Décolonisations « à l’algérienne » et « à la rhodésienne » en Afrique du Nord et en Afrique australe (1993)

dimanche 28 janvier 2007.
 
Cette communication, présentée au colloque L’Ere des décolonisations, à Aix-en-Provence (30 septembre-3 octobre 1993), a été reprise dans le volume publié sous le même titre par Charles-Robert Ageron et Marc Michel, Paris, Karthala, 1995, pp. 26-37.

Si l’on entend par décolonisation [1] l’émancipation politique des peuples soumis à une domination étrangère, il est vraisemblable que la présence d’un peuplement colonial important est susceptible d’en compliquer et d’en retarder le processus. Pour vérifier cette hypothèse, il conviendrait de rassembler pour chaque pays africain des données précises, sur : les peuplements européens (nombre, pourcentage de la population totale, ancienneté, évolution) ; leur degré de mainmise sur les ressources du sol et du sous-sol et sur le pouvoir ; les critères de distinction entre Européens et « indigènes » (« race », religion, culture) ; l’existence de catégories intermédiaires (assimilés, évolués, convertis, métis), ou autres (Juifs, Arabes, Indiens, Européens étrangers) ; les politiques coloniales régissant les rapports entre les populations (discrimination de droit ou de fait le plus souvent), leurs perspectives d’évolution (assimilation, association, apartheid), et les rapports entre les colonies et leur métropole (union indissoluble, ou évolution vers le self-government) ; les processus de décolonisation, pacifiques ou conflictuels ; les modalités des conflits (facteurs de mobilisation des peuples colonisés, organisation et moyens d’action des mouvements, rôle des soutiens extérieurs) ; et celles de leur règlement (avec ou sans victoire militaire, ou cessez-le-feu préalable, par négociations bilatérales ou multilatérales, avec ou sans intervention de médiateurs, de forces d’interposition et de contrôle du cessez-le feu et des élections) ; le contenu et l’application des accords, notamment des garanties aux intérêts des Européens et de leurs alliés autochtones.

Pour être bref, il a fallu se limiter à un aperçu chronologique et géographique des processus de décolonisation dans lesquels le facteur peuplement a joué un rôle non négligeable.

C’est en Afrique du Nord que la décolonisation fut la plus précoce, et la plus rapide. Dix ans et demi seulement ont séparé l’indépendance de la Libye (1er janvier 1952) et celle de l’Algérie (3 juillet 1962). Le premier cas s’oppose par sa singularité à ceux des trois autres pays du Maghreb.

L’émancipation de la Libye se fit sans vrai conflit de décolonisation, par une procédure internationale. Après avoir détruit la souveraineté italienne (mais non la présence de 40.000 Italiens en Tripolitaine sur 120.000 en Libye avant-guerre), les vainqueurs avaient assumé l’administration du pays (les Britanniques en Cyrénaïque et Tripolitaine, les Français au Fezzan) puis confié son avenir à l’ONU. Un premier plan prévoyant l’indépendance au terme d’un mandat anglo-franco-italien de dix ans avait échoué en mai 1949 devant l’opposition des Libyens et du monde arabe. Le plan anglo-américain adopté le 21 novembre 1949 organisa l’unification et l’indépendance du pays avant le 31 décembre 1951, la transition étant assurée par le Haut commissaire des Nations unies avec l’aide d’un conseil consultatif désigné par la Grande-Bretagne, l’Italie, la France, l’Égypte, le Pakistan, les trois provinces libyennes et les minorités (c’est-à-dire les Italiens) [2].

Au contraire, la Tunisie, le Maroc, et l’Algérie ont accédé à l’indépendance après des conflits aigus avec la France, par des accords bilatéraux. Ni l’ONU ni d’autres forces extérieures n’ont joué un rôle décisif dans le règlement de ces conflits.

Les cas de la Tunisie et du Maroc furent plus aisément résolus que celui de l’Algérie. En effet, les traités de protectorat n’avaient pas aboli l’existence des États tunisien et marocain, même si la France avait confisqué l’exercice de leur souveraineté externe et interne.

