A propos de la victoire d’Emmanuel Macron : la polarisation droite-gauche, l’émergence du Front national et les conséquences de la guerre d’Algérie en France, de 1962 à nos jours (2017)

lundi 8 mai 2017.
 

Emmanuel Macron a gagné hier l’élection présidentielle du 7 mai 2017 en remportant 66,10 % des suffrages exprimés contre 33,90 % à Marine Le Pen, mais le taux de participation relativement faible et le pourcentage élevé de bulletins blancs permettent à Jean-Luc Mélenchon d’affirmer qu’un nombre important d’électeurs l’ont suivi dans son refus de choisir. En tout cas ces résultats sont un événement sans précédent, parce que les partis de droite et de gauche qui alternaient au pouvoir depuis le début de la Vème République ont, pour la première fois, été éliminés de la compétition dès le premier tour.

Le Front National, depuis que son candidat Jean-Marie Le Pen a été battu par Jacques Chirac au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002, a dénoncé ce qu’il appelait l’UMPS - fusion supposée du parti chiraquien, rebaptisé « Union pour un mouvement populaire » en 2002, et du Parti socialiste - jusqu’à ce que Nicolas Sarkozy transforme l’UMP en LR (« Les Républicains ») en 2015. Les jeunes électeurs, qu’ils votent pour le FN ou qu’ils jugent nécessaire de pratiquer la « discipline républicaine » entre gauche et droite pour lui barrer la route du pouvoir, ou qui s’abstiennent, ont sans doute la même difficulté à concevoir que les relations entre ces trois grandes forces politiques aient pu être radicalement différentes avant 2002.

Et pourtant, de 1962 à 1981, le gaullisme était la force principale de toutes les majorités gouvernementales, alors que la gauche peinait à se rassembler dans l’alliance entre le PS et le PCF, et que le Front National jouait un rôle tout à fait marginal. Puis, de 1981 à 1992, la rivalité entre la gauche et la droite s’est exacerbée à travers leur alternance au pouvoir, pendant que l’extrême droite jouait pour la première fois le rôle de trouble-fête. Et enfin, de 1992 à 2002, cette rivalité entre droite et gauche a commencé à s’apaiser alors que grandissait la crainte d’une victoire du parti de Jean-Marie le Pen. A travers toute cette évolution, la mémoire de la guerre d’Algérie, les relations franco-algériennes et les problèmes posés par l’immigration algérienne en France ont joué un rôle majeur.

Les gaullistes et l’immigration algérienne en France de 1962 à 1981

De 1962 à 1981, la France débarrassée du fardeau de la guerre d’Algérie a connu une grande stabilité politique, si l’on néglige la crise constitutionnelle de l’automne 1962, et la tempête imprévisible de mai-juin 1968. Elle a été gouvernée par trois présidents de la République successifs - Charles de Gaulle (1959-1969), Georges Pompidou (1969-1974), Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981) - élus au suffrage universel depuis 1965 et appuyées sur l’alliance conclue en septembre 1962 entre le parti gaulliste et les « Républicains indépendants » de Giscard d’Estaing, élargie après chaque élection présidentielle en direction des centristes. Majorité qui fut affaiblie à partir de 1976 par la demi-dissidence de Jacques Chirac, premier ministre de 1974 à 1976 et fondateur du parti néo-gaulliste RPR (Rassemblement pour la République).

Durant toute cette période, la France a voulu tourner la page de la guerre d’Algérie en entretenant des relations de coopération exemplaires avec le nouvel Etat algérien, en mettant fin aux séquelles internes de cette guerre par plusieurs lois d’amnistie au bénéfice des condamnés du putsch d’avril 1961 et de l’OAS - dont la principale fut votée en juillet 1968 - et en votant plusieurs lois d’indemnisation des « rapatriés » français et français musulmans d’Algérie.

Les relations franco-algériennes restèrent pourtant toujours difficiles, et marquées par des crises dont il faut rappeler les deux principales. La première fut ouverte par la décision algérienne de nationaliser le pétrole du Sahara en avril 1971. Le président Boumedienne s’était préparé à une longue épreuve de force, mais le président Pompidou choisit l’apaisement, tout en décidant de normaliser les relations franco-algériennes. Cependant deux ans plus tard, le quadruplement du prix du pétrole décidé par l’OPEP - dont l’Algérie faisait partie - en octobre 1973 plongea l’économie française dans des difficultés qui n’avaient pas été prévues par les négociateurs français des accords d’Evian en 1961-1962.

Puis en 1975, la visite officielle à Alger du président Giscard d’Estaing, qui semblait annoncer une relance des relations entre les deux Etats, fut rapidement suivie par une très grave crise, parce que la France soutenait le Maroc dans sa mainmise sur l’ex-Sahara espagnol, alors que l’Algérie soutenait activement le Front Polisario qui proclama l’indépendance de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). La France appuyant le Maroc et son alliée la Mauritanie, une véritable guerre froide l’opposa à Algérie durant trois ans, jusqu’au décès du président Boumedienne à la fin de 1978.

Durant toute cette période, une autre cause de tension fut la volonté française de limiter autant que possible l’immigration algérienne vers la France, en dépit des accords d’Evian qui avaient prévu la liberté de circulation entre les deux pays. Dès le 16 novembre 1962, le Premier ministre Georges Pompidou avait déclaré au Comité des affaires algériennes qu’il fallait « la limiter dans les plus brefs délais en instituant des contrats de travail, malgré les accords d’Evian », et le général de Gaulle l’avait approuvé : « Immigration : mettre un terme rapide malgré Evian, ça suffit comme ça ». Le 3 mars 1964, recevant le président Ben Bella au château de Champs, il lui dit « deux choses sévères », l’une à propos des Français d’Algérie (« Vous avez voulu que tous les pieds-noirs prennent leur valise en les menaçant du cercueil »), et l’autre à propos de l’immigration : « Et puis, cessez de nous envoyer des travailleurs migrants, qui essaient encore de se faire passer pour des harkis (sic). Nous n’en avons que trop. Vous avez voulu l’indépendance, vous l’avez. Ce n’est pas à nous d’en supporter les conséquences. Vous êtes devenu un pays étranger ». Propos choquants pour ceux qui ont oublié que la raison principale du refus de l’intégration par le général de Gaulle était sa volonté de limiter l’immigration algérienne, en laquelle il voyait un danger majeur pour le maintien de l’identité nationale française, comme il l’avait dit dès mars 1959 à Alain Peyrefitte : « mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux Eglises, mais Colombey-les-Deux Mosquées » [1].

