mathiot et de l’étudiante catholique Francine Rapiné, les premiers Français jugés en métropole pour assistance au FLN. A l’issue du procès, Paul Ricoeur proclame deux évidences : « si la guerre d’Algérie n’avait pas été poussée dans l’impasse que nous savons par des partis traîtres à leurs promesses, le problème que les accusés ont résolu à leur façon ne se serait pas posé » [...], et « si la légalité républicaine, si les droits de l’homme n’étaient pas foulés aux pieds à Alger et ailleurs, si la torture n’était pas devenue une institution semi-clandestine, il n’y aurait pas non plus de procès Mathiot. Le procès de Besançon, ce n’était pas le procès de Mathiot, c’était le procès de la torture et de la guerre d’Algérie ». Et André Philip rappelle aux juges que « devant la conscience d’un homme libre, les foudres de l’Etat sont impuissantes » [31].

Si la sincérité de cette motivation fondamentale est au dessus de tout soupçon, sa cohérence avec le choix politique en faveur de l’indépendance de l’Algérie par la négociation avec le FLN pose néanmoins problème à certains rédacteurs. En effet, si une cause dont les partisans recourent à des moyens immoraux ne peut être juste, pourquoi ce raisonnement serait-il invoqué seulement contre l’Algérie française ou coloniale, et non contre l’Algérie indépendante revendiquée par le FLN ? A-t-on le droit de condamner les crimes des uns en oubliant ceux des autres ? Maurice Voge avait évoqué ce problème sans le résoudre dans son article cité plus haut du 25 septembre 1955, de même que Jan Czarnecki en avril 1956 : « A ceux qui objectent les crimes des ‘fellaghas’, répondons que si ces crimes ne s’excusent pas, ceux des Français, militaires ou policiers, s’excusent beaucoup moins et paraissent, hélas, trop nombreux » [32]. Paul Ricoeur s’est montré plus clair dans sa déclaration du 19 septembre 1960 sur l’insoumission, en reconnaissant la primauté de l’analyse politique des causes profondes du conflit, qu’il partageait avec les insoumis, sur le jugement moral : « pour nous comme pour eux, c’est une guerre illégitime par laquelle nous empêchons le peuple algérien de se constituer en Etat indépendant comme tous les autres peuples d’Afrique ». Et il déduisait de ce diagnostic l’option de l’indépendance comme seule solution possible : « Cette option politique fondamentale, et le jugement global qu’elle entraîne concernant la guerre d’Algérie, nous rendent solidaires de ceux qui ont tiré de ces prémisses d’autres conclusions pratiques que nous » [33]. C’est donc sur ce terrain que Théodore Ruyssen contesta l’argumentation de Paul Ricoeur, en lui reprochant de rejeter toutes les responsabilités sur la France, et de ne rien demander au FLN. A ses yeux, affirmer que la France faisait la guerre au peuple algérien était une contre-vérité : « Ce n’est pas la France qui a déclaré la guerre à l’Algérie ; ce n’est pas davantage à l’Algérie qu’elle la fait aujourd’hui ; l’agression est venue non pas de l’Algérie comme telle, qui n’a jamais existé comme entité politique, mais de partisans que je veux bien croire animés d’une sincère aspiration à l’indépendance nationale. Quelle est l’importance numérique de ces ‘rebelles’, je l’ignore, mais ils ne représentent certainement pas toute la population, même musulmane, de l’Algérie ; en faut-il d’autre preuve que l’atroce terrorisme qui, outre-mer et en métropole, vise indistinctement Musulmans et Européens ? » Un terrorisme dont Paul Ricoeur n’avait pas dit un mot dans son analyse, et dontildéclara dans sa réponse :« Le terrorisme ne change rien à l’affaire : il prouve seulement que la révolution populaire a été privée des autres moyens de lutte, ... ; y compris notre napalm. ».

