Géopolitique de l’Algérie (2019)

jeudi 15 août 2019.
 
Cet article commandé par la revue mensuelle italienne de géopolitique LIMES, rivista italiana di geopolitica (publiée à Rome) vient de paraître dans son numéro de juin 2019, numéro thématique intitulé : "Dalle Libie all’Algeria affari nostri", avec le sous-titre : "La risacca del Nordafrica in subbuglio incombe anche sull’Italia. Perché dobbiamo fare pace con la Francia". Voir la traduction italienne due à Federico Petroni : "L’Algeria, invenzione francese" (pp 51-56), et le texte original en français que voici.

Qu’est-ce que l’Algérie ? C’est une création humaine qui est le produit d’une histoire. La géographie physique a fourni le cadre dans lequel dans lequel elle s’est inscrite, mais c’est l’histoire des hommes vivant dans ce cadre qui a créé cette entité que nous appelons ainsi. Même aujourd’hui, les astronautes qui tournent autour de notre planète dans la capsule spatiale internationale ne voient pas un territoire algérien séparé de ses voisins par des frontières, lesquelles n’apparaissent que sur les cartes.

Alger, ce fut d’abord un nom arabe désignant une ville fondée au milieu du Xème siècle de l’ère chrétienne par le souverain berbère Bologhine Ibn Ziri sur un emplacement déjà occupé depuis plusieurs siècles par un comptoir phénicien appelé Ikosim, puis par une cité romaine nommée Icosium. Son nom arabe, Al Djazaïr (les îles), désignait seulement les îlots qui protégeaient son port des fureurs de la haute mer. Cette ville était idéalement située sur la côte sud de la Méditerranée occidentale, à mi-chemin du détroit de Sicile et du détroit de Gibraltar, dans une région bien arrosée entre les collines du Sahel et la plaine de la Mitidja, mais rien ne la prédestinait à devenir un jour la capitale d’un grand Etat. La Mitidja, terre agricole riche à condition d’être bien drainée, était barrée vers le sud par la chaîne de l’Atlas tellien, qui rendait difficile l’accès à l’intérieur. L’ensemble du Maghreb central était un bloc de montagnes et de plaines ou de plateaux orienté du sud-ouest au nord-est, dans lequel ou pouvait distinguer deux grandes régions. A l’ouest d’Alger, de la mer Méditerranée à l’Atlas saharien, une alternance régulière de chaînes côtières, de plaines, de massifs montagneux puis de hauts plateaux et de montagnes. A l’est d’Alger, un rapprochement entre ces chaînes et ces plateaux faisait du Constantinois un bloc de hautes terres, bordé par quelques petites plaines côtières, et surtout par les deux points culminants de l’Algérie, les massifs du Djurdjura en Kabylie et de l’Aurès au bord du Sahara. L’altitude moyenne était nettement plus élevée à l’est qu’à l’ouest. Les précipitations étaient plus fortes sur les montagnes exposées au nord que sur leurs versants tournés vers le sud ainsi que sur les plaines intérieures et sur les hauts plateaux. On trouvait donc deux types très différents de végétation naturelle : la forêt méditerranéenne, et la steppe. Quand aux vastes espaces du Sahara, caractérisés par leurs faibles reliefs (à part le lointain massif du Hoggar) et par leurs très faibles précipitations, ils étaient presque un autre monde. Rien ne garantissait donc a priori que ce vaste ensemble de terres deviendrait un jour un pays appelé l’Algérie.

De même, si l’espace algérien était unifié, depuis la conquête arabe du VIIème siècle de l’ère chrétienne, par la langue de l’islam, religion de plus largement majoritaire, les langues parlées restaient beaucoup plus diverses. D’une part, les dialectes arabes, citadins puis bédouins, parlés par la grande majorité de la population. De l’autre, les dialectes berbères, encore parlés dans quelques régions montagneuses de l’Algérie du nord (les deux principales étant la Kabylie et l’Aurès) mais aussi au Sahara, dans les oasis (notamment dans celles du Mzab) et dans les montagnes du Hoggar peuplées par les Touaregs. Mais ces langues parlées n’étaient pas propres à l’Algérie, puisqu’elles se retrouvaient dans le reste de l’Afrique du Nord, avec une plus forte proportion de berbérophones au Maroc et une moins forte en Tunisie ou en Libye.

