La France et l’Afrique du Nord (1976)

Extraits de L’année politique 1975
jeudi 8 novembre 2007.
 
Je reproduis ici mes contributions (anonymes) sur la France et l’Afrique du Nord parues dans L’année politique, économique, sociale et diplomatique de la France 1975 (publiée en 1976 par les Editions du Grand Siècle, 18 rue Duphot, 75001 Paris). Avec un recul de plus de trente ans, ces textes rédigés avec la plus stricte objectivité me paraissent avoir acquis un intérêt historique.

La visite officielle du président Giscard d’Estaing en Algérie ( AP 1975, avril, pp. 118-119)

Événement historique : treize ans seulement après le printemps tragique de 1962, le président de la République française visite officiellement l’Algérie du 10 au 12 avril. Valéry Giscard d’Estaing a enfin accepté l’invitation, rapportée d’Alger par M. Poniatowski en décembre 1974, que ses deux prédécesseurs avaient ajournée. Les associations de rapatriés, de souche européenne ou musulmane, attendent ce voyage sans plaisir et rappellent leurs revendications. Les Algériens souhaitent une grande réconciliation avec la France mais s’indignent des attentats racistes. Le président a voulu les séduire en rendant visite aux travailleurs immigrés de Marseille le 1er mars : opération politique intérieure, mais aussi « initiative exceptionnelle » très bien accueillie par Alger. Pourtant, après de nouvelles violences, le gouvernement algérien élève une « vive protestation » le 3 mars et presse le gouvernement français d’assurer la sécurité et la dignité des Algériens en France. Des groupes hostiles à toute réconciliation franco-algérienne revendiquent ces attentats. Le succès du voyage présidentiel en Algérie n’est donc pas garanti.

Précédé les 14 et 15 mars par M. Gorse, chargé de rénover la coopération culturelle, et du 19 au 23 mars par M. Ségard, ministre du commerce extérieur, le président français arrive à Alger le 10 avril pour une rencontre dont l’ambiance reste imprévisible. Le 8 avril, les autorités algériennes ont pris de nouvelles dispositions pour faciliter le transfert en France des comptes de départ définitif. Mais d’autres problèmes restent pendants, tels que l’indemnisation des biens spoliés, la libre circulation des anciens harkis et de leurs familles pour la partie française, les conditions de travail, de formation, de rémunération et de logement des travailleurs algériens en France, la possibilité de donner à leurs enfants une culture arabe pour la partie algérienne. Mais au-delà du contentieux, le but de la visite est de « tourner la page », d’oublier le conflit et ses suites pour préparer l’avenir. « Il est difficile de penser que les relations entre la France et l’Algérie puissent être banales », a déclaré le président Boumedienne, « nécessairement elles seront ou médiocres ou exceptionnelles ».

Le 10 avril à l’aéroport, « la France historique salue l’Algérie indépendante ». Suivant M. Gorse, « cette fois, c’est vraiment la fin de la guerre d’Algérie ». L’accueil, simple et digne, se réchauffe dans les rues d’Alger et explose en enthousiasme le lendemain à Constantine et à Skikda. Le dernier jour, le président algérien accompagne son hôte à l’ambassade de France où l’attend la colonie française. En retour, le président français l’invite à se rendre à Paris en visite officielle.

Ces trois jours d’entretiens ont permis un large échange de vues, dont le communiqué final souligne la convergence : « Désormais, les conditions d’un dialogue fécond sont réunies pour dégager des perspectives à la mesure des potentialités et des volontés politiques de l’Algérie et de la France ». L’amélioration du sort des Algériens en France et celle de la situation des Français en Algérie sont préparées. La coopération culturelle sera développée sur une base de réciprocité. Les relations économiques ont fait l’objet d’un examen minutieux qui prévoit le développement du commerce et des transferts de technologie. Plus généralement, « les deux présidents considèrent que le moment est venu de redéfinir l’ordre économique international en réaménageant les mécanismes des échanges mondiaux et le fonctionnement des institutions économiques et financières internationales afin de donner aux pays en voie de développement la place à laquelle ils sont en droit de prétendre ». La conférence internationale proposée par le président français s’inscrit dans cette perspective. L’attachement des deux pays à l’indépendance nationale et à la coopération internationale favorise leur accord sur les problèmes en cours. La situation au Proche-Orient les inquiète ; l’échec des arrangements partiels leur démontre la nécessité d’une reprise de la conférence de Genève. La Méditerranée doit devenir un lac de paix et un trait d’union entre les peuples riverains, par le développement de la coopération entre l’Europe, l’Afrique et le monde arabe. Les deux présidents se félicitent de la décolonisation en Afrique australe et condamnent l’apartheid. Ils affirment que la paix au Sud Vietnam ne peut résulter que de l’application loyale et urgente des accords de Paris.