Il peut sembler paradoxal de voir des « dreyfusards » se réclamant de principes religieux transcendants fonder leur engagement dans un conflit temporel sur une analyse purement politique, au risque de rabaisser la morale au rôle d’argument subsidiaire. Pourtant, le Christianisme social ne s’est jamais rallié au principe révolutionnaire suivant lequel « la fin justifie les moyens ». La Revue ne s’est jamais associée aux attaques des sartriens contre Albert Camus, auquel elle a plusieurs fois rendu hommage, sans citer ni discuter ses analyses politiques du problème algérien. Jan Czarnecki estime que La chute « donne un son authentiquement chrétien », et exprime au nouveau prix Nobel sa profonde amitié : « Souhaitons à Camus de rester notre conscience. Mais demandons lui de ne pas se sentir paralysé par cette mission, et de conserver toute la liberté sans laquelle il n’existe ni création, ni pensée. Qu’il reste surtout notre ami, notre frère » [34]. A la mort du grand écrivain en janvier 1960, la Revue publie l’un de ses textes suivi par une analyse de sa philosophie de l’absurde, et annonce pour un prochain numéro un article de Paul Ricoeur sur les « derniers messages de Camus » (qui ne parut pas) [35]. On y trouve en tout cas quelques réflexions approfondies et rigoureuses sur le problème de l’adéquation nécessaire entre la fin et les moyens. Par exemple, Michel Philibert distingue chez les « Français de souche européenne » plusieurs attitudes envers les « Français de souche nord-africaine ». La plus répandue, en dehors de l’indifférence, est « la haine du terroriste et la bonne conscience à l’égard des excès commis par soi ou les siens ». Plus rare est l’attitude de quelques intellectuels de gauche « qui cachent mal, quand ils ne l’avouent pas, l’estime ou la sympathie qu’ils portent à la cause des terroristes, jetés par le désespoir où les ont plongés nos fautes et nos mensonges dans une violence légitime ou du moins excusable ». « Les premiers condamnent le terrorisme et excusent la torture. Les seconds condamnent la torture [...] et excusent le terrorisme. Les premiers réservent leur pitié aux victimes du terrorisme, leur colère à ses agents. Les seconds plaignent les victimes de la répression, et vitupèrent ses auteurs. Les deux attitudes sont en fin de compte des manières inégalement subtiles [...] mais également blâmables de fuir nos responsabilités » [36]. De même André Philip désigne clairement ce qui constitue à ses yeux le nœud du problème : « En réalité, le vrai conflit, l’opposition irréductible n’est pas entre partisans de l’Algérie française ou partisans de l’indépendance, ou sur un autre plan, entre socialistes, communistes ou capitalistes, mais entre ceux qui, au service de leur idéologie, quelle qu’elle soit, sont prêts à accepter tous les moyens, et ceux qui préfèrent renoncer provisoirement à leur but, plutôt que d’utiliser pour l’atteindre des moyens déshonorants ; ces derniers seuls sont réalisables, comme notre action a toujours des résultats en partie imprévisibles ; l’essentiel n’est pas le soi-disant but, mais le moyen employé et les mobiles psychologiques auxquels il fait appel, car ce sont eux qui forgent réellement le monde de demain ». Cette analyse lucide le conduit à démystifier les idéologies absolues au profit d’une politique républicaine plus modeste, visant à « former des hommes, susciter leurs initiatives, confronter et équilibrer leurs intérêts, apaiser leurs passions, accroître la justice et organiser la paix » [37]. Confrontés à une guerre dans laquelle chaque camp « s’autorise des crimes de l’autre pour aller plus avant » (Albert Camus), les « dreyfusards » ont été réduits à parier sur la valeur exemplaire de leur comportement : « Nous ne minimisons pas les violences du FLN, et nous ne les avons jamais approuvées. Certaines, hélas, nous ont paru inévitables de la part des Algériens, dans la situation où nous les avions enfermés. D’autres sont purement abominables. Nous les condamnons et nous espérons que tous les nationalistes algériens dignes du nom d’homme les condamnent aussi sincèrement que nous voulons dénoncer les actes similaires perpétrés par la communauté et par l’armée française » [38].

