Les accords et le cessez-le-feu d’Evian ont-ils mis fin à la guerre d’Algérie ? (2013)

samedi 7 décembre 2013.
 
Cet exposé a été présenté le 14 mars 2013 au colloque organisé par la MAFA (Maison des agriculteurs français d’Algérie) à l’Assemblée nationale, sur le thème "Vers la paix des mémoires ? III Les accords d’Evian, traité ou chimère ?", avec ma participation mais aussi celles de Daniel Lefeuvre (ce fut l’avant-dernière fois que je le vis et l’entendis), de Jean Monneret, du général François Meyer, et du journaliste Frédéric Pons. Ce texte a été publié dans le n° 165, juin 2013, du bulletin d’information de la MAFA, et sur son site www.mafa-pn.fr/

Les accords d’Evian sont un vaste sujet, que j’ai déjà traité en détail dans ma communication au colloque du cercle algérianiste de Bordeaux en 2003, sous le titre : « Connaître les accords d’Evian : les textes, les interprétations, et les conséquences » [1]. Cette communication était composée de trois parties : - « un bien étrange document » ; - « les origines des accords d’Evian » ; et enfin - « application et violation des accords d’Evian ». Pour ne pas risquer de dépasser le temps prévu, je m’en tiendrai à ce troisième point, autrement dit : les accords d’Evian ont-ils mis fin à la guerre d’Algérie par le cessez-le-feu du 19 mars 1962, de même que l’armistice du 11 novembre 1918 et la capitulation du 8 mai 1945 ont effectivement mis fin aux deux guerres mondiales ayant opposé la France à l’Allemagne ? La réponse est évidemment non, ou du moins pas sans de longs délais ayant atteint ou dépassé les six mois, sans que l’on puisse fixer une date précise de rétablissement de la paix.

Voyons en quoi les réalités ont démenti les prévisions des signataires français, en distinguant quatre étapes chronologiques.

Du 19 mars au 3 juillet 1962 : le temps des illusions

Rappelons la distinction entre les accords d’Evian signés le 18 mars à Evian - sorte de programme commun au gouvernement français et au FLN pour créer un Etat algérien coopérant avec la France - et le cessez-le-feu devant prendre effet le 19 mars à midi, condition nécessaire au rétablissement de la paix. Mais ce dernier a-t-il été respecté ? Malheureusement non.

D’abord à cause de l’OAS, puisque cette organisation, ne reconnaissant pas au gouvernement français issu du 13 mai 1958 le droit de négocier avec le FLN, a voulu au contraire déclencher une escalade de la violence en provoquant des ripostes de celui-ci pour obliger l’armée française à désobéir à son gouvernement et à rompre ce cessez-le-feu pour reprendre la guerre afin de protéger les Français d’Algérie [2]. Mais cette responsabilité propre à l’OAS n’exclut pas d’autres responsabilités, celle du gouvernement français qui avait traité avec le FLN sans avoir l’accord de la majorité des citoyens français d’Algérie, et celle du FLN lui-même.

En effet, on peut démontrer que le FLN a commis de nombreuses violations du cessez-le-feu dès les premiers jours, et avec une gravité croissante.

En effet, dès le début, l’ALN interpréta les clauses du cessez-le feu tout autrement que le commandement français. Pourtant, l’article 3 de l’accord de cessez-le-feu semblait très clair : « Les forces combattantes du FLN existant au jour du cessez-le-feu se stabiliseront à l’intérieur des régions correspondant à leur implantation actuelle. Les déplacements individuels des membres de ces forces en dehors de leur région de stationnement se feront sans armes » [3]. L’armée française tenta donc de s’opposer à l’expansion des groupes armés de l’ALN [4], puis elle cessa de le faire sous le gouvernement de Georges Pompidou. Au conseil des ministres du 25 avril 1962, à une question implicite d’Edgar Pisani : « On dit que l’armée française ne peut pas circuler, alors que l’ALN se promène en toute liberté », Louis Joxe répondit : « En réalité, nos troupes sont consignées dans leurs casernes, tandis que l’ALN qui n’est ni ravitaillée ni payée, cherche de quoi survivre : la faim fait sortir le loup du bois ». Et le général de Gaulle, en poussant un soupir, ajouta : « On a beaucoup de choses à faire à la fois. L’ALN vivait de trois ou quatre cents millions qui lui étaient envoyés de France : ils n’arrivent plus. Alors, elle se promène. Elle s’est aperçue de ce qu’on peut faire avec une mitraillette. Elle tente de continuer. Il est impossible de la laisser continuer. Elle se promène en armes, elle fait de la parade. Il faut la cantonner. C’est à l’Exécutif provisoire de régler le problème » [5]. Mais en réalité, ce problème ne fut jamais réglé. Malgré ces consignes d’abstention, le nombre de militaires tués ou disparus après le cessez-le feu ne fut pas négligeable [6]. Selon un bilan officiel limité aux deux premiers mois du cessez-le-feu, l’armée française compta dans ses rangs 58 tués et 190 blessés du fait de l’OAS, mais aussi 32 tués, 84 blessés et 35 enlevés du fait de l’ALN [7].