L’accord du 10 avril 1964 remplaça le principe de libre circulation par celui de contingents fixés par les autorités françaises en fonction des possibilités d’embauche, mais l’Algérie demanda très vite des contingents plus importants fixés pour une plus longue durée. Le 17 septembre 1973, à la suite de troubles graves provoqués à Marseille par l’assassinat d’un chauffeur de bus par un déséquilibré algérien, le président Boumedienne suspendit l’immigration algérienne vers la France. Le gouvernement français dirigé par Jacques Chirac décida l’interruption de l’immigration de travailleurs en juillet 1975, mais un décret du 29 avril 1976 légalisa leur droit au regroupement familial en France. Puis le nouveau Premier ministre Raymond Barre, hostile aux conséquences de ce décret, le suspendit et tenta de le remplacer par un autre texte subordonnant l’entrée des conjoints et enfants en France à un engagement de ne pas y chercher d’emploi, mais le Conseil d’Etat s’y opposa. Le gouvernement, sans attendre d’être confronté aux conséquences économiques d’une nouvelle hausse massive des cours du pétrole à partir de 1979, créa dès 1977 une aide au retour volontaire des travailleurs émigrés dans leur pays (le « million Stoleru ») et conclut en novembre 1980 avec l’Algérie un nouvel accord de rapatriement qui prévoyait chaque année le retour dans leur pays de 35.000 Algériens et de leur familles ; mais la partie française le désavoua après l’élection de François Mitterrand en mai 1981.

Durant ces années, le nouveau Parti socialiste créé par François Mitterrand en 1971 avait formé en 1972 l’union de la gauche avec le Parti communiste et le Mouvement des radicaux de gauche sur la base d’un programme commun. Mais en septembre 1977, cette union se rompit, et le PCF s’engagea dans une rivalité aigüe avec le PS pour éviter son propre déclin électoral. En décembre 1980 et janvier 1981, des maires communistes de la banlieue parisienne - dont Robert Hue - manifestèrent leur hostilité à la concentration de la population immigrée dans leurs communes. Dans L’Humanité du 6 janvier 1981, Georges Marchais expliqua : « En raison de la présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leurs familles, la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes. La cote d’alerte est atteinte. C’est pourquoi nous disons : il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage » [2]. Mais après le premier tour de l’élection présidentielle de 1981, le PCF décida de soutenir François Mitterrand à condition de participer au futur gouvernement de la gauche.

Quant au Front national, parti fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen, il ne présenta pas de candidat à cette élection faute de pouvoir rassembler les signatures de 500 élus, à cause de la concurrence du Parti des forces nouvelles de Pascal Gauchon. Autant dire que l’extrême droite, partagée entre deux groupuscules, était alors presque inexistante.

La bipolarisation gauche-droite, la poussée de l’extrême droite et l’immigration algérienne en France (1981-1992)

A partir du 10 mai 1981, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, suivie en juin par l’élection d’une large majorité de gauche à l’Assemblée nationale, ouvrit subitement une ère nouvelle. Le classement des forces politiques de la « gauche » à la « droite » - jusque là refusé par les gaullistes - s’imposa d’un seul coup [3]. Durant trois ans, la gauche se distingua par un discours révolutionnaire très virulent, avant de se soumettre de plus ou moins bon gré aux réalités économiques. En conséquence, la « droite » adopta un discours également combattif, et surmonta ses divisions pour tenter de reconquérir son ancien pouvoir. C’est alors que, à partir de 1983, le Front National s’imposa pour la première fois par ses succès électoraux, et posa à la droite la question de ses rapports avec l’extrême droite. Et le problème de l’immigration joua un rôle central dans ces débats [4].

En effet, le candidat François Mitterrand avait proposé un changement radical de la politique d’immigration, dans ses propositions n° 79 (« Les discriminations frappant les travailleurs immigrés seront supprimées. Les refus de délivrance des cartes de séjour devront être motivés »), 80 (« L’égalité des droits des travailleurs immigrés avec les nationaux sera assurée (travail, protection sociale, aide sociale, chômage, formation continue). Droit de vote aux élections municipales après cinq ans de présence sur le territoire français. Le droit d’association leur sera reconnu ») et 81 (« Le plan fixera le nombre annuel de travailleurs étrangers admis en France. L’Office national d’immigration sera démocratisé. La lutte contre les trafics clandestins sera renforcée »). Or ces propositions furent incomplètement appliquées, à causes des graves difficultés économiques auxquelles se heurta très vite le gouvernement de Pierre Mauroy, et des conséquences imprévues des premières décisions prises.

La situation des immigrés déjà installée en France fut améliorée par la loi du 9 octobre 1981 qui leur accorda le droit d’association, celle du 29 octobre 1981 sur les conditions d’entrée et de séjour ses étrangers en France, et celle du 17 juillet 1984 qui créa une carte de séjour-travail valable pour dix ans. Le gouvernement tenta aussi de résorber l’immigration clandestine en régularisant ceux des étrangers en situation irrégulière présents en France avant le 1er janvier 1981 et disposant d’un emploi stable, ce qui lui permit de régulariser 140.000 « sans papiers » en 1981. Mais en même temps, il lutta contre l’immigration clandestine (fortement encouragée par les mesures de régularisation) et l’emploi des travailleurs clandestins, et rétablit en mars 1984 l’aide au retour et à la réinsertion dans le pays d’origine, avec une efficacité très limitée. Quant au droit de vote aux élections locales, cette promesse ne fut jamais tenue, parce qu’elle était devenue un enjeu majeur des luttes politiques. Cependant, les enfants de parents étrangers nés en France à partir du 1er janvier 1963 - parmi lesquels un nombre important d’Algériens - reçurent automatiquement la nationalité et la citoyenneté française en vertu du droit du sol à leur majorité (dont le président Giscard d’Estaing avait abaissé l’âge de 21 ans à 18 ans), donc à partir de janvier 1980.

