Nationalismes maghrébins et extrémismes européens : le cas particulier du nationalisme algérien (2011)

jeudi 5 novembre 2020.
 
Cette communication a été présentée le 30 septembre 2011 dans le cadre du colloque sur "Extrémismes européens et monde arabo-musulman" organisé à l’Université de Grenoble par Yves Santamaria, et resté depuis inédit.

Un film récent, intitulé Les hommes libres [1], exalte la participation d’Algériens à la Résistance française dans la cadre de la Mosquée de Paris. Il prolonge en quelque sorte le film Indigènes, qui voulait exalter leur rôle longtemps sous-estimé dans la Libération de la France, depuis la campagne d’Italie jusqu’à la libération de l’Alsace. Mais on peut se demander si, dans les deux cas et surtout dans le plus récent des deux, il n’y a pas une tendance à l’exagération qui risque de déformer la réalité en sens inverse. En tout cas, ce nouveau film risque de faire oublier le fait, bien connu des spécialistes [2], que de nombreux militants du nationalisme maghrébin avaient d’abord placé leurs espoirs de libération nationale dans une alliance avec l’Axe, pour des raisons qui tenaient plus de leur engagement anticolonial que d’une sympathie réelle pour les idéologies fasciste et nazie. Mais il faut distinguer de ce phénomène général, concernant plus ou moins tous les partis nationalistes maghrébins, le cas très particulier du nationalisme algérien. En effet, ce dernier était caractérisé autant, voire plus, par ses relations très particulières avec le mouvement communiste international que par ses relations plus tardives avec ses ennemis fascistes ou nazis. A tel point que, comme l’a indiqué Mouloud Feraoun, les villageois kabyles pensaient que l’on ne pouvait être que communiste ou fasciste [3]...

Communisme international et nationalisme algérien

En Algérie, le mouvement nationaliste a bien été créé par le communisme international, même s’il s’en est rapidement dégagé [4]. Ce mouvement anti-impérialiste a été créé dans un cadre nord-africain, mais en fait il fut essentiellement algérien, comme l’était la grande majorité de la population nord-africaine restée en France après la première guerre mondiale.

L’Internationale communiste est bien à l’origine de l’Etoile nord-africaine, créée en 1926 pour continuer la mobilisation des prolétaires nord-africains contre l’impérialisme des grandes puissances capitalistes, entamée depuis 1924 dans le soutien à la République rifaine d’Abd-el-Krim. Pour bien comprendre les conditions dans lesquelles l’Etoile nord-africaine avait été fondée, il faut rappeler que l’Internationale communiste (ou Komintern) créée à Moscou en 1919 pour lancer une révolution prolétarienne mondiale, avait identifié l’impérialisme au capitalisme, suivant les analyses formulées par Lénine dans son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), et donc fait de l’action anti-impérialiste un des principaux moyen de l’action révolutionnaire internationale. Le parti communiste SFIC (Section française de l’Internationale communiste) s’était engagé depuis depuis 1924 dans une campagne visant à soutenir la République du Rif, créée en 1921 par l’émir Abd-el-Krim, contre les impérialismes espagnol et français, et à tenter de paralyser l’action militaire franco-espagnole contre l’offensive rifaine lancée en 1925 contre les troupes françaises du Maroc. C’est dans ce contexte que, peu après la reddition d’Abd-el-Krim aux autorités françaises en 1926, le parti communiste SFIC créa à Paris une organisation chargée d’encadrer la population nord-africaine (en grande majorité algérienne) de France, et présidée par le militant communiste algérien Abdelkader Hadj Ali. Et c’est cette organisation qui envoya l’année suivante son secrétaire général Messali Hadj au Congrès de la Ligue anti-impérialiste réuni à Bruxelles, afin de revendiquer publiquement l’indépendance de toute l’Afrique du Nord.

Mais peu après ce coup d’éclat, le parti communiste de France commença à s’inquiéter de l’autorité nouvelle que Messali, communiste de fraîche date, avait acquise dans la majorité des adhérents de l’Etoile nord-africaine, le licencia de son poste de permanent du Parti et chercha à l’écarter de la direction de l’ENA. Messali réussit cependant à en conserver la direction en s’appuyant sur la majorité des adhérents. Puis en 1929 le tribunal de la Seine prononça la dissolution de l’ENA, mais Messali prolongea son existence en créant un périodique intitulé El Ouma (la nation) en 1930, et le recréa en 1933, en lui donnant un nouveau programme se réclamant de l’idéologie arabo-islamique. Le lien organique entre le communisme et le nationalisme algérien était définitivement rompu [5].