Puis, presque un mois après le cessez-le feu du 19 mars, et quelques jours après la prise de fonctions de l’Exécutif provisoire à Rocher Noir le 13 avril 1962 et le remplacement de Michel Debré par Georges Pompidou à la tête du gouvernement français le 14 avril, une série d’enlèvements de civils français d’Algérie à Alger, à Oran et dans les régions environnantes commença le 17 avril, suivant la thèse de l’historien Jean Monneret qui l’a qualifiée de « terrorisme silencieux » [8]. Présentée par le chef de la Zone autonome d’Alger Si Azzedine comme une riposte nécessaire au terrorisme anti-algérien de l’OAS [9], cette série d’enlèvements n’a pas touché en réalité, dans la très grande majorité des cas, des « tueurs » de l’OAS qui avaient les moyens de se défendre : si elle les visait, c’était indirectement, en provoquant par la terreur la fuite massive de la population civile française qui servait d’eau au poisson qu’était l’OAS.

Presque deux mois après le 19 mars, à savoir le 14 mai, la Zone autonome d’Alger commandée par Si Azzedine rompit ouvertement le cessez-le-feu d’Evian par une série d’attaques terroristes dans la ville d’Alger, accompagnées par l’exécution de tous les otages enlevés précédemment [10]. Le général de Gaulle finit par s’en émouvoir. Le 23 mai, dans les décisions du Comité des affaires algériennes, signées de sa main, on peut lire : « Le Haut Commissaire interviendra afin que l’Exécutif Provisoire obtienne qu’il soit mis fin aux enlèvements et aux meurtres d’Européens actuellement perpétrés à Alger. Il appartient, en fait, à M. Farès de faire en sorte que Si Azzedine cesse son action dans ce domaine ou soit appréhendé » [11]. En réalité, Si Azzedine obtint ce qu’il voulait : l’installation d’« Auxiliaires temporaires occasionnels » (ATO) algériens choisis par la Zone autonome dans les quartiers européens d’Alger, et l’expulsion de policiers et de militaires français hostiles à sa cause [12], et le gouvernement français n’obtint pas un désaveu clair et net des enlèvements de la part du GPRA, malgré deux entretiens entre Louis Joxe et Saad Dahlab les 11 mai et 14 juin [13]. Dans ces conditions, le cessez-le-feu existait-il encore ?

D’autre part, les accords d’Evian garantissaient la sécurité des « Français musulmans » autant que celle des Français d’Algérie soumis au Code civil, même si cette catégorie n’était pas mentionnée en tant que telle. En effet, la déclaration générale et la déclaration des garanties stipulaient : « Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison :
-  d’opinions émises à l’occasion d’événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination ;
-  d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu » [14].