Le gouvernement de la gauche s’empétra dans la contradiction entre ses intentions généreuses, l’inexorable montée du chômage, et la nécessité de lutter contre l’explosion de l’immigration clandestine, qui s’imposait au ministre de l’Intérieur et maire de Marseille Gaston Defferre. Le Premier ministre Pierre Mauroy et le ministre du travail Jean Auroux, engagés dans une politique d’austérité économique depuis 1982, dénoncèrent même le rôle de travailleurs immigrés musulmans intégristes dans les grèves de l’industrie automobile en janvier-février 1983. En 1981 la gauche avait fait du chômage son premier thème de campagne, en postulant que pour le vaincre, il suffisait de vouloir le vaincre. En reconnaissant que cela ne suffisait pas, elle s’exposait à voir une partie de ses électeurs en déduire qu’il fallait renoncer à l’immigration de travailleurs étrangers, comme dans les années 1930.

De leur côté les partis de l’opposition de droite, le RPR chiraquien et l’UDF giscardienne, avaient répondu au discours gauchiste de la nouvelle majorité par une droitisation assumée. Selon la politologue Colette Ysmal, « on assiste à un glissement progressif du RPR et d’une partie de l’UDF vers une conception extrêmement conservatrice, pour ne pas dire réactionnaire, de la société française et des valeurs que celle-ci doit défendre » [5]. Mais à partir des premières nouvelles échéances électorales (mars 1983), leurs espoirs de revanche se trouvèrent confrontés à un problème inattendu : leurs relations avec une troisième force politique, le Front national, qui en mai et juin 1981 ne représentait pas 1% des électeurs [6].

Ancien député poujadiste (1956-1958) puis indépendant (1958-1962), engagé politiquement pour la défense de l’Algérie française et directeur de campagne de Jean-Louis Tixier-Vignancourt en 1965, Jean-Marie Le Pen sortait d’une longue traversée du désert qui l’avait clairement situé à l’extrême droite. Il avait placé l’immigration au cœur de sa campagne électorale à partir des élections législatives de mars 1978. Lors des élections municipales de mars 1983, il se présenta dans le XXème arrondissement de Paris, et fit sensation en obtenant 11,26 % des suffrages exprimés. Il expliquait ainsi son succès : « J’ai dit tout haut ce que les gens d’ici pensent tout bas : que l’immigration non contrôlée engendre le désordre et l’insécurité. Dans les rues où les étrangers représentent parfois 40 % de la population, les Français ont l’impression d’être submergés, exclus. S’ils le disent, on les traite de racistes et le débat sur l’immigration est occulté ». Jacques Chirac avait refusé pour le deuxième tour une « alliance contre nature », mais six mois plus tard, au deuxième tour de l’élection municipale partielle de Dreux, le RPR et l’UDF firent liste commune avec le FN et obtinrent 55,33 % des suffrages contre 44,67 % à la gauche.

Puis lors des élections européennes de juin 1984, le FN obtint 10,95 % des suffrages exprimés, soit presque autant que le PCF (11,20 %). Il avait donc très largement renouvelé son électorat, dans lequel 25 % de ses électeurs se disaient proches du RPR, 9 % de l’UDF, 11 % de la gauche, et seulement 34 % de l’extrême droite, selon une enquête de la SOFRES. Ses meilleurs scores étaient enregistrés dans les départements de la côte méditerranéenne - où s’étaient installés la majorité des « pieds-noirs » - mais aussi dans les agglomérations industrielles à l’est d’une ligne Caen-Montpellier, où se concentrait également la population d’origine nord-africaine.

Ces succès inattendus provoquèrent des réactions ambigües. D’un côté, la gauche dénonça le péril du racisme, encouragea la « marche des Beurs », et lança le mouvement SOS racisme avec son slogan « Touche pas à mon pote ». Elle accusa la droite d’avoir « banalisé » les idées du Front national en acceptant de s’allier avec lui. Mais le président Mitterrand promit à Jean-Marie Le Pen de faire respecter « la nécessité de faire reconnaître les droits de chaque formation politique, notamment son droit d’expression et de représentation », et fit modifier la loi électorale en avril 1985 (suivant l’une de ses 110 propositions de 1981) afin de faire élire la prochaine assemblée nationale au scrutin proportionnel de listes pour affaiblir l’opposition de droite. Gaston Defferre, maire de Marseille, reprit une grande partie des idées du Front national contre l’immigration musulmane, et se glorifia même d’avoir été le ministre de l’intérieur qui avait expulsé le plus grand nombre d’immigrants étrangers illégaux.

A droite, plusieurs leaders importants comme Jacques Chirac jugèrent que « cela n’a aucune espèce d’importance d’avoir quatre pèlerins du FN à Dreux comparé aux quatre ministres communistes au conseil des ministres » ; le 22 juin 1985, il déclara à Frantz-Olivier Giesbert : « Pour le moment, tout ça n’est pas bien grave. Il y a un type, Le Pen, que je ne connais pas et qui n’est probablement pas aussi méchant qu’on le dit. Il répète certaines choses que nous pensons, un peu plus fort et mieux que nous, en termes plus populaires » [7]. Et l’ancien ministre de l’Intérieur de Giscard d’Estaing, Michel Poniatowski, affirma que le danger fasciste en France ne venait pas de la droite, mais de la gauche. Mais d’autres leaders étaient hésitants, comme l’ancien président Giscard d’Estaing et son ancien Premier ministre Raymond Barre, alors que d’autres, comme Simone Weil, Bernard Stasi, et Lionel Stoleru (qui quitta la droite pour rejoindre la gauche en 1985) jugeaient l’alliance avec le Front national incompatible avec leurs valeurs.

Le chef du Front national, selon l’historien Mathias Bernard, « cherchait alors à se dégager de son image extrémiste et à donner à son parti une respectabilité nouvelle » : « En 1984 le chef du FN se réclame à la fois de Churchill et du néo-libéralisme américain », et tente d’attirer des transfuges de la droite traditionnelle, comme l’ancien candidat RPR aux législatives de 1981 Bruno Mégret, et l’ancien giscardien Jean-Yves Le Gallou. Il était pourtant attaqué par la presse de gauche pour sa pratique alléguée de la torture durant la bataille d’Alger en 1957, qu’il défendit sans reconnaître l’avoir pratiquée lui-même [8]. Les élections législatives du 16 mars 1986 lui donnèrent 9,8 % des voix (presque autant que le PCF) et 35 députés, dans une assemblée où l’alliance RPR-UDF disposait d’une majorité absolue en sièges, mais très mince en voix.