Par la suite, les relations entre les deux mouvements restèrent constamment difficiles, mais elles évoluèrent en suivant à plusieurs reprises le même schéma d’alternance entre rapprochement et conflit. Et cela dans un cadre de plus en plus algérien, car les mouvements nationalistes de Tunisie et du Maroc s’organisèrent en dehors de l’Etoile nor-africaine et sans lien avec le communisme, et Messali recréa son parti dans un cadre purement algérien après la nouvelle dissolution de l’Etoile nord-africaine en 1937.

Nous pouvons résumer les relations entre les deux mouvements en sept phases :

Subordination de l’Etoile nord-africaine au Parti communiste SFIC dans le cadre de sa campagne anti-impérialiste, de 1926 à 1927.

Tentative de reprise en main de l’ENA par le parti communiste SFIC et affirmation de son indépendance sous la direction de Messali de 1928 à 1934, en dépit de l’interdiction prononcée par la justice en 1929.

Rapprochement de la nouvelle ENA fondée en 1933 avec le Front populaire, à laquelle elle adhéra, de 1934 à 1936. C’était un moyen de se protéger contre une nouvelle interdiction de l’ENA, réitérée par la justice en 1935.

Nouvelle rupture après que Messali eut fait connaître en Algérie l’ENA et son programme refusant le rattachement du pays à la France en août 1936 : le gouvernement du Front populaire, après avoir présenté le projet Blum-Viollette (décembre 1936), décide la dissolution de l’ENA (janvier 1937) avec la pleine approbation du PC (qui pour sa part avait renié la revendication d’indépendance, après l’avoir relancée en 1935 en créant un PCA autonome). Messali Hadj remplaça l’ENA en mars 1937 par le Parti du peuple algérien (PPA), que le Parti communiste appella “Parti populaire algérien” pour l’identifier avec le PPF de l’ancien communiste Jacques Doriot.

Dissolutions presque simultanées du PPA et du PCF-PCA peu après la déclaration de guerre contre l’Allemagne (3 septembre 1939). Le PCA clandestin proposa au PPA une nouvelle alliance contre l’impérialisme franco-britannique.

Ralliement du Parti communiste français (PCF, depuis la dissolution du Komintern en 1943) à la grande alliance anti-nazie pour la défense de l’URSS (envahie par l’Allemagne depuis le 22 juin 1941). Le PCF et le PCA soutinrent le CFLN puis le GPRF du général de Gaulle, et dénoncèrent les “pseudo-nationalistes” du PPA comme des instruments des fascistes. Cette dénonciation culmina dans les premiers jours suivant l’insurrection nationaliste qui commence le 8 mai à Sétif. A Guelma, des communistes et des cégétistes participèrent à la milice créée par le sous-préfet André Achiary et à sa répression sanglante.

Dans les semaines qui suivirent le 8 mai 1945, le PCA et le PCF changèrent rapidement d’attitude, en dénonçant le “complot fasciste” et la répression tout en cessant d’accuser le PPA. Les communistes furent les plus ardents à réclamer l’amnistie et le jugement des vrais coupables. Lors des débats sur le statut de l’Algérie (1947) ils s’alignèrent sur les positions autonomistes du nouveau parti de Ferhat Abbas, l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA), et ils mirent leur quotidien Alger républicain à la disposition de tous les partis et mouvements autonomistes et nationalistes. Mais les relations entre le nouveau parti nationaliste, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), et les communistes d’Algérie et de France restèrent difficiles, parce que les nationalistes n’avaient pas oublié les revirements des communistes à leur égard, parce que les deux partis révolutionnaires se disputaient l’audience des mêmes classes laborieuses, et parce que des intellectuels nationalistes qualifiés de “berbéristes” passèrent du MTLD au PCA. Celui-ci continua de se distinguer par une conception du nationalisme algérien cherchant à satisfaire les aspirations des Algériens de toutes origines (français et européens, juifs, et musulmans) alors que le MTLD restait fidèle à sa conception arabo-islamique de la nation algérienne [6].

