Deux siècles de « décolonisation » 1775-1975 (1975)

mardi 1er septembre 2009.
 
Cet article inédit était presque sorti de ma mémoire. Il avait été rédigé à l’occasion d’un des premiers colloques de la revue Relations internationales, mais il n’a pas été publié, sans doute parce qu’il ne reposait pas sur des sources d’archives mais sur une réflexion personnelle. Pourtant, je peux aujourd’hui le relire sans en rougir. C’est la suite logique de mon premier article écrit en 1972 et publié à l’automne 1975 dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, auquel il se réfère explicitement. C’est aussi un essai d’histoire immédiate allant jusqu’aux derniers événements de son époque.

Les élèves des classes terminales apprennent que depuis deux siècles la place de l’Europe dans le monde a été graduellement réduite par ce qu’on appelle la « décolonisation », processus continu dans lequel il faut toutefois distinguer deux vagues : l’indépendance des colonies du Nouveau Monde, amorcée en 1775 par la révolte des futurs Etats-Unis, et celle des « colonies » asiatiques et africaines, dont les signes avant-coureurs remontent à 1919, voire à 1905, mais dont la réalisation commença au lendemain de la Seconde guerre mondiale et se poursuivit non sans lutte jusqu’à l’année 1975, date de son achèvement [1].

Ainsi se perpétue une idée reçue, mais néanmoins fausse, car l’incohérence de la notion, pour ne pas dire du concept, de « décolonisation », peut aisément être mise en évidence. Elle suit toutefois, dans son absurdité, une certaine logique révélatrice d’un point de vue européocentriste. Mais le fait même de la « décolonisation » rend nécessaire une « révolution copernicienne », si l’on veut vraiment « décoloniser l’histoire ».

Absurdité de la notion de « décolonisation »

La notion de « décolonisation » renvoie nécessairement à celle de colonisation, qui est à elle seule une redoutable énigme [2]. Le bon sens et l’étymologie nous imposent une définition simple et univoque : coloniser un pays signifie y installer des colons, c’est-à-dire une population nouvelle qui s’établit à demeure, sans esprit de retour. La colonisation est toujours de peuplement, fût-il minoritaire, ou elle ne mérite pas ce nom. Le trafiquant, l’entrepreneur, qui passent quelques années aux colonies avant de rentrer au pays fortune faite, ne sont pas des colons. Le soldat, l’administrateur qui servent outre-mer avant d’être promus à un poste métropolitain ne sont pas davantage des colons. L’exploitation et la domination ne doivent pas être prises pour des synonymes de la colonisation. Notre définition était couramment admise au XIXème siècle en Grande-Bretagne, voire en France, au moins dans le cas de l’Algérie. Mais l’expansion impérialiste de la fin du siècle a brouillé les notions, malgré l’effort de Jules Harmand qui distinguait nettement en 1910 « Domination et Colonisation ».

La notion courante de « décolonisation » rassemble les deux vagues d’indépendance symbolisées par celle des Etats-Unis, proclamée en 1776 et reconnue en 1783, et par celle des Indes, émancipées en 1947. Mais aucun de ces territoires n’a été à proprement parler décolonisé.

La décolonisation ne peut être définie que comme l’abolition, la destruction de la colonisation [3]. Il est donc évident que les colonies d’Amérique du Nord n’ont pas été décolonisées. Bien au contraire, ce sont les colons qui se sont emparés du pouvoir. Comment les colons auraient-ils pu se révolter contre eux-mêmes, détruire leur œuvre ? Une fois maîtres de leur destinée, ils ont franchi la barrière des Appalaches par laquelle le gouvernement de Londres prétendait depuis 1763 borner leur expansion ; ils ont hardiment développé toutes les branches de leur commerce et de leur industrie sans souci des prohibitions que voulaient leur imposer les intérêts métropolitains. Libérés du « pacte colonial », ce carcan, ce lit de Procuste de la colonisation, les colonies nord-américaines se sont épanouies au point de peupler et d’occuper un espace démesuré par rapport à leur métropole. Les Etats-Unis sont devenus en deux siècles seulement l’une des deux superpuissances qui se disputent l’hégémonie de la planète. Tel est le résultat de la plus grande entreprise de colonisation de tous les temps, réalisée pour la plus grande part dans le cadre d’une fédération de colonies, indépendantes de l’ancienne métropole comme des autres Etats européens.