Dès juin 1950, le gouvernement français avait ouvert des négociations avec un gouvernement tunisien représentatif (comprenant deux représentants du parti Néo-Destour de Habib Bourguiba) en vue de restituer à la Tunisie son autonomie interne. Mais le 15 décembre 1951, en réponse à la revendication du « dégagement complet de la souveraineté tunisienne », le gouvernement français exigea la reconnaissance de la participation des Français de Tunisie au fonctionnement de toutes les institutions politiques tunisiennes, et celle du caractère définitif du lien qui unissait les deux pays. Cette affirmation d’une co-souveraineté franco-tunisienne, incompatible avec la récupération de l’indépendance (que la Libye voisine était sur le point d’obtenir), déclencha une violente épreuve de force. Pour dénouer le conflit, il fallut que le gouvernement de Pierre Mendès-France reconnût solennellement l’autonomie interne de l’État tunisien, offrît d’en négocier la réalisation avec un gouvernement tunisien représentatif, et que celui-ci acceptât de coopérer avec les autorités françaises pour obtenir un cessez-le-feu et la reddition des armes des « fellaghas ». La négociation ne fut pas sans difficultés. Les concessions consenties de part et d’autre contribuèrent au renversement de Pierre Mendès-France le 6 février 1955, et à la révolte de Salah Ben Youssef contre l’autorité de Habib Bourguiba au sein du Néo-Destour. La convention générale signée le 3 juin 1955 par les gouvernements d’Edgar Faure et de Tahar Ben Ammar confirmait le traité du Bardo du 12 mai 1881, qui avait confié à la France la défense et la diplomatie de l’État tunisien, mais abolissait la convention de la Marsa du 8 juin 1883, qui empiétait sur sa souveraineté interne. Des conventions particulières accordaient aux Français de Tunisie de réelles garanties en matière de maintien de l’ordre, de juridiction, de droits civils, culturels, religieux, économiques, et même de représentation politique plus que proportionnelle dans les municipalités où ils étaient nombreux. La Tunisie était maintenue dans la zone franc et en union douanière avec la France. Les diverses dispositions étaient prévues pour des périodes de 5, 10 ou 20 ans. Mais le dénouement de la crise marocaine incita le gouvernement tunisien de Habib Bourguiba à réclamer lui aussi son indépendance (20 mars 1956) et de nouvelles conventions réglant les rapports franco-tunisiens le 15 juin 1956 [3].

Au Maroc, les données fondamentales du conflit étaient identiques. Mais en outre, l’absence d’un sultan à la légitimité incontestée (depuis la déposition de Sidi Mohammed Ben Youssef le 20 août 1953) et d’un gouvernement représentatif avait précipité le pays dans un chaos sanglant. Pour devancer une insurrection générale (en cours de préparation au Maroc espagnol), le gouvernement d’Edgar Faure réunit une conférence consultative de toutes les tendances marocaines à Aix-les-Bains du 22 au 26 août afin d’élaborer un plan de règlement : départ du sultan Ben Arafa, retour en France du sultan exilé Mohammed Ben Youssef, constitution avec leur accord d’un conseil de régence et d’un gouvernement représentatif. Le sultan exilé donna son accord pour la formation d’un gouvernement représentatif afin de négocier l’accession du Maroc au statut d’un État indépendant « uni à la France par des liens d’interdépendance librement consentis », mais sans renoncer à ses droits à la couronne. Au contraire, le sultan Ben Arafa se laissa convaincre de s’exiler puis d’abdiquer. Revenu à Paris puis au Maroc, le sultan restauré fit reconnaître par la déclaration de La Celle-Saint-Cloud (6 novembre 1955) le principe de « l’indépendance dans l’interdépendance », et nomma un gouvernement pour en négocier les modalités. Celle-ci fut reconnue officiellement le 2 mars 1956. Le gouvernement espagnol, qui avait soutenu le nationalisme marocain par hostilité à la République française, ne put que reconnaître la réunification des deux zones du Maroc le 7 avril 1956 [4].