Après l’insurrection du 1er novembre 1954, la première réaction méfiante du PCF et du PCA raviva le ressentiment des nationalistes. Mais à partir de juin 1955 la direction du PCA décida secrètement de soutenir le FLN. Après l’insurrection nationaliste du 20 août 1955, le gouvernement français interdit le PCA et sa presse, y compris Alger républicain. Le PCA clandestin entreprit de se doter d’une organisation armée, les “Combattants de la Libération”, et négocia leur ralliement individuel au FLN-ALN (accords PCA-FLN du 1er juin 1956) ; mais il refusa de se dissoudre en tant que parti. Le PCA poursuivit donc son existence en tant qu’organisation politique clandestine, qui soutint le FLN tout en adressant des courriers à sa direction pour essayer de l’influencer [7]. Réduit aux dimensions d’un groupuscule, ayant perdu la majeure partie de ses adhérents européens qu’il s’abstenait de défendre, il fut en même temps dénoncé bien à tort par la propagande gouvernementale et militaire française comme étant le véritable inspirateur du FLN et le bénéficiaire probable de son éventuelle victoire. Le PCA se réorganisa en Algérie au moment de l’indépendance, mais il n’obtint pas sa reconnaissance légale du parti unique FLN, et son quotidien Alger républicain, reparu en 1962, fut remplacé en 1965 par un nouveau quotidien, El Moudjahid. Le PCA, devenu Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) a conservé des militants de haut niveau intellectuel, mais il a renoncé à défendre ses propres principes pour s’aligner sur l’idéologie nationaliste, et pour tenter de faire oublier son passé controversé.

Les nationalistes maghrébins et la tentation fasciste

Au contraire, la tentation fasciste a concerné, plus ou moins, tous les partis nationalistes radicaux de tous les pays maghrébins. Il s’agissait fondamentalement d’une attraction non idéologique, fondée sur le principe “l’ennemi de mon ennemi est mon ami”. Mais dans les années 1930, l’image de régimes forts et efficaces, contrastant fortement avec l’impuissance du parlementarisme français, ajoutait sans doute au prestige des régimes fascistes. L’Italie était pourtant handicapée par la contradiction entre la politique pro-arabe qu’elle manifestait à propos de la Syrie (mandat français) et la guerre de conquête aux méthodes implacables qu’elle pratiqua en Libye de 1922 à 1932, mais ensuite elle déploya une propagande pro-arabe systématique sur les ondes de Radio Bari [8]. Quant à l’Allemagne, puissance dépourvue de colonies depuis 1919, elle bénéficiait d’une image très favorable, celle d’une puissance amie de l’islam depuis les voyages de Guillaume II dans l’empire ottoman et à Tanger, alliée de l’empire ottoman dans la Grande Guerre : la chanson de “Hadj Guiyoum” avait alors popularisé cette image [9]. L’avènement de Hitler en 1933 raviva tous ces souvenirs, en lui ajoutant un nouvel élément capital de séduction : l’antisémitisme du régime nazi, qui permettait d’en attendre un soutien décisif contre le sionisme en Palestine.

La perméabilité des masses maghrébines, en grande majorité illettrées, à la propagande orale et radiophonique [10] donnait aux régimes fasciste et nazi la possiblité de mener une action psychologique de grande ampleur pour exploiter tous les facteurs de mécontement qui s’accumulaient depuis les années 1930. Puis la guerre qui commença en 1939 donna à une bonne partie des militants nationalistes maghrébins l’occasion d’attendre une proche réalisation de leurs espoirs dès que les puissances fascistes auraient brisé la prépondérance des empires français et britannique en Méditerranée.

En effet, les puissances fascistes suscitèrent des sympathies notables dans tous les partis nationalistes maghrébins.

Signalons d’abord le rôle capital de l’émir druze libanais Chekib Arslan, ancien député ottoman devenu l’animateur de la revue La nation arabe, paraissant à Genève depuis 1930. Il prit contact avec les militants de tous les partis nationalistes et de toutes les associations estudiantines des trois pays du Maghreb, afin de les amarrer solidement aux mouvements nationalistes arabes d’Orient. Ennemi de la conquête italienne en Libye, momentanément rapproché de la France à l’occasion des traités franco-libanais et franco-syriens signés par le gouvernement du Front populaire en 1936, il opta en 1939 contre la France et la Grande Bretagne et pour l’Allemagne, et il s’installa à Berlin jusqu’à la fin de la guerre. Il y fut rejoint en 1941 par le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin El Husseini, ennemi juré du sionisme, qui avait quitté la Palestine pour l’Irak jusqu’à la défaite de l’insurrection nationaliste pro-allemande de Rachi Ali, et qui approuva les projets de Hitler contre les juifs [11].

