La ligne Morice en Algérie, 1956-1962 (2004)

lundi 5 février 2007.
 
Cet article m’a été demandé par Guy Hennebelle, directeur de la revue Panoramiques, pour son numéro 67 (2ème trimestre 2004) intitulé "Des murs et des hommes". Je ne savais pas que ce serait l’un des derniers numéros de cette revue, malheureusement interrompue peu après par le décès de Guy Hennebelle.

De tout temps, des hommes « civilisés » ont cru pouvoir vivre durablement à l’abri de la menace des peuples « barbares » en s’entourant de murs ou d’autres lignes fortifiées. La Grande Muraille de Chine et le limes romain, presque contemporains, en sont les meilleurs exemples. L’Afrique du Nord a vu les Romains construire sur son sol, à la limite du territoire cultivable et du désert, le limes, alignement de fortins jalonnant un obstacle continu fait d’un mur et d’un fossé propres à décourager les incursions des nomades berbères insoumis. Quinze siècles plus tard, en 1840, le maréchal Valée avait, lui aussi, entrepris la construction d’un obstacle continu de même type, pour empêcher les cavaliers arabes de l’émir Abd-el-Kader d’attaquer les environs d’Alger (collines du Sahel et plaine de la Mitidja), occupés et colonisés par les Français depuis moins de dix ans. Mais le gouvernement préféra suivre l’avis du général Bugeaud, partisan de conquérir et de coloniser l’Algérie entière pour en faire une nouvelle province française.

Au XXème siècle, l’art de la fortification se modernisa. En Afrique du Sud, pendant la guerre des Boers (1899-1901), les Anglais inventèrent l’utilisation militaire du fil de fer barbelé pour protéger des blockhaus, et pour les relier entre eux, afin d’entraver la mobilité des commandos boers. En Afrique du Nord, à la frontière égypto-libyenne, les Italiens construisirent en 1931 un obstacle de 270 km de long pour empêcher les résistants libyens de se réfugier en Egypte et d’en revenir ou d’en recevoir des armes. Celui-ci était constitué de plusieurs épaisseurs de réseaux barbelés (dont certains auraient été électrifiés), longés par une route de contrôle reliant des forts ou des fortins communiquant par téléphone et par radio, et trois aéroports. Efficace contre un ennemi aux faibles moyens, cet obstacle ne servit à rien contre les unités blindées britanniques venant d’Egypte pendant la Deuxième guerre mondiale [1].

En 1956, l’indépendance du Maroc et de la Tunisie obligea l’armée française à envisager une solution semblable pour faire de l’Algérie un champ clos. En effet, la coopération militaire franco-marocaine et franco-tunisienne prévue par des accords bilatéraux avait été vite démentie par une contradiction flagrante entre la poursuite de la guerre par la France contre le FLN algérien, et la solidarité maghrébine que les dirigeants nationalistes des deux Etats nouvellement indépendants ne pouvaient lui refuser. Les troupes françaises maintenues dans les deux pays avaient alors leurs effectifs les plus élevés (125.000 hommes au Maroc et 55.000 en Tunisie) ; mais elles ne pouvaient s’opposer à l’installation de l’ALN algérienne sans l’accord des gouvernements marocain et tunisien. Le 22 octobre 1956, le détournement vers Alger par l’aviation française d’un avion marocain transportant de Rabat vers Tunis les chefs de la délégation extérieure du FLN sonna le glas de la coopération militaire entre la France et ses anciens protectorats. A moins de les reconquérir par la force (solution impossible faute d’effectifs suffisants), il ne restait pas d’autre solution militaire que tenter de boucler hermétiquement les frontières de l’Algérie.

C’est d’abord à la frontière marocaine que fut expérimentée le premier barrage, sous l’autorité du général Pédron, commandant le corps d’armée d’Oran. Dès le mois de juin 1956, un simple réseau de barbelés fut construit entre la frontière et la route nationale n° 7, dans le secteur côtier tenu par la demi-brigade de fusiliers marins (DBFM) près de Nemours. Renforcé à partir de novembre 1956, il fut perfectionné par le minage et par l’électrification (réalisée sur 10 km en janvier 1957).