En Tunisie et au Maroc, les gouvernements français avaient fini par rappeler, comme les seuls interlocuteurs valables pour sauvegarder ce qui pouvait l’être de leurs intérêts, les leaders qu’ils avaient d’abord arrêtés ou exilés comme leurs pires ennemis. Les droits acquis des Français furent momentanément garantis, mais leur nombre régressa rapidement de 1956 à 1961 (de 180.000 à 65.000 en Tunisie, de 350.000 à 160.000 au Maroc) dans le climat de tension induit par la guerre d’Algérie.

En dépit de ce double précédent, le problème algérien fut beaucoup plus long et difficile à résoudre, à cause de la présence d’un million de Français sur dix millions d’habitants, et de l’appartenance de l’Algérie au territoire de la République une et indivisible. Le 12 novembre 1954, Pierre Mendès-France nia en termes apparemment définitifs toute possibilité de négociation avec les « rebelles », parce que « L’Algérie, c’est la France ». La proclamation par laquelle le FLN avait publié ses buts de guerre et ses conditions de paix le 31 octobre 1954 ne fut pas prise au sérieux [5]. Pourtant, ces conditions furent acceptées sept ans plus tard [6].

Les accords signés à Évian le 18 mars 1962 comportaient un cessez-le-feu prenant effet le 19 mars à midi, et des « déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie », sorte de programme commun au gouvernement français et au GPRA (non reconnu officiellement comme tel), soumis à la ratification séparée des deux peuples. La déclaration générale, tout en maintenant la souveraineté française jusqu’au référendum d’autodétermination, partageait les compétences pendant la période transitoire entre le haut commissaire de France, responsable suprême de l’ordre public, et un exécutif provisoire algérien composé de membres du FLN, de musulmans indépendants et de Français d’Algérie, disposant d’une « force locale ». Elle proclamait la souveraineté du futur État algérien, la liberté et la sécurité de ses habitants, fixait les principes de la coopération entre les deux États, du règlement des questions militaires, et de celui de leurs litiges. La déclaration des garanties ordonnait l’amnistie pour tous les actes commis avant le cessez-le-feu, l’impunité pour toutes les opinions émises avant l’autodétermination, accordait l’exercice des droits civiques algériens aux Français d’Algérie (avec représentation proportionnelle à leur nombre) pendant trois ans avant de choisir leur nationalité, le respect de leurs biens, de leur droit civil et de leur religion. D’autres déclarations définissaient les modalités de la coopération économique et financière, de la mise en valeur des richesses sahariennes, de la coopération culturelle et technique. Les forces françaises devaient être réduites à 80.000 hommes un an après l’autodétermination, et totalement évacuées un an plus tard, sauf des bases aéronavales et des centres sahariens d’essais de fusées et de bombes atomiques concédés pour des durées fixées.

Ces accords ne furent jamais vraiment appliqués. L’OAS, regroupant les jusqu’au-boutistes militaires et civils de l’Algérie française, les dénonça comme une trahison et viola systématiquement le cessez-le-feu pour provoquer des représailles de l’ALN. Après la fin de l’OAS et le référendum d’autodétermination du 1er juillet, l’exécutif provisoire désarmé par la désertion massive de la force locale fut incapable de maintenir l’ordre jusqu’à l’élection d’une assemblée constituante : l’Algérie vécut trois mois d’anarchie et de quasi-guerre civile entre les factions du FLN et de l’ALN. Dans ces conditions, les garanties à la sécurité des personnes et des biens furent bafouées : plus de 3.000 Français d’Algérie furent enlevés (parmi lesquels 1.245 furent retrouvés), et entre 10.000 et 150.000 (selon les estimations les plus couramment citées sans vérification) musulmans pro-français furent massacrés. Après l’installation du gouvernement Ben Bella en septembre 1962, l’Algérie appliqua la politique de « récupération des richesses nationales » définie par le programme de Tripoli qui avait qualifié les accords d’Évian de « plate-forme néo-colonialiste », tout en acceptant la coopération dans la mesure où elle y trouvait son intérêt. Le pari d’une décolonisation contractuelle et ordonnée à été perdu en 1962 ; il est encore trop tôt pour juger si en fin de compte la France tirera bénéfice de la continuation de son aide à l’Algérie.