Dès 1936, la guerre d’Espagne avait entraîné certains nationalistes arabes à s’engager du côté des puissances fascistes. En effet, le pronunciamento militaire anti-républicain dont le général Franco prit la direction poussa celui-ci à s’allier aux deux partis nationalistes marocains de la zone espagnole. On vit alors, pour la première fois depuis 1492, les troupes marocaines recrutées avec l’accord de ces partis combattre en Espagne contre les “rouges” espagnols. Cette situation inquiéta vivement les autorités du protectorat français, qui réagirent en 1937 contre les activités du principal parti nationaliste de la zone française en l’interdisant et en déportant son leader Allal el Fassi au Gabon. Cette réaction poussa certain militants nationalistes marocains à prendre contact avec les Allemands, comme le second d’Allal el Fassi, Ahmed Balafredj. Il semble même qu’un membre de l’entourage du sultan Mohammed Ben Youssef aurait été en contact avec les services secrets allemands à Tanger [12], mais aucune preuve n’existe d’un engagement du sultan lui-même en leur faveur.

En tout cas, le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 au Maroc et en Algérie prouva la supériorité militaire des alliés anglo-saxons sur les troupes françaises de Vichy, et les germano-italiens qui occupèrent en réaction une partie de la Tunisie ne purent s’y maintenir au delà de mai 1943. Le sultan Mohammed Ben Youssef rencontra le président américain Roosevelt à Anfa en janvier 1943, et il en revint convaincu que l’indépendance était désormais possible. C’est donc avec son accord que les principaux leaders nationalistes rédigèrent et publièrent en décembre 1943 le Manifeste de l’indépendance (istiqlal), qui s’appuyait sur la participation des troupes marocaines à la guerre et sur les buts de guerre définis par les Nations Unies pour revendiquer l’émancipation du Maroc. Mais dans les jours qui suivirent, en janvier 1944, les autorités du protectorat arrêtèrent une grand partie des signataires en les accusant de préparer une révolte pour le compte des Allemands, ce qui déclencha des émeutes et une dure répression. Un tel projet paraît néanmoins peu vraisemblable, étant donné l’engagement sans équivoque du sultan et des signataires du Manifeste en faveur des Alliés [13].

En Tunisie, le fondateur du Néo-Destour Habib Bourguiba, d’abord favorable au gouvernement du Front populaire, s’était rapidement radicalisé en 1937, et à la fin de cette année il aurait pris des contacts avec l’Italie fasciste. Au début de 1938, la saisie de messages échangés entre un important militant nationaliste tunisien et le consul d’Italie sembla prouver que Bourguiba lui-même était derrière ces contacts. En mars 1938, le parti nationaliste fut interdit est Bourguiba arrêté, ce qui provoqua de violentes émeutes et une dure répression. Selon l’historienne Juliette Bessis, même s’il n’y avait pas de preuve absolue pour accabler Bourguiba, rien ne prouve que les accusations portées contre lui n’étaient pas fondées [14]. Il passa plusieurs années en prison, en s’attendant à être condamné à mort ou à ne jamais retrouver la liberté. Pendant ce temps, le chef du parti clandestin, Habib Thameur, prit contact avec les Italiens et se’efforça de les convaincre de ne pas chercher à profiter de la défaite des Français en juin 1940 pour les remplacer en Tunisie. Il semble que Bourguiba, emprisonné près de Marseille en 1942, lui ait secrètement envoyé une lettre pour lui ordonner d’arrêter ces contacts et d’entrer en relation avec les Anglo-américains, vainqueurs certains de la guerre. Mais Habib Thameur n’en tint pas compte ; au contraire, il se compromit davantage avec les Italiens et les Allemands durant leur occupation momentanée d’une partie de la Tunisie entre novembre 1942 et mai 1943, et il quitta le pays avec eux pour ne plus jamais y revenir. Au contraire Bourguiba, libéré par les Italiens de sa prison française et transféré à Rome, évita tout engagement compromettant. Autorisé à rentrer en Tunisie, il échappa à la répression française grâce à la protection des diplomates anglais et américains.