L’apparition d’une entité étatique portant le nom d’Alger fut donc relativement tardive. Contrairement à la Tunisie, tournée vers l’Orient d’où elle reçut les colonisateurs phéniciens puis les conquérants arabes, contrairement au Maroc, naturellement isolé par les hautes montagnes de l’Atlas et du Rif, le centre de l’Afrique du Nord ne semblait pas prédestiné à devenir le berceau d’un Etat durable puis d’une nation. Au début du XVIème siècle, il semblait plutôt voué à une prochaine soumission par les rois catholiques d’Espagne, voulant poursuivre la Reconquête en traversant la Méditerranée après la reprise du royaume musulman de Grenade (1492). En 1510 les Espagnols soumirent la ville d’Alger et y installèrent une garnison dans les îles du port.

Pour s’en débarrasser, les habitants firent appel à des corsaires turcs venus d’Orient, les frères Barberousse, qui se rendirent maîtres de la ville en 1516, assassinèrent son émir Salim at-Toumi, mais ne purent en chasser les Espagnols qu’en 1529. Alger devint alors, pour trois siècles, la capitale d’un Etat autonome dans le cadre de l’empire ottoman, s’étendant vers l’est jusqu’à Tunis et à Tripoli, puis partagé à partir de 1587 en trois provinces distinctes, gouvernées par les chefs de leurs garnisons turques. Les deys d’Alger firent souvent la guerre non seulement aux sultans du Maroc, mais aussi aux beys de Tunis. Ils furent ainsi les créateurs d’une sorte d’Etat algérien gouverné par une minorité armée recrutée en Orient, au nom de la défense de l’islam contre les Espagnols, mais qui n’émanait pas des populations musulmanes locales. Cet Etat algérien - parfois appelé « Algérie » en français dès la fin du XVIIème siècle - était représenté dans l’intérieur par trois beys subordonnés au dey (les beys de Constantine, de Médéa, et de Mascara puis d’Oran), mais il n’avait pas de frontières précisément définies, ni avec ses deux voisins, ni du côté des populations soumises ou rebelles de l’intérieur, parmi lesquelles subsistèrent longtemps des Etats vassaux tels que les royaumes de Koukou et des Beni-Abbès en Kabylie, ou l’émirat de Touggourt au nord-est du Sahara.

On peut donc mettre en doute l’existence d’un Etat algérien et surtout d’une nation algérienne avant la prise d’Alger par les Français (5 juillet 1830) - existence affirmée pour la première fois en 1834 dans un livre publié en français à Paris par un ancien secrétaire du gouvernement du Dey, Si Hamdan Khodja [1]. En réalité, ce sont les Français qui ont donné à l’Algérie non seulement son nom officiel (en 1839) mais aussi son territoire et ses frontières. Les populations de l’intérieur, qui étaient de plus en plus souvent en révolte contre le pouvoir ottoman, résistèrent encore plus énergiquement à la conquête et à la colonisation de la France, qui n’avait même pas l’excuse d’être un Etat musulman, et les limites de sa domination furent longtemps les limites temporaires de son occupation. Mais les Français innovèrent en donnant à l’Algérie des frontières précisément définies sur la carte et fixées sur le terrain. La première fut tracée entre l’Algérie française et le Maroc, sur 120 km de la Méditerranée à la steppe des hauts plateaux, à l’issue de la guerre franco-marocaine de 1844, par le traité de Marnia ; mais elle resta longtemps très imprécise dans les steppes où nomadisaient les Ouled-Sidi-Cheikh (partagés entre le Maroc et la France), et dans l’Atlas saharien. La frontière avec la Tunisie fut plus délicate à fixer, dans la mesure où la France voulait aussi placer l’Etat tunisien sous sa protection en évitant les interventions turques, anglaises puis italiennes. La frontière tuniso-tripolitaine fut fixée le 19 mai 1910 par la convention de Tripoli, antérieure au débarquement italien en Libye de 1911.