Ce voyage du Président de la République en Algérie « difficile pour les Français et pour les Algériens » a permis de « tourner la page » pour « commencer à écrire une page nouvelle ». Mais il n’a pas réglé par enchantement tous les problèmes.

La visite officielle du président Giscard d"Estaing au Maroc (AP 1975, mai, pp. 132-133)

Bien préparée par plusieurs déplacements, dont la venue à Rabat du secrétaire d’État à l’immigration M. Dijoud le 25 mars et celle de M. Sauvagnargues les 7 et 8 avril, la visite officielle du président Giscard d’Estaing au Maroc, deuxième volet de son triptyque nord-africain, a lieu du 3 au 6 mai. La guerre d’Algérie puis l’affaire Ben Barka, enfin l’instabilité du trône chérifien, avaient retardé la visite d’un président de la République française au Maroc indépendant. « Il n’existe aucun contentieux entre le Maroc et la France », déclare le Roi Hassan Il aux journalistes. « II n’y a aucun problème en suspens qui soit de nature à être traité à l’échelon des chefs d’État. Tout le reste, c’est de l’intendance qui se règle entre chancelleries ». Problèmes d’intendance que l’indemnisation des colons et des commerçants français, et l’augmentation de la somme transférable en cas de départ définitif. Les Français au Maroc sont moins nombreux que les Marocains en France. La France est le premier fournisseur et le premier client du Maroc, et lui a consenti, au début de 1975, 700 millions de francs de crédits d’équipement. Le roi attend l’appui français pour le renouvellement de l’accord d’association du Maroc à la CEE et dans le litige sur le Sahara espagnol. Le président compte réaffirmer le grand dessein de Georges Pompidou : faire de la Méditerranée un « lac de paix ».

Le roi n’a rien épargné pour accueillir triomphalement son hôte. De Rabat à Fès, deux millions et demi de Marocains, suivant les autorités, ont acclamé le roi et le président avec enthousiasme. Hassan Il a trouvé en Valéry Giscard d’Estaing « un copain parfait ». Dans cette ambiance, les problèmes d’intendance ont reçu des solutions : relèvement du plafond des transferts de fonds, convention garantissant les investissements français. La coopération culturelle deviendra réciproque avec la création à Paris d’un institut de recherches culturelles islamiques. Sur le Sahara espagnol, la France recommande des négociations directes entre les parties intéressées et met à leur disposition les dossiers constitués en 1912, sans pouvoir s’engager davantage de peur de choquer l’Espagne, la Mauritanie et l’Algérie. Sur les grands problèmes, l’accord est total. Les jugements sur les moyens de « remédier au désordre économique mondial », sur le règlement du conflit au Proche-Orient et sur la coopération euro-arabe ne font que répéter le communiqué franco-algérien du mois précédent. Le Maroc absout la France pour l’échec de la réunion préparatoire à la conférence sur l’énergie, et approuve le redéploiement d’une partie de la flotte française en Méditerranée.

Facile triomphe pour la diplomatie tiers-mondiste du président Giscard d’Estaing, et succès de prestige pour le roi Hassan Il, invité à Paris pour 1976, cette rencontre renforce la coopération franco-marocaine.