Le cas algérien est le plus complexe. Dès la fin de 1938, après la crise de Munich, une tendance de la direction du PPA, particulièrement importante à Paris, décida de prendre contact avec les Allemands pour leur demander des armes. Plusieurs délégations furent envoyées à Berlin en 1939 et 1940, sans résultat car les Allemands voulaient des agents mais pas des alliés, et après l’armistice de juin 1940 ils ne voulurent pas pousser les troupes de Vichy à le refuser en aidant une révolte contre la souveraineté française. De son côté Messali Hadj, emprisonné, désavoua aussitôt cette tendance, qui prit le nom de Comité d’action révolutionnaire nord-africain (CARNA), et la fit exclure par la direction clandestine du Parti [15]. Ce qui ne l’empêcha pas d’être lourdement condamné par un tribunal vichyste en 1941.

Cependant, la défaite française et l’armistice de juin 1940 avait fait naître plusieurs projets d’insurrection. Quelques étudiants musulmans de l’Université d’Alger, cachant leur joie de la défaite, avaient projeté d’organiser une insurrection pour le 1er novembre 1940. L’un d’eux, Chawki Mostefai, tenta de recruter un ancien étudiant plus âgé, le docteur Mohammed Lamine Debaghine, pour lui confier le commandement de l’Algérois. Mais celui-ci lui fit savoir qu’il était le chef du PPA clandestin, et le recruta dans son organisation, qui ne voulait pas passer à l’action avant de s’en être donnée les moyens [16]. Pourant une partie des conjurés, notamment le futur écrivain Mouloud Mammeri, maintint une organisation indépendante qui projetait de faire exploser des bombes dans des casernes [17]. On ne sait pas bien s’il existe le moindre rapport entre de tels projets et la mutinerie des tirailleurs de Maison Carrée à la veille de leur départ pour le Levant, le 25 janvier 1941, qui fit de nombreuses victimes et fut durement réprimée [18]. Ni avec l’action du président des Scouts musulmans algériens, Mohammed Bouras, secrétaire de la commission d’armistice franco-allemande, qui fut arrêté, jugé et fusillé pour avoir transmis des renseignements aux Allemands. Mais on sait qu’à Paris plus d’un militant du PPA accepta la collaboration avec les Allemands, et que l’ancien cagoulard Mohammed El Maadi prêcha la révolte contre les Français après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 [19]. Quelques militants nationalistes furent même parachutés en Algérie, comme Mohammedi Saïd, qui douze ans plus tard commanda la wilaya de Kabylie (wilaya III) en portant toujours un casque allemand sur sa tête.

Quoi qu’il en soit, l’absence d’une aide allemande à tout projet d’insurrection contre le pouvoir de Vichy en Algérie, puis le succès du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord et le revirement des autorités militaires françaises en leur faveur, ne laissaient aucune chance de succès à un projet insurrectionnel dans le court terme. C’est alors que l’ex-CARNA, qui subsistait en Algérie sous le nom de “l’Organisation”, fut réintégré dans le PPA clandestin en 1943. Celui-ci tenta de contrarier la nouvelle mobilisation de soldats algériens musulmans dans l’armée française, mais sans grand succès. Il comptait surtout agir politiquement pour diffuser l’idéologie nationaliste dans la population en soutenant le Manifeste du peuple algérien présenté aux autorités par Ferhat Abbas, avec l’accord de Messali Hadj placé en résidence surveillée sur les hauts plateaux du Sud algérois, à Reibell-Chellala.