Le ministre de la Défense nationale du gouvernement Bourgès-Maunoury, André Morice, décida le 26 juin 1957 de généraliser cette expérience de façon à réaliser en quelques mois le bouclage des deux frontières. A l’Ouest, la « ligne Pédron » s’éloignait de la frontière marocaine sur les hauts plateaux arides couverts d’une steppe d’alfa, pour aller protéger la route et la voie ferrée reliant Oran à Colomb-Béchar dans leur traversée de l’Atlas saharien. A l’Est, où tout était à faire, la « ligne Morice » suivait et protégeait également la route et la voie ferrée de Bône à Souk-Ahras et Tébessa, ce qui permit sa réalisation en trois mois. Les espaces qui s’étendaient entre les barrages et les frontières furent transformés en « zones interdites », dont les habitants étaient regroupés autour des postes militaires ou évacués. Les étendues plates et désertiques des confins sahariens à l’Est, et des hauts plateaux à l’Ouest, étaient d’abord surveillés par des batteries de canons à tirs automatique déclenché par radar, avant la construction du réseau électrifié. Etant donné la gravité particulière de la menace que l’ALN de Tunisie faisait peser sur le barrage de l’Est, il était prévu de le doubler par un barrage de l’avant plus proche de la frontière tunisienne. Celui-ci fut d’abord construit de Souk-Ahras à Tébessa, de façon à protéger les centres miniers de l’Ouenza et du Kouif, d’octobre 1958 à mars 1959, puis de Souk-Ahras à la mer, de mars à octobre 1959. Ce barrage de l’avant fut appelé « ligne Challe », du nom du nouveau commandant en chef, successeur du général Salan. Il fit plus que doubler la difficulté du passage de la Tunisie vers l’Algérie.

En effet, le barrage était un ensemble d’obstacles redoutable d’abord par sa largeur : de 100 mètres à plusieurs kilomètres suivant les endroits. On y trouvait au centre, souvent une route et une voie ferrée, et toujours une piste de surveillance utilisée par les véhicules blindés des patrouilles faisant « la herse ». Et des deux côtés (vers l’extérieur et vers l’intérieur) une haie renforcée non minée, puis un réseau intérieur de barbelés miné, une piste technique longeant la clôture électrifiée, puis encore un réseau extérieur miné, et enfin un grillage destiné à tenir les animaux à l’écart. Cet obstacle n’était pourtant pas absolument infranchissable : on pouvait faire sauter les réseaux de barbelés et les mines au moyen de tubes remplis d’explosifs appelés bangalores, et sectionner la clôture électrifiée avec des pinces coupantes à poignées isolantes. Mais l’interruption du courant dans la clôture était immédiatement signalée et localisée par les stations de contrôle technique, ce qui déclenchait l’intervention rapide des patrouilles de la herse sur place, et le bouclage de la zone du franchissement par les troupes du secteur et par les réserves du corps d’armée ou par les réserves générales, avec l’aide des hélicoptères et l’appui de l’aviation. C’est pourquoi les franchissements étaient beaucoup plus difficiles à réussir de l’extérieur vers l’intérieur que dans l’autre sens (tout au moins là où le barrage était proche de la frontière) ; et le doublement de la ligne Morice par la ligne Challe en aggravait énormément la difficulté en enfermant ceux qui avaient réussi à franchir le premier obstacle dans une nasse.

La construction des barrages fut un tournant de la guerre, aux conséquences considérables. Au début, les chefs du FLN en sous-estimèrent tout-à-fait l’importance : ils n’essayèrent pas de s’opposer à sa construction, et autorisèrent les ouvriers algériens à y travailler à condition qu’ils leur reversent une partie de leurs salaires en tant qu’impôt révolutionnaire [2]. Mais une fois le gros-oeuvre achevé, les barrages firent la preuve de leur efficacité. Au début de 1958, les contingents de l’ALN lourdement chargés d’armes et d’équipements militaires tentèrent de rentrer massivement en Algérie. La « bataille des frontières » fut la plus grande bataille de la guerre. Du 21 janvier au 28 mai 1958, sur la ligne Morice, l’ALN perdit 2.400 combattants tués, 300 prisonniers, 350 armes collectives et 3.000 armes individuelles. La seule bataille du djebel Mouadjène, près de Souk-Ahras, lui coûta 624 hommes et 484 armes du 28 avril au 3 mai. Du fait de ces combats, les pertes mensuelles des deux camps atteignirent alors leurs plus hauts niveaux de toute la guerre : 3.803 tués chez les « rebelles » en avril 1958, et 364 dans les « forces de l’ordre » en mai. Le rêve d’un Dien-Bien-Phu algérien se dissipa brutalement.