Au sud du Sahara, la guerre d’Algérie accéléra l’évolution vers l’indépendance, facilitée par l’inexistence ou l’insuffisance du peuplement européen. Il faut pourtant signaler la fin précoce des peuplements italiens en Éthiopie (93.500 personnes) et en Érythrée (72.500) expulsés dès 1943 par les Anglais. Dans trois pays où les Européens étaient moins de 1 % de la population, des révoltes localisées furent écrasées (à Madagascar en 1947-1948, au Kenya de 1952 à 1954, et au Cameroun de 1955 à 1960) sans que l’indépendance en fût durablement retardée. Les suites chaotiques de l’émancipation du Congo belge provoquèrent en 1960 le départ massif de la plupart des 110.000 Européens, et la sécession des chefs africains du Haut-Katanga (soutenue par l’Union minière, les colons belges, et leurs voisins britanniques de Rhodésie du Nord). Les principales résistances à la décolonisation furent le fait du Portugal jusqu’en 1974, et des colons de Rhodésie et d’Afrique du Sud. Les conflits qui les opposèrent aux nationalistes africains furent beaucoup plus longs qu’en Afrique du Nord.

La décolonisation portugaise fut particulièrement tardive, mais, une fois déclenchée, particulièrement rapide. Le Portugal, en tant que plus ancienne puissance coloniale, avait attaché une très grande importance à la possession des restes de son vieil empire. La dictature traditionaliste du docteur Salazar prétendait, comme la République française, civiliser et assimiler à la métropole ses « provinces d’outre-mer ». Elle refusait toute négociation avec les mouvements nationalistes africains (en révolte ouverte depuis 1961 en Angola, 1963 en Guinée-Bissau et 1964 en Mozambique), et comptait en venir à bout par l’action de son armée et par l’intensification de la colonisation urbaine et rurale (sauf en Guinée, où les colons blancs étaient rares). Un très léger infléchissement s’était manifesté sous le gouvernement de son successeur Marcello Caetano : la loi organique du 23 juin 1972 avait défini les provinces d’outre-mer comme « parties intégrantes de la nation » ayant le statut de « région autonome », et avait attribué la désignation honorifique d’ « États » à l’Angola et au Mozambique [7]. Le général de Spinola, ancien gouverneur de la Guinée, fit sensation en publiant son livre, Le Portugal et son avenir, où il démontrait que seule une solution politique susceptible de rallier les combattants africains à une « Fédération portugaise » pourrait mettre fin à la guerre en conciliant les divers intérêts. Mais les sanctions prises contre lui par le gouvernement déclenchèrent le pronunciamento du Mouvement des forces armées (25 avril 1974) qui bouleversa la politique intérieure et coloniale du Portugal.