De même peut-on dire que l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique n’a jamais revêtu la signification d’une décolonisation. Au terme d’une confuse série de guerres civiles, ce sont des « créoles », colons nés en Amérique, qui ont pris le pouvoir dans tous les nouveaux Etats [4]. A plus forte raison ne peut-on trouver la moindre trace de décolonisation dans l’indépendance du Brésil, proclamée par le prince héritier du Portugal en 1822, non plus que dans l’évolution des dominions britanniques vers un self-government de plus en plus absolu, aboutissant à la souveraineté internationale en 1919. L’indépendance a consacré le succès de la colonisation.

Les Indes n’ont pas davantage été décolonisées, pour la raison inverse et très simple qu’elles n’ont jamais été colonisées par les Anglais. On peut apprécier le degré de colonisation d’un pays soit par le nombre absolu de colons, soit, et la méthode est plus sûre, d’après le pourcentage qu’ils représentent dans la population totale, compte tenu de la population indigène. Or les deux méthodes révèlent avec la même évidence que le nombre et la proportion des colons britanniques aux Indes sont restés également infimes et négligeables. L’appareil militaire et administratif par lequel l’Empire britannique maintenait sa domination sur les Indes était lui-même recruté dans sa grande majorité parmi les indigènes. L’exploitation du pays, qu’elle fût le fait de l’Etat ou de sociétés privées, n’entraînait aucun peuplement notable. Il y avait aux Indes des « coloniaux », mais pas de colons.

Le cas indien est un cas extrême. Il semble néanmoins possible de généraliser cette analyse à l’ensemble des possessions britanniques en Asie [5]. Avec des nuances imposées par la diversité des politiques coloniales, elle peut également s’appliquer aux domaines hollandais et français dans la même région. Les « semi-colonies », telles que la Chine, le Siam, l’Iran, l’Empire ottoman, Etats soumis à une pénétration économique et à des limitations de souveraineté par les puissances impérialistes, n’ont pas davantage été colonisées. La colonisation de territoires asiatiques n’a été effective que dans l’Empire russe, devenu en 1922 l’URSS, et en Palestine, où les colons sionistes ont fondé l’Etat d’Israël en 1948.

De même en Afrique. Les colons étaient peu nombreux, au moins en pourcentage, et peu enracinés à cause du climat dans presque toute l’Afrique intertropicale [6]. La colonisation n’atteignait des taux de peuplement non négligeables qu’en Afrique du Nord, de l’Algérie au Maroc et à la Cyrénaïque, en en Afrique du Sud, du Cap à la Rhodésie et à l’Angola [7], soit dans les zones tempérées.

En somme, l’on constate que les régions prétendument « décolonisées » n’avaient dans la plupart des cas pas ou guère été colonisées. Au contraire il est jusqu’à présent sans exemple qu’un pays massivement colonisé ait été décolonisé. Il est néanmoins vrai que des pays colonisés de façon effective mais insuffisante ont été décolonisés : l’Afrique du Nord en offre les exemples les plus frappants, en particulier celui de l’Algérie [8].

La validité du concept de décolonisation est donc limitée à un petit nombre de cas. La notion courante de « décolonisation » est tout à fait privée de valeur cohérente par le fait qu’elle englobe des exemples dont la plupart sont étrangers au phénomène de décolonisation, étrangers de manières opposées. Comment un même concept pourrait-il exprimer simultanément et sans contradiction majeure l’indépendance des colons et celle des indigènes ? Il semble facile d’associer dans le même combat « anticolonialiste » Washington et Gandhi parce que l’Amérique et l’Inde sont séparées par des milliers de kilomètres. Mais les « Indiens » d’Amérique n’ont pas été dupes de l’« anticolonialisme américain ». Mal rassurés par les coiffures emplumées des émeutiers « américains » de Boston, ces Américains indigènes ont tous pris le parti du roi George III, qui défendait leur territoire contre la colonisation. Il semble évident que l’indépendance des colons de Rhodésie, proclamée en 1965 contre la volonté de la métropole et de la population indigène largement majoritaire, ne fut pas un acte de décolonisation. De même, la rupture des derniers liens symboliques avec la Grande-Bretagne par la transformation en République de l’Union Sud-Africaine en 1961, n’a en rien allégé la domination des blancs sur les non-blancs dans ce pays. Il apparaît aujourd’hui que l’indépendance de l’Etat d’Israël et celle d’un Etat palestinien sur le même territoire sont incompatibles [9]. La notion courante de la « décolonisation », minée par sa contradiction intrinsèque, s’avère un pur non-sens.