Il en résulta une très grave crise du moral dans l’ALN, à l’extérieur et à l’intérieur [3]. A l’extérieur des barrages, des troupes refusèrent de tenter de nouveaux franchissements et crièrent « Vive la paix ! Vive de Gaulle ! » devant Belkacem Krim, vice-président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et ministre des forces armées. Le commandement opérationnel militaire de l’Est fut suspendu et ses responsables sanctionnés, mais l’indulgence de Krim envers son chef Mohammedi Saïd provoqua en novembre 1958 un dangereux complot [4] des anciens responsables déchus, et une insubordination générale des troupes envers les officiers nommés par Krim. En mars 1959, plusieurs officiers supérieurs furent exécutés, et le capitaine Ali Hambli, en révolte contre Mohammedi Saïd, se rendit aux Français avec 148 hommes. Le mécontentement gagna aussi les wilayas de l’intérieur, qui se sentirent abandonnées par l’extérieur. En décembre 1958, le colonel Amirouche, chef de la wilaya III (Kabylie) réunit ses collègues des wilayas IV (Algérois), VI (Sud Algérois) et I (Aurès-Némentchas) dans un comité interwilayas, qui réaffirma le principe de la primauté de l’intérieur (proclamé par le Congrès de la Soummam en 1956). Le « plan Challe », exécuté en 1959 et 1960 par l’armée française, accrut encore ce sentiment d’isolement et d’abandon. A l’ouest le capitaine Zoubir, de la wilaya V (Oranie) franchit le barrage à l’automne 1959 pour dénoncer l’incurie de ses chefs basés depuis 1955 à l’extérieur, et demander l’arbitrage du GPRA. Econduit par le colonel Boumedienne, il réussit à entraîner la majeure partie des troupes de l’ALN stationnées au Maroc, et finit par se rendre aux Marocains en février 1960. Dans l’Algérois le commandant Si Salah, chef par intérim de la wilaya IV, désespérant de recevoir le moindre secours du GPRA et du nouvel état-major-général de l’ALN, entama en mars 1960 des négociations secrètes avec le gouvernement français, et fut reçu le 10 juin à l’Elysée par le général de Gaulle.

Le GPRA, lui aussi profondément divisé, était conscient du danger. Le CNRA (Conseil national de la Révolution algérienne), qui s’était réuni à Tripoli en décembre 1959 et janvier 1960, avait reconnu que la guerre risquait d’être perdue si aucun secours ne parvenait à l’intérieur durant l’année 1960, et décidé que les officiers venus des wilayas devraient y rentrer au plus vite [5]. Pour atteindre ces objectifs, un nouvel organisme fut créé, l’état-major général de l’ALN, dirigé par le colonel Boumedienne à partir de février 1960.

L’état-major-général (EMG), reprenant des projets antérieurs, réorganisa les unités bloquées aux frontières en renforçant leurs effectifs, leur organisation, leur équipement et leur armement. Il réussit l’amalgame entre les anciens maquisards venus des wilayas et les nouvelles recrues levées dans les communautés algériennes de Tunisie, du Maroc et de France. Il multiplia très vite les opérations militaires contre les barrages et contre les postes français des zones frontalières. Mais les tentatives de franchissement restèrent toujours aussi coûteuses : quelques officiers réussirent à passer avec quelques hommes, d’autres furent tués (comme le colonel Lotfi et le commandant Embarek de la wilaya V, sur le barrage de l’Ouest), d’autres renoncèrent après plusieurs échecs et restèrent à l’extérieur [6]. A partir de juillet 1960, l’EMG renonça sans l’avouer à tout projet de retour en masse à l’intérieur. Il opta en fait pour une tactique de harcèlement contre les barrages et les postes militaires français à partir du territoire tunisien ou marocain, utilisant une artillerie de plus en plus lourde, afin d’obliger l’armée française à immobiliser des effectifs de plus en plus importants et à fortifier de mieux en mieux ses positions [7]. Du 6 au 14 mars 1962, à l’approche du cessez-le-feu, un bombardement général fut déclenché contre le barrage de l’Est avec des moyens sans précédent . Mais la destruction des barrages par des brigades internationales chinoises, arabes et africaines resta un pur slogan de propagande. Les liaisons avec les wilayas furent rétablies en 1961 par des filières clandestines de la Fédération de France du FLN, utilisant les lignes maritimes et aériennes régulières pour faire passer de France en Algérie de l’argent, des armes légères, puis des cadres [8].

