Edmond Michelet, de l’Algérie française à l’Algérie des deux peuples, 1955-1958 (2011)

samedi 9 juillet 2011.
 
Cette communication a été présentée au colloque "Edmond Michelet dans la vie politique", qui s’est tenu au Collège des Bernardins (Paris) les 10 et 11 décembre 2010. Les actes de ce colloque ont été publiés en juillet 2011, sous la direction de Nicole Lemaître, et sous le titre Edmond Michelet, un chrétien en politique, Paris, Editions Lethielleux, juillet 2011, 262 p. (voir les pp. 103-117).

Edmond Michelet, sénateur parisien depuis 1952, devenu l’un des vice-présidents du Sénat en octobre 1957, fut l’un des premiers confidents de la nouvelle orientation de la politique algérienne du général de Gaulle, dont il fut informé dès février 1955 [1]. Mais quelles conclusions en avait-il tirées avant le retour du Général au pouvoir ? Nous pouvons tenter de le savoir grâce à son livre Contre la guerre civile, publié en novembre 1957 [2].

Les origines du livre Contre la guerre civile

Edmond Michelet était resté l’un des plus fidèles élus gaullistes, malgré l’échec et la mise en sommeil du RPF. Il espérait toujours le retour au pouvoir de Charles de Gaulle, même s’il fut séduit comme d’autres gaullistes (notamment Jacques Soustelle) par le style novateur de Pierre Mendès France, qui le nomma membre de la délégation française à l’ONU. Et c’est en rendant visite au Général pour lui rendre compte du climat des Nations Unies, en février 1955, qu’il recueillit de celui-ci une confidence capitale : « le Général, sans une ombre d’hésitation, m’a dit : « L’Algérie ? Perdue. Finie. » Ainsi, dès ce moment-là, il avait le sentiment que l’Algérie serait indépendante. Il a peut-être essayé, après son retour, de ménager des transitions, de préparer une étape moins dramatique que celle que nous avons connue, mais il est certain que trois ou quatre mois après le début de l’insurrection, de la Révolution algérienne, comme disent les Algériens, le Général considérait que l’Algérie était pratiquement perdue, et il me l’a dit catégoriquement » [3]. Un autre fidèle gaulliste, Louis Terrenoire, ami d’Edmond Michelet et venu comme lui du MRP, reçut la même confidence quelques mois plus tard : « C’est le 18 mai 1955 que le général de Gaulle me parla, pour la première fois, de l’avenir de l’Algérie : - Nous sommes en présence, me dit-il, d’une vague qui emporte tous les peuples vers l’émancipation. Il y a des imbéciles qui ne veulent pas le comprendre ; ce n’est même pas la peine de leur en parler. Mais il est certain que, si nous voulons nous maintenir en Afrique du Nord, il nous faut accomplir des choses énormes, spectaculaires, et créer les conditions d’une nouvelle association. Or, ce n’est pas ce régime qui peut le faire. Moi-même, je ne serais pas sûr de réussir (et comme j’esquisse un geste de protestation)..., mais bien sûr, je tenterais la chose » [4]. Ainsi, l’analyse gaullienne était-elle déjà fixée [5]. Mais Jacques Soustelle, qui avait pourtant demandé l’autorisation du Général avant d’accepter sa nomination comme gouverneur général de l’Algérie en janvier 1955, ne bénéficia pas d’une telle révélation ; comme s’il avait déjà été compté parmi les « imbéciles » [6] dédaigneusement écartés de ses confidences...

Quelles conclusions Edmond Michelet tira-t-il à court terme de cette révélation ?

A l’ONU, il continua de participer aux délégations françaises jusqu’en 1957, ce qui lui donna une connaissance directe de la dégradation de la situation internationale de la France, accélérée par la guerre d’Algérie et par la propagande du FLN algérien. Sa brochure écrite en novembre 1957 en porte plus d’un témoignage exaspéré [7]. Il s’efforça de défendre de son mieux la politique française, confrontée à l’évolution de plus en plus défavorable de l’opinion publique internationale.