Dès le 6 mai 1974, la nouvelle junte militaire offrit un cessez-le-feu et des négociations en vue d’une solution politique. Le premier gouvernement provisoire formé le 16 mai par le général de Spinola envoya aussitôt son ministre des Affaires étrangères, le socialiste Mario Soarès, prendre contact avec le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert ; mais les négociations de Londres et d’Alger achoppèrent sur les modalités de l’autodétermination et sur le sort des îles, alors que la guérilla continuait en Angola et au Mozambique. Le 15 juillet, la formation d’un nouveau gouvernement axé plus à gauche (avec une plus forte participation du Mouvement des forces armées) permit une relance des négociations. Le 27 juillet, le général de Spinola reconnut le droit des populations d’outre-mer à l’indépendance, et se déclara prêt à transférer les pouvoirs aux partis nationalistes en Guinée et au Mozambique. Les négociations avec le PAIGC aboutirent à un accord à Alger le 26 août : reconnaissance de l’indépendance de la Guinée (proclamée unilatéralement un an plus tôt), évacuation des forces portugaises pour le 31 octobre 1974, référendum d’autodétermination aux îles du Cap-Vert (qui choisirent l’indépendance le 30 juin 1975). Les négociations avec le Front de libération du Mozambique, suspendues le 22 août faute d’accord sur les modalités du transfert du pouvoir, aboutirent le 7 septembre 1974 à l’accord de Lusaka : indépendance le 25 juin 1975, transition assurée par un haut commissaire portugais, un gouvernement transitoire et une commission militaire mixte. Son annonce déclencha une tentative de putsch des « activistes » portugais à Lourenço Marqués qui fut brisée par l’armée. Puis le 21 octobre, des foules noires s’attaquèrent aux quartiers blancs. En quelques mois, plus de 150 000 Portugais quittèrent le pays. En Angola également, des émeutes raciales avaient éclaté à Luanda le 6 août. Le général de Spinola avait réclamé une représentation des 300.000 Portugais dans le futur gouvernement angolais. Mais après sa démission forcée du gouvernement portugais et l’épuration de ses partisans dans l’armée (28 septembre 1974), il n’en fut plus question. Seule la mésentente entre les partis nationalistes angolais, le Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA), de tendance marxiste, et ses rivaux le FNLA et l’Unita, retarda l’indépendance du pays. Le 15 janvier 1975, les trois partis et le gouvernement portugais signèrent l’accord d’Alvor : gouvernement transitoire quadripartite avec rotation des postes entre les trois partis et les autorités portugaises, direction quadripartite des quatre forces armées, élection d’une assemblée constituante avant l’indépendance, fixée au 11 novembre 1975. Ce dispositif complexe ne put éviter la guerre civile. L’armée portugaise dut assumer le maintien de l’ordre le 15 mai 1975, et le Haut commissaire prendre en main l’administration le 29 août, pendant que les civils portugais fuyaient en masse le pays. Le 11 novembre 1975, le Portugal céda la place à deux États angolais ennemis, appuyés par des interventions étrangères.

Ce processus de décolonisation précipitée par transfert du pouvoir aux anciens « rebelles » s’apparente au cas algérien, à l’exception du rôle de l’armée, inverse de ce qu’il avait été en Algérie. Mais ce rôle traduit le fait qu’une armée nationale ne pouvait rester insensible à la lassitude de la population métropolitaine face à une guerre généralisée et interminable. Il démontre l’impossibilité de gouverner durablement à contre-courant de l’opinion publique, même pour un régime autoritaire. Il permet d’imaginer ce qui aurait pu arriver en France si ses dirigeants avaient voulu maintenir à tout prix sa souveraineté sur tout son empire.

La décolonisation de la Rhodésie du Sud [8] contraste fortement avec tous les cas précédemment évoqués. Contrairement à l’émancipation de la Libye, elle résulta d’un long conflit politique et militaire entre la minorité blanche et la majorité noire. Mais, contrairement aux indépendances des pays colonisés par la France et par le Portugal, elle dut beaucoup à des pressions et à des médiations internationales.

L’originalité fondamentale de ce cas tient au fait que les colons disposaient d’un gouvernement autonome depuis 1923 (intégré de 1953 à 1963 dans une Fédération d’Afrique centrale avec la Rhodésie du Nord et le Nyassaland), et que ce gouvernement dirigé par Ian Smith avait proclamé le ll novembre 1965 l’indépendance unilatérale de la Rhodésie. L’enjeu du conflit n’était pas le droit du pays à l’indépendance, mais la question du « pouvoir de la majorité » (majority rule) refusé par la minorité. Le gouvernement britannique du travailliste Harold Wilson, soucieux de maintenir l’unité du Commonwealth, réagit à la fois par des pressions (sanctions économiques, entérinées par l’ONU) et par des offres de médiation. Mais Ian Smith, comptant sur le soutien de l’Afrique du Sud et du Portugal (également condamnés par l’ONU), refusa toute concession et proclama la République en mars 1970. Plus conciliant, le gouvernement conservateur de Sir Alec Douglas Home lui proposa en novembre 1971 de lever les sanctions contre l’octroi de droits politiques à une minorité noire et l’acheminement graduel à la parité, avant de passer par un référendum au pouvoir de la majorité. Ce compromis fut massivement rejeté par les Noirs (dont les partis Zapu et Zanu déclenchèrent la guérilla) et discrédita provisoirement la médiation britannique.