Mais cela ne suffit pas à prouver que le PPA avait renoncé définitivement à l’idée d’une insurrection. Une thèse récente [20] a montré que les militants du PPA clandestin pendant la guerre mettait leur point d’honneur à se procurer une arme, et qu’à Alger les deux principales sections, celles de Belcourt et de la Casbah, s’étaient dotées d’une garde armée. En 1945, après l’évacuation du territoire algérien par l’essentiel des troupes anglo-américaines et avant la fin imminente de la guerre, les rumeurs de prochain soulèvement qui couraient depuis la fin de 1940 se firent de plus en plus insistantes, et les autorités les prirent de plus en plus au sérieux. L’historien algérien Mohammed Harbi a révélé dans son premier livre, publié en 1975, qu’un projet d’évasion de Messali Hadj et de proclamation d’un gouvernement provisoire de l’Algérie dans la ferme Maïza, près de Sétif, avait été discuté parmi les dirigeants du PPA et avait reçu un commencement d’exécution : Messali s’était bien évadé, mais n’avait trouvé personne pour le guider jusqu’à sa destination, et il était donc retourné à sa résidence surveillée [21]. L’historienne Annie-Rey-Goldzeiguer avait d’abord manifesté son scepticisme envers ces affirmations, mais dans son dernier livre elle les a confirmées, en s’appuyant sur le témoignage très précis de la fille de Messali [22]. Quelques jours plus tard, après des incidents qui éveillèrent la méfiance de l’administration française, Messali fut transféré au Sahara, puis à Brazzaville. Les manifestations qui furent organisées le 1er mai puis le 8 mai ne pouvaient plus servir à de point de départ au scénario prévu, et elles eurent pour mot d’ordre de réclamer la libération de Messali. Mais, contrairement à la version de la propagande nationaliste algérienne qui tend de plus en plus à s’accréditer, même en France [23], il n’y eut pas le 8 mai à Sétif et à Guelma un guet-apens colonialiste tendu aux manifestants algériens. L’examen attentif de tous les témoignages atteste qu’il y eut à Sétif, après un affrontement entre la police et les ma nifestants autour des drapeaux et des pancartes non autorisés, une véritable insurrection violente qui s’en prit aux civils français à Sétif et dans les villages environnants, jusqu’à la mer [24] ; puis une répression militaire et, à Guelma, une répression préventive particulièrement sanglante menée par la milice civile recrutée par le sous-préfet Achiary [25]. Il n’y eut pourtant pas d’insurrection généralisée : de tels ordres furent donnés un moment par la direction clandestine du PPA, puis annulés au dernier moment pour éviter une désastre total, mais un début d’exécution eut lieu en quelques endroits (Kabylie, Cherchell, Saïda). Les discussions qui eurent lieu à l’intérieur de la direction clandestine du parti n’ont jamais été révélées, etsonchef le docteurLamine Debaghine refusa toujours d’en parler, malgré les demandes instantes de Chawki Mostefaï [26] ; quand à Messali Hadj, il a déclaré en 1954 qu’il n’avait jamais pu savoir ce qui s’était vraiment passé [27]. On connaît aussi un appel qui annonçait faussement, une insurrection de tous les pays du Maghreb, attribué à Chekib Arslan et reproduit par le directeur de L’Echo d’Alger Alain de Sérigny [28], mais nous n’avons pas pu voir l’original, ni le dater. On peut penser qu’il s’agissait d’une tentative de généraliser le mouvement parti de Sétif plutôt que de sa cause initiale.

En tout cas, il est sûr que le souvenir de la répression, renforcé par la propagande qui confondit la répression injustifiable de Guelma avec l’insurrection bien réelle de Sétif, laissa une volonté de revanche qui fut concrétisée à partir de 1946 par la création de l’Organisation spéciale (OS), puis accomplie par le FLN-ALN à partir du 1er novembre 1954. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le projet insurrectionnel algérien datait non pas de 1945, mais de 1938-1939.

En guise de conclusion , trois points peuvent être soulignés.

D’abord, l’importance des manipulations allemandes et ttaliennes, et de leur audience chez les Maghrébins, en dépit du manque de sincérité flagrant des manipulateurs, qui provoqua plus ou moins vite la déception et le retournement de la plupart des nationalistes maghrébins vers les Anglo-Saxons. Hitler en prit conscience trop tard [29], quand le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord lui eut retiré le souci de ne pas provoquer le revirement des militaires français. Mais le racisme nazi avait également contribué à lui faire dédaigner cette possibilité jusqu’au moment où il fut trop tard pour l’exploiter.