Logique européocentriste de la notion courante de « décolonisation »

Pourtant elle devient cohérente si l’on veut bien admettre que le mot « décolonisation » est mal choisi et qu’on lui fait exprimer la fin de la domination et de l’exploitation exercées sur un territoire non-européen par un Etat d’Europe. Qui dit « colonisation » pense domination et exploitation [10]. La notion courante de la « colonisation » reste tributaire des mentalités mercantilistes et impérialistes du passé. Les « colonies » sont pensées comme des appendices de la métropole destinés à lui procurer un surcroît de puissance et de richesse. Qu’importe si la colonisation proprement dire se développe dans ces territoires ou non ? Les « colonies » n’existent que par et pour la métropole, alpha et oméga de la « colonisation ». L’évolution interne des territoires « coloniaux » est secondaire ; les liens de subordination à la métropole sont l’essence de la « colonisation », et leur rupture, celle de la « décolonisation ». Ainsi le sens précis que nous donnons aux mots colonisation et décolonisation est-il victorieusement concurrencé par un sens nébuleux dont l’européocentrisme fait toute la cohérence [11].

Dans tous les cas la « décolonisation » signifie la fin de la domination. Un gouvernement, une administration et une armée locales prennent en main le pays. Les gouverneurs sont remplacés par des ambassadeurs qui ne peuvent plus donner des ordres, mais sont obligés de négocier d’Etat à Etat. En conséquence, la « décolonisation » entraîne la fin de l’exploitation étrangère. Les ambassadeurs des anciennes puissances n’ont plus le pouvoir d’organiser souverainement l’économie locale en fonction des besoins de leurs pays. Le principe de réciprocité règle désormais les relations économiques entre deux partenaires égaux.

Cette vue théorique n’est pas toujours exacte. Elle s’applique mieux aux colonies vraies [12], dont la communauté d’origine avec la métropole favorise l’établissement de relations égalitaires, qu’aux dépendances émancipées. Sur le plan de la domination, il arrive souvent que la puissance dominante ne consente à transmettre ses pouvoirs qu’à condition de remplacer son autorité par une alliance étroite, qui lui permet de maintenir ses troupes dans des bases stratégiques. La souveraineté extérieure, voir intérieure, du pays émancipé s’en trouve limitée. En outre, l’insuffisance des cadres administratifs et militaires pousse les nouveaux Etats à accepter une coopération technique dont les implications politiques peuvent également réduire leur indépendance effective. Les Anglais, les Français, voire les Américains [13], ont plus d’une fois conclu de tels accords.

Sur le plan de l’exploitation, l’indépendance juridique n’est pas une garantie suffisante de l’indépendance économique. Ce fait explique tant de « décolonisations » à l’amiable. Les jeunes Etats qui veulent construire ou moderniser leur administration et leur économie ont de grands besoins de fonds qu’ils demandent à l’ancienne puissance dominante ou à son marché financier. Les ressources du pays exigent pour être mises en valeur une masse de capitaux qui excède les capacités locales et doivent venir en grande partie de l’étranger. Enfin, l’économie des nouveaux Etats émancipés des lois mercantilistes continue d’être soumise aux lois impersonnelles du marché : le libre-échange peut ruiner l’industrie locale et perpétuer l’ancienne économie « coloniale » spécialisées dans la fourniture de matières premières et de produits alimentaires à des prix fixés par les puissances économiques dominantes. Une dépendance de fait survit en bien des cas à la dépendance de droit.

La notion de « néo-colonialisme » a été inventée vers 1950 pour exprimer l’ensemble de ces faits. Elle s’appliquait initialement à l’attitude des USA et de la Grande-Bretagne, qui « donnaient pour garder » ou « partaient pour rester ». Ces pratiques n’avaient pas attendu d’être formulées en une nouvelle notion pour exister : déjà les traités anglo-égyptien et anglo-irakien de l’entre-deux-guerres en offraient des exemples avant la lettre. En remontant le cours du temps, nous constatons que les « semi-colonies » [14] du XIXème siècle étaient des Etats dont les efforts pour échapper à la « colonisation » en se modernisant n’avaient fait qu’aggraver leur dépendance économique et financière jusqu’à provoquer leur mise sous tutelle par leurs créanciers. Leur situation ne différait guère de celle des anciennes colonies espagnoles d’Amérique, ruinées par les guerres civiles et tombées aux mains du capital anglais [15], puis américain. Dans ce cas, le « néo-colonialisme » n’était pas le fait de l’ancienne métropole, en proie aux mêmes difficultés. La Grande-Bretagne au XIXème siècle et les USA au XXème ont favorisé la « décolonisation » pour étendre leur influence économique aux dépens des puissances rivales.