Selon l’historien Nicolas Lebourg, Jean-Marie Le Pen espérait alors être appelé au gouvernement, rêvant du ministère de la Défense, mais le Front national fut tenu à l’écart par la majorité de droite comme par la minorité de gauche, et Jacques Chirac fit rétablir le scrutin majoritaire à deux tours en recourant à l’article 49-3 dès le 20 mai 1986. Au début de l’année suivante, Jean-Marie Le Pen était encore soucieux de sa respectabilité, puisqu’il accepta une invitation au Congrès juif mondial à New York, où prit une position très pro-israélienne et anti-palestinienne, qui fut saluée par une « standing ovation » de l’assistance le 17 février 1987. Le 2 avril, il proclama « la patrie est en danger » et dénonça la lenteur du gouvernement à élaborer le code de la nationalité française. Puis il annonça sa candidature à la prochaine élection présidentielle le 26 avril, et se lança ensuite dans une série de déclarations de plus en plus scandaleuses.

Dès le 6 mai, il souleva de nombreuses protestations dans la majorité de droite comme dans l’opposition de gauche en proposant d’isoler les malades du SIDA et de renvoyer chez eux « 300 à 400.000 chômeurs immigrés ». Puis le 13 septembre, il déchaîna une nouvelle tempête en déclarant que l’emploi des chambres à gaz pour l’extermination des juifs n’était qu’un « point de détail » dans l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, et se posa en défenseur persécuté de la liberté d’expression. Cette déclaration était à première vue étonnante de la part d’un candidat déclaré à la future élection présidentielle qui n’avait pas intérêt à se mettre au ban de l’opinion publique ; mais c’était une provocation délibérée [9], qui visait à rendre impossible toute récupération du Front national par le gouvernement Chirac, ce que souhaitaient encore des membres de la majorité, selon le journaliste du Monde Abel Mestre [10]. En effet, Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen auraient encore eu deux rencontres secrètes, l’une avant le premier tour des élections présidentielles (24 avril 1988), l’autre avant le deuxième tour (10 mai 1988), dans lequel les voix obtenues par le candidat du Font national au premier tour (venant juste après François Mitterrand, Jacques Chirac et Raymond Barre, avec 14,7 % des suffrages) en faisaient l’arbitre du second tour opposant Chirac à Mitterrand. Visiblement poussé par ses seconds Charles Pasqua et Edouard Balladur, Chirac aurait demandé avec réticence que Le Pen fasse voter pour lui sans que ce soit explicite, et il n’aurait rien obtenu [11]. Le Front national n’en avait pas moins été reconnu comme l’arbitre de la première élection présidentielle à laquelle son chef avait participé.

Après la réélection de François Mitterrand et les élections législatives de juin 1988 - qui ne laissa au FN qu’une seule députée - Jean-Marie Le Pen maintint son attitude provocatrice, en qualifiant le ministre Michel Durafour de « Durafour crématoire » le 2 septembre 1988, et souleva une nouvelle tempête d’indignation qui obligea le RPR à condamner toute alliance électorale avec lui. Et pourtant, son poids électoral obligeait encore l’opposition de droite à tenter de récupérer dans son programme tout ce qui n’était pas manifestement scandaleux.

Le problème de l’immigration était resté l’un des enjeux non résolus du programme de Jacques Chirac, qui se proposait de le régler « en cinq ans » avant sa défaite électorale de 1988. [12]. C’est pourquoi les Etats généraux de l’opposition qui réunirent le RPR et l’UDF [13] afin de définir un programme de gouvernement sur cette question le 31 mars 1990 à Villepinte adoptèrent un document de synthèse particulièrement vigoureux, qui semblait fait pour récupérer le programme du Front national en l’épurant de tout ce qu’il avait d’évidemment inadmissible. Sous les signatures des secrétaires généraux des deux partis, Nicolas Sarkozy et Alain Madelin, on pouvait lire que « La France ne peut plus être un pays d’immigration  » et qu’elle ne devait pas « être considérée comme un simple espace géographique sur lequel plusieurs civilisations pourraient coexister ». Il fallait donc envisager la «  fermeture des frontières » et la « suspension de l’immigration », parce qu’on ne pouvait tolérer « que des clandestins puissent rester en France. [...] Il faut tout mettre en œuvre pour que les décisions de reconduite à la frontière soient effectives  », parce que «  La très grande majorité des dossiers déposés à l’OFPRA s’avère injustifiée (de l’ordre de 90 %), ces demandes n’étant qu’un prétexte pour bénéficier des avantages sociaux français  ». De même, il fallait « conditionner le séjour des étudiants étrangers en France à un déroulement normal du cursus universitaire », reconnaître que le regroupement familial, qui « pose par son ampleur des problèmes très réels de logement, de scolarisation et d’encadrement social ne doit plus être automatique », que « L’accès aux soins médicaux et hospitaliers par des étrangers en situation irrégulière doit être vigoureusement combattu  », que « l’immigré chômeur, ne devrait plus percevoir des allocations chômage mais une allocation pour le retour sous forme de capital ou de rente  », et qu’il convient « d’envisager de réserver certaines prestations sociales aux nationaux  ». En effet, la fécondité des étrangères étant « très supérieure à celle des Françaises (3,2 enfants contre 1,84) et spécialement celle des Maghrébines (entre 4 et 5 enfants)  », « l’automatisme actuel d’acquisition de la nationalité pour les jeunes nés en France de parents étrangers n’est pas bon ». Parce que « la lutte des races remplacerait maintenant bien souvent la lutte des classes », il fallait que les élus aient « leur mot à dire quant au nombre d’immigrés qu’ils accueillent sur leur territoire  », afin de « tenir compte du seuil de tolérance qui existe dans chaque immeuble  ». De même, « L’école n’est pas un lieu d’expression multiculturelle  », et « Les cours de “langues et cultures des pays d’origine” doivent être facultatifs et déplacés en dehors des horaires scolaires  ». Quant à l’islam, qui « n’apparaît pas conforme à nos fondements sociaux et semble incompatible avec le droit français », il y avait bien incompatibilité entre lui et nos lois : « C’est à l’islam et à lui seul de s’adapter afin d’être compatible avec nos règles.  », et donc « Il convient de s’opposer à toute tentative communautaire qui viserait à instaurer sur le sol français des statuts personnels propres à certaines communautés  » [14].