En fin de compte, à quoi servirent les barrages ? D’un point de vue strictement militaire, on peut dire qu’ils avaient atteint leur but : couper l’ALN en deux, et empêcher l’ALN extérieure de porter secours à son homologue intérieure, ce qui rendait possible l’étouffement et la destruction de cette dernière par le « plan Challe ». Que ce succès militaire incontestable n’ait pas été exploité à fond par le pouvoir politique français est une autre histoire. Même si la dislocation irrémédiable de l’ALN a été évitée, le ressentiment de l’intérieur contrer l’extérieur a laissé des traces durables. Pendant la crise de l’été 1962, les partisans d’Ahmed Ben Bella et du colonel Boumedienne ont reproché au GPRA d’avoir demandé au gouvernement français de maintenir les barrages fermés aux troupes de l’ALN extérieure après la proclamation de l’indépendance le 3 juillet [9], mais les wilayas III et IV, les plus éloignées des frontières, ont pris parti contre l’EMG. D’un autre point de vue, on peut conclure à l’inverse, que l’EMG a réussi à détourner les barrages de leur but et à les récupérer pour ses propres fins en renonçant à les franchir. En effet, la stratégie de harcèlement à partir des frontières lui a permis de limiter ses pertes et d’accumuler à l’abri des barrages des forces armées de plus en plus nombreuses (22.000 hommes en Tunisie et 10.000 au Maroc en mars 1962), suffisamment bien organisées et bien armées pour prendre le pouvoir contre tout concurrent dès le départ des troupes françaises. Ce résultat n’aurait pu être évité que si l’armée française avait repris les opérations offensives en territoire tunisien et marocain, plusieurs fois étudiées de 1956 à 1958 ; mais les gouvernements de la IVème et de la Vème République les avaient exclues par crainte d’internationaliser le problème algérien depuis le bombardement de Sakiet-Sidi-Youssef [10]. Dans ces conditions, l’EMG fut en fin de compte le principal bénéficiaire des barrages militaires français. Il ne jugea pourtant pas utile de les conserver après l’indépendance pour défendre l’Algérie contre ses voisins [11]. Guy Pervillé

P S : Cette deuxième et dernière publication dans Panoramiques ne doit pas vous faire oublier mes réponses aux questions de Guy Hennebelle, parues dans le n° 62, 1er trimestre 2003, pp. 150-158, et trop peu lues à mon avis. (Voir dans la rubrique "Interviews" de ce site)

[1] Voir Jacques Vernet, « Les barrages pendant la guerre d’Algérie », in Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, pp. 253-268, et « La ligne Morice », in Guerre d’Algérie-Magazine, n° 1, janvier-février 2002, pp. 26- 31. Voir aussi les dossiers « Barrages » et « bataille du djebel Mouadjène » par Philippe Bourdrel, dans le t. 5 de la réédition de La guerre d’Algérie d’Yves Courrière, SGED, 2001, pp. 2202-2219 et 2240-2241.

[2] Gibert Meynier, Histoire intérieure du FLN, Fayard, 2002, pp. 309 et 406 ; cf. Abderrazk Bouhara, Les viviers de la Libération, pp. 192 et 297-298.

[3] Meynier, op. cit., pp. 296-322 et 406-430 ; cf. Bouhara, op. cit., pp. 191-206.

[4] Mohammed Harbi, « Le complot Lamouri », in La guerre d’Algérie et les Algériens, sous la direction de Charles-Robert Ageron, Armand Colin, 1997, pp. 151-179.

[5] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Paris, Editions J.A., 1980, p. 256.

[6] Bouhara, op. cit., pp. 282-298.

[7] Voir Charles Ailleret, Général du contingent, En Algérie, 1960-1962, Grasset, 1998, pp. 137-171.

[8] Ali Haroun, La septième wilaya, la guerre du FLN en France, Le Seuil, 1986, pp. 317-327.

[9] Accusation démentie par Benyoucef Ben Khedda, L’Algérie à l’indépendance, la crise de 1962, Alger, Dahlab, 1997, pp. 26-27.

[10] Ce bombardement d’un village frontalier tunisien occupé par l’ALN, le 8 février 1958, avait fait de très nombreuses victimes, et provoqué une grave crise franco-tunisienne. La France recourut pourtant une nouvelle fois à la force contre les Tunisiens pour conserver provisoirement la base aéro-navale de Bizerte en juillet 1961, pendant les négociations avec le GPRA.

[11] Les barrages furent rapidement démantelés, et les anciens harkis furent réquisitionnés pour le déminage (cf. Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés, L’Harmattan, 1995, p. 159).



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