Il ne faut pas en conclure que la « décolonisation » ne change rien à la domination et à l’exploitation. L’indépendance politique est un point de départ pour la conquête de l’indépendance économique dans une interdépendance inévitable. Les USA, les dominions britanniques, le Japon, ont réussi à devenir des puissances industrielles en tirant parti des capitaux anglais. L’URSS a inventé une autre méthode de développement que de nombreux pays ont imitée. Il serait trop long de traiter ici les conditions de développement économique autocentré. La condition première est la prise de conscience par les gouvernements émancipés du fait que l’indépendance juridique ne suffit pas. Aujourd’hui, l’action des Etats producteurs de pétrole et d’autres matières premières prouve que cette prise de conscience est devenue générale.

La « décolonisation » entraîne également des conséquences sur le plan de la colonisation proprement dite, bien que cet aspect ne soit pas le plus important dans l’optique européocentriste. Les colonies, qu’elles soient vraies ou nominales, sont des terrains d’établissement libre pour les ressortissants de l’Etat dominant. La géographie, physique et humaine, explique le fait que tel territoire soit effectivement colonisé alors que tel autre ne l’est pas [16]. La « décolonisation » implique la fin de l’immigration illimitée. Le gouvernement local est désormais seul juge de l’utilité de la colonisation et de l’opportunité d’admettre les colons arrivant de l’ancienne puissance dominante.

De ce principe découlent des conséquences différentes suivant qu’il s’agit de colonies vraies ou de dépendances émancipées. Une colonie gouvernée par des colons et disposant de vastes ressources qu’elle ne peut exploiter sans le renfort de l’immigration accepte volontiers les immigrants de l’ancienne métropole qui s’intègrent facilement à la nation nouvelle, la communauté de langue aidant. Les autres Européens sont accueillis avec la même bienveillance parce qu’ils sont aisément assimilables. Mais les masses afro-asiatiques trouvent porte close. Inversement, les gouvernements indigènes émancipés ont la charge d’une population plus que suffisante pour mettre le pays en valeur, et même s’ils acceptent une assistance technique, ils ne peuvent tolérer une immigration permanente qui compromettrait gravement leur indépendance [17]. Mais étant donné que la grande majorité des émigrants européens se dirigeaient vers les colonies émancipées, la « décolonisation » n’affecte guère les destinations de l’émigration européenne.

Toutefois il se pourrait qu’un désaccord entre les colonies d’accueil et les pays d’émigration interrompe le courant. Une divergence des intérêts économiques et une méfiance politique ont poussé les USA dans cette voie en 1920. La loi des « quota » limitait globalement l’immigration en défavorisant spécialement les pays d’Europe méridionale et orientale, dont la population trop différente du type anglo-saxon était suspecte d’instabilité politique. Cette décision qui lésait certains Etats en aggravant leurs difficultés économiques et sociales en a poussé quelques-uns vers une politique d’expansion impérialiste [18]. Elle a contribué à nouer le drame palestinien en détournant l’émigration juive d’Europe orientale vers la Palestine. La crise de 1929 qui frappait également l’Amérique et l’Europe a plus encore tari l’immigration. Mais après 1945 les USA ont accueilli les personnes déplacées et les réfugiés politiques est-européens, dont l’anticommunisme faisait des citoyens sûrs. Les restrictions n’ont jamais visé l’ancienne métropole, qui au demeurant disposait toujours comme exutoire de ses dominions encore largement sous-peuplés. De nos jours l’évolution économique et démographique de l’Europe occidentale a réduit à peu de chose ses besoins d’émigration. Ce sont les « pays neufs » tels que le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud et Israël qui réclament des immigrants à cor et à cri.

