Islam et démocratie (1999)

samedi 2 décembre 2006.
 
Ce texte a été rédigé pour le colloque Questions de démocratie, organisé par Patrick Cabanel et Jean-Marc Février à Carcassonne les 10 et 11 décembre 1999, puis publié dans les actes du colloque portant le même titre (pp. 239-245), dans la collection Amphi 7 des Presse Universitaires du Mirail (Toulouse), en octobre 2000.

Ce sujet est particulièrement difficile à traiter, car il divise les Musulmans, ainsi que les spécialistes non-musulmans. Les premiers sont partagés entre les partisans d’une interprétation traditionnellement dominante, qui subordonne l’organisation politique aux commandements de Dieu, et ceux d’une interprétation moderne, qui prétend retrouver dans la révélation divine toutes les idées politiques et sociales venues de l’Occident. Les seconds se partagent entre des « orientalistes de cabinet », qui croient en une essence de l’Islam exprimée par ses textes fondamentaux, et des « orientalistes de terrain », selon lesquels l’Islam est ce qu’en font les hommes et les forces sociales qui s’en réclament [1]. L’exposé qui va suivre exprime le point de vue personnel de son auteur, élaboré à partir de ses lectures.

Suivant la doctrine traditionnelle, dont se réclament ceux qui s’appellent aujourd’hui « islamistes », l’Islam est simultanément et indissociablement une religion et un État, une foi et une loi. Il est naturellement politique. Or, la démocratie est étrangère, et même contraire, aux principes fondamentaux de la Cité islamique.

À l’opposé, depuis moins de deux siècles, les musulmans modernistes ont cherché à concilier leur foi musulmane avec les idées politiques et sociales occidentales, en prétendant retrouver ces dernières dans le Coran et dans la tradition du Prophète. Ferhat Abbas, président de l’Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord à Alger de 1927 à 1931, a éloquemment exprimé leur refus de choisir entre l’Islam et les idées modernes quand il publia en 1931 Le jeune Algérien, recueil de ses articles de jeunesse. Il y proposait la définition suivante : « L’Islam, c’est la foi simple et sans décor. C’est le culte de la famille, cellule de l’organisation sociale, c’est l’ordre fondé sur une morale égalitaire. L’Islam c’est la démocratie subordonnée à la culture. Le savant, voilà le noble ; le génie scientifique, voilà l’homme supérieur » [2]. Mais il ne donnait aucune démonstration, argumentée sur des références coraniques précises, de cette définition très subjective.

Aujourd’hui, les islamistes algériens rejettent catégoriquement la notion de démocratie. La démocratie est un mot importé du grec, sans équivalent dans le lexique coranique [3] et un concept opposé aux principes fondamentaux de l’Islam. La démocratie est le pouvoir du peuple, donc la souveraineté des hommes, alors que l’Islam est fondé sur la souveraineté de Dieu. La loi démocratique est la volonté d’une majorité humaine ; au contraire, la loi musulmane est la volonté de Dieu révélée par le Coran et par la Sunna (recueil des Hadiths, paroles du Prophète Mohammed), et celle-ci a d’abord été reconnue et prêchée par une minorité sans être moins légitime pour autant. La loi divine est parfaite, contrairement à la loi humaine. Les Musulmans ne peuvent donc prétendre faire la loi qui leur est donnée. Le rôle des hommes dans l’élaboration du droit musulman positif s’est limité à l’interprétation des principes fondamentaux intangibles pour en préciser les modalités d’application à des cas imprévus. Les Oulémas (savants, docteurs de la loi) qui ont procédé à cette interprétation (ijtihad) pendant les quatre premiers siècles de l’Islam ont exercé une fonction de jurisprudence, mais non pas un pouvoir législatif, qui n’a aucune raison d’être dans un État musulman. La liberté des croyants musulmans n’existe que dans et par leur soumission à la volonté de Dieu, qui est la définition même de l’Islam. Le chef spirituel et temporel de la Communauté musulmane, le khalife (remplaçant, successeur du Prophète), n’est légitime que dans la mesure où il respecte et fait appliquer la loi de Dieu, au lieu de sa volonté personnelle. Pour bien appliquer la loi, il a le devoir de consulter les Oulémas ; mais cette consultation (la choura) n’a rien à voir avec la démocratie [4].