Mais dès le 19 mars, un massacre de « harkis » eut lieu à Saint-Denis-du-Sig, en Oranie. Un peu partout, à des dates différentes, des promesses de pardon ou de « rachat » contre versement à l’ALN des primes de démobilisation furent suivies d’enlèvements et de sévices ou de supplices effroyables que leurs auteurs voulaient exemplaires. Mais une directive de la wilaya V datée du 10 avril 1962, interceptée par l’armée française et divulguée par l’OAS, faisait craindre le pire pour après la date de l’indépendance : « le cessez-le-feu n’étant pas la paix, nous devons user du tact et agir avec souplesse afin de les gagner provisoirement pour ne pas leur donner l’occasion de faire encore le jeu de l’ennemi (...). Leur jugement final aura lieu dans une Algérie libre et indépendante devant Dieu et devant le Peuple qui sera alors seul responsable de leur sort. Il y a lieu, donc, d’inviter ce peuple assoiffé de vengeance à contenir sa colère et prendre conscience de la situation actuelle qui n’est que provisoire, et que le moment attendu n’est pas encore arrivé » [15]. Pourtant, le ministre des affaires algériennes Louis Joxe et le ministre de la Défense Pierre Messmer s’opposèrent le 12 mai au transfert vers la métropole de tous les anciens supplétifs en dehors du plan général de rapatriement organisé par les autorités, et menacèrent de renvoyer en Algérie tous ceux qui arriveraient en dehors de ce plan officiel. Ce faisant, les autorités françaises violaient elles-mêmes la déclaration générale des accords d’Evian, suivant laquelle « aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d’en sortir », et la déclaration des garanties affirmait la « liberté de circuler entre l’Algérie et la France ». De plus, Louis Joxe avait lui-même assuré au Parlement les 20 et 21 mars qu’aucun Français d’Algérie ne perdrait sa citoyenneté sans y renoncer volontairement, mais qu’il ne pourrait l’exercer qu’en France. Refouler des « Français musulmans » du territoire français revenait donc à les priver de leurs droits de citoyens en même temps qu’à mettre leur vie en danger.

En tout cas, les violations du cessez-le-feu n’étaient pas seulement le fait de l’OAS. Selon le rapport officiel déjà cité plus haut [16], dans les deux premiers mois du cessez-le-feu, l’ALN commit également 380 attentats individuels ayant fait 297 victimes civiles (163 européens et 134 musulmans) [17] . Du 19 mars au 1er juin, 1.061 civils furent enlevés (574 européens et 487 musulmans), 258 furent libérés et 96 retrouvés morts [18]. Et ce n’était qu’un début.

La réunion du CNRA, qui siégea à Tripoli du 25 mai au 7 juin, ne permit pas d’espérer une meilleure application du cessez-le feu. En effet, elle adopta sans réelle discussion le programme de Tripoli qui qualifiait les accords d’Evian de « plate-forme néo-colonialiste », prévoyait leur démantèlement progressif dès que l’Algérie en aurait les moyens, et jugeait indésirable le maintien d’une population française importante [19]. Puis l’assemblée se divisa et se sépara sans conclusion après la proposition faite par Ben Bella de remplacer le GPRA par un Bureau politique du FLN dont il serait le chef. Cette crise menaçante, et aggravée par l’insubordination de l’Etat-major général de l’ALN contre le GPRA, n’annonçait rien de bon pour la suite. Et pourtant, le référendum de ratification des accords d’Evian en Algérie, prévu par ces accords et fixé au 1er juillet depuis le 15 juin, eut bien lieu dans l’enthousiasme à la date prévue. Ce référendum invitait les électeurs algériens à se prononcer sur une seule question : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ? », au lieu des deux questions proposées à l’origine par Bernard Tricot : « Voulez-vous que l’Algérie soit indépendante ? Si oui, voulez-vous qu’elle coopère avec la France ? » [20] La majorité de « oui » fut écrasante [21], mais la deuxième partie de la question posée fut très vite oubliée.

En tout cas, jusqu’à la date du référendum - qui depuis le 15 juin avait été avancé au 1er juillet pour obliger l’OAS et le FLN à prendre au plus vite leurs responsabilités - la disparition de l’OAS restait le souci prioritaire du gouvernement français.

Du 3 juillet au 20 septembre 1962 : un réveil pénible

Les premiers jours de juillet, marqués par une joie débordante des foules algériennes musulmanes, soulagèrent les membres du gouvernement français qui se laissèrent aller à un optimisme démesuré, après la disparition de la menace de l’OAS, qui semblait enfin rendre possible le retour de la paix. Mais dès le 5 juillet, la violence reprit, et elle se généralisa très rapidement. Trois semaines marquées par une accumulation de mauvaises nouvelles suffirent à faire disparaître toutes les illusions.