Il est bien vrai que la prétendue « décolonisation » modifie sensiblement les relations de la métropole avec ses anciennes « colonies ». Mais ces relations nouvelles ne sont pas nécessairement égalitaires. Et quand elles le sont, cette nouvelle égalité n’est pas toujours moins avantageuse que l’ancienne subordination. Les deux grandes vagues de « décolonisation » ont été accompagnées par de vives controverses. « Mercantilistes » et « libéraux » à la fin du XVIIIème siècle, « colonialistes » et « décolonisateurs » au milieu du XXème, ont argumenté sur les avantages et les inconvénients de la « colonisation » du point de vue des intérêts métropolitains. Les deux vagues de « décolonisation » ont entraîné la victoire de la conception « libérale », qui préfère des relations économiques entre Etats souverains aux charges et aux contraintes de la domination. Entre ces deux reflux de la « colonisation », le point de vue inverse avait triomphé à la fin du XIXème siècle, époque de « L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme » [19]. Les écoliers apprennent que la « colonisation » est une nécessité, à la fois bonne action et bonne affaire, quand les conceptions impérialistes dominent ; mais les manuels sont révisés lorsque le chef de l’Etat déclare : « La décolonisation est notre intérêt, donc notre politique » [20].

Pour une « révolution copernicienne »

Jusqu’à présent le débat sur la « colonisation » et la « décolonisation » a été mené dans une perspective européocentriste. Les mercantilistes-impérialistes et leurs adversaires libéraux prétendaient également servir l’intérêt de la métropole. L’anticolonialisme marxiste ne fait que reprendre les conceptions impérialistes en inversant les jugements de valeur : puisque l’impérialisme est nécessaire au capitalisme avancé, il faut « décoloniser » pour abattre le capitalisme dans les métropoles. Les colons et les indigènes émancipés n’ont pas davantage rejeté la terminologie européocentriste. Tout se passe comme si les esprits ne pouvaient admettre la fin de la « colonisation », c’est-à-dire la fin de la domination européenne sur le monde entier. Mais la « décolonisation » est un fait, même si le mot est un mythe. Il y a donc un retard de la pensée sur la réalité, qui ne saurait se prolonger sans inconvénient. L’importance nouvelle des pays non-européens impose une réhabilitation de leur histoire, qui doit être examinée pour elle-même et non plus seulement d’un point de vue européocentriste. « Décoloniser l’histoire » exige une « révolution copernicienne », qui rendre à l’histoire européenne sa juste place dans l’histoire mondiale.

Il importe donc de ne plus confondre dans la même catégorie tous les pays prétendument « décolonisés ». La plupart d’entre eux, dont l’ensemble couvre la moitié du monde, sont en réalité des colonies indépendantes, dans lesquelles l’élément européen est largement majoritaire, ou tout au moins dominant et assuré de son avenir par l’importance du métissage qui réduit l’élément indigène. Le seul pays du Nouveau Monde effectivement décolonisé est la république de Haïti [21]. A l’opposé, la colonisation indépendante a transformé les USA, le Canada, l’Australie en grandes puissances industrielles. La république nord-américaine a pour seule rivale l’URSS, deuxième superpuissance née entre l’Europe et l’Asie dans la cadre territorial de l’Empire russe, dont elle continue l’œuvre colonisatrice avec d’autres méthodes. Ces deux superpuissances ont également poussé à la « décolonisation » des empires ouest-européens, en oubliant leurs propres domaines [22].

Il est vrai que les colonies d’Amérique latine sont loin d’avoir connu la même fortune. Libérées de leurs métropoles pour tomber dans la dépendance économique de l’Angleterre et des USA, elles se sont enfermées dans les cercles vicieux du sous-développement, et si certaines progressent visiblement, aucune n’est encore parvenue à rejoindre le groupe des nations industrialisées. Les racistes du XIXème siècle expliquaient ce retard par l’importance des éléments indigènes, africains et métis dans la population de cette Amérique panachée. Cette explication ne vaut pas pour l’Argentine, pays blanc dans sa très grande majorité. En outre, les Etats de l’Europe méditerranéenne connaissent le même retard économique. Des facteurs naturels tels que l’insuffisance des ressources en charbon ont joué un rôle. Mais le caractère anti-progressiste des structures sociales implantées par la colonisation féodale ibérique est un meilleur facteur explicatif de ce blocage économique.