En France, il se montra de plus en plus inquiet de l’évolution des esprits. Non pas de ceux de la majorité de l’opinion publique, qu’il croyait - bien à tort - toujours sensible au charme de la grandeur impériale. Mais surtout de la polarisation croissante parmi les intellectuels. C’est d’ailleurs la pénible expérience d’un débat au Centre catholique des intellectuels français, qu’il avait présidé au printemps 1957, sur le livre de Pierre-Henri Simon, Contre la torture, qui fut à l’origine de la brochure d’Edmond Michelet. Ce débat fut particulièrement agité, moins du fait des participants (Louis Terrenoire et Michel Massenet contre la publication du livre en question, Georges Hourdin et Henri-Irénée Marrou pour) que du fait du public : « Jamais il ne m’avait été donné d’assister à une réunion aussi affligeante. Non pas, certes, par la faute des orateurs (...) mais par l’attitude de l’auditoire. On sentait à l’alternance des applaudissements frénétiques et des clameurs exaspérées que les passions étaient à leur paroxysme dans chacun des deux camps du public qui s’affrontaient ainsi dans un véritable climat de guerre civile. On lisait sur les visages contractés des antagonistes l’image de ce qu’il faut bien appeler par son triste nom : la haine. Compte tenu du lieu et de l’assistance, l’inévitable référence s’imposait : ‘Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ?’ » [8] Et pas seulement de ceux-là, parce que la situation était la même parmi les intellectuels non chrétiens.

Ce sentiment d’inquiétude ne cessa d’être renforcé dans l’esprit d’Edmond Michelet durant les mois suivants, notamment par un bref voyage à Alger, où il déposa le 22 juillet 1957 en faveur d’un ancien résistant passé au FLN, Pierre Coudre, et s’entretint avec le secrétaire général de la préfecture chargé de la police, Paul Teitgen ; puis par sa correspondance avec Louis Massignon, de septembre à novembre, sur les sanctions prises contre des officiers algériens signataires d’une pétition adressée au Président de la République. Dès le mois de juin, il avait approfondi ses réflexions après avoir étudié un dossier sur les données économiques et démographiques du problème algérien, et conclu : « l’entreprise engagée par la France pour maintenir sa souveraineté en Algérie paraît inéluctablement vouée à l’échec. La fin de notre politique doit être de sauvegarder au moindre prix ce qui est indispensable à la Nation. Ou la Nation prendra conscience de ces réalités, ou une politique algérienne engagée dans la démesure sera abandonnée dans le désespoir » [9].

Son attention fut naturellement retenue par les polémiques nouvelles que déclenchèrent deux brochures successivement publiées par la collection Tribune libre des Editions Plon : La tragédie algérienne, de Raymond Aron, en juin 1957 [10], puis Le drame algérien et la décadence française, réponse à Raymond Aron, de Jacques Soustelle, en août. C’est donc pour tenter d’arbitrer ce débat qu’Edmond Michelet publia à son tour en novembre, dans la même collection, son plaidoyer Contre la guerre civile.

Analyse du livre

Il s’agit d’un essai assez bref (104 pages, plus une préface paginée de I à VII), qui se divise en trois parties, la première intitulée « Partage des responsabilités », la deuxième « Antagonismes », et la troisième « Pour une reconquête ». Chacune de ces parties est elle-même divisée en chapitres plus petits identifiés par des titres en haut d’une page. La première partie en contient deux : « Vers les conséquences » et « La peur des mots ». La deuxième en aligne cinq : « De la Nouvelle Droite à la Nouvelle Gauche », « Pélerins de l’absolu », L’Armée d’Afrique », « Autant en emporte le vent » (entre guillemets dans le texte), « Un mauvais alibi ». Enfin, la troisième en présente trois : « Lettre à Ferhat Abbas », « Livre ouvert », et « Cet homme que vous connaissez » (de nouveau entre guillemets). Cependant, il n’est pas indispensable de détailler le contenu de chaque chapitre, parce que la démarche de l’auteur consiste à évoquer d’une manière critique les positions des deux camps sans conclure en faveur des uns contre les autres : il se veut, comme il le dit en citant Erasme en sous-titre, « Gibelin pour les Guelfes et Guelfe pour les Gibelins ». Cette démarche le fait repasser plusieurs fois par les mêmes points, comme une planète sur son orbite, mais elle est supposée être ascendante plutôt que simplement circulaire ou elliptique. On observe en tout cas une récurrence de l’appel au général de Gaulle, d’abord discret puis de plus en plus accentué, et qui finalement sert de conclusion au livre [11].

