A propos de Frantz Fanon, réponse à Gaston Kelman (2019)

vendredi 22 février 2019.
 

Le Figaro-Vox a publié hier ma réponse à Gaston Kelman au sujet de Frantz Fanon (http://www.lefigaro.fr/vox/culture/2019/02/21/31006-20190221ARTFIG00139-frantz-fanon-l-algerie-et-l-apologie-de-la-violence.php)

Frantz Fanon, l’Algérie et l’apologie de la violence

FIGAROVOX/TRIBUNE - Guy Pervillé interroge la pensée de Frantz Fanon. Pour lui, Les damnés de la terre est une œuvre profondément contradictoire, et l’apologie de la violence absolue reste dangereuse dans notre époque où le terrorisme islamiste continue d’invoquer le précédent de la guerre d’Algérie.

Dans Le Figaro-Vox du 13 avril 2018, l’écrivain Gaston Kelman a exprimé avec éloquence et sincérité sa vision de la pensée de Frantz Fanon (1925-1961). C’est son droit, mais d’autres personnes ont aussi le droit de ne pas être d’accord avec lui et de dire pourquoi. En tant qu’historien de l’Algérie coloniale et de sa décolonisation, j’ai été conduit à réfléchir sur les visions contradictoires et incompatibles que ce médecin antillais engagé dans la lutte du FLN algérien a laissées de sa pensée et de son action. Au moment où la décision de donner son nom à une voie nouvelle de la ville de Bordeaux est venue attirer de nouveau l’attention sur lui, il me paraît nécessaire de rappeler pourquoi cette décision ne fait pas l’unanimité en sa faveur.

Gaston Kelman postule l’absence de toute contradiction dans la pensée de Frantz Fanon entre la publication de sa première grande oeuvre, Peaux noires, masques blancs, en 1952, et celle de sa dernière, Les damnés de la terre, en 1961 : « Dans aucun de ces livres, il ne professe la violence. Il ne la théorise pas. Il la dénonce quand elle se manifeste ». Va pour le premier, mais pour le second ? Si cela était vrai, comment expliquer qu’aussitôt après avoir écrit ces phrases, Gaston Kelman regrette « le malaise de Césaire dans un texte écrit en 1961 à la mort de Fanon, repris par le journal Jeune Afrique le 6 décembre 2011. Dans ce texte intitulé ‘La révolte de Fanon’, le père de la négritude cède à la doxa et pense que ‘Fanon s’institua théoricien de la violence, la seule arme, pensait-il, du colonisé contre la barbarie colonialiste’ ».

Mais où donc Aimé Césaire, le plus grand intellectuel noir avait-il pu trouver cette idée ? Chez Jean-Paul Sartre, nous dit Gaston Kelman : « Cette obsession à trouver la violence dans le discours de Fanon a une source : Jean-Paul Sartre. Si pour certains, Fanon n’avait pas voix au chapitre de la pensée, si pour les autres il pensait mal, pour le grand philosophe, et c’est l’essentiel que l’on retiendra de Fanon, il fait l’éloge de la violence. Fanon prôner la violence, on croit rêver. » Et un peu plus loin il reprend : « La stigmatisation ou pour le moins la mauvaise interprétation de la pensée de Fanon trouve son apogée dans la préface sartrienne des Damnés de la terre. Décrivant encore les rapports entre dominant et dominé, Sartre assène cette phrase qui fera très mal à l’image de Fanon : ‘Le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre’(1). ‘Je n’ai jamais dit cela’ se serait écrié Fanon à la lecture de la préface. Il confiera à ses amis qu’il allait en discuter avec le philosophe à son retour des USA où il allait soigner sa leucémie. Il ne reviendra jamais’. »

Frantz Fanon apparaît ainsi comme la victime innocente de son préfacier Jean-Paul Sartre ! Mais celui-ci n’était pas le seul à trouver une apologie de la violence chez Frantz Fanon qui, rappelons le, s’était engagé à fond dès 1956 dans le combat du FLN contre la France coloniale, avait rejoint en 1957 la rédaction de son organe de presse officiel El Moudjahid, puis avait représenté le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) en Afrique noire. Dans son dernier livre publié peu avant sa mort, Fanon avait consacré toute sa première partie, intitulée « De la violence », non seulement à la description mais aussi à la justification de la violence absolue du colonisé contre le colonisateur, en lui prêtant des vertus curatives : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Ce que Jean Daniel avait dénoncé dans son journal resté alors inédit : « Pour moi, le phénomène Fanon-Sartre est aussi important que le phénomène Sorel (Georges). Ce dernier avait infléchi les réflexions de Mussolini et de Lénine. Si Les damnés de la terre deviennnent le livre référence de quelques grands agitateurs ou leaders, c’est tout le tiers monde qui peut entrer en convulsions. Après avoir trouvé nécessaire de tuer le colonialiste, ils trouveront indispensable de tuer ceux qui, parmi eux, hésitent à tuer. L’assassinat rédempteur sera pire que le crime logique des staliniens. Ce livre de Fanon : un livre terrible, terriblement révélateur, terriblement annonciateur des justiciers barbares. Les disciples de ces thèses seront des assassins tranquilles, des bourreaux justifiés, des terroristes sans autre cause que celle de s’affirmer par la mort des autres. S’il faut la mort du Blanc pour que le Noir vive, alors on retourne au sacrifice du bouc émissaire » (2). Et il déplorait que la mort d’Albert Camus au début de l’année précédente privât ce livre terrible de la réponse qu’il méritait : « Et voici que Camus nous manque déjà. Il ne se doutait pas de ce qui lui survivrait ». Sartre n’était donc pas la seule source de l’image négative de Fanon, qui était bien fondée sur la lecture de la première partie de son livre.