Comme les populations latino-américaines, les peuples affranchis d’Afrique et d’Asie, dont la plupart n’ont guère été colonisés, sont aux prises avec l’explosion démographique du XXème siècle, qui fait de leur industrialisation un impératif catégorique. L’avance de leur accroissement démographique sur leur croissance économique leur impose la charge d’un lourd excédent de population. Certains de ces Etats trouvent dans leurs frontières des territoires encore sous-peuplés qu’ils peuvent coloniser, même si les populations locales s’y opposent. La plupart des nations d’Asie et d’Afrique sont loin de l’homogénéité ethnique, et la diversité des genres de vie entraîne l’inégalité des densités de peuplement. Il ne faut pas s’imaginer que la colonisation proprement dite est un monopole de l’Europe. La Chine actuelle, produit de quarante siècles de colonisation, continue l’expansion de son peuplement en Mandchourie, en Mongolie intérieure, au Xinjiang et, non sans résistance, au Tibet. Le Vietnam, après un millénaire de colonisation côtière, a commencé le peuplement des plateaux habités par des « Montagnards » arriérés. L’Indonésie essaie de soulager Java de sa surpopulation en colonisant Sumatra, Bornéo, voire l’Irian occidental (Nouvelle-Guinée occidentale), prétendument « décolonisé » par le départ des Hollandais en 1963. Au contraire le Japon, privé de son Empire en 1945, a dû rapatrier ses colons et ses coloniaux et ne possède plus d’autre terre de colonisation que Hokkaïdo [23].

Les colonies de l’Europe sont fermées aux peuples asiatiques et africains, bien que plusieurs d’entre elles manquent de bras et tentent péniblement de recruter des immigrants européens. L’Europe a bénéficié pendant sa révolution démographique du XIXème siècle d’une émigration en masse vers les colonies du Nouveau Monde, qui lui servit de « soupape de sécurité ». Les pays sous-développés d’Afrique et d’Asie ne disposent pas de cet exutoire [24]. Mais de plus en plus ils fournissent une main-d’œuvre temporaire aux économies développées des pays européens. Ces immigrants qui viennent occuper les postes inférieurs d’une société déjà organisée ne sont évidemment pas des colons. La plupart sont de passage, et travaillent pour entretenir leurs familles qu’ils ne font pas venir. Il est souhaitable qu’ils rapportent dans leurs pays une qualification technique. Toutefois un certain nombre s’enracine, pour des raisons diverses, souvent politiques. Cette émigration limitée par les besoins et les capacités des pays d’accueil ne peut à elle seule résoudre le problème du sous-développement. Seule une révolution économique peut rendre l’Afrique et l’Asie capables de faire vivre décemment leurs populations pléthoriques.

Dans certains pays, deux peuples se disputent le contrôle du même territoire. Les colons venus d’Europe s’y trouvant moins nombreux que les indigènes, ceux-ci ont les plus grandes chances de rester tôt ou tard maîtres du terrain. La décolonisation au sens propre du terme est ici un fait accompli et là une hypothèse vraisemblable. Mais parce que les colons se considèrent comme chez eux dans le pays qu’ils ont aménagé, cet aboutissement ne peut se faire sans épreuve de force. Là où la proportion des colons est relativement faible, ils comptent sur l’armée de la métropole pour défendre leurs intérêts. Leur sort dépend alors de la politique métropolitaine. Quand le gouvernement impérial se lasse d’une guerre dont l’enjeu est pour lui marginal, c’est la fin de la colonie. La France en Afrique du Nord, en 1956 et 1962, le Portugal en Afrique noire, et particulièrement en Angola en 1974-75, ont sacrifié les intérêts fondamentaux de leurs colons à leur propre avantage, aucune des deux métropoles n’ayant intérêt à coloniser [25]. D’autres colonies, plus massivement implantées dans leur pays, ont pu se donner un gouvernement et une armée qui les mettent à l’abri d’un retrait de protection. Elles font tout leur possible pour résister aux pressions étrangères et aux révoltes indigènes. Elles n’accepteraient de décoloniser qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la force, car aucun Etat constitué n’a la vocation du suicide. L’Afrique du Sud et Israël sont manifestement dans ce cas. La décolonisation est donc un phénomène bien réel, mais son extension est beaucoup plus restreinte que le croit l’opinion courante. Elle n’est ni universelle, ni inéluctable. Elle dépend d’un rapport de forces. Les colons chassés par la décolonisation n’étaient pas plus coupables que ceux qui ont fondé des nations puissantes et respectées, ou redoutées ; leur tort, ou du moins celui qui a causé leur perte, fut de ne pas être assez nombreux. La colonisation continue ailleurs, dans les colonies européennes comme dans certains pays d’Asie. Peut-être même l’avenir garde-t-il en réserve des colonisations à présent inimaginables.

Le déclin relatif de l’Europe sera différemment apprécié suivant qu’on la définit comme un continent, comme une population, ou comme une civilisation. Dans le premier cas, l’Europe reste grande par le nombre, la densité, la valeur culturelle et technique de ses habitants. L’unité politique en ferait une puissance mondiale. Toutefois la relative étroitesse de son territoire et sa pauvreté en matières premières, en sources d’énergie, voire en ressources alimentaires, limite sa capacité d’autonomie. Les « pays neufs » issus de sa colonisation sont à tous égards mieux pourvus, et le plus grand d’entre eux peut lui imposer une « hégémonie » que certains taxent d’« impérialisme ».