A partir de 1974, la décolonisation portugaise provoqua une paradoxale collusion entre le Premier ministre sud-africain Balthazar John Vorster, principal allié de Ian Smith, et le président zambien Kenneth Kaunda (hôte des partis Zapu et Zanu, mais lassé de leurs divisions) pour entraîner les deux camps à négocier un règlement pacifique. Ce fut le début de cinq ans de tentatives de négociations entrecoupées d’actes de guérilla et de représailles. Les négociations directes entamées à Lusaka en décembre 1974 entre Ian Smith et les partis africains sur la base de l’acheminement vers le pouvoir de la majorité, échouèrent à Victoria Falls en août 1975 ; de même que des conversations bilatérales entre Ian Smith et le chef de la Zapu Joshua Nkomo (décembre 1975 à mars 1976). La relance vint du secrétaire d’État américain Henry Kissinger, soucieux de désamorcer un conflit risquant d’étendre l’influence du bloc soviétique en Afrique. Il proposa en septembre 1976 un plan (approuvé par la Grande-Bretagne et l’Afrique du Sud) prônant un gouvernement en majorité noir, la règle de la majorité dans les deux ans, une nouvelle constitution, la levée des sanctions et une aide économique massive. Les partis Zapu et Zanu dirigeant la guérilla ayant rejeté ce plan, la Grande-Bretagne à son tour invita les parties à une conférence de Genève (octobre 1976 - janvier 1977) qui échoua. Après de nouveaux efforts de médiation anglo-américains en 1977 et 1978, Ian Smith préféra négocier un « accord interne » avec l’évêque Muzorewa (président de l’ANC), le révérend Sithole (ex-président de la Zanu), James Chikerema (ancien président de la Zapu) et le chef Chirau. Il admit l’application immédiate du « majority rule  », avec un Parlement composé de 72 députés africains sur 100, et un gouvernement paritaire (un Blanc et un Noir pour chaque poste). Approuvé par les Blancs en janvier 1979, l’accord interne fut appliqué, et Mgr Muzorewa devint Premier ministre en mai 1979, mais les partis « externes » Zanu et Zapu intensifièrent leur guérilla et l’ONU maintint les sanctions.

Enfin, lors de la conférence du Commonwealth à Lusaka en août 1979, le gouvernement britannique de Mme Thatcher prit ses responsabilités pour établir en Rhodésie un gouvernement vraiment représentatif de la majorité noire tout en garantissant les droits de la minorité blanche. La conférence de Lancaster House (10 septembre - 15 décembre 1979) réunit les délégations du gouvernement britannique (présidée par Lord Carrington), de celui de Mgr Muzorewa (dont faisait partie Ian Smith) et du Popular Front (alliance précaire entre la Zapu de Joshua Nkomo et la Zanu de Robert Mugabe). Les discussions aboutirent à définir les grandes lignes de la Constitution de l’État du Zimbabwe, remplaçant la Rhodésie : un régime parlementaire, accordant aux Blancs une représentation plus que proportionnelle à leur nombre (20 députés sur 100, 10 sénateurs sur 40) et une déclaration des droits garantissant la propriété privée, une juste indemnisation en cas d’expropriation, le droit de veto des parlementaires blancs pendant 10 ans contre toute modification de la loi foncière (qui avait attribué la moitié des terres cultivées aux Blancs), et la double nationalité. Pendant la période transitoire, la Rhodésie redeviendrait un Dominion britannique gouverné par Lord Soames, chargé de faire appliquer le cessez-le-feu et le regroupement des guérilleros avec l’aide de 1.200 soldats du Commonwealth, et de superviser les élections. Les sanctions seraient levées par le gouvernement britannique et par l’ONU.

Ce plan fut appliqué. En dépit de nombreux incidents, les élections de février 1980 furent validées. Le Front rhodésien de Ian Smith obtint tous les sièges de députés blancs. La Zanu de Robert Mugabe obtint la majorité absolue des sièges (57), suivi par le Front patriotique (ex-Zapu) de Joshua Nkomo (20) et par l’ANC de Mgr Muzorewa (3). Robert Mugabe élu Premier ministre, forma un gouvernement dominé par son parti, mais accorda quatre ministères au Front patriotique, et deux à des Blancs (au commerce et à l’agriculture). Il maintint provisoirement à son poste le chef de l’armée rhodésienne, le général Walls, avec la mission de lui amalgamer les forces de la Zanu et de la Zapu. L’indépendance du Zimbabwe fut proclamée le 18 avril 1980.