Trente ans après sa mort, en 1991, les éditions Gallimard ont réédité Les damnés de la terre et la préface de Jean-Paul Sartre avec une présentation critique de Gérard Chaliand, qui avait été dans sa jeunesse un « porteur de valises » du FLN avant de passer quelques années à Alger comme coopérant. Avec le recul du temps, il reconnaissait toutes les faiblesses du livre en même temps que sa sombre grandeur : « L’Algérie, contrairement à ce que suggérait Fanon, n’a pas débouché sur la révolution. (...) Le mouvement national n’avait pas d’autre contenu que l’indépendance et pas d’autre programme que l’intégrité du territoire. Son mutisme théorique n’avait pas pour cause la clandestinité mais le vide. Le postulat des Damnés de la terre sur la lucidité politique engendrée par la violence collective est erroné ». Il constatait aussi que « Fanon idéalise la mobilisation populaire » et que « l’image que donne Fanon de la guerre telle qu’elle est menée par le FLN serait une entreprise de propagande si elle n’était pas en partie une auto-mystification ». Des luttes sanglantes entre les factions du FLN ou contre le MNA, « de tout cela ne reste chez Fanon qu’une imagerie d’Épinal où la machinerie coloniale s’efforce de broyer un peuple unanime appuyant une organisation impeccable ». De même, « sur les lendemains de la décolonisation Fanon se raconte des histoires » ; « chez Fanon s’exprime avec une rage lyrique et une grande noblesse de cœur un message à la fois populiste et messianique. Ses faiblesses de théoricien politique, avec le temps, sont plus apparentes encore. Le moralisme l’emporte, sur fond d’utopie marxienne ».

Et pourtant, d’après lui, le message de Fanon n’était pas entièrement caduc : « Dans son chapitre sur les mésaventures de la conscience nationale, Fanon décrit avec rigueur le phénomène tout récent en Afrique des bourgeoisies d’État qui s’installent au pouvoir dès l’indépendance. Les descriptions du parti telles que les montre Frantz Fanon à partir de son expérience africaine sont saisissantes de justesse. Elles trouveront très vite en Algérie après l’indépendance leur illustration quasi-caricaturale » (3). Mais Fanon était mort à temps pour ne pas voir la faillite des ses illusions dans sa patrie d’adoption.

Il y a donc deux lectures possibles des Damnés de la terre, et quelques pages après la fin de cette terrible première partie apparaît une idée beaucoup plus constructive qui s’impose dans la conclusion : « Pour l’Europe, pour l’humanité et pour nous-mêmes, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf » (4).

Mais le fait est que le livre commençait par la justification de la violence absolue, et que cette justification était démentie un peu plus loin par une autre partie intitulée « Guerre coloniale et troubles mentaux » dans laquelle l’auteur montrait que la violence anti-coloniale n’était pas plus libératrice que la violence coloniale ( 5) : après l’indépendance, en 1963, l’hôpital psychiatrique de Blida, où Fanon avait servi jusqu’en 1956, enfermait encore dans une salle spéciale des « égorgeurs du FLN » incapables de revenir à une vie normale (6) . Fanon avait donc fourni lui-même la réfutation de la partie la plus critiquable de son livre, prouvant ainsi qu’il s’était enfermé dans une contradiction insurmontable entre ce qui relevait de la propagande politique et ce qui relevait de la science médicale. Son pari désespéré était un pari perdu.

Une conclusion paraît donc s’imposer : Les damnés de la terre sont une oeuvre profondément contradictoire, qui peut inspirer les jugements les plus opposés suivant que l’on se fonde sur la première partie ou sur la suite. Mais on ne peut la juger équitablement sans l’avoir lue en entier, et on ne doit pas non plus la censurer en supprimant la partie qui ne nous plait pas. Nul ne peut dire ce que serait devenue la pensée de Frantz Fanon s’il n’était pas mort prématurément, mais aujourd’hui son apologie de la violence absolue reste dangereuse dans notre époque où le terrorisme islamiste continue d’invoquer le précédent de la guerre d’Algérie.

Guy Pervillé

Pour en savoir plus, voir ma lettre à Monsieur le Maire de Bordeaux Alain Juppé que j’ai placée sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=432, et mon livre Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire , Vendémiaire, 2018, 667 p.

(1) Préface de Jean-Paul Sartre aux Damnés de la terre, réédition Gallimard-folio actuel 1991, pp 37-61.

(2) Jean Daniel, La blessure (journal inédit) suivi de Le temps qui vient , Le livre de poche, 1992, pp 80-81.

(3) Gérard Chaliand, « Frantz Fanon à l’épreuve du temps », présentation de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Gallimard, folio-actuel, 1991, pp 7-36.

(4) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, folio-actuel, 1991, pp 375-376.

(5) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, pp 299-367.

(6) Selon Jean-François Kahn, cité dans Catherine Simon, Algérie, les années pieds-rouges , La Découverte, 2009, p. 184.



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