Selon Pierre Vidal-Naquet, les « tiers-mondistes » se distinguaient par « leur humilité d’occidentaux par rapport au Tiers-monde souffrant et révolté ». A côté de philosophes athées, tels que Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson, se trouvaient des tiers-mondistes chrétiens, aux yeux desquels « l’Algérie faisait figure de juste souffrant et donc de figure christique, de victime maximale, et ainsi de symbole d’une humanité à rédimer, voire d’une humanité rédemptrice » [39]. Une partie des rédacteurs de Christianisme social semblent répondre assez bien à cette définition, et tout particulièrement Jan Czarnecki. En effet, celui n’écrit pas seulement sur l’Algérie, mais également sur l’accession à l’indépendance des peuples africains. Il manifeste une très grande confiance dans les capacités de ces peuples et de leurs dirigeants (qu’il semble croire tous adeptes de la non violence à l’instar du Ghanéen Kwame Nkrumah [40], même le dictateur guinéen Sékou Touré [41]), et une tendance flagrante à l’idéalisation de leur passé et de leur avenir, ce qui le conduit à accepter sans esprit critique la thèse panafricaniste de l’Egypte noire : « Cheikh Anta Diop s’élève contre l’aliénation culturelle, arme insidieuse et puissante du colonialisme. Dans la lutte pour la décolonisation, son livre est un puissant instrument de libération. Je crois, pour ma part, au rôle essentiel que la race noire est appelée à jouer dans le drame du salut de l’humanité [42]. Aussi ne puis-je apporter que la plus grande sympathie à un livre ardent, suggestif, qui contribuera efficacement à la résurrection de la grandeur nègre » [43]. Il n’était pas le seul à se risquer à des prophéties aventureuses que la suite des événements à le plus souvent démenties, comme celle-ci, due au pasteur Etienne Trocmé : « Dans cinq ou dix ans, si Dieu lui prête vie, M. Nasser sera sans doute le maître d’un Etat groupant tous les Arabes du Proche-Orient qui, sous sa conduite, entreprendront l’édification d’une nation moderne, riche de sa situation géographique, de ses pétroles et de sa vieille et grande civilisation » [44]. Le contraste est frappant entre l’esprit critique dont ces auteurs font preuve envers toutes les déclarations des pouvoirs coloniaux, et leur crédulité envers celles des nationalistes anticoloniaux.

Mais le plus frappant est la partialité que Jan Czarnecki manifestait dans ses analyses de la situation en Algérie. J’entends par « partialité » le résultat d’un mécanisme psychologique naturel, par lequel un homme engagé est conduit à percevoir différemment les faits susceptibles de conforter son engagement et ceux qui pourraient le remettre en question, les premiers tendant à être de mieux en mieux perçus - voire exagérés - et les seconds à s’estomper. Jan Czarnecki avait lui-même revendiqué le mot dans sa recension du livre de Colette et Francis Jeanson, L’Algérie hors-la-loi , en le défendant contre ce reproche (assumé par les auteurs) : « Nous sommes engagés dans un combat. C’est notre devoir d’hommes, de Français, de chrétiens, d’aider l’Algérie à se libérer, à reconquérir sa dignité. Plus tard, on pourra écrire des livres plus objectifs, plus mesurés, plus contrôlés. Aujourd’hui il y a trop de partialité de l’autre côté, l’urgence est trop pressante » [45].

De ce fait, Jan Czarnecki fournit à ses lecteurs des informations sélectionnées en fonction de son but. Il affirme qu’en 1830, « l’Algérie était une nation et même un Etat organisé, avec un souverain élu » [46], présente le FLN comme un pur mouvement de libération nationale (« ces Algériens fraternels en qui certains veulent voir des rebelles, des ennemis, et qui ne sont en vérité que des hommes comme nous, passionnément attachés à leur terre natale, avides de cette même liberté pour laquelle nos aînés ont combattu » [47]), n’insiste pas sur sa violence et ses crimes, exprime des doutes sur l’attribution à celui-ci du massacre des villageois messalistes de Melouza fin mai 1957 (dont il dénonce l’exploitation scandaleuse par les va-t-en-guerre) [48], ne doute jamais du soutien indéfectible de la masse de la population algérienne et de l’impossibilité d’une victoire militaire française, condamne très sévèrement l’opposition des Français d’Algérie à l’indépendance : « Ce que, dans leur grande majorité, ils n’acceptent pas, c’est de considérer ces ’indigènes’ comme leurs égaux ; leur racisme inconscient est leur essence même. Cesser d’être les maîtres serait pour eux pire que la mort. C’est pourquoi ils sont prêts à défendre jusqu’à la mort ce qui est leur raison même de vivre » [49]. A la fin de 1961, il estime que « des centaines de milliers, sans doute bien plus d’un million [50] de musulmans ont péri » en sept ans de guerre, et il condamne le terrorisme de l’OAS en accordant au FLN le mérite de la modération : « Actuellement, le FLN freine les réactions des musulmans. Mais imagine-t-on que ceux-ci vont indéfiniment se laisser lyncher sans riposter ? » [51] Or, on le sait aujourd’hui, les statistiques officielles des préfectures de police d’Alger et d’Oran, entérinées par le gouvernement, attestent que le terrorisme du FLN est resté beaucoup plus meurtrier que celui de l’OAS jusqu’en janvier ou février 1962.