L’originalité de ce processus tient au fait qu’il dut autant aux patients efforts de médiation de la Grande-Bretagne et des États-Unis qu’aux pressions internationales et à l’action des guérilleros, soutenus par les pays africains voisins et armés par les États socialistes (qui ne participèrent pas au règlement de la paix). Le résultat fut un compromis, avantageux pour le parti qui en profita pour accéder au pouvoir, mais aussi pour la minorité blanche. En effet, ses intérêts furent garantis avec une efficacité sans précédent, non seulement par le texte des accords de Lancaster House mais aussi par leur application. S’il est vrai que la Zanu de Robert Mugabe a rapidement monopolisé le pouvoir politique et militaire aux dépens des partisans de Joshua Nkomo, et réaffirmé son option socialiste, la redistribution des terres se fit par voie de rachat. En 1990, malgré de nombreux départs durant les premières années, il restait encore 100.000 Blancs sur les 225.000 présents en 1979, parmi lesquels 4.500 grands propriétaires produisant sur moins du tiers des surfaces cultivées plus de 80 % des produits agricoles commercialisés. Une loi permettant de les exproprier moyennant une « compensation équitable » pour installer des agriculteurs noirs a été votée en mars 1992.

Le fait que les accords de Lancaster House aient été beaucoup mieux appliqués que ceux d’Évian peut inspirer des conclusions divergentes. Certains Français rapatriés d’Algérie en font la preuve que la décolonisation de l’Algérie aurait pu se faire dans de meilleures conditions si le général de Gaulle avait été plus ferme et plus persévérant. D’autres Français préfèrent y voir la confirmation des lourdes responsabilités de l’OAS dans le naufrage de l’Algérie française. Reste à expliquer pourquoi aucune OAS n’a surgi en Rhodésie en 1979. Sans doute parce que la colonie blanche, ayant déjà proclamé son indépendance en 1965 et mesuré l’impossibilité de venir à bout de la guérilla sans soutien extérieur depuis 1974, n’avait plus d’autre solution que d’accepter le compromis proposé par son ancienne métropole.

La comparaison de ces deux cas ne vérifie pas une stricte proportionnalité entre la gravité des conflits et l’importance des populations européennes. La Rhodésie blanche a tenu plus longtemps que l’Algérie française, malgré un peuplement plus faible dans l’absolu et en pourcentage (5 %), et moins anciennement enraciné, sans l’appui de sa métropole et dans un environnement plus hostile (sanctions internationales). Il est vrai que la colonie blanche de Rhodésie a continué de s’accroître, en pourcentage jusqu’en 1965 et en nombre jusqu’en 1975, et que sa mainmise sur le sol (50 % des terres cultivées) était deux fois plus forte qu’en Algérie.

Les modalités du conflit sont comparables : guérillas, bases et appuis extérieurs. Principale différence : la division des nationalistes africains entre au moins deux partis, minés par des rivalités de personnes, d’ethnies et d’idéologies.

Les modalités du règlement sont différentes. En Algérie, négociation bilatérale avec le FLN (malgré l’opposition de l’OAS). En Rhodésie : négociations multilatérales entre le gouvernement de Ian Smith et les partis africains avec la médiation active de pays tiers (Grande-Bretagne, Commonwealth, pays de la ligne de front, États-Unis, voire Afrique du Sud) et leur interposition dans la période transitoire.