La visite officielle du président Giscard d’Estaing en Tunisie ( AP 1975, novembre, pp. 170-172)

Préparé par la visite à Paris du Premier ministre tunisien M. Hedi Nouira du 7 au 10 juillet, le voyage en Tunisie du président Giscard d’Estaing, accompagné par MM. Sauvagnargues, Ségard (commerce extérieur) et Deniau (agriculture) du 6 au 8 novembre, est la dernière étape de son périple nord-africain. Émancipée dès 1955-56, grâce à la « clairvoyance » et au « courage » de M. Mendès-France, auquel Valéry Giscard d’Estaing exprime avant son départ « la reconnaissance de la nation », la Tunisie a choisi la voie d’une coopération exemplaire avec la France, retardée toutefois du fait de la guerre d’Algérie par les crises de 1958 (Sakiet Sidi Youssef) et de 1961 (Bizerte), puis par la nationalisation des terres étrangères en 1964. La volonté de réconciliation démontrée par la visite à Paris de M. Bourguiba en 1972 a fait oublier ce contentieux dont une partie est en voie de règlement : un accord du 31 octobre prévoit le transfert progressif des comptes bancaires bloqués en Tunisie depuis 1959. La coopération culturelle, florissante, n’est réduite que par son succès même. La coopération économique continue avec intensité : la France est le premier fournisseur et le deuxième client de la Tunisie. Le patronat français multiplie les investissements dans le pays, dont la politique fiscale, l’ordre établi et l’abondance de main-d’œuvre favorisent les capitaux étrangers. Mais la Tunisie demande que la France l’aide à équilibrer sa balance commerciale en déficit croissant (encore compensé par le tourisme et par les envois des travailleurs émigrés en France) et participe davantage par des crédits et par des transferts de technologie au plan de développement qui doit conduire le pays au « décollage » à partir de 1981. En particulier, l’appui français est souhaité dans les négociations pour l’élargissement de l’accord d’association avec la CEE, dans laquelle les intérêts italiens concurrencent vivement ceux de la Tunisie.

Dès son arrivée, le président Giscard d’Estaing répondit à l’attente de son hôte en déclarant : « pour moi, il existe entre la Tunisie et la France un contrat de développement pour aujourd’hui, pour demain, et, s’il nous appartient de lier l’avenir, pour toujours. » Il annonça son intention de recueillir l’avis du président Bourguiba, « bâtisseur de la Tunisie moderne, homme d’État de réputation internationale et ami de la France », « sur les problèmes de notre temps, ceux de la Méditerranée et ceux du monde ». Ainsi le président français réussit-il à faire approuver de nouveau sa politique « mondialiste ». Les relations franco-tunisiennes doivent être exemplaires par la recherche commune de solutions de conciliation dans les conférences internationales et en fournissant « la preuve que la solidarité est possible et profitable entre un pays industrialisé ouvert et un pays en développement entreprenant », à la fois par la coopération bilatérale et par une collaboration franco-tunisienne au développement d’autres pays du tiers monde. Le dialogue euro-arabe et la conférence internationale sur le développement économique seront les principaux cadres de cette action commune.

Les vues convergent également sur la nécessité « de parvenir à brève échéance à un règlement global, juste et durable du conflit » au Proche-Orient. « Pour être équitable, ce règlement devrait être fondé sur le retrait d’Israël des territoires occupés depuis 1967, le droit de tous les États de la région de vivre en paix à l’intérieur de frontières reconnues et garanties et le droit du peuple palestinien de disposer d’une patrie indépendante. » Le représentant à Paris de l’OLP, qui vient d’être autorisé à y ouvrir un bureau, est présenté au président français par M. Bourguiba. Même souci pour « l’évolution dangereuse de la crise libanaise ». M. Giscard d’Estaing annonce l’envoi d’une mission de conciliation dirigée par une haute personnalité. Au contraire le problème du Sahara espagnol, qui oppose le Maroc à l’Espagne et à l’Algérie, n’a pas été officiellement abordé. Mais « la situation en Méditerranée a été étudiée de façon très approfondie ». Les deux chefs d’État, inquiets devant la multiplication des foyers de tension, souhaitent en faire un « lac de paix », suivant l’expression du président Bourguiba. Sans croire à la possibilité d’en exclure à court terme les forces étrangères, le président français a proposé aux pays riverains de prendre en charge la sécurité de la région. Ainsi justifie-t-il le retour à Toulon d’une grande partie de la flotte française.