A part cette conclusion attendue, l’auteur exprimait-il une véritable démonstration proposant une politique algérienne cohérente, et fondée sur une analyse rationnelle du problème algérien ? Telles sont les questions auxquelles nous avons cherché des réponses.

Le point le plus clair, exprimé dès le titre, est l’embarras profond de l’auteur, qui refuse de choisir entre les deux positions exprimées avant lui par Raymond Aron et par Jacques Soustelle. Il leur adresse à tous les deux des critiques, notamment à Raymond Aron auquel il reproche de traiter la question algérienne d’une façon trop peu humaine : « J’ai déjà dit que Raymond Aron me semblait minimiser dangereusement les facteurs sentimentaux, et tout d’abord les risques immenses résultant d’un éventuel ordre général de repli sur la métropole de nos compatriotes d’Algérie. J’ajoute que leur fureur sera partagée par l’armée qui n’acceptera pas de servir une seconde fois de bouc émissaire à une carence des pouvoirs publics. Il y a là un danger non pas probable mais certain de guerre civile. On reste confondu de voir le peu de cas que semble faire de ce danger un homme qui ne nous avait pas habitué jusqu’ici à une telle désinvolture » [12]. Edmond Michelet ne rejette pourtant pas systématiquement toutes ses idées. De même, il prend soin de citer plusieurs fois élogieusement son camarade de gaullisme Jacques Soustelle, notamment dans les deux dernières phrases du livre : « les Français peuvent inventer à une situation génératrice de guerre civile un dénouement équitable et original. Ils peuvent maintenir dans un ensemble français, avec le consentement de tous les Algériens, cette Algérie aujourd’hui « aimée et souffrante », demain fière, rétablie, et non moins aimée » [13]. Mais il sait bien que les solutions qu’il envisage ne concordent pas avec celles de l’apôtre de l’intégration, parce qu’elles suivent les indications du général de Gaulle. Et que Jacques Soustelle ne pourrait approuver la main qu’il a tendue à Ferhat Abbas, rallié au FLN [14].

Cette crainte de la guerre civile, conséquence de la division des Français sur la solution du problème algérien, s’appuie sur des constats très réalistes, tels que l’inacceptabilité d’une capitulation devant le FLN pour les Français d’Algérie (« Le départ des Algériens européens d’Afrique du Nord est inconcevable sans soulèvement de leur part - un soulèvement qui s’achèverait en un carnage auquel il vaut mieux ne pas penser. On s’étonne qu’un homme lucide comme le veut être Raymond Aron n’ait pas songé plus sérieusement à cette éventualité. » [15]) et pour l’armée (« Ajoutons que l’armée, dans l’hypothèse retenue par Aron, rejoindrait presque inévitablement les rangs de l’émeute européenne » [16]), dont il prend la défense contre ceux qui insultent la France à travers elle (« L’armée française en Algérie n’est pas une armée hitlérienne. C’est une armée qui cherche, sans l’avoir trouvé peut-être, la technique la plus humaine de répondre à une guerre de caractère insurrectionnel » [17]). De même, il prévoit l’accentuation des pressions américaines, représentées par le célèbre diplomate Robert Murphy [18], qui allait en effet proposer ses « bons offices » à la France après le bombardement de Sakiet Sidi-Youcef quelques mois plus tard. Il est vrai que le général de Gaulle avait montré la voie des prévisions lucides à long terme dans sa conférence de presse du 30 juin 1955. Le seul point sur lequel la lucidité de l’auteur est prise en défaut est son appréciation sur l’attitude de l’opinion publique, supposée plus attachée à l’Algérie française que les élites : « Un spécialiste des sondages de l’opinion publique (...) n’aurait pas beaucoup de peine à démontrer par des réponses à des questions judicieusement choisies, que l’immense majorité de nos compatriotes est désireuse de conserver l’Algérie dans l’aire où flotte le drapeau tricolore, et d’introduire tous les Algériens sans exception dans la famille française ; comme des frères libres et égaux en droit. Ils savent que cela n’irait pas sans de longs et durs sacrifices matériels qu’ils seraient néanmoins disposés à consentir, à condition que leur bien-fondé fût clairement expliqué et qu’ils fussent demandés au pays par une autorité incontestable » [19]. En réalité, Charles-Robert Ageron a montré que les sondages d’opinion réalisés de 1956 à 1962 ont prouvé une constante diminution de l’attachement à l’Algérie française [20]. Edmond Michelet partageait donc une idée de l’opinion publique partagée par la plupart des hommes politiques, mais fausse.