La souveraineté de l’Etat français en Algérie fut transmise le 3 juillet au nouvel Etat algérien - créé par le référendum du 1er juillet suivant le point de vue juridique français - incarné par l’Exécutif provisoire en attendant l’élection et la réunion d’une assemblée constituante algérienne. Mais son président Abderrahmane Farès vint aussitôt à l’aéroport d’Alger pour accueillir le GPRA et pour lui remettre les pouvoirs de l’Exécutif provisoire, dont tous les membres nommés par le GPRA avaient démissionné le 30 juin en dénonçant l’anarchie totale qui s’était installée dans le pays [22]. Or le président du GPRA refusa, et chargea l’Exécutif provisoire de continuer à remplir sa tâche administrative, sans qu’il en ait l’autorité. En effet, la « force locale » de 40 à 60.000 hommes créée en application des accords d’Evian pour servir au maintien de l’ordre par l’Exécutif provisoire, avait été confiée au commandement d’un ancien officier algérien de l’armée française, mais dès le 3 mai il avait rendu compte qu’il n’était plus en mesure d’accomplir sa mission, parce que « ses effectifs fondaient comme neige au soleil, ses membres désertant pour aller grossir les rangs de l’ALN avec armes et bagages » . Ce processus de désertion organisée au profit des wilayas aboutit à une disparition totale de ce qui restait de la Force locale dans les premiers jours de juillet 1962 [23].

De plus le FLN, vainqueur politique du conflit algérien, se présenta désuni à l’heure de l’indépendance, sous la forme de deux coalitions rivales reconnaissant soit ce qui restait du GPRA après le vote du 7 juin à Tripoli (wilayas 2, 3, 4, fédérations FLN de Tunisie, du Maroc et de France), soit le Bureau politique formé par Ben Bella et ses amis (Etat-major général de l’ALN du colonel Boumedienne, wilayas 5, 6 et 1). Trois mois d’affrontements entrecoupés de négociations affaiblirent la première coalition et aboutirent à un début de guerre civile opposant la wilaya 4 (Algérois) aux forces rassemblées par le colonel Boumedienne fin août et début septembre, jusqu’à un cessez-le-feu qui permit enfin l’élection (si l’on ose dire) d’une assemblée nationale, dans laquelle le peuple était invité à ratifier la liste unique des candidats du FLN choisis par Ben Bella, qui furent élus le 20 septembre et investirent le gouvernement Ben Bella le 29.

D’autre part, ces presque trois mois d’anarchie favorisèrent la poursuite des enlèvements et des meurtres de Français civils (et parfois militaires), notamment à Oran où près de 700 Français furent enlevés dès le 5 juillet 1962 [24], la veille de l’arrivée en Algérie du premier ambassadeur de France Jean-Marcel Jeanneney. En même temps les violences contre les anciens « harkis » et partisans de la France se déchaînèrent sous la forme d’enlèvements suivis souvent de tortures et de massacres. Alors que les enlèvements de Français diminuèrent fortement à partir de la formation du gouvernement Ben Bella, ceux de « harkis » se généralisèrent un peu plus tard (à partir du 27 juillet en Kabylie [25], fief du signataire algérien des accords d’Evian Belkacem Krim) , mais durèrent aussi plus longtemps.

Ainsi l’échec total des accords d’Evian à rétablir la paix en Algérie était devenu évident avant la fin du mois de juillet. Pour y faire face, le gouvernement français en vint peu à peu à compter sur la victoire d’Ahmed Ben Bella, considéré comme un candidat sérieux avec lequel la France pourrait essayer de s’entendre pour sauvegarder ce qui pourrait encore l’être de ses intérêts. Mais dès le 8 septembre le premier secrétaire de l’ambassade de France Louis de Guiringaud, adjoint de l’ambassadeur Jeanneney, attira l’attention sur le texte du programme de Tripoli (dont l’armée française avait pu saisir un exemplaire), incompatible avec celui des accords d’Evian [26].

Du 20 septembre au 31 décembre 1962 : tension croissante et redéfinition des rapports franco-algériens

Durant une troisième période, allant jusqu’à la fin de l’année 1962, le gouvernement français oscilla entre l’espoir, la déception, la colère et le soulagement.

L’espoir initial placé dans le gouvernement Ben Bella par l’ambassadeur Jeanneney (plus optimiste que Louis de Guiringaud), et justifié par un début de remise en ordre, fut rapidement dissipé par le long voyage du président algérien aux Etats-Unis, à l’ONU et à Cuba, qui n’apporta aucune amélioration en Algérie. Le gouvernement français s’impatienta de sa lenteur à mener à bien cette remise en ordre, de la poursuite des violences contre des Français et surtout contre les anciens « harkis » (victimes d’une nouvelle vague d’arrestations et de violences à partir du 15 octobre), de multiples atteintes aux biens français, et il exigea la séparation des trésors français et algérien qui permettait à l’Algérie d’éviter la faillite en faisant payer par la France son énorme déficit budgétaire, creusé par la fuite massive de ses principaux contribuables qui étaient les Français d’Algérie.