Cette argumentation des islamistes actuels s’appuie sur la doctrine classique des Oulémas des premiers siècles de l’Islam, et particulièrement sur l’interprétation la plus rigoriste, celle de l’école de jurisprudence hanbalite, reprise et renforcée au XIIIème siècle par le théologien syrien Ibn Taimiya, et au XVIIIème siècle par le réformateur arabe Mohammed Ibn Abd-el-Wahab. Elle peut néanmoins être contestée sur certains points par les musulmans modernistes, avec des arguments théologiquement convaincants.

Sans contester l’inspiration divine du message coranique, ils considèrent que le droit positif musulman traditionnel, la charia (voie droite), élaboré en plusieurs siècles d’interprétation humaine (l’ijtihad) n’est pas une norme parfaite et définitive, mais une application de la volonté divine aux réalités sociales et culturelles d’un certain pays et d’une certaine époque. Le Coran lui-même ne s’impose pas aux hommes comme une norme transcendante, requérant une obéissance inconditionnelle : il justifie par des arguments rationnels ses commandements, ses interdits, et ses recommandations. Bien qu’il invite les Musulmans à « ordonner le bien et à pourchasser le mal », il distingue dans la pratique trois catégories d’actions : les bonnes, les mauvaises, et les actions licites qui ne sont pas pour autant recommandables, mais que le législateur inspiré n’a pas cru pouvoir interdire. Ainsi, les Musulmans modernistes justifient une reprise de l’effort d’ijtihad, visant à perfectionner la loi positive en la rendant plus conforme à l’intention divine. Par exemple, le Coran autorise l’esclavage, mais il recommande aux maîtres de traiter humainement leurs esclaves, et considère l’affranchissement comme une action méritoire. L’abolition de l’esclavage, imposée aux États musulmans par les États européens au XIXème siècle, est donc bien conforme à l’intention divine, contrairement à l’interprétation réactionnaire des Oulémas traditionalistes, selon lesquels les hommes n’avaient pas le droit d’interdire ce que Dieu avait autorisé [5]. De même, la polygamie, coutumière dans l’Arabie pré-islamique, est autorisée par le Coran, mais celui-ci la limite à un petit nombre d’épouses, et recommande même la monogamie comme le plus sûr moyen de ne pas être injuste envers les enfants des épouses décédées. La répudiation est autorisée pour l’homme, mais elle est qualifiée « la plus blâmable de toutes les choses licites ». Le port d’un voile couvrant le visage - coutume très ancienne au proche Orient [6] - est recommandé aux femmes et aux filles du Prophète, ainsi qu’aux femmes des croyants, comme un signe de leur vertu et un moyen de se faire respecter par les hommes. Mais les femmes vertueuses, fortes de leur conscience, ont le droit de ne pas s’inquiéter des apparences. En cas de crime, la loi du talion est prescrite pour limiter les vengeances, mais le rachat du prix du sang est autorisé. Le commandement de couper la main du voleur est, depuis longtemps, considéré comme ne pouvant s’appliquer que dans une société parfaitement juste. Ainsi, le Coran permet effectivement une interprétation progressiste, susceptible de perfectionner la loi divine en corrigeant sa lettre pour mieux en exprimer l’esprit. Les hommes ont bien le droit d’interpréter la parole de Dieu à la lumière de leur raison, qui est aussi un don de Dieu.