Au-delà de ces constats, il montre une vraie lucidité en parlant de « guerre civile » dès sa préface, et en précisant assez vite ce qu’il entend par là : une « guerre », comme François Mitterrand l’avait reconnu dès le 13 novembre 1954, et plus précisément une guerre à trois échelons : « Elle met d’abord aux prises en Algérie les éléments musulmans, enrôlés de gré ou de force, par les forces rebelles, avec les troupes d’une métropole qui n’a pas voulu réaliser à temps l’intégration et se bat (...) pour la mise en application d’une éventuelle loi-cadre octroyée dix ans trop tard. Cette guerre algérienne se double ensuite d’une guerre impitoyable entre factions rivales - voir Melouza - et a son prolongement en Europe entre partisans du FLN et du MNA. A ces deux guerres sanglantes risque de s’en ajouter enfin une troisième qui n’en est encore qu’à l’heure froide : celle qui en métropole comme en Algérie mettra inévitablement aux prises les partisans de la lutte à outrance et ceux de la réconciliation si aucune solution n’intervient à bref délai » [21].

Pour autant, Edmond Michelet a-il une analyse personnelle convaincante du problème algérien ? Malheureusement, non. Dès la préface, il rejette sans explication la seule analogie qui s’impose, au profit d’autres beaucoup plus floues et discutables. Pour justifier le terme de « guerre civile », il écrit : « Le fait de la qualifier de guerre « révolutionnaire » n’enlève rien, bien au contraire, à son caractère de lutte fratricide, bien plus comparable à celle qui mit aux prises il y aura bientôt cent ans les Sudistes et les Nordistes américains qu’à la séculaire lutte religieuse entre l’Eire et la Grande-Bretagne » [22]. Phrase étonnante, par laquelle il rejette le seul précédent historique permettant de comprendre la situation algérienne en tant que problème à la fois colonial, religieux et politique, et lui préfère une fausse assimilation à un type de conflit tout à fait différent (guerre de sécession, ou guerre civile pour les vainqueurs nordistes), dans laquelle la population noire (qui n’était d’ailleurs pas plus indigène que les Blancs du Nord ou du Sud) n’était qu’un enjeu passif.

Et cette erreur de diagnostic est développée plus loin, en un chapitre entier, où le précédent irlandais est qualifié de « sommaire sur le plan historique et inadmissible sur le plan de la psychologie collective », contrairement à la comparaison avec la guerre de Sécession. Les Français d’Algérie y sont appelés « nos Sudistes » [23]. L’auteur justifie ainsi son analyse de « l’aventure algérienne : ce qu’on peut affirmer, c’est que fondamentalement elle a commencé pour un motif analogue à celui qui dressa l’une contre l’autre les deux Amériques de 1860 : le refus par une partie de la communauté nationale de tenir pour citoyens égaux, comme l’exigeait la Constitution, ici les « bicots », les « bougnoules », les « ratons », là-bas, les noirs. Qu’ici ce soient les opprimés eux-mêmes - ou plus exactement les « méprisés » - qui en se soulevant aient déclenché les hostilités, et que là-bas les choses aient été différentes ne change au fond rien au problème, le conflit reste identique » [24]. A lire cette analyse, ou pourrait encore croire qu’Edmond Michelet s’aligne intégralement sur l’option intégrationniste de Jacques Soustelle. Pourtant, mettre en accusation le « vichysme » des Français d’Algérie et de leurs partisans les plus extrêmes, en leur reprochant de ne pas avoir fait le bon choix, celui reconnaissant l’Algérie comme un province française, en juin 1940, c’est un argument à courte vue de la part d’un auteur informé du fait que Charles de Gaulle ne croit plus à l’Algérie française [25]. On n’est pas davantage convaincu, un peu plus loin, en le voyant distinguer le « rebelle » et le « révolté », le premier voulant « se libérer d’un Etat national auquel il se sent étranger », comme les Irlandais contre les Anglais, et le second qui « dans le cadre d’une patrie qu’il partage avec ses adversaires, n’en veut qu’à un régime qu’il tient pour tyrannique ou usurpé », comme « la Vendée contre la Convention, et surtout la Commune contre Versailles ». Mais alors, faut-il comprendre que « pour de Gaulle (...) la patrie des Algériens, c’était tout bonnement la France », et que « la répression des émeutes de Kabylie du printemps 1945 (...) s’inspirait de sentiments identiques à ceux qui armaient les troupes de Kléber contre celles de Cathelineau » [26] ? Ici, le raisonnement égare le lecteur à force de subtilité.