En mars 1962, Jan Czarnecki dénonce avec indignation le meurtre par l’OAS de six inspecteurs des centres sociaux éducatifs, parmi lesquels Mouloud Feraoun, ami d’Albert Camus [52]. Mais il ne voit de danger pour la paix, et pour la sécurité des Français d’Algérie, que de ce côté. Grâce à « l’armistice du 18 mars », écrit-il, « on verra mieux ce que nous ne cessons de répéter depuis des années : les Algériens sont nos véritables alliés, nos seuls ennemis sont les attardés du colonialisme. Demain, par la force des choses, il faudra bien que soldats français et soldats algériens s’unissent pour détruire l’adversaire commun : l’OAS. Les « pieds-noirs » comprendront-ils qu’ils peuvent demeurer dans leur patrie, à la seule condition de s’entendre avec leurs compatriotes musulmans et de renoncer au mythe de l’Algérie française ? » [53] Le 12 mai, il dresse un bilan contrasté, mais optimiste, de presque deux mois de cessez-le-feu. L’OAS qui se déchaîne contre les musulmans reste à ses yeux le péril majeur, forte du soutien passif de la grande majorité des Européens, et de la mollesse des autorités françaises. « Les Algériens musulmans suscitent actuellement, par leur calme héroïque, l’admiration du monde entier », et c’est le GPRA qui est en droit de demander des comptes à la France : « pourquoi tous les détenus amnistiés ne sont-ils pas en liberté ? Pourquoi gonfle-t-on l’affaire des disparus français, dont la plupart sont certainement morts, et d’autres, déserteurs, ne tiennent pas à rentrer pour se faire mettre en prison ? » Jan Czarnecki minimise ici le problème des prisonniers français capturés par le FLN avant le cessez-le-feu et non restitués, et il ignore totalement celui des civils et des militaires enlevés ensuite, notamment les enlèvements de Français d’Algérie, suivis de tortures et de meurtres, qui se multiplient depuis le 17 avril [54] et qui sèment la panique : « Il faut admirer qu’il ne se soit pas produit plus de « bavures » depuis le cessez-le-feu. Nous devons en être extrêmement reconnaissants envers les Algériens » [55]. Dans un PS daté du 27 juin, trois jours avant le référendum d’autodétermination, il minimise l’importance du « repli » en France de 300.000 Français d’Algérie, ne dit pas un mot des enlèvements qui en sont la cause directe, et voit le plus grave danger dans l’arrivée incontrôlée en métropole des cadres de l’OAS, dont il stigmatise le caractère NAZI (en capitales).

Le 3 juillet, jour de la proclamation de l’indépendance, il se réjouit de la fin « d’une guerre de sept ans et demi, qui a coûté plus d’un million de vies humaines », totalement inutile et contraire au sens de l’Histoire, du calme dans lequel s’est déroulé le référendum d’autodétermination, et de la participation d’une grande partie des Européens, dont il veut encore croire qu’ils resteront ou retourneront bientôt chez eux. Mais il exprime pour la première fois des inquiétudes sur le maintien de la cohésion du FLN, dont il avait minimisé les dissensions dans son précédent article [56]. Enfin, le 15 septembre, il analyse « la crise algérienne » [57] qui oppose les prétendants au pouvoir dans un climat d’anarchie et de pré-guerre civile. Dans les trois quarts de l’article, il s’efforce d’en relativiser la gravité et d’en rejeter la responsabilité sur la France, en réponse au sombre tableau de l’Algérie libre dressé par la plupart des journaux français : « désordre généralisé, exactions, enlèvements, tortures, vengeances. Le tableau n’est en fait pas si noir. Ce qui devrait nous surprendre, au contraire, c’est qu’il ne le soit pas davantage. » Après sept années d’une guerre atroce, dans laquelle le peuple algérien a perdu plus d’un million de morts, « les vengeances se bornent à un millier d’enlèvements, dont les victimes n’ont heureusement pas toutes péri. Sans doute je déplore ces abus, d’autant que beaucoup de victimes sont innocentes. Mais enfin, qu’on se rappelle le nombre des victimes de Vichy, le nombre des victimes de la Libération. En tenant compte du chiffre des populations respectives, on restera étonné de la relative longanimité des Algériens ». En réalité, c’est plus de 3.000 civils européens d’Algérie (dont 1.245 ont été retrouvés vivants) qui ont été enlevés du 19 mars au 31 décembre 1962 ; sur une population d’un million d’habitants, cela représente autant que 120.000 sur 40 millions de métropolitains : si un tel nombre d’enlèvements avait eu lieu en métropole, qui aurait songé à le juger faible ? Après avoir rejeté sur la répression française la responsabilité de l’éclatement du FLN, Jan Czarnecki finit pourtant par critiquer sévèrement le comportement d’Ahmed Ben Bella [58] et par exprimer ses craintes pour l’avenir de l’Algérie.