Mais si l’on définit l’Europe comme un ensemble de populations issues du même berceau, il faut bien constater que la prétendue « décolonisation », et les quelques cas de décolonisation effective, n’ont rien retranché de sa puissance collective potentielle, à laquelle ne fait défaut que l’unité. Quelle serait la carte politique du monde si les hommes d’Etat britanniques de 1763 avaient montré plus de compréhension du fait colonial ? Les nécessités géographiques les auraient contraints à transférer outre-atlantique la capitale de l’Empire britannique. Qu’on nous pardonne ce recours à la politique-fiction rétrospective. La Grande-Bretagne a longtemps hésité entre l’Europe et le « grand large » et s’est flattée de nouer des « relations spéciales » avec Washington. L’idée de communauté atlantique trouve des adeptes jusque sur le continent ; c’est en France qu’elle rencontre les résistances les plus vives et les plus répandues. Or la France est le pays d’Europe qui a envoyé le moins d’émigrants dans le Nouveau Monde. Même si l’éloignement et la différence des milieux créent de grandes différences culturelles entre l’Europe et ses rejetons d’outre-océan, la communauté d’origine est un facteur de compréhension et de solidarité. Les deux guerres mondiales, et le plan Marshall de 1947 en ont fait la preuve, bien que cette solidarité n’exclue pas toute divergence d’intérêts. L’hégémonie de l’Amérique est une conséquence de l’expansion européenne.

Enfin si l’Europe est définie comme une civilisation, ayant pour caractère propre la primauté de la rationalité, dans les sciences, les techniques, voire les idéologies [26], l’Europe n’est plus dans l’Europe, elle est répandue comme ses idées dans le monde entier. La vieille opposition Orient-Occident s’atténue dans l’osmose universelle des civilisations. L’Europe a perdu sa singularité.

En tout cas la « décolonisation » n’a pas détruit les résultats de cinq siècles d’expansion européenne dans le monde. Même la décolonisation au sens propre du terme n’a guère affecté le partage de la planète effectué au XVIème siècle sur l’initiative et à l’avantage de quelques Etats de l’Europe atlantique [27].

Guy Pervillé

[1] Depuis l’indépendance de l’Angola, les territoires encore dépendants de puissance européennes sont des îles ou des enclaves minuscules.

[2] Nous avons tenté de la résoudre dans un long article ; « Qu’est-ce que la colonisation ? », publié dans la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, tome XXII, juillet-septembre 1975, pp. 321-368. Qu’on nous pardonne d’y renvoyer.

[3] Le peuplement peut disparaître, mais son œuvre reste, au moins partiellement. Les commandos de l’OAS, qui pratiquaient la terre brûlée en mai-juin 1962 voulaient « rendre l’Algérie aux Arabes dans son état de 1830 », mais l’empreinte de la colonisation reste bien visible dans maints paysages algériens.

[4] Par la suite ils ont dû partager le pouvoir avec des métis, voire des Indiens assimilés comme le président mexicain Juarez. Mais la crainte d’une révolte de la majorité indigène explique la passivité totale des créoles du Pérou, « libérés » de la domination espagnole par Sucre, lieutenant de Bolivar, et par San Martin, venus l’un de Caracas et l’autre de Santiago du Chili pour écraser les Espagnols à Ayacucho en 1824.

[5] Seule exception : la Palestine, colonisée par les sionistes sous le mandat britannique.

[6] A cause de son climat tempéré par l’altitude et par une certaine aridité, l’Afrique centrale et orientale attira plus de colons que l’Afrique occidentale. Mais leur proportion était trop faible, au Kenya et en Rhodésie du Nord comme au Congo Belge, pour qu’ils puissent dominer le pays sans l’appui de la puissance métropolitaine.

[7] Pourcentage de colons en Afrique australe : 23% au Transvaal, 20% en Orange et au Cap, 15% au Sud-Ouest africain (Namibie), 11% au Natal, 4% en Rhodésie (8% en 1952), 4% en Angola avant la décolonisation.

[8] La proportion de colons y était descendue de 14% en 1920 à moins de 10% en 1960. L’Algérie était de tous les pays de l’Afrique du Nord le plus fortement colonisé.