Mais Edmond Michelet prend un bien plus grand risque en s’adressant aux Algériens révoltés pour tenter de les convaincre d’accepter l’arbitrage du général de Gaulle : « par ce que l’on sait d’eux, il apparaît que les « rebelles » ne se refuseraient pas à l’arbitrage de celui qui, à Brazzaville, dénonçait les « fausses prudences » et proclamait qu’il n’y aurait « aucun progrès qui soit un progrès en Afrique française (...) si les hommes, sur leur terre natale (...) ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seraient capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires » [27]. C’est pourquoi il s’adresse à son « cher collègue » (du Parlement français, ou de l’ONU ?) Ferhat Abbas, en s’efforçant de lui démontrer que « le régime offert par la France à l’Algérie » serait autrement « indépendant » que celui du Guatemala, et en admettant que « L’Algérie combat pour se laver de cent vingt sept années de mépris. Parce qu’il faut bien finir par se persuader que derrière les « terroristes » il y a d’autres hommes qui ne sont pas tous des terroristes et que, pour tout dire, l’Algérie, balbutiante en tant que nation, prend conscience d’elle-même dans une aube sanglante de passions déchaînées, je crois en effet avec vous que ces cent vingt sept années de mépris sont à l’origine de tout » [28].

En écrivant cette phrase capitale, Edmond Michelet rompt avec les jugements sévères qu’il avait jusque-là brandis contre le FLN, quand il écrivait dans Le Monde du 31 mars 1957 que le retour du Général était « la seule chance d’éviter la définitive victoire posthume d’Hitler que serait une retraite française d’Alger », et dans celui du 19 juin 1957 que les « rebelles » commettaient un « sacrilège » en utilisant le mot « Résistance », derrière lequel « ils masquent une frénésie raciste analogue à celle que Hitler voulait imposer au monde en utilisant des moyens identiques aux siens » [29]. Désormais, il corrige cette condamnation : « je voudrais maintenant essayer de dire en quoi ceux qui se proclament les combattants de la Résistance algérienne ne doivent pas se montrer étonnés de voir les combattants de la Résistance française s’impatienter et même s’irriter de l’exploitation qu’ils voient faire d’un mot dont la résonance a pour eux quelque chose de sacré » [30]. Il leur tend la main en reconnaissant qu’ « il y a une sorte de sympathie instinctive (...) entre tous ceux qui, depuis le 18 juin 1940, se réclament d’une Résistance » [31], et en précise la raison : « en admettant même (...) que les Français soient en Algérie de simples envahisseurs, ils doivent admettre qu’en luttant contre nous, ils n’en font pas moins leurs nos propres principes. [32] » Il n’en juge pas moins nécessaire de rappeler sa condamnation des moyens « terroristes » : « Il y a des raffinements de cruauté dont le caractère prétendu rituel n’enlève rien à l’horreur qu’ils inspirent, bien au contraire. Une tuerie comme celle de Melouza s’apparente à celles d’Oradour et de Lidice. Ce ne sont pas des références. On attend toujours le désaveu public d’un tel crime collectif. Enfin s’il est arrivé à la Résistance française de supprimer des traîtres, elle n’a jamais massacré des femmes ou des enfants et jamais non plus procédé dans ses propres rangs à ce genre de « règlements de comptes » qui opposent les deux principales formations de la « Résistance » algérienne. » Mais il conclut néanmoins que « dans la mesure où les aspirations des Algériens, révoltés bien plus que rebelles, sont mieux comprises par les Résistants français que par ceux qui ignorèrent l’appel du 18 juin (...), c’est en s’inspirant de tout ce que signifie cet appel historique qu’on pourra mettre ensemble un terme à la tragédie algérienne » [33].