Dans le dernier numéro de 1962, alors que Jan Czarnecki attire l’attention sur les autres guerres coloniales qui continuent ou qui menacent d’éclater en Afrique portugaise, en Afrique australe, et même, croit-il, dans les Antilles françaises [59], deux autres membres de la rédaction dénoncent « la mollesse et la lâcheté du gouvernement pour prendre en charge le sort des Harkis » et demandent « à leurs concitoyens, aux chrétiens en particulier, d’apporter une aide concrète dans l’accueil de ces réfugiés ». Sans renier leur engagement politique passé pour l’indépendance de l’Algérie, ils se défendent d’avoir « changé leur fusil d’épaule » : « Nous nous sentons concernés par les victimes d’aujourd’hui comme nous l’étions par celles d’hier, et c’est cela qui nous force à intervenir. De plus, si nous sommes chrétiens, il est peut-être normal que nous découvrions notre ‘prochain’ dans le frère le plus souffrant, renié et persécuté ». S’il faut rappeler à l’Etat ses lourdes responsabilités dans la tragique situation des anciens ‘harkis’ et de leurs familles, tous les Français doivent se sentir responsables, et soutenir « l’entreprise d’entraide matérielle et de désintoxication idéologique aujourd’hui urgente » pour éviter de la laisser pourrir. La « fidélité chrétienne » et la « lucidité politique » se rejoignent ici [60]

Certes, je n’ignore pas que la rapidité de ma lecture et les limites de cette brève étude ne m’ont pas permis de rendre pleinement compte de la richesse des idées qui s’exprimaient dans la revue Christianisme social, ni de rendre justice à tous les membres de sa talentueuse et généreuse équipe. Toutefois cet essai de synthèse montre, aussi, que l’engagement politique de chrétiens dans une situation hautement conflictuelle ne va pas sans risques. Mais n’est-ce pas le cas de toute forme d’engagement ?

Guy Pervillé


NB : Ce numéro contient les actes de la journée d’étude du 20 mars 2004, qui comprennent les communications suivantes :

-  Introduction, par André Encrevé.

-  Les instances dirigeantes du protestantisme français, par Pierre Bolle.

-  Remarques sur Réforme et la guerre d’Algérie, par André Encrevé.

-  Remarques sur la revue Christianisme social face à la guerre d’Algérie, par Guy Pervillé.

-  Tant qu’il fait jour et la guerre d’Algérie, par André Encrevé.

-  Les aumôniers militaires protestants en Algérie, par Xavier Boniface.

-  Deux protestants en Algérie pendant la guerre : Jean Bichon et Eric Westphal, par Laurent Theis.

-  Isabelle Pelous, une équipière de la CIMADE dans la tourmente (1957-1962), par Rosine Dreyfus.

Le Bulletin est édité par la Société de l’histoire du protestantisme français, 54 rue des Saints-Pères, 75007 Paris, tel. 01 45 48 62 07, fax 01 45 44 94 87.

[1] Cf. Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement, et autres textes sur la guerre d’Algérie, Mille et une nuits (Fayard), 2003, pp. 32, 169 et 243-244.

[2] Maurice Voge, « Contre la faim en Algérie », Christianisme social, 1954, n° 9-10, septembre-octobre, pp. 774-775.

[3] Maurice Voge, « L’Algérie et la France », Ibid., 1954, n° 11-12, novembre-décembre, pp. 875-876.

[4] « Pour préparer notre congrès. Le drame d’Afrique du Nord », Ibid., 1955, n° 3-4, mars-avril, pp. 210-219.