[9] Nous restons stupéfaits de voir certains sionistes de gauche prétendre sincèrement que les Juifs et les Arabes étaient « au même titre » victimes de l’impérialisme britannique en Palestine et reprocher aux Arabes palestiniens de n’avoir pas accepté l’alliance des sionistes pour secouer le joug des Anglais. Mieux, il faudrait croire que la victoire d’Israël sur les armées de la ligue Arabe en 1948 aurait causé l’émancipation des peuples arabes en portant un coup à l’impérialisme britannique qui tenait en laisse les gouvernements arabes. Des vérités partielles sont intégrées dans une démonstration absurdes parce qu’elle refuse d’admettre le caractère colonial de l’Etat d’Israël.

[10] Qui en doute veuille bien relire la déclaration finale de la Conférence afro-asiatique de Bandoung (avril 1955) : « La conférence, après avoir discuté le problème des peuples dépendants, du colonialisme et des conséquences de la soumission des peuples à la domination et à l’exploitation étrangères, est d’accord : pour déclarer que le colonialisme sous toutes ses formes est un mal auquel il doit être rapidement mis fin, pour affirmer que la soumission des peuples au joug étranger, et à l’exploitation étrangère, constitue une violation des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la charte des NU et est un obstacle à la consolidation de la paix mondiale, pour affirmer son soutien à la cause de la liberté et de l’indépendance de tels peuples. »

[11] Nous signalons par des guillemets l’emploi des termes en discussion dans ce sens vulgaire.

[12] Les auteurs britanniques du XIXème siècle employaient l’expression true colonies pour distinguer les territoires effectivement et massivement colonisés des crown colonies, notion purement juridique. L’Encyclopædia Britannica de 1877 signale que l’Inde n’est pas une colonie (bien que crown colony depuis 1858) mais un Empire.

[13] L’indépendance des Philippines en 1946 était assortie de nombreuses conditions.

[14] La Chine, le Siam, la Japon avant son alliance avec la Grande-Bretagne de 1902, l’Iran et l’Empire ottoman, l’Egypte et la Tunisie avant leur occupation par les Anglais et les Français en 1882 et 1881.

[15] Et secondairement allemand et français.

[16] La colonisation européenne a préféré les zones tempérées. Dans la zone intertropicale, l’altitude ou l’aridité relative expliquent certains établissements en Amérique latine et en Afrique noire. Les très fortes densités de population dans les deltas et les plaines alluviales d’Asie ont empêché toute colonisation européenne. L’Egypte est dans le même cas.

[17] L’exemple de la Palestine, celui du Texas et des îles Hawaii démontrent le danger de tolérer une immigration étrangère massive.

[18] L’Italie et le Japon (totalement exclu de l’immigration aux USA)) ont tiré argument de cette discrimination pour mener des politiques impérialistes. Mais l’Allemagne, en déclin démographique, ne fut guère lésée.

[19] Ouvrage de Lénine, publié en 1916 à la suite d’autres études sur le même sujet, réalisées par divers auteurs depuis celle de Hobson en 1902.

[20] Charles de Gaulle, 11 avril 1961.

[21] Encore peut-on objecter que les esclaves noirs révoltés de 1791 n’étaient pas plus indigènes que leurs maîtres blancs. Les métis ont fourni des cadres aux insurgés et ont pendant longtemps monopolisé le pouvoir dans le nouvel Etat.

[22] A l’exception des Philippines pour les USA, de la Finlande et de la Pologne pour l’URSS.

[23] C’est pourquoi les autorités américaines luiont imposé uneréduction draconienne de sa natalité. L’industrie permet de faire vivre une population qui est parmi les plus denses du monde.

[24] Or le taux d’accroissement des pays sous-développés (2 à 3% par an) excède largement celui des pays européens au XIXème siècle (1% par an).

[25] La France, qui n’a jamais été un grand foyer d’émigration, est le moins densément peuplé des Etats industriels d’Europe occidentale. Le Portugal, pays le plus pauvre du continent, trouve un exutoire suffisant à son émigration dans les Etats industrialisés les plus proches, et s’il le faut au Brésil.

[26] Depuis le XVIIIème siècle, les idéologies européennes sont rationalisées, mais elles n’en sont pas moins idéologiques. Le culte révolutionnaire de la « déesse Raison » exprime ce paradoxe.

[27] Et de la Moscovie à l’autre extrémité du continent, s’il faut la considérer comme une puissance européenne.



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