Edmond Michelet s’engage donc dans une prise de position diamétralement opposée à celles de Jacques Soustelle. Ce n’est pourtant pas la conclusion de sa brochure, qui comme on l’a vu se termine par un hommage implicite au témoignage de l’ancien gouverneur général de l’Algérie. Mais ce n’est qu’une tentative de camoufler le désaccord de leurs positions respectives. En réalité, Edmond Michelet garde le cap sur l’opinion du général de Gaulle, qu’il connaît depuis février 1955. Il ose annoncer que le drapeau d’une république algérienne flottera à l’ONU dans un délai de quelques années, et affirmer comme une évidence que « tout ce que nous pouvons encore espérer, c’est de voir ce drapeau algérien assortir ses couleurs aux nôtres ». Mais pour faire accepter cette idée audacieuse, il précise ainsi sa pensée : « La seule solution à laquelle il faudra bien finir, je ne dis pas : par se résigner mais bien : par consentir avec satisfaction, c’est la solution fédérale » [34]. Et pour la rendre encore plus acceptable, il plaide pour convaincre les dirigeants tunisiens et marocains de « tous les avantages que leurs pays respectifs retireraient d’une entente à forme confédérale avec une France redressée et liée à l’Algérie par des liens fédéraux », souligne l’importance des richesses du Sahara qui « doit fournir un exemple concret de cette coopération confiante entre une France libre et des peuples qui, grâce à elle, se sentiront aussi libres qu’elle » [35]. Rejetant l’idée d’une politique cartiériste, il croit devoir préciser : « le sacrifice que l’Algérie nouvelle est en droit d’attendre de la France, si elle accepte de lier son sort au sien, est de l’ordre de cinq cent milliards par an pendant au moins dix ans. Pour commencer », et il précise que « cela se traduira pour chaque Français par des mesures d’austérité au profit des Algériens qu’il faudra ainsi déclochardiser, pour reprendre la formule de Germaine Tillion » [36].

Après avoir défini la politique généreuse qu’il propose, Edmond Michelet n’a plus qu’à présenter le seul homme capable de la réaliser. Il rejette dédaigneusement l’opposition de « la toute petite minorité (...) de ceux qui ne lui pardonneront jamais d’avoir été l’homme de Brazzaville après avoir été celui du 18 juin » : « ce n’est pas en novembre 1957 qu’il convient de hurler qu’on fait la guerre... contre les Algériens français. C’est en 1940 qu’il fallait le proclamer - contre ceux qui occupaient alors notre pays : les troupes de l’Allemagne nazie ». Ce qui lui permet de conclure, habilement, que l’Histoire « offre une dernière chance aux Français de ne pas perdre le fruit des épreuves passées, de ne pas permettre cette victoire posthume d’Hitler que serait la retraite française d’Algérie » [37].

Conclusion

En publiant cet audacieux petit livre, Edmond Michelet avait démontré que la position de Jacques Soustelle n’était pas la seule position gaulliste sur l’Algérie, ce qui posait implicitement la question de savoir quelle était l’opinion du Général lui-même. La plupart des gaullistes ne semblent pas en avoir été, à cette date précoce, aussi bien informés ou convaincus que Michelet l’était depuis 1955 [38]. Celui-ci fut conforté dans sa conviction d’avoir bien exprimé la pensée du Général par la lettre qu’il en reçut, datée du 20 décembre 1957 : « Vous êtes, à ma connaissance, le premier qui ayez mis dans une aussi claire et cruelle lumière le point essentiel de l’affaire franco-algérienne, c’est-à-dire le déchirement qu’elle provoque dans les deux peuples en même temps qu’entre eux deux » [39]. On remarquera néanmoins que, sur le débat antérieur ayant opposé Jacques Soustelle à Raymond Aron, le Général avait donné raison au second [40]. Ce qui ne l’empêcha pas de rassurer le premier sur ses intentions pour le cas où il reviendrait au pouvoir [41].

A plus long terme, il faut constater que, si la « guerre civile » justement redoutée par Edmond Michelet fut bien évitée en mai-juin 1958 par l’arbitrage du Général, elle finit par éclater, sous une forme atténuée par la très forte inégalité entre les deux camps, à partir de 1960-1961. A ce moment-là, Charles de Gaulle comme Edmond Michelet choisirent sans hésitation le leur.

Guy Pervillé.