[5] « Un débat du Congrès », Ibid., 1955, n° 5-6, mai-juin, pp. 277-297.

[6] Paris, Julliard, 1952 et 1953 (réédité en 1972).

[7] Christianisme social, pp. 284-290.Voir l’article de Laurent Theis dans ce même numéro.

[8] Il est co-signataire d’une lettre aux métropolitains dont la publication dans Réforme a suscité de vives réactions voir, à ce sujet l’article de L. Theis dans ce même numéro.

[9] Christianisme social, 1955, n° 9-10, septembre-octobre, pp. 461-476.

[10] Ibid., pp. 493-507.

[11] Ibid., p. 536.

[12] Maurice Voge, « Des jeunes tirent la sonnette d’alarme algérienne », Ibid., pp. 513-516.

[13] C’était un ami du pasteur Henri Capieu, alors en poste à Alger (renseignement communiqué par le fils de celui-ci, Alain Capieu). Le décès de la mère de Jan Czarnecki, née Marguerite Baudouin d’Aulne, est signalé en 1959, n° 1-2, janvier-février, pp. 104-105.

[14] Ibid., 1955, n° 10-12, novembre-décembre, pp. 632-643.

[15] Ibid., p. 646.

[16] « A propos de l’insoumission », lettre de Théodore Ruyssen et réponse de Paul Ricoeur, Ibid., 1960, n° 10-11, octobre-novembre, pp. 728-730.

[17] Jan Czarnecki, compte-rendu du Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur, d’Albert Memmi, Ibid., 1957, n° 7-8, juillet-septembre, pp. 664-665.

[18] Ibid., 1958, n° 6-7, juin-juillet, p. 421.

[19] Ibid., p. 425.

[20] Ibid., p. 427.

[21] « Rien n’a changé en Algérie », par Jan Czarnecki, Ibid. 1958, n° 8-10, août-octobre, pp. 662-664 (daté du 12 août).

[22] « Espoir de paix en Algérie », par Jan Czarnecki, Ibid. 1958, n°11-12, novembre-décembre, pp. 778-780.

[23] « L’armistice du 18 mars 1962 » (sic), par Jan Czarnecki, Ibid. 1962, n°3-4, mars-avril, p. 229.

[24] Voir le rapport de Maurice Voge, quittant le secrétariat général, au Congrès de 1961, ibid., n° 10-11, octobre-novembre, pp. 585-591.

[25] Ibid., p. 589.

[26] « On devine au travers de ces articles que certains d’entre nous ont déjà pris leur option. Si vous arrivez à la ferme opinion que ce référendum est une étape vers la paix et la remise en ordre du pays libre, ou au contraire qu’il n’est qu’un répit avant la dictature, vous voterez selon les cas par « oui » ou par « non ». Que ceux qui n’y voient pas clair votent au moins nul », écrit Maurice Voge dans la présentation du dossier « Entre la République et le néo-fascisme », Ibid., 1958, n° 8-10, août-octobre, p. 569.

[27] Jan Czarnecki signa le manifeste des 121, alors que Paul Ricoeur, président laïc du Mouvement, prit une position plus équilibrée le 19 septembre, en refusant de conseiller l’insoumission sans pour autant la déconseiller (« L’insoumission », Ibid., 1960, n° 7-9, juillet-septembre, pp. 584-588), dont Théodore Ruyssen mit en doute la pertinence. Plus tard, Gustave Malécot jugea inadmissible le soutien actif au FLN (Ibid., 1961, n° 3-4, mars-avril, p. 165), de même que Jacques Ellul dans Réforme (lettre de J.Ellul à G. Malécot, Ibid., 1961, n° 5-6, mai-juin, pp. 318-319).

[28] Intervention de Paul Ricoeur au Congrès de 1961, Ibid., 1961, n° 10-11, octobre-novembre, pp. 595-596.

[29] Pierre Vidal-Naquet, Face à la raison d’Etat, Un historien dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 1989, pp. 58-63.

[30] Pierre Poujol, « L’affaire d’Algérie et l’affaire Dreyfus », Christianisme social, 1958, n° 3, mars, pp. 170-171.

[31] « Le procès d’Etienne Mathiot et de Francine Rapiné », par Paul Ricoeur et André Philip, Ibid., 1958, n° 4-5, avril-mai, pp. 277-283.