En matière de droit public, les Musulmans modernistes ont vigoureusement contesté l’existence d’une doctrine politique de l’Islam révélée par Dieu, idée chère aux islamistes selon lesquels les peuples musulmans n’ont pas besoin de constitution parce qu’ils ont le Coran. Dès 1925, le juge égyptien Ali Abderraziq avait justifié la séparation de la religion et de l’État (décidée par Mustapha Kémal en Turquie) en montrant que l’institution du khalifat, postérieure à la mort du Prophète, n’avait pas de fondement coranique [7]. Il fit scandale, et fut condamné par les Oulémas d’Al Azhar à l’interdiction de toute fonction publique (sentence appliquée jusqu’à sa mort en 1968). Il est pourtant vrai que le Coran ne contient aucune règle claire pour la désignation du chef de la Communauté devant succéder à l’envoyé de Dieu, en dehors d’un verset très insuffisant : « O Croyants ! obéissez à Dieu, obéissez au prophète, et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité » [8]. Du fait de cette lacune, la désignation des premiers successeurs du prophète par ses compagnons a très vite donné lieu à des contestations, des guerres civiles, et des assassinats. Trois partis politiques se formèrent dans ces luttes fratricides. Les plus nombreux, les Sunnites (partisans de la tradition), acceptèrent d’obéir à n’importe quel khalife musulman, pourvu qu’il gouvernât suivant la Loi, pour éviter la guerre civile (fitna), le plus grand des maux. Ils adoptèrent la règle de succession dynastique empruntée aux empires pré-islamiques du Proche Orient (empires perse et byzantin) récemment vaincus. Les Chiites, légitimistes de l’Islam, ne reconnaissaient que le gendre du prophète, Ali (époux de sa fille Fatima), puis ses descendants. Enfin, les Kharidjites (sécessionnistes) se séparèrent des deux partis antérieurs en choisissant pour khalife le musulman le plus digne, « fût-il un esclave éthiopien ». C’est pourquoi on les a qualifiés de « démocrates », par abus de langage puisqu’ils reconnaissaient également la souveraineté de la loi divine. Les Musulmans modernistes ont néanmoins le droit de penser que la désignation des dirigeants par le peuple est aussi légitime, voire préférable à l’alternance d’anarchie, de dictatures et de monarchies qui a caractérisé depuis la mort du Prophète la vie politique des États musulmans.

Pourtant, le raisonnement des Musulmans modernistes achoppe sur une difficulté fondamentale : la laïcité, la neutralité religieuse de l’État. Si l’on peut retrouver dans le Coran les valeurs républicaines de liberté, d’égalité, et de fraternité, celles-ci ne sont valables que dans le cadre de la Communauté des croyants musulmans (Oumma), reconnaissant la souveraineté de la loi musulmane. Depuis l’hégire du Prophète de La Mecque à Médine, celui-ci a systématiquement opposé les Croyants aux infidèles, jugé sévèrement les idolâtres et les « Peuples du Livre » qui refusaient de reconnaître l’ultime révélation, prôné le Djihad (guerre sainte) contre les uns et les autres jusqu’à la conversion des premiers et la soumission des seconds au statut de sujets protégés (dhimmis), condamné les apostats à la mort, suivie par le feu de l’enfer... Vouloir accorder les mêmes droits aux croyants musulmans, aux croyants non-musulmans et aux incroyants, en les appelant à se soumettre à une même loi humaine élaborée en commun, sur laquelle les Musulmans ne pourraient exercer qu’une influence dépourvue de force contraignante, c’est aller contre de nombreuses citations du Coran dont le sens ne souffre aucune ambiguïté : « Vous êtes la meilleure communauté qui ait jamais surgi parmi les hommes ; vous ordonnez le bien et vous interdisez le mal, et vous croyez en Dieu, [...]. O Croyants ! ne formez de liaisons intimes qu’entre vous, les infidèles ne manqueraient pas de vous corrompre : ils désirent votre perte » [9]. La règle établie du vivant du Prophète, et respectée pendant de longs siècles, était que les Musulmans ne pouvaient vivre que dans un État musulman et sous la loi musulmane. En cas de conquête par des infidèles, ils devaient imiter l’hégire (hidjra) du Prophète en se réfugiant dans un pays resté musulman. Si cela ne leur était pas possible, ils pouvaient se soumettre à la nécessité tant que le pouvoir des infidèles restait le plus fort, et pourvu que ceux-ci n’interdisent pas à leurs sujets musulmans l’exercice de leur religion [10]. Mais l’abandon volontaire de ce qui subsistait de la loi musulmane pour adopter la nationalité et la citoyenneté du vainqueur (par exemple en Algérie sous la domination française) restait condamné par les autorités religieuses.