Le règlement rhodésien ne resta pas isolé : il inspira celui du problème namibien. L’Afrique du Sud avait pratiquement annexé le Sud-Ouest africain, malgré les résolutions de l’ONU qui l’avaient déchue de son mandat, proclamé l’indépendance de la Namibie et reconnu la représentativité exclusive de la Swapo (parti fondé par des membres de l’ethnie Ovambo majoritaire). Mais en 1974, tout en prenant position pour la négociation en Rhodésie, le Premier ministre Vorster avait convoqué une conférence constitutionnelle multiraciale. En 1976, le secrétaire d’État Kissinger avait proposé sa médiation, et suscité la création d’un « groupe de contact » occidental (États-Unis, Grande-Bretagne, Canada, RFA et France) au sein du Conseil de sécurité. L’Afrique du Sud avait accepté la résolution 435 du 29 septembre 1978 qui prônait l’indépendance de la Namibie au moyen d’élections supervisées par l’ONU. Mais, niant la représentativité de la SWAPO révolutionnaire et tirant argument de la présence militaire cubaine en Angola, elle préféra pendant dix ans pratiquer l’ « accord interne » avec l’Assemblée nationale de Windhoek. Après plusieurs tentatives de négociation (Genève 1981, Lusaka 1984) entrecoupées d’actions armées, des accords signés entre l’Angola, Cuba et l’Afrique du Sud sous les auspices des États-Unis ouvrirent la voie d’un règlement du problème namibien en décembre 1988. Sous le contrôle du « groupe d’assistance » des Nations unies, un cessez-le-feu intervint le 1er avril 1989 et une Assemblée nationale fut élue en novembre.

La Swapo obtint la majorité absolue (57 %) des voix et des sièges, la présidence de la République et celle du gouvernement, mais dut composer avec les autres partis. La constitution garantit les droits de l’homme et le droit de propriété (sauf expropriation contre une juste compensation), et les deux portefeuilles clés des finances et de l’agriculture ont été confiés à des Blancs. L’indépendance proclamée le 21 mars 1990 n’a pas mis fin à l’Union monétaire et douanière avec l’Afrique du Sud.

Depuis février 1990, l’Afrique du Sud elle-même s’est engagée dans un processus inédit de négociation interne multilatérale entre le gouvernement de Frédéric de Klerk, l’ANC de Nelson Mandela et les autres forces politiques. Un accord semble être intervenu pour fixer au 27 avril 1994 la date des premières élections multiraciales. Il est néanmoins trop tôt pour savoir si l’avenir de ce pays se conformera au « modèle » rhodésien ou non.

Guy Pervillé

[1] Sur la définition des mots colonisation et décolonisation, qu’on me pardonne de renvoyer au premier chapitre de mon manuel : De l’empire français à la décolonisation, Paris, Hachette, 1991, et à une communication rédigée pour un colloque de la Maghreb Review (Londres, 5-6 juillet 1993)

[2] Cf. Pierre Guillen, « Une menace pour l’Afrique française : le débat international sur le statut des anciennes colonies italiennes, 1943-1949 », dans Les chemins de la décolonisation de l’empire français 1936-1956, Paris, Éditions du CNRS, 1986, pp. 69-81 ; et André Martel, La Libye, 1835-1990, Paris, PUF, 1991, pp. 157-166.

[3] Cf. Charles-André Julien, Et la Tunisie devint indépendante... (1951-1957), Paris, Éditions Jeune Afrique, 1985.

[4] Cf. Charles-André Julien, Le Maroc face aux impérialismes, 1915-1956, Paris, Éditions Jeune Afrique, 1978. La question de Ceuta et de Melilla est exclue de notre étude parce que ces villes sont restées espagnoles, et celle d’Ifni et du Sahara parce qu’il n’y avait pas de peuplement espagnol notable.

[5] Texte reproduit par Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Éditions Jeune Afrique, 1981, pp. 101-103.

[6] J’ai retracé l’évolution de la politique française en Algérie dans 1962 : La paix en Algérie, Paris, La Documentation française, collection « Les médias et l’événement », 1992.

[7] Cité en note dans le livre du général Antonio de Spinola, Le Portugal et son avenir, traduction française, Paris, Flammarion, 1974, p.44.

[8] Cf. Daniel Jouanneau, Le Zimbabwe, Paris, PUF, 1983 (pour une première approche) et Odette Guitard, « Rivalités et ruptures dans le mouvement nationaliste de Rhodésie-Zimbabwe jusqu’à l’indépendance », dans Histoires d’Outre-Mer, Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Miège, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1992, t. 2, pp. 389-419.



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