Un tel programme, qui fut vigoureusement critiqué par certains participants, notamment Bernard Stasi, fut néanmoins adopté avec l’appui de Jacques Chirac. Avec le recul du temps, on ne peut pas le relire sans étonnement [15].

L’année suivante,dansundiscoursprononcéàOrléanslorsd’un dîner-débat du RPR, le 19 juin 1991, celui-ci prononça des paroles qui lui furent très longtemps reprochées à gauche : « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose.(...). Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte d’Or où je me promenais avec Alain Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée,une famille avec unpère de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sans naturellement travailler ! [applaudissements nourris]. Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur [rires nourris], eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. Et il faut le comprendre, si vous y étiez, vous auriez la même réaction. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela » [16].

Jean-Marie Le Pen se dit alors « surpris qu’on m’emprunte mon discours, tout en continuant à me diaboliser. Les Français préféreront toujours l’original à la copie », et Bruno Mégret estima que le RPR devait se déclarer prêt à des accords électoraux avec le FN contre la gauche pour les échéances de 1992-1993. Gérard Longuet, du Parti républicain, déclara que Jacques Chirac « avait parlé cru, mais vrai », alors que Simone Weil, de l’UDF, se disait « triste du dérapage de Jacques Chirac, qui n’est pas raciste. Lorsque l’on emploie des arguments extrêmes, qui sont de Monsieur Le Pen, en réalité les gens votent pour lui ». A gauche, le MRAP porta plainte contre Jacques Chirac pour incitation à la haine raciale, mais il fut débouté le 26 février 1992.

Au même moment le général de Boissieu, gendre du général de Gaulle et ancien chancelier de l’Ordre de la Libération, lança au nom du mouvement gaulliste « Initiative et liberté » une campagne d’information sur le thème « La France, aimez-la ou quittez-la » [17]. Invité à un banquet réunissant des centaines de personnes à Bordeaux, j’ai été stupéfié par les propos du général, et surtout par le tonnerre d’applaudissements qui les a salués [18].

Je me souviens également que le 13 mars 1992, à l’occasion d’un grand colloque consacré à la mémoire et à l’enseignement de la guerre d’Algérie par l’Institut du monde arabe et par la Ligue de l’enseignement, le secrétaire général de la Ligue, Jean-Louis Rollot, avait polémiqué contre la stigmatisation de cette initiative par celui qui était alors le maire de Paris comme étant une « réunion de faux témoins ». Et pourtant, dans les dix années qui ont suivi, la position de Jacques Chirac a profondément évolué, jusqu’à ce qu’il devienne le candidat de la droite et de la gauche réunies par la « discipline républicaine » contre Jean-Marie Le Pen en avril 2002.

De la bipolarisation à l’UMPS... (1992-2002)

Le premier événement qui affaiblit la bipolarisation de la vie politique française fut le référendum du 20 septembre 1992 sur la ratification du traité de Maastricht, qui prévoyait l’accélération du processus d’union économique et monétaire devant aboutir à une future monnaie unique. Ce traité, signé par le président Mitterrand le 10 décembre 1991, fut soumis à référendum en février 1992, et son texte déclaré non négociable. Le Parlement rejeta l’exception d’irrecevabilité déposée par le député RPR Philippe Seguin le 5 mai, et le Parlement réuni en congrès vota le 23 juin le projet de loi de révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité. Cette initiative du président Mitterrand divisa la gauche comme la droite. A gauche, l’opposition au traité rassembla le Parti communiste, les communistes refondateurs, certains socialistes comme Jean-Pierre Chevènement et des écologistes. A droite, l’opposition fut animée par le gaulliste social Philippe Seguin et son disciple François Fillon, et par le gaulliste droitier Charles Pasqua, mais Jacques Chirac, Edouard Balladur et Alain Juppé prirent position pour le oui, comme Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre, Alain Madelin et François Bayrou, au contraire de Philippe de Villiers. Le Front National, bien entendu, prôna le non. Le référendum, qui bénéficia d’une participation relativement forte (69,70 % des inscrits) donna une faible majorité au oui (51,04 %, contre 48,96 % de non).

Puis les partis divisés recollèrent leurs morceaux pour affronter les élections législatives des 21 et 28 mars 1993. Contrairement à celles de 1988, elles donnèrent une très large majorité aux partis de droite, en voix (27,85 % des suffrages au RPRR, 25,12 % à l’UDF) et en sièges (44,54 % au RPR, 37,26 % à l’UDF), alors que les partis de gauche s’effondrèrent en voix (29,80 % au PS, 4,61 au PCF) et en sièges (9,8 % % au PS, 3,99 % au PCF). Ce fut donc une « chambre introuvable » pour les partis de droite. Le Front national, toujours isolé, obtint 5,67 % des suffrages exprimés (dépassant ainsi le PCF) mais pas un seul siège.

Cette victoire des droites parlementaires ouvrit la voie à une deuxième cohabitation, mais elle ne ressembla guère à la première. Parce que le président Mitterrand était affaibli par sa maladie, mais surtout parce que la gauche très diminuée n’avait plus les moyens de lutter pied à pied contre l’application du programme des droites. Jacques Chirac, se réservant pour la prochaine élection présidentielle, chargea son « ami de trente ans », Edouard Balladur, de former le nouveau gouvernement RPR-UDF. Ce gouvernement, dans lequel Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur et Alain Juppé des Affaires étrangères, eut fort à faire. Il se hâta de faire voter, le 13 mai 1993, le code de la nationalité qu’il n’avait pu faire aboutir entre 1986 et 1988 : conformément aux propositions de la commission présidée par Marceau Long en 1988, les enfants nés en France de parents nés à l’étranger devraient faire une démarche volontaire pour obtenir la nationalité française. Puis il fit voter en juillet une loi visant à contrôler l’immigration en restreignant les conditions du regroupement familial, en réprimant les mariages de complaisance et en limitant le versement des prestations sociales aux immigrés en situation régulières [19].