D’autre part, la surestimation de ces liens entre les nationalistes indigènes et les puissances de l’Axe par les autorités politiques et militaires françaises. La preuve la plus nette se trouve dans les réactions de l’Assemblée consultative provisoire française après l’insurrection du 8 mai 1945. Comme Mohammed Harbi l’a justement souligné dans son premier livre en 1975, avec le recul du temps la lucidité relative de la minorité “colonialiste” qui dénonçait l’insurrection nationaliste a pris l’avantage sur l’aveuglement de la gauche résistante, communiste et socialiste, qui s’obstinait à parler d’un complot fasciste utilisant les pseudo-nationalistes algériens, ce qui prouvait une incapacité à penser la prépondérance du conflit entre la colonisation française et le nationalisme indigène [30]. Incapacité qui s’exprimait d’une manière encore plus caricaturale dans la phrase rapportée par Mouloud Feraoun sur le choix nécessaire entre communisme et fascisme....

Enfin, du fait même de ces attitudes mentales inconscientes, il convient de bien comprendre le point de vue des militants nationalistes maghrébins, y compris de ceux qui avaient placé un moment leurs espoirs dans le fascisme italien et /ou allemand. Dans la plupart des cas, nous semble-t-il, il ne s’agissait pas d’une imprégnation idéologique profonde, mais principalement de la recherche de l’alliance la plus efficace et la plus rentable, suivant l’exemple des nationalistes irlandais qui s’étaient révoltés contre les Anglais avec l’aide allemande en 1916 [31], et non pas d’une conversion profonde et durable au fascisme ou au nazisme. Le nationalisme anticolonial ne conduisait pas nécessairement à la collaboration avec ces régimes inhumains [32]. Mais dans le cas des principaux leaders venus du Proche-Orient à Berlin durant la Deuxième guerre mondiale, notamment Chekib Arslan et Hadj Amin el Husseini, il s’agissait bien d’un engagement sans retour.

Guy Pervillé.

[1] Film français d’Ismaël Ferroukhi, sorti en 2011, avec le soutien de Benjamin Stora, dont le bien fondé a été contesté par Daniel Lefeuvre et Michel Renard sur leur site Etudes coloniales ( voir le dossier “La Mosquée de Paris sous l’occupation, 1940-1944, daté du 9 octobre 2011, http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2011/10/09/22292189.html).

[2] Nous suivrons pour l’essentiel les analyses de Charles-Robert Ageron, datéées des années 1970, et disponibles dans la réédition de ses oeuvres complètes réalisée par Gilbert Meynier aux Editions Bouchène en 2005, tome Genèse de l’Algérie algérienne, notamment “Les mouvements nationalistes dans le Maghreb pendant la Seconde guerre mondiale” (pp. 245-257), et “Les populations du Maghreb face à la propagande allemande” (pp. 285-324).

[3] Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, Paris, Le Seuil, 1968, pp. 57-66 (“Communistes et fascistes”).

[4] Pour plus de détails, voir notre article “Communisme, anticommunisme, et décolonisation”, revue Communisme, n° 62-63, 2000, pp. 115-135, et sur mon site internet personnel Pour une histoire de la guerre d’Algérie, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=83.

[5] Voir Les mémoires de Messali Hadj, 1898-1938, Paris, Jean-Claude Lattès, 1982, et Benjamin Stora, Messali Hadj, 1898-1974, Paris, Le Sycomore, 1982.

[6] Voir notamment les articles de Charles-Robert Ageron dans le recueil cité, “Communisme et nationalisme” (pp. 355-368) et “Le Parti communiste algérien de 1939 à 1943” (pp. 425-439).

[7] Voir quelques exemples dans le livre de Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Editions Jeune Afrique, 1981, pp. 232-240.

[8] Daniel Grange, “Structure et technique d’une propagande : les émissions arabes de Radio Bari”, Relations internationales, n° 2, novembre 1974, pp. 165-185.

[9] Voir dans la thèse de Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXème siècle, Genève, Droz, 1981.

[10] Sur cette propagande en Algérie durant la guerre, voir les articles cités de Charles-Robert Ageron, et de Pierre Darmon, “Algérie, été 1940, la folle rumeur”, dans L’Histoire, n° 364, mai 2011.

[11] Voir le livre de Gilbert Achkar, Les Arabes et la Shoah, Paris, Sindbad, 2009, pp. 169-273 (“Panislamistes réactionnaires et intégristes”).

[12] Jacques Valette, “Guerre mondiale et decolonisation. Le cas du Maroc en 1945.” Revue française d’histoire d’Outre-mer, tome LXX, n° 260-261, 3ème et 4ème trimestres 1983, pp. 133-150.