Après un mois de très forte tension (novembre 1962), durant laquelle le général de Gaulle voulut redéfinir la politique de coopération avec l’Algérie en fonction de « l’incapacité actuelle du Gouvernement algérien à assurer la marche de l’Etat », celui-ci finit par accepter les exigences françaises, mais la séparation des trésors ne devint effective qu’à la fin décembre, et la France ne pouvait pas interrompre son aide financière et technique avant de longues années sans replonger l’Algérie dans le chaos [27].

Cependant, le gouvernement français prit peu à peu conscience du terrible bilan des enlèvements de civils français (plus de 3000 enlèvements après le 18 mars 1962, et près de 1700 disparus qui ne furent pas retrouvés vivants), et de celui des persécutions qui continuaient contre les « harkis » au mépris des accords d’Evian [28]. Il protesta énergiquement par la voie diplomatique, mais la défense des intérêts économiques (pétrole et gaz du Sahara) et stratégiques (bases d’essais nucléaires, de fusées et d’armes spéciales au Sahara) de l’Etat français avaient désormais priorité sur celle des intérêts des Français et de Français musulmans d’Algérie.

De 1963 à 1969-70 : le maintien de la politique de coopération

Après trois mois d’un relatif optimisme, durant lesquels le général de Gaulle se reprit à espérer le retour d’une partie de la population française en Algérie, la protestation du président Ben Bella contre la reprise des essais nucléaires français au Sahara en mars 1963 et son nouveau décret sur les « biens vacants » sonnèrent la fin des illusions [29]. De Gaulle, résigné, renonça définitivement à défendre les droits et les intérêts des Français d’Algérie. Mais il maintint aussi longtemps que possible les bases d’essais atomiques et de fusées au Sahara ainsi que les intérêts pétroliers et gaziers au Sahara, tout en sachant qu’il ne pourrait pas les conserver éternellement. L’essentiel était de gagner du temps pour rentabiliser les investissements effectués, et pour préparer de nouveaux centres d’essai dans des territoires restés français, en Guyane pour les fusées, en Polynésie pour les armes atomiques. Quand au pétrole et au gaz naturel, les gisements ne manquaient pas ailleurs pour se fournir à un prix avantageux (pensait-on avant 1974). Mais au delà de la défense des intérêts français, le général de Gaulle voulait croire que l’Algérie finirait par reconnaître la générosité de l’aide financière et technique considérable que la France continuait de lui fournir [30].

En effet, après l’aide financière considérable et croissante qu’elle avait accordée à l’Algérie depuis 1944 et surtout à partir de 1954 pour essayer de conserver l’Algérie sous sa souveraineté, la France n’a pas renoncé à aider l’Algérie devenue juridiquement indépendante. Elle a continué à lui accorder une aide financière décroissante mais encore importante de 1963 à 1970 pour combler le déficit du budget algérien, et elle a accepté d’apurer par un accord secret en décembre 1966, à des conditions très généreuses, le contentieux financier entre les deux Etats qui portait sur 7,5 milliards de francs et près de 20 milliards de francs de bien nationalisés sans indemnité [31]. Le total de l’aide budgétaire accordée par la France à l’Algérie s’élèverait à 3.307 millions de francs de 1963 à 1970, ou à 2.306 millions de dollars de 1962 à 1969 [32]. De toute façon, la nationalisation du pétrole saharien par l’Etat algérien en 1972 lui a donné les moyens et la responsabilité d’utiliser ces ressources financières dans l’intérêt de son peuple [33]. Ceux qui persistent à réclamer des indemnités à la France pour tous les crimes qu’elle aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962 sont-ils conscients de ces faits, et en ont-ils tenu compte ?

Guy Pervillé

[1] Voir sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=30.

[2] Voir mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 209-213 (« Les responsabilités de l’OAS »).

[3] Voir le texte authentique des accords d’Evian dans Vers la paix en Algérie, les négociations d’Evian d’après les archives diplomatiques françaises, 15 janvier 1961-29 juin 1962, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 381- 473 (Accord de cessez-le-feu pp. 405-407).

[4] Selon René Bail, Hélicoptères et commandos marine en Algérie, 1954-1962, Paris et Limoges, Lavauzelle, 1983, le dernier combat du commando Jaubert eut lieu le 14 avril 1962, pour chasser une unité de l’ALN d’un camp de regroupement où elle s’était installée.