Les relations entre le président Mitterrand et son Premier ministre Edouard Balladur se détendirent peu à peu, alors que la France devait affronter des problèmes difficiles, notamment en Bosnie, au Rwanda et en Algérie. Dans ce dernier pays, la France, qui craignait un afflux de réfugiés algériens en cas de victoire des islamistes, fut entraînée à prendre sa part du poids de la guerre civile qui les opposait au gouvernement, aux militaires, et aux partisans de l’interruption des élections de décembre 1991, aboutissant au détournement de l’Airbus d’Air-France vers Marseille par des islamistes le 25 décembre 1994.

Puis Edouard Balladur en vint à démentir sa vieille amitié avec Jacques Chirac en se présentant contre lui à la succession de François Mitterrand, ce qui brisa l’unité du parti RPR, mais il échoua. Au premier tour (23 avril 1995), Jacques Chirac (avec 20,8 % des suffrages exprimés) fut devancé par le socialiste Lionel Jospin (23,3 %), mais il devança Edouard Balladur (18,6 %), ce qui lui permit de battre Lionel Jospin au second tour le 7 mai 1995, par 52,6 % contre 47,4 %. Quant à Jean-Marie Le Pen, il était arrivé quatrième au premier tour, avec 15 %, juste derrière Edouard Balladur.

Ainsi, l’élection présidentielle de 1995 avait obligé Jacques Chirac à gauchir sa campagne pour rejeter Edouard Balladur vers la droite, et elle avait définitivement écarté ce dernier du pouvoir ainsi que son ministre de l’intérieur Charles Pasqua. Alain Juppé, devenu son Premier ministre, eut à faire face à une vague d’attentats islamistes à Paris, Lyon et Lille durant l’été et l’automne 1995, ainsi qu’à l’assassinat des moines de Tibhirine et de l’évêque d’Oran l’année suivante. Son ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, maintint cependant les lois Pasqua contre l’immigration en les complétant par la loi Debré du 24 avril 1997 qui permettait la confiscation du passeport des étrangers en situation irrégulière, qui autorisait la mémorisation des empreintes digitales des étrangers qui demandaient un titre de séjour, et restreignait les pouvoirs du juge en matière de rétention. Mais il n’était plus question d’inverser les flux migratoires à travers la Méditerranée.

Puis la dissolution-surprise de l’Assemblée nationale par Jacques Chirac au printemps 1997 redonna brusquement la majorité à la gauche, et força le président à nommer comme Premier ministre Lionel Jospin. C’est alors que la loi Guigou votée le 4 mars 1998 redéfinit les conditions d’acquisition de la nationalité française : l’acquisition de celle-ci devient automatique dès l’âge de 18 ans pour un enfant né en France de parents étrangers, et l’obligation d’une demande volontaire prévue depuis la loi Pasqua de 1993 fut supprimée. Mais l’enfant devait avoir vécu en France au moins cinq ans à partir de l’âge de 11 ans. Le jeune pouvait également acquérir la nationalité française à l’âge de 16 ans s’il en faisait la demande, et même dès l’âge de 13 ans à la demande de ses parents et avec son consentement. Enfin, les étrangers mariés à un Français obtenaient désormais la nationalité française au bout de un an et non plus de deux. De plus, le gouvernement Jospin fit voter le 8 avril 1998 une nouvelle loi sur l’entrée et le séjour des étrangers en France, dit loi Chevènement. Sans abroger les lois Pasqua et Debré, elle prévoyait une série de nouvelles dispositions : possibilité de délivrer de nouveaux titres de séjour, suppression du certificat d’hébergement, regroupement familial facilité, renforcement des prestations sociales pour les étrangers ou encore élargissement du droit d’asile. Ainsi s’acheva la longue querelle qui avait opposé la gauche et la droite sur la question de l’immigration, par la victoire de la gauche.

Durant cette période, le Front national avait moins fait parler de lui. Jean-Marie Le Pen avait souhaité faire battre Jaques Chirac par Lionel Jospin en 2002 comme en 1995, mais à la surprise générale il se retrouva deuxième au soir du 1er tour (21 avril 2002), avec 16,86 % des suffrages contre 19,8 8 % à Jacques Chirac et 16,18 % à Lionel Jospin, sans l’avoir prévu et sans avoir jamais rêvé d’accéder à la présidence de la République. Ce résultat, meilleur pour lui que celui de 1995 - et ce malgré la concurrence de son ancien lieutenant devenu rival Bruno Mégret, qui obtenait 2,34 % - n’aurait pourtant pas permis sa qualification pour le deuxième tour sans l’inimaginable imprévoyance de la gauche qui avait dispersé ses suffrages entre un nombre record de candidats. Le choc sans précédent provoqué par ce cataclysme - et notamment à gauche - fit du candidat mal aimé Jacques Chirac le défenseur de la République, ce qui lui permit d’être élu le 5 mai 2002 par 82,2 % des suffrages (contre 17,8 % à Jean-Marie Le Pen). La mémoire collective a conservé l’image de son meeting de remerciement, sur la place de la République, où les drapeaux tricolore n’étaient pas plus voyants que ceux de l’Algérie et des autres pays décolonisés. C’est alors que les deux partis associés RPR et UDF se fondirent en un seul nouveau parti, l’UMP, que Jean-Marie Le Pen allait fusionner dans ses discours avec le PS pour dénoncer la domination de l’UMPS...

Et après ?...

Le chef du Front national continuait de faire peur, et son image restait celle qu’il avait lui-même contribué à fixer dans les années 1987 et 1988, bien qu’il eut pourtant mis de l’eau dans son vin en accordant une certaine légitimité au gaullisme du général de Gaulle pour tenter de le récupérer à son profit à partir de 1995 [20]. Jean-Marie Le Pen s’obligea à prononcer des discours d’une inspiration plus élevée dans sa campagne d’avril et mai 2002 et de nouveau dans celle d’avril 2007, où il retomba au quatrième rang - avec seulement 10,51 % des voix - derrière Nicolas Sarkozy (31,11 %), Ségolène Royal (25,83 %) et François Bayrou (18,5 (%). Il revint ensuite à ses provocations habituelles en se rapprochant de l’ex-humoriste Dieudonné et en cautionnant ses insinuations antisémites.