[13] Sur cette ténébreuse affaire, voir l’article cite de Jacques Valette, et le scepticisme de Charles-Robert Ageron qui évoque l’hypothèse de la provocation dans son article “Les mouvements nationalistes dans le Maghreb pendant la Seconde de guerre mondiale”, reproduit dans Genèse de l’Algértie algérienne, p. 251 et note 1.

[14] Son livre, La Méditerranée fasciste, l’Italie mussolinienne et la Tunisie, Paris, Publications de la Sorbonne et Karthala, 1981, laisse l’impression très nette d’une influence durable (bien qu’inavouée) du régime fasciste sur celui de Bourguiba.

[15] Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, la crise du PPA-MTLD, Paris, Christian Bourgois, 1975, et Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir, Paris, editions J.A., 1980, p. 23.

[16] Voir notamment la « lettre à Mohammed Lamine Debaghine » de Chawki Mostefaï, dans El Watan, sur le site http://www.elwatan.com/print.php3 ?id_article=8089 (imprimé le 10/12/2004)

[17] Voir Awal, Cahiers d’études berbères, n° spécial « Hommage à Mouloud Mammeri », 1990.

[18] Voir la thèse de Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 112-113.

[19] Voir l’article de Charles-Robert Ageron, “Les populations du Maghreb face à la propagande allemande”, op. cit., pp. 305-306, et Jacques Cantier, op. cit., pp. 151-152.

[20] Simon Girard, “Nationalisme révolutionnaire et socialisation politique : le cas du PPA-MTLD dans l’ancien département d’Alger, 1943-1954”, s.dir. Omar Carlier, Université de Paris VII, 2010.

[21] Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, la crise du PPA-MTLD, Paris, Christian Bourgois, 1975, pp. 21 et 110-111 et 178 (note 68) ; et Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir, Paris, editions J.A., 1980, p. 28.

[22] Cf. « Le 8 mai 1945 au Maghreb », dans 8 mai 1945, la victoire en Europe, s.dir. Maurice Vaïsse, Lyon, La Manufacture, 1985, p. 361, note 14, et son livre Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, Paris, Editions La Découverte, 2002, p. 238.

[23] Notamment dans le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb.

[24] Roger Vétillard, Sétif, Guelma, mai 1945, massacres en Algérie, Versailles, Editions de Paris, 1ère edition, 2008, 2ème edition revue et augmentée, 2011.

[25] Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, préface de Marc Olivier Baruch, La Découverte, 2009.

[26] Celui-ci, qui était contre l’insurrection, n’en parle pas. Voir son site Internet, et ses déclarations au colloque De Gaulle et l’Algérie, 1943-1969, s. dir. Maurice Vaïsse, Paris, Armand Colin, 2012.

[27] Discours au Congrès de Hornu (1954) repoduit par Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, la crise du PPA-MTLD, op. cit. (en annexe).

[28] Alain de Sérigny, Mémoires, t. 1, 1940-1945, Paris, Presses de la Cité 1972.

[29] “Seuls, nous aurions pu émanciper les pays musulmans dominés par la France. Cela aurait eu un retentissement énorme en Egypte et dans le Proche-Orient asservis par les Anglais...”. Propos tenus devant Martin Bormann le 17 février 1945, et cités par Charles-Robert Ageron, Genèse de l’Algérie algérienne, op. cit., p. 324.

[30] Mohammed Harbi, dans son premier livre Aux origines du FLN, op. cit. , estimait que la meilleure définition des événements de mai 1945 fut celle donnée à l’Assemblée consultative par Pascal Muselli : “ Il est prouvé que le système de l’insurrection étendait sa toile d’araignée sur l’Algérie entière. Si cette insurrection n’a pas été générale, c’est parce qu’elle a été prématurée et que l’incident de Sétif a éclaté inopinément”. Journal officiel de la République française, débats de l’Assemblée consultative provisoire, p. 1356 col. 1.

[31] Cité par Hocine Aït-Ahmed (ancien chef de l’organisation spéciale du PPA) dans ses Mémoires d’un combattant, l’esprit d’indépendance, 1942-1952, Paris, Sylvie Messinger, 1983, p. 93.

[32] Voir les exemples des deux attitudes opposées envers la déportation des juifs par les Allemands en Tunisie, cités par Abdelwahab Meddeb dans son livre Sortir de la malédiction, l’islam entre civilisation et barbarie, Paris, Le Seuil, 2008, pp. 209-216.



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