[5] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Editions de Fallois et Fayard, t.1, 1994, pp. 121-122.

[6] Le nombre de militaires tués au combat (y compris contre l’OAS) ne fut pas négligeable après le 19 mars 1962 (92 en mars, 36 en avril, 23 en mai, 25 en juin, 4 en juillet, 9 en août, 3 en septembre), et d’autres s’y ajoutèrent jusqu’à la fin de l’année. Il faut aussi ajouter 93 militaires portés disparus du 19 mars au 2 juillet, et 79 du 3 juillet au 31 décembre.

[7] « Bilan de deux mois de cessez-le-feu », Service Historique de l’Armée de Terre, 1 H 1937/D3, p. 12.

[8] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, l’Harmattan, 2001, chapitre 7, « le terrorisme silencieux », pp. 118-149.

[9] Si Azzedine, Et Alger ne brûla pas, Paris, Stock, 1980, pp. 216-231.

[10] Selon Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, Paris, Editions SOTECA, 2011, pp. 37-38.

[11] Faivre (Maurice), Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 294.

[12] Monneret, op. cit., pp. 175-177.

[13] Chantal Morelle, Louis Joxe, diplomate dans l’âme, Bruxelles, André Versaille, 2010, pp. 798 et 804.

[14] Déclaration générale, in Vers la paix en Algérie, op. cit., p. 465 ; et déclaration des garanties, op. cit., p. 412.

[15] Directive du chef de la wilaya V (Oranie), reproduite par Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 164 et 165 (fac simile), et diffusé par l’OAS d’Oran dans un tract daté du 23 mai 1962. Le colonel de la wilaya V, Si Othman, avait voté contre la ratification du pré-accord des Rousses et la poursuite de la négociation à Evian, avec les trois délégués de l’Etat-major général (dont le colonel Boumedienne) au CNRA de février 1962.

[16] « Bilan de deux mois de cessez-le-feu », Service Historique de l’Armée de Terre, 1 H 1937/D3.

[17] Rapport cité plus haut, note 36.

[18] « Etats récapitulatifs des F.S.E. et F.S.N.A. enlevés par le FLN entre le 19 mars et le 1er juin 1962 », document du 2ème bureau de l’état major interarmées d’Alger, reproduit en annexe à la thèse de Jean Monneret, pp. 384-388.

[19] Voir ma réponse au livre de Pierre Daum, « Ni valise, ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance » (2012) sur mon site, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=280.

[20] Bernard Tricot, Les sentiers de la paix, Algérie 1958-1962, Paris, Plon, 1972, pp. 345-346. C’était déjà la formule proposée dans le résumé officiel des accords publié le 19 mars par Louis Joxe. Cette distinction était judicieuse : en effet, le FLN aurait répondu Oui à la première question, mais sa réponse à la deuxième n’allait pas de soi.

[21] Le oui remporta 99,5% des suffrages exprimés et 88% des électeurs inscrits (dont le nombre dépassait toutes les prévisions).

[22] Lettre de démission reproduite par Mohammed Harbi dans Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Editions J. A., 1981, pp. 340-342.

[23] Les cadres français de cette force locale, affectés à celle-ci contre leur gré, y vécurent des expériences traumatisantes.

[24] Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, les disparus européens de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2011, pp. 63-97. Sur ce livre très important, voir mon compte rendu sur mon site, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265#nb36.

[25] Selon le rapport du sous-préfet d’Akbou, Jean-Marie Robert, cité notamment par Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés, Paris, L’harmattan, 1995, p. 156.

[26] Archives du Service historique de la défense, Vincennes, 1 H 1759-2.

[27] Voir la thèse d’Eric Kocher-Marboeuf, Le Patricien et le Général, Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle, 1958-1969, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003, t. 1, pp. 473-604 (pp. 546-551).

[28] Ibid., pp. 571-589.

[29] Alain Peyrefitte, op. cit., pp. 398-405.

[30] Peyrefitte, op. cit., t. 2, pp. 449-450.

[31] Kocher-Marboeuf, op. cit., t. 2, pp. 973-975 ; Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, Paris, Karthala, 1984, pp. 60-62.

[32] Charles-Robert Ageron, « La politique française de coopération avec l’Algérie », actes du colloque De Gaulle en son siècle, Paris, La documentation française, 1992, t. VI, pp. 216 et 221.

[33] Pour en savoir plus, voir Guy Pervillé, Les accords d’Evian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-1962), Paris, Armand Colin, 2012, 288 p.



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