[32] « Il est encore temps de négocier », Ibid., 1956, n° 5-6, mai-juin, p. 375.

[33] « L’insoumission », Ibid., 1960, n° 7-9, juillet septembre, pp. 584-585.

[34] Jan Czarnecki, « Vitalité de la littérature algérienne : La chute et Nedjma », Ibid., 1957, n° 5-6, mai-juin, pp. 469-480 ; « Albert Camus prix Nobel de littérature »,Ibid., 1957, n° 11-12, novembre-décembre, pp. 901-902.

[35] Ibid., 1960, n° 1-2, janvier février, pp. 1-6 et 91.

[36] Michel Philibert, « Pour une doctrine pénitentiaire »,Ibid., 1960, n° 3-4, mars-avril, pp. 146-147.

[37] André Philip, « Avant liquidation... inventaire 1960 », Ibid., 1960, n° 10-11, octobre-novembre, p. 640.

[38] Jean-Michel Hornus, « Le sous-lieutenant Sanchez », Ibid., 1962, n°3-4, mars-avril, p. 219.

[39] Vidal-Naquet, op. cit., pp. 60-61.

[40] « Ghana, espoir de l’Afrique noire », Christianisme social, 1958, n° 11-12, novembre-décembre 1958, pp. 814-821.

[41] « La Guinée indépendante », Ibid., pp. 822-826. Voir aussi, hors d’Afrique, l’éloge de Fidel Castro, Ibid., 1962, n° 7-8, juillet-août, p. 489.

[42] Même profession de foi en la mission providentielle des Noirs dans « Demain, l’Afrique... », Ibid., 1959, n° 1-2, janvier-février, pp. 34-35.

[43] « Nations nègres et culture », présentation enthousiaste du livre de Cheikh Anta Diop affirmant l’origine négro-africaine des anciens Egyptiens, Ibid., 1956, n° 7, juillet, pp. 443-449. Jan Czarnecki se montre plus prudent dans son article « Livres récents sur l’Afrique », Ibid., 1962, n° 5-6, mai-juin, p. 329.

[44] Etienne Trocmé, « Les Arabes et nous », Ibid., 1958, n° 4-5, avril-mai, p. 319.

[45] Jan Czarnecki, « L’Algérie hors-la-loi », Ibid., 1956, n° 1-2, janvier-février, pp. 65-67.

[46] Ibid., 1956, n° 5-6, mai-juin, p. 378.

[47] Ibid., 1957, n° 5-6, mai-juin, p. 479.

[48] Ibid., 1957, n° 5-6, mai-juin, p. 468, et n° 7-8, juillet-septembre, pp. 613-614.

[49] Ibid., 1956, n° 5-6, mai-juin, p. 456.

[50] Affirmation non confirmée par les historiens. Cf. G. Pervillé : « Combien de morts ? », dans La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, s. dir. M. Harbi et B. Stora, Robert Laffont, 2004, pp. 477-493.

[51] « La paix difficile, Ibid., 1961, n° 10-11, octobre-novembre, p. 650.

[52] « Les morts d’El Biar », Ibid., 1962, n° 3-4, mars-avril, pp. 220-221.

[53] « L’armistice du 18 mars », Ibid., 1962, n° 3-4, mars-avril, pp.227-234.

[54] Voir la thèse de Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 2000.

[55] « L’Algérie entre la guerre et la paix », Christianisme social, 1962, n° 5-6, mai-juin, pp.345-350. Deux jours plus tard, le 14 mai, le FLN d’Alger rompt ouvertement le cessez-le-feu par une vague d’attentats revendiqués.

[56] « L’Algérie indépendante », Ibid., 1962, n° 7-8, juillet-août, pp.472-473.

[57] « La crise algérienne », Ibid., 1962, n° 9-10, septembre-octobre, pp.621-623.

[58] La rédaction de la Revue venait de le présenter comme converti à la non violence : « Lettres de Ben Bella à un « non violent », Ibid., 1962, n° 5-6, mai-juin, pp.331-336.

[59] « Les guerres coloniales ne sont pas terminées », Ibid., 1962, n° 11-12, novembre-décembre, pp. 786-788.

[60] « Qui se sentira responsable ? », par R. Goullet de Rugy et Jean-Michel Hornus, Ibid., 1962, n° 11-12, novembre-décembre, pp. 781-784.



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