Bibliographie :

Ageron, Charles-Robert, « L’opinion française à travers les sondages », in Rioux, Jean-Pierre, s.dir., La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, 700 p (pp. 25-44).
Aron, Raymond, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, 778 p.
Charbonnel, Jean, Edmond Michelet, Paris, Beauchesne, 1987, 294 p.
Debré, Michel, Mémoires, t. 3, Gouverner, Paris, Albin Michel, 1988, 478 p.
Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, t.1, Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1995, 501 p.
De Gaulle, Charles, Discours et messages, t. 2, Dans l’attente, 1946-1958, Paris, Plon, 1970, 662 p.
Michelet, Edmond, Contre la guerre civile, Paris, Plon, Tribune libre, n° 13, novembre 1957, 104 p.
Michelet, Edmond, Le gaullisme, passionnante aventure, Paris, Fayard, 1962, 173 p.
Michelet, Edmond, La querelle de la fidélité, peut-on être gaulliste aujourd’hui ? Paris, Fayard, 1971, 178 p.
Pervillé, Guy, « De Gaulle et le problème algérien en 1958 », Outre-mers, revue d’histoire, n° 358-359, 1er semestre 2008, pp. 15-27.
Sérigny, (A.de), Echos d’Alger, t. 2, L’abandon, Paris, Presses de la Cité, 1974, 507 p.
Soustelle, Jacques, Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La Table ronde, 1968, 474 p.
Terrenoire, Louis, De Gaulle et l’Algérie, témoignage pour l’histoire, Paris, Fayard, 1964, 253 p.
Zeller, Bernard, Edmond Michelet est-il un saint ? Biographie interrogative, Editions La Doller, 2010, 139 p.

Résumé : Edmond Michelet a fait partie du petit nombre des gaullistes dont on sait qu’il fut informé très tôt (dès 1955) de la véritable opinion du général de Gaulle sur l’avenir de l’Algérie, et donc l’un de ceux qui a pu comprendre le plus tôt la différence capitale entre l’orientation intégrationniste que prenait Jacques Soustelle, et celle du Général qui reconnaissait au contraire l’inéluctabilité de l’indépendance. On trouve pourtant, dans ses paroles et ses écrits sur la guerre d’Algérie et le problème algérien sous la IVème République, deux tendances contradictoires. D’une part, des jugements très sévères contre le FLN. D’autre part, les premiers signes d’une inquiétude causée par la dérive des méthodes françaises de guerre violant de plus en plus gravement la liberté et la dignité humaines. Entre les deux, Edmond Michelet a recherché une position juste, qu’il a exprimée dans son essai Contre la guerre civile en novembre 1957. Essai dans lequel il concluait à la nécessité de faire appel à Charles de Gaulle, qui l’a remercié en lui exprimant son approbation de ses analyses le 20 décembre 1957.

Table des matières :

-  Edmond Michelet ou l’engagement politique, par Gérard Larcher.

-  Une foi en acte dans la Cité, par Philippe Boutry.

-  La ressource péguyste, par Jérôme Grondeux.

-  Edmond Michelet et les Equipes sociales, par Pascal Bousseyroux.

-  Edmond Michelet et les associations de déportés, par Olivier Lalieu.

-  Edmond Michelet, ministre des Armées, et la réconciliation dans les armées françaises, par Claude d’Abzac-Epezy.

-  Michelet et de Gaulle sous la Quatrième République, par Olivier Herbinet.

-  De l’Algérie française à l’Algérie des deux peuples (1955-1958), par Guy Pervillé.

-  Ministre de la justice à l’heure de la guerre d’Algérie, par Olivier Dard.

-  Mise au point sur Edmond Michelet et l’affaire Si Salah, par Guy Pervillé.

-  Edmond Michelet et la réconciliation de la France et de l’Algérie indépendante, par Eric Kocher-Marboeuf.

-  La réconciliation entre la monarchie et la Cinquième République (De Gaulle et le comte de Paris), par Guillaume Gros.

-  Edmond Michelet et la réconciliation franco-allemande, par Etienne François.

-  La réception du concile Vatican II dans l’Eglise de France selon Edmond Michelet, par Audrey Virot.

-  Conclusions : une histoire en devenir, par Nicole Lemaître.

-  "Il faut béatifier des hommes politiques", conférence de Jacques Barrot.