Mais c’est surtout à partir de 1900 que la France entreprit de soumettre une grande partie de l’espace saharien et de lui donner des frontières arbitrairement tracées sur des cartes. La principale victime de son expansion fut le Maroc, car la plus grande partie du Sahara occidental était jusque là soumise à son attraction. A partir de 1900, la France occupa les oasis de la vallée de l’oued Saoura, descendant du Haut Atlas marocain. Puis, à partir de 1907, elle occupa Oujda et une part croissante du Maroc oriental. Mais c’est l’établissement d’un axe de communication entre l’Oranie et le Sénégal qui l’entraîna à priver le Maroc de presque tout son arrière-pays saharien : en 1934 l’occupation de l’oasis de Tindouf, considérée jusque là comme marocaine, mit un terme à ce processus. En 1902 les autorités françaises partagèrent celles de leurs nouvelles possessions sahariennes qu’ils ne rattachèrent pas à l’Afrique occidentale française en quatre territoires (ceux de Aïn Sefra, de Ghardaïa, de Touggourt et des Oasis) soumis à une autorité militaire mais administrés depuis Alger. Après la Deuxième Guerre mondiale, le Statut de l’Algérie voté en septembre 1947 décida leur rattachement aux départements algériens, qui ne fut réalisé qu’en 1957 par la création des deux nouveaux départements de la Saoura et des Oasis. Mais à cette date la découverte du pétrole et du gaz naturel au Sahara en 1956 faisait hésiter les dirigeants français, qui créèrent alors une organisation commune des régions sahariennes (OCRS) incluant les régions désertiques des territoires de l’Afrique occidentale et de l’Afrique équatoriale française. Le général de Gaulle, quand il s’orienta vers la recherche d’une paix négociée avec le FLN algérien après son discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination, s’efforça de conserver les départements sahariens pour la France jusqu’au 5 septembre 1961, et sa renonciation à les conserver permit le succès de la négociation finale qui aboutit aux accords d’Evian (18 mars 1962).

Les nationalistes algériens situaient leurs revendications dans le cadre territorial fixé par le France, et leurs élus avaient approuvé le rattachement des territoires sahariens à l’Algérie prévu par le statut de 1947. En même temps, ils concevaient la nation algérienne dans le cadre du Maghreb arabe, dans lequel les partis nationalistes des trois pays conquis par la France (Algérie, Tunisie et Maroc) s’efforçaient de coordonner leurs actions pour l’indépendance [2]. La solidarité maghrébine permit au FLN algérien de bénéficier du soutien des deux anciens protectorats devenus pleinement indépendants en 1956, et d’espérer imposer une internationalisation du problème algérien en 1958 grâce aux « bons offices » anglo-américains dans le conflit franco-tunisien (bombardement de Sakiet-Sidi-Youcef par la France). Mais le retour du général de Gaulle au pouvoir en mai 1958 révéla au FLN les limites de la solidarité maghrébine, quand les deux Etats choisirent de négocier avec la France pour sauvegarder leurs intérêts particuliers, et le convainquit de donner une priorité absolue à l’intérêt national algérien sur le mythe de l’unité maghrébine.

Un autre mythe prit alors la relève : celui du panafricanisme, illustré notamment dans El Moudjahid par l’intellectuel anticolonialiste antillais rallié au FLN Frantz Fanon, auteur des Damnés de la terre [3], qui permit à l’Algérie de se présenter en montreuse de conduite du Tiers-Monde avant et après l’indépendance [4].

Quand l’ouverture des négociations directes entre le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fut annoncée en 1961, le président de la République tunisienne, Habib Bourguiba, décida de revendiquer l’évacuation de la base navale française de Bizerte et le recul de la frontière franco-tunisienne au Sahara. Défaite par les troupes françaises sur ces deux terrains en juillet 1961, la Tunisie dut renoncer à ses revendications. Au contraire le Maroc décida d’ajourner ses propres revendications territoriales jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, bien qu’elles fussent beaucoup plus considérables que celles de la Tunisie.

En effet, le Maroc - et son principal parti l’Istiqlal - dénonçait depuis 1956 le détachement de ses provinces sahariennes (y compris la Mauritanie) par la France et revendiquait leur restitution. Il pouvait invoquer le fait que le cheikh de Smara (oasis située dans la zone du Sahara marocain attribuée à l’Espagne), Ma-el-Aïnin, originaire de Oualata dans le désert mauritanien, avait combattu la pénétration française au Maroc jusqu’à sa mort à Tiznit en 1910, et que son fils, El Hiba, avait marché sur Marrakech pour s’y proclamer sultan légitime en 1912. Le gouvernement du Maroc redevenu indépendant, tout en hébergeant l’ALN algérienne dans ses provinces de l’est, orientait l’Armée de libération marocaine (ALM) vers les possessions espagnoles du sud-ouest, l’enclave d’Ifni au nord de l’oued Draa et le Sahara espagnol au sud, puis vers les possessions françaises du Sahara algérien et mauritanien, où elle tenta de soulever les nomades Regueibat. Mais en février 1958, une opération militaire combinée franco-espagnole repoussa l’ALM. 