Maintenant que les « impérialistes » et les « colonialistes » européens ont été chassés des pays musulmans par des mouvements nationalistes recourant au devoir du djihad, ces pays peuvent-ils se voir imposer un régime laïque (en arabe : lādini, sans religion) par une minorité occidentalisée ? Et les musulmans qui se dispersent et s’enracinent dans des pays non-musulmans d’Europe peuvent-ils s’intégrer puis s’assimiler individuellement dans les sociétés où ils sont minoritaires ? Dans ce dernier cas au moins, une interprétation moderniste de l’Islam est nécessaire pour éviter de redoutables conflits intercommunautaires. Mais cette interprétation doit recourir à des artifices assez peu convaincants [11] pour détourner de leur sens manifeste des citations défavorables à la laïcisation de l’Islam.

Faut-il en conclure que la tâche des « démocrates musulmans » est impossible ? Pas nécessairement. Mais elle est incomparablement plus difficile que celle des « chrétiens libéraux » et des « démocrates chrétiens ». Il a fallu à ceux-ci deux siècles pour obtenir que les autorités de l’Église catholique renoncent à leurs prétentions théocratiques et reconnaissent la compatibilité entre les droits de l’homme et les droits de Dieu. Ils pouvaient pourtant invoquer des préceptes évangéliques incontestables (« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » [12] ; « Mon royaume n’est pas de ce monde » ; « Qui frappe par l’épée périra par l’épée »...) oubliés depuis quinze siècles. À plus forte raison, les musulmans modernistes auront besoin de plus longs efforts pour faire oublier des maximes coraniques allant en sens contraire. L’exemple de l’évolution du judaïsme dans la Diaspora permet d’espérer l’émergence d’un Islam libéral et démocratique en Europe ; mais il est très douteux que ce nouvel Islam puisse faire disparaître l’Islam théocratique traditionnel.

Guy Pervillé

[1] Cf. Claude Liauzu, L’Europe et l’Afrique méditerranéenne, de Suez (1869) à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1994, pp. 219-223, et Olivier Roy, Généalogie de l’islamisme, Paris, Hachette, 1995, pp. 119-124.

[2] Le jeune Algérien, suivi du rapport au maréchal Pétain (avril 1941) a été réédité à Paris, Éditions Garnier, 1981. Définition citée p. 94.

[3] En effet, ce mot est absent de l’index du livre de Bernard Lewis, Le langage politique de l’Islam, Paris, Gallimard, 1988.

[4] Argumentation exposée par Mustafa Al-Ahnaf, Bernard Botiveau et Franck Frégosi, L’Algérie par ses islamistes, Karthala, 1991, pp. 84-87, et illustrée par deux articles d’Ali Belhadj, El Mounqid, n° 23 et 24, reproduits pp. 87-94.

[5] Argument invoqué en 1857 par le Chérif de La Mecque pour se révolter contre le firman du sultan ottoman interdisant la traite des esclaves noirs. Cf. B. Lewis, Race et couleur en pays d’Islam, Payot, 1982, pp. 99-101.

[6] Il était déjà imposé aux femmes mariées et aux filles d’hommes libres par les lois assyriennes du roi Téglath-Phalasar Ier (1112-1074 avant J.-C.).

[7] Cf. Henri Laurens, L’Orient arabe, Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993, pp. 209-210.

[8] Coran, IV, 59 ou 62 (le numéro du verset varie suivant les éditions). Cf. B. Lewis, Le langage politique..., pp. 139 sq.

[9] Coran, III, 106 et 114.

[10] Cf. B. Lewis, op. cit., pp. 157-163.

[11] Selon Abderrahim Lamchichi, Islam, islamisme et modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 139-140, « des efforts intellectuels non négligeables ont d’ores et déjà été accomplis, consistant à défaire certains concepts islamiques classiques de leur champ sémantique pour les revêtir de nouveaux sens compatibles avec les catégories de la philosophie politique moderne ».

[12] Les islamistes algériens citent cette « formule immorale » comme étant à l’origine de la séparation de la religion et de l’État, fondement philosophique de la démocratie, sans nommer son auteur, Jésus. Cf. L’Algérie par ses islamistes, op. cit., pp. 91 et 100.



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