[1] Selon son propre témoignage, dans Michelet, E., La querelle de la fidélité, peut-on être gaulliste aujourd’hui ? Paris, Fayard, 1971, pp. 101-102.

[2] Michelet, E., Contre la guerre civile, Paris, Plon, Tribune libre, n° 13, novembre 1957, 104 p.

[3] La querelle de la fidélité, op. cit., p.102.

[4] Terrenoire, L., De Gaulle et l’Algérie, témoignage pour l’histoire, Paris, Fayard, 1964, p. 41.

[5] Ce que prouve la dernière conférence de presse du Général avant le 13 mai 1958, celle du 30 juin 1955 (De Gaulle, C., Discours et messages, t. 2, Paris, Plon, 1970, pp. 637-639).

[6] L. Terrenoire a témoigné sur le retrait progressif de la confiance du Général à Jacques Soustelle dans son livre cité, pp. 31-40, et E. Michelet a critiqué sévèrement le livre de celui-ci L’espérance trahie, dans Le gaullisme, passionnante aventure, Paris, Fayard, 1962, pp. 169-170.

[7] Notamment pp. 66-74.

[8] Contre la guerre civile, pp. I-II. Cf. Archives du Centre Edmond Michelet à Brive, D53/3. (renseignements aimablement communiqués par Yves-Marie Hilaire).

[9] Brive, CEM, D52 /3, 4 et 6.

[10] Ce livre donna lieu à un nouveau débat au Centre catholique des intellectuels français, encore plus agité que le précédent selon Aron, R., Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, pp. 374-375. Edmond Michelet y parla après lui, et ne fut pas mieux écouté.

[11] Op. cit. pp. 103-104.

[12] Ibid, p. 28.

[13] Ibid., p. 104 (On reconnaît le titre du livre de Jacques Soustelle, Aimée et souffrante Algérie, Paris, Plon, 1956).

[14] « J’espère là-dessus que vous ne refuserez pas de serrer la main que je vous tends, fraternellement » (Op. cit., p. 83). E. Michelet ne dit rien des vrais chefs du FLN, qu’il ne semble pas connaître.

[15] Ibid., p. 59.

[16] Ibid., p. 60.

[17] Ibid. p. 92.

[18] Ibid., pp. 96-97.

[19] Ibid., pp. 21-22.

[20] Voir Ageron, C. R., « L’opinion publique française d’après les sondages », in La guerre d’Algérie et les Français, s.d. J.P. Rioux, Paris, Fayard, 1990, pp. 25-44.

[21] Michelet, op.cit., p. 15.

[22] Ibid., p. V.

[23] Voir pp. 55-65

[24] Ibid. p. 56.

[25] Ibid., pp. 58-60.

[26] Ibid., pp. 86-87 et 90.

[27] Ibid., pp. 65-66.

[28] Ibid., p. 79.

[29] Citations empruntées à Zeller, B., Edmond Michelet est-il un saint ? Biographie interrogative, Editions La Doller, 2010, p. 35. Pour la première citation, voir l’article en grand partie reproduit par Charbonnel, J., Edmond Michelet, Paris, Beauchesne, 1987, pp. 261-262.

[30] Michelet, op. cit., p. 85.

[31] Ibid.

[32] Ibid., p. 89.

[33] Ibid., pp. 92-93.

[34] Ibid., p. 97.

[35] Ibid., pp. 99-100.

[36] Ibid., p. 102.

[37] Ibid., p. 103.

[38] Voir notamment la lettre de Michel Debré du 25 septembre 1958, citée dans ses Mémoires, t. 3, Paris, Albin Michel, 1988, pp. 203-204, et Foccart parle , entretien avec Philippe Gaillard, Paris, Fayard et Jeune Afrique, p. 123. Cf. Pervillé, G., « De Gaulle et le problème algérien en 1958 », Outre-mers, revue d’histoire, n° 358-359, 1er semestre 2008, pp. 15-27.

[39] Brive, CEM, D89 /1et 2.

[40] Aron, R., Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, p. 377,

[41] Sérigny, (A.de), Echos d’Alger, t. 2, L’abandon, Paris, Presses de la Cité, 1974, pp. 246-247. Cf. le fac simile et le texte de la lettre du général de Gaulle à J. Soustelle du 4-12-1956 dans Soustelle (J.), Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La Table ronde, 1968, pp. 442-446.



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