Le 6 juillet 1961, le roi du Maroc Hassan II et le président du GPRA Ferhat Abbas s’accordèrent pour réviser pacifiquement le tracé de leur frontière après l’indépendance de l’Algérie. Mais deux ans plus tard, quand le Maroc tenta de la repousser vers le sud, l’Algérie du président Ben Bella (pourtant originaire du Maroc) s’y opposa militairement du 25 septembre au 5 novembre 1963. Bien que vainqueur, le Maroc accepta un cessez-le feu et la médiation de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) qui laissait à l’Algérie les territoires disputés, suivant le principe de l’intangibilité des frontières coloniales. Le 15 juillet 1972, les deux Etats reconnurent le tracé de leur frontière, mais deux ans plus tard le conflit rebondit quand l’Espagne décida de renoncer à sa possession saharienne à la mort du général Franco.

Alors que le roi Hassan II projetait de partager l’ex-Sahara espagnol avec la Mauritanie (reconnue par le Maroc en 1970), et que le ministre algérien des affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, avait donné son acceptation le 4 juillet 1975 en échange de la ratification par le Maroc de l’accord de 1972, le président Boumedienne choisit de soutenir le Front Polisario créé en 1973, politiquement et militairement, contre le Maroc, la Mauritanie et la France qui les soutenait. Ce qui lui aurait donné un débouché vers l’Océan atlantique à travers le territoire d’un petit Etat peu peuplé. L’armée algérienne affronta directement celle du Maroc à Amgala du 27 au 29 janvier 1976, et abrita sur son territoire le gouvernement provisoire du Front Polisario et les réfugiés sahraouis dans des camps proches de Tindouf. Le Maroc réussit à les refouler progressivement vers l’est en construisant trois lignes fortifiées successives inspirées par la « ligne Morice » construite par l’armée française durant la guerre d’Algérie. La France tenta de protéger la Mauritanie contre les attaques sahraouies visant les mines de fer de Zouérate (où deux Français furent tués et six autres enlevés le 1er mai 1977) en utilisant son aviation, mais ce pays se retira de la guerre le 5 août 1979 et le Maroc récupéra alors sa part de l’ex-Sahara espagnol. La guerre, gagnée militairement par le Maroc, s’est arrêtée par le cessez-le-feu du 6 septembre 1991, mais n’a reçu aucune solution politique. Les éditeurs de cartes ont renoncé à indiquer le tracé exact de la frontière algéro-marocaine au sud de Figuig, voire au sud de la frontière fixée en 1845 par le traité de Marnia.

Cependant, les relations franco-algériennes ont continué d’alterner brouilles et réconciliations. Le 11 janvier 2013, l’armée française est intervenue au Mali sur l’ordre du président François Hollande avec le soutien tacite du gouvernement algérien, pour chasser de Tombouctou et de Gao les groupes islamistes venus du Sahara, dont une partie était d’origine algérienne (islamistes de l’AQMI [5] ou Touaregs) ; et qui ont riposté par la sanglante prise d’otages d’In Amenas au Sahara algérien (16 janvier 2013) [6].

Ainsi, l’Algérie a réussi à devenir le plus grand Etat d’Afrique (2,38 millions de km2), grâce aux sacrifices de ses martyrs, mais surtout grâce à l’héritage de l’expansion coloniale française, légitimé par la déclaration de l’OUA sur la pérennité des frontières coloniales.

Guy Pervillé.

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[1] Auteur du livre intitulé Le Miroir, aperçu historique de la Régence d’Alger, réédité à Alger, éditions ANEP, 2005, avec une préface d’Abdelaziz Bouteflika.

[2] La première organisation indépendantiste avait été l’Etoile Nord Africaine, association fondée à Paris en 1926 à l’initiative de l’Internationale communiste, qui revendiqua l’indépendance de l’Afrique du Nord par la voix de Messali Hadj à partir de 1927. D’autre part, les associations d’étudiants musulmans nord-africains créées à Alger en 1919 et à Paris en 1927 étaient un lieu de contact étroit entre les étudiants musulmans des trois pays.

[3] Première édition posthume publiée à Paris en 1961 par les éditions Maspero avec une célèbre préface de Jean-Paul Sartre.

[4] Voir mon article « Le panafricanisme du FLN algérien » (1990) sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=106 .

[5] Al Qaïda au Maghreb islamique, nom pris en 2007 par le Groupement salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), issu des Groupes islamiques armés en 1997.

[6] Voir sur mon site : « Le voyage du président Hollande en Algérie, 19-21 décembre 2012 », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=287, et « Autour du Sahara. Cinquante ans après 1962 : un rapprochement franco-algérien souhaitable mais difficile », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=288 .



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