Mais sa fille Marine Le Pen, qu’il avait imposée à sa succession en 2011, entreprit de se donner une respectabilité qui pourrait lui permettre d’accéder un jour à la présidence de la République. Elle le fit en excluant du FN son incorrigible père le 20 août 2015, et en s’entourant de nouveaux conseillers qui se réclamaient du gaullisme, comme Paul-Marie Couteaux (qui l’a ensuite quittée pour se rapprocher de François Fillon) et Florian Philippot [21], lequel s’est rendu sur la tombe du général de Gaulle le 9 novembre 2014 avec une centaine de jeunes militants et répète désormais ce pèlerinage chaque année. Elle dépassa le meilleur score de son père au premier tour de l’élection présidentielle d’avril 2012 avec 17,90 % des suffrages exprimés contre 28,63 % à François Hollande et 27,18 % à Nicolas Sarkozy, puis elle enchaîna les succès électoraux jusqu’au premier tour des élections présidentielles d’avril 2017, où elle se classa deuxième avec 21,3 % des suffrages exprimés derrière Emmanuel Macron (24,01 %). Résultat qui ne souleva pas une aussi forte émotion que celui obtenu par son père quinze ans plus tôt. Mais son comportement très agressif et le flou de son programme lors du débat qui l’opposa à Emmanuel Macron le 3 mai ont sans doute profité à celui-ci. Son score de 33,90 % des suffrages au deuxième tour est très inférieur à ses espérances, mais il est néanmoins deux fois plus élevé que celui de son père en 2002.

Marine Le Pen prétend représenter aujourd’hui, avec son nouvel allié Nicolas Dupont-Aignan, les seuls héritiers fidèles du patriotisme gaullien trahi par les partisans d’une Europe supranationale intégrée et ouverte à tous les vents du monde. Le fait est que leurs positions rappellent étonnamment celles du général de Gaulle aux premiers temps de la construction européenne, mais aussi le programme commun sur (ou contre) l’immigration adopté par l’alliance RPR-UDF en 1990. Avec le recul du temps, on ne peut pas le relire sans étonnement. Le 2 octobre 2014, après avoir été confronté à des reportages d’actualités couvrant cet événement dans l’émission de France 2 « Des paroles et des actes », Alain Juppé n‘a pas caché sa gêne : « Rétrospectivement, je pense que c’était une erreur », reconnut-il [22]. Mais ce n’est pas l’avis de Philippe de Villiers, qui lui aussi avait fait partie du gouvernement Chirac de 1986-1988 : « Marine Le Pen, c’est le programme du RPR en 1988. Dans ce qu’elle dit et ce qu’elle propose, elle est très proche de ce que la majorité à laquelle j’appartenais proposait. Alors, qu’est ce qu’on lui reproche ? Pourquoi cette diabolisation ? » [23]

Il faut néanmoins remonter beaucoup plus loin dans le temps pour comprendre les origines du succès du Front National. Le problème n’est pas tant de savoir si ce parti d’extrême droite méritait depuis sa fondation le qualificatif de « fasciste », mais de savoir pourquoi ce qui n’était qu’un groupuscule insignifiant jusqu’en 1981 n’a pas cessé d’élargir son audience depuis 1983. Le récit chronologique des faits suffit à suggérer une explication évidente : le Front national a pris une place croissante dans le corps électoral français parce que la gauche, élue en 1981 pour assurer un avenir meilleur au peuple français en venant à bout de la crise économique, n’a pas tenu ses promesses et les a reniées. François Mitterrand a prétendu en 1984 ou en 1993 [24] avoir « tout essayé » en vain contre la crise, mais il n’a pas convaincu.

En effet, le nombre de chômeurs, qui était de 400.000 en 1973, passa le million en 1978. En 1981, peu après l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, il passa les deux millions, et il atteignit un maximum en 1997 avec 3.134.000 chômeurs. Le taux de chômage, qui dépassait les 2 % depuis le milieu des années 1960 jusqu’en 1973, avait connu une première forte poussée de 1974 à 1977, qui lui a fait dépasser les 4 %, puis une deuxième à partir de 1979, qui lui a fait passer le cap des 8 % en 1982, celui des 10 % en 1985, et celui des 12 % en 1995. Il y eut de légères améliorations de la situation entre 1985 et 1990, puis au début des années 2000, mais le taux de chômage n’est pas retombé sous les 7 % depuis 1983, et il a connu une nouvelle poussée à partir de 2007, qui l’a fait remonter à presque 3.600.000 chômeurs au début 2016.

Ces irrégularités de la courbe du chômage s’expliquent par les deux augmentations massives du prix du pétrole décidée par les pays de l’OPEP en 1973 et en 1979 - phénomène que le général de Gaulle n’avait pas anticipé quand il avait décidé de céder les deux départements sahariens à l’Algérie - mais aussi en sens inverse par le « contre-choc pétrolier » de 1985, qui permit une amélioration de la situation de la France, puis de nouveau au début des années 1990 par le contrecoup en France du déséquilibre budgétaire allemand provoqué par le financement de la réunification du pays, et enfin en 2007 par la crise boursière mondiale.

Tous ces phénomènes économiques et financiers se sont traduits par des déséquilibres de la balance commerciale de la France et du déficit budgétaire de l’Etat, lequel depuis 1981 n’a jamais été résorbé en dépit de quelques diminutions momentanées en dessous de 3 % du PIB (norme fixée arbitrairement par le traité de Maastricht). Après trois ans de réduction du déficit public, à la fin 2006, ce déficit atteignait 2,5 % du PIB, mais la crise de 2007 l’a fait remonter de 2,7 % en 2007 à 7,7 % du PIB en 2010. Comme le dit un économiste, « la France est surendettée. L’ensemble de l’impôt sur le revenu suffit tout juste à payer le service des intérêts de la dette, qui est en passe de devenir le premier budget de la nation » [25]. On comprend pourquoi le Premier ministre de Nicolas Sarkozy, François Fillon, avait qualifié la France de « pays en faillite » en 2007, mais on ne comprend pas pourquoi, dans la récente campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2017, le même François Fillon fut presque le seul, avec Emmanuel Macron, à vouloir parler de ce problème, comme s’il était possible de s’en débarrasser en le reportant sur les épaules des générations futures. D’autres Etats ont pourtant affronté ce problème avec succès, non seulement la Grande-Bretagne avec Margaret Thatcher (1979-1990), mais aussi l’Allemagne avec Gerhardt Schroeder (1998-2005), la Suède (1997-2011) et le Canada (1994-2004). On n’écarte pas un péril majeur en faisant l’autruche.