Cette visite officielle est un succès pour les deux parties. Elle confirme l’engagement de la France en Méditerranée, au côté des pays arabes.

L’attitude française envers les pays africains (AP 1975, novembre, pp. 172-173)

Le rois Hassan II annonce le 16 octobre une « marche verte » du peuple marocain pour libérer pacifiquement le Sahara espagnol, province marocaine. Elle commence le 6 novembre, pendant que M. Giscard d’Estaing arrive à Tunis, et s’arrête le 9 pour laisser les gouvernements de Madrid et de Rabat règler le problème par la négociation. La 14 novembre est signé un accord par lequel l’Espagne s’engage à évacuer le territoire contesté avant le 28 février 1976 en cédant la place aux troupes marocaines et mauritaniennes (au sud). L’Algérie, favorable à l’autodétermination du peuple sahraoui, représenté par le Front Polisario, s’indigne et accuse la France de partialité en faveur des thèses marocaines. En effet l’Espagne aurait conclu sous les pressions américaines et françaises. Le 4 décembre, la France vote pour la motion soumise à la commission de décolonisation de l’ONU par la Tunisie, le Sénégal et le Zaïre et confirmant l’accord conclu entre l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie (dont le président M. Ould Daddah est reçu à Paris du 3 au 5 décembre). Il est vrai qu’elle vote aussi la motion favorable à l’autodétermination des Sahraouis, mais l’Algérie n’y voit pas une preuve suffisante de neutralité.

La dégradation des relations franco-algériennes ( AP 1975, décembre, pp. 172-173)

Les espoirs soulevés par la visite du président Giscard d’Estaing en Algérie ont peu duré. Dès le 20 juin, M. d’Ornano était envoyé à Alger pour « dissiper les nuages qui étaient apparus » principalement à cause de l’aggravation du déficit de la balance commerciale algérienne par la réduction des achats français de pétrole algérien. En août, l’enlèvement d’un responsable de l’Amicale des Algériens en Europe par des harkis réclamant la libre circulation pour leurs familles entre la France et l’Algérie n’arrange rien. Mais c’est l’affaire du Sahara espagnol qui transforme la tension en inimitié. Dès le voyage du président Giscard d’Estaing en Tunisie, la presse algérienne accuse la France de partialité. Le 22 novembre, deux ingénieurs français venus négocier un contrat sont arrêtés pour espionnage économique et corruption de fonctionnaires. La coopération économique est compromise : de nombreux contrats échouent ou sont annulés, en particulier les négociations entre Elf-Erap et la Sonatrach tournent court. Le vote français du 4 décembre, favorable à la motion entérinant l’accord hispano-marocain, confirme les soupçons algériens. Le gouvernement français est accusé d’avoir fait pression sur l’Espagne pour l’amener à cet accord, et d’accélérer ses livraisons d’armes au Maroc.

L’ensemble de la politique giscardienne est mis en accusation. Révolution Africaine du 19 décembre affirme que « la France de Giscard d’Estaing s’est résignée à n’être qu’une sorte d’impérialisme étriqué de seconde zone, sous la houlette de la Maison Blanche ». Paris essaye d’ « isoler Alger » en armant le Maroc et la Mauritanie et en chargeant le Zaïre, le Sénégal et la Tunisie d’« ameuter tous les régimes hostiles à la Révolution algérienne et au Front Polisario ». Les États-Unis « maîtres d’œuvre de cette stratégie, financent et coordonnent les actions dans cet autre point chaud du monde ». La conférence internationale sur le développement n’est pas mieux considérée par l’hebdomadaire du FLN algérien. Ainsi apparaît-il que le « mondialisme » ne suffit pas pour gagner l’amitié de tout le monde.

Guy Pervillé

L’année politique, économique et sociale, fondée en 1876, continue de paraître à Paris, aux Editions événements et tendances depuis 1991.


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