Les quartiers des banlieues urbaines où se concentrent des populations originaires d’outre-mer ne sont pas les seuls à se sentir délaissés par l’Etat. Et la carte des régions où le Front national est particulièrement influent ne se limite pas aux agglomérations de la façade méditerranéenne dans lesquelles le « vote pied noir » peut jouer un rôle [26]. Comme l’a remarqué l’économiste Jacques Sapir, elle recouvre à peu de choses près les vieilles régions industrielles à l’est d’une ligne Caen-Montpellier, aujourd’hui largement désindustrialisées, et leurs périphéries agricoles [27]. La longue marche du Front national vers le pouvoir ne sera pas arrêtée par des sermons moralisateurs qui en font la continuation de Vichy et de l’OAS. Elle ne le sera que si les autorités de la République se décident enfin à agir efficacement pour répondre aux doléances de millions d’électeurs qui se sentent abandonnés par la gauche et par la droite, et qui se sont résignés à tenter la seule solution qu’ils n’avaient pas encore osé essayer.

Guy Pervillé

[1] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Editions de Fallois et Fayard, t. 1, 1994, p. 53. En 2015, la députée LR Nadine Morano a fait scandale en rappelant publiquement ce fait pourtant bien connu.

[2] Voir l’explication de cette « citation tronquée » par Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche, dans L’Humanité du 5 mai 2011 : « Assez de calomnies ! Non, Georges Marchais n’aurait jamais voté FN ! » http://www.humanite.fr/04_05_2011-assez-de-calomnies-non-georges-marchais-n%E2%80%99aurait-jamais-vot%C3%A9-fn%C2%A0-471468 .

[3] Souvenir personnel de l’auteur.

[4] J’utilise ici le mémoire de maîtrise de Valérie Esclangon-Morin, La question de l’immigration aux élections de 1983 et 1984, dirigé par Claude Liauzu à l’Université de Paris VII.

[5] Colette Ysmal, « Le RPR et l’UDF face au FN : concurrence et connivence », Revue politique et parlementaire, n° 913, 1984, p. 6.

[6] Il obtint 0,29% aux législatives de 1979, 0,18% à celles du 14 juin 1981, mais 11% aux européennes du 17 juin 1984, Son pourcentage des voix fut donc multiplié par 50 en trois ans.

[7] Frantz-Olivier Giesbert, Jacques Chirac, éd. du Seuil, coll. « Points », 1995, p. 419

[8] Dossier de Libération, 12 février 1985, « Torturés par Le Pen ».

[9] Mathias Bernard, « Le Pen, un provocateur en politique, 1984-2002 », Vingtième siècle, n° 93, janvier-mars 2007, pp. 37-45.

[10] Abel Mestre : « Le Front national n’est plus le même, mais a-t-il vraiment changé ? », Le Monde, supplément culture et idées, 22 septembre 2012, pp. 4 et 5.

[11] Philippe Cohen et Pierre Péan, Le Pen, une histoire française, Paris, Robert Laffont, 2012. Episode révélé par Eric Zemmour dans son livre L’homme qui ne s’aimait pas, (Paris, Balland, janvier 2002), avant l’élection présidentielle de 2002 et démentie alors par Jacques Chirac.

[12] « À Marseille, Monsieur Chirac se propose de « régler en cinq ans » les problèmes de l’immigration », Le Monde, 12 mars 1988.

[13] Union pour la démocratie française, parti fondé en 1978, fédérant le Parti républicain (Républicains indépendants) de Valéry Giscard d’Estaing et d’autres partis centristes.

[14] Voir http://discours.vie-publique.fr/notices/903212000.html. Document de synthèse de la convention des états généraux de l’opposition sur l’immigration, Villepinte le 31 mars 1990.

[15] Voir l’article d’Arnaud Folch, « Immigration : quand la droite était (très) à droite », Valeurs actuelles, 31 mars 2011, http://www.valeursactuelles.com/politique/immigration-quand-la-droite-etait-tres-a-droite-28893 .

[16] Régis Guyotat, « Le débat sur l’immigration. Le maire de Paris : « Il y a overdose » », Le Monde, 21 juin 1991.

[17] Traduction adaptée de la formule de Ronald Reagan, « America, love it or leave it ». Sa version française, souvent attribuée à Nicolas Sarkozy, est revendiquée par Jean-Marie Le Pen et par Philippe de Villiers.

[18] Campagne lancée en 1991, et approfondie en 1997 par Raoul Béteille, conseiller honoraire à la Cour de cassation et président du MIL. Voir le bulletin du MIL, Vigilance et action, « le journal de la droite civique, gaulliste et patriote », n° 245, novembre 2009, 4 p.

[19] Mathias Bernard, Histoire politique de la Vème République, de 1958 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2008, p. 194.

[20] Voir mon article "La mémoire de la guerre d’Algérie dans l’extrême droite française : le cas particulier de Jean-Marie Le Pen". (2013), sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=311.

[21] Le Point n° 2150 du 28 novembre 2013, p. 52.

[22] « Immigration : 1990 : quand les propositions de la droite ressemblaient à celles du FN », par Clément Parrot, 4-10-2014. http://www.francetvinfo.fr/politique/alain-juppe/immigration-1990-quand-les-propositions-de-la-droite-ressemblaient-a-celles-du-fn_709923.html .

[23] « La tentation de Philippe de Villiers », par Ariane Chemin et Olivier Faye, Le Monde, 11 avril 2017, p.11.

[24] Interview de François Mitterrand accordée à TF 1, France 2 et Europe 1 le 14 juillet 1993, http://discours.vie-publique.fr/notices/937007300.html .

[25] Gaspard Koenig, « Pourquoi il ne faut pas rembourser la dette », Le Figaro-Vox, 14 avril 2014, http://www.lefigaro.fr/vox/economie/2014/04/14/31007-20140414ARTFIG00294-pourquoi-il-ne-faut-pas-rembourser-la-dette.php .

[26] D’après un sondage fait à la sortie des urnes, lors de l’élection présidentielle de 1988, le vote Le Pen dans l’électorat rapatrié aurait été le double de la moyenne nationale (déclaration de Jérôme Jaffré au colloque de l’IHTP sur La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990). Ce qui ne prouve pas que la majorité des « rapatriés » avait voté pour lui.

[27] Jacques Sapir, « Deux cartes et une élection », sur son blog https://russeurope.hypotheses.org/5937 .



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