Sur la reprise de la guerre des mémoires (2022)

mercredi 25 mai 2022.
 
Mon prochain livre, intitulé Histoire des mémoires de la guerre d’Algérie (préface de Serge Barcellini, Editions SOTECA, 178 p) est imprimé depuis la fin avril, mais sa sortie est prévue pour le 17 août 2022, afin d’éviter la concurrence des très nombreux autres livres publiés à l’occasion du soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie. Cependant, il m’est apparu en le relisant que le début de son chapitre 5 souffrait d’une omission regrettable, celle du retour de la « guerre des mémoires » en France durant les années 1990 et au-delà. En effet, la première page de ce chapitre (p 67) est un simple résumé de l’évolution de la politique mémorielle française qui a déjà été exposée plus d’une fois dans les premiers chapitres ; mais la reprise de cette guerre des mémoires, même si plusieurs de ses aspects sont évoqués plus loin, aurait dû être mentionnée à cet endroit précis, correspondant à la page 68 du livre. C’est pourquoi je présente ici un complément, devant prendre place après la ligne 3 de la page 68, qui rendra ma démonstration beaucoup plus claire. Je remercie mes futurs lecteurs de le garder en mémoire quand le livre sortira.

« Cette transformation majeure de la politique mémorielle française fut le résultat de deux évolutions déjà signalées : d’une part, la reprise des procès liés aux crimes imprescriptibles commis par les Nazis et par leurs collaborateurs français durant la Seconde Guerre mondiale ; d’autre part, le rejet de la distinction entre les guerres commémorables (les deux guerres mondiales) et les guerres non-commémorables comme la guerre d’Algérie. Or la volonté de commémorer la guerre d’Algérie ne fut pas seulement le fait des forces politiques organisées à gauche et à droite au niveau de l’Etat : elle mobilisa aussi les militants et les intellectuels, y compris les historiens, qu’ils l’aient voulu ou non. D’autre part, cette mobilisation se produisit en partie en liaison avec la volonté du gouvernement algérien d’obtenir un soutien inconditionnel de la France dans sa lutte contre les islamistes, mais pourtant d’une manière pleinement autonome.

Au début des années 1990, l’historien Daniel Rivet jugeait significatif que seulement 7 % des Français considéraient la guerre d’Algérie comme l’un des principaux événements ayant marqué l’histoire de notre pays au XXème siècle, et il estimait que « le temps des colonies et l’épreuve de la décolonisation s’éloignent de nous irréversiblement » et que « les passions refroidissent inéluctablement ». Pourtant, durant les années suivantes et jusqu’à aujourd’hui, « le retour en force de la mémoire de la guerre d’Algérie lui a apporté, à lui et à tous ceux qui partageaient son avis, le plus cinglant des démentis. La guerre d’Algérie est redevenue un sujet d’une éternelle actualité, comme si le cours du temps s’était arrêté ou inversé. Elle est l’occasion d’une ‘guerre des mémoires’ entre des groupes ennemis qui sollicitent l’adhésion de la nation à leur vision de cette guerre, et qui considèrent les historiens comme des avocats ou des adversaires de leur cause. Cette guerre des mémoires, qui prolonge dans le présent la vraie guerre des années 1954 à 1962, divise la France en deux camps qui ne s’accordent que sur le caractère honteux du conflit, mais qui s’opposent sur ce dont elle devrait avoir le plus de honte : honte d’avoir employé tous les moyens pour triompher, ou d’avoir employé tous ces moyens pour rien, puisqu’à la fin le général de Gaulle a transformé une quasi-victoire en défaite politique et morale » [1].

En effet, durant les années 1990, deux grands événements firent l’objet de revendications de reconnaissance comme crimes contre l’humanité. D’abord, la dénonciation de la répression du 8 mai 1945 fut introduite en France en mai 1995 - peu après l’élection du président de la République Jacques Chirac - par l’association franco-algérienne « Au nom de la mémoire » en étroite liaison avec la Fondation algérienne du 8 mai 1945, sous la forme d’un film de montage diffusé sur la chaîne Arte, d’un colloque à la Sorbonne avec la participation de Bachir Boumaza, et de la publication d’une version très allégée de la thèse de l’historien algérien Boucif Mekhaled soutenue à Paris en 1989. Des historiens français comme Charles-Robert Ageron et Jean-Charles Jauffret protestèrent aussitôt contre cette tentative de soumettre l’histoire à la politique, et la guerre des mémoires fut immédiatement relancée par la publication de témoignages de Français d’Algérie en sens contraire [2].

D’autre part, la répression sanglante de la manifestation algérienne pacifique du 17 octobre 1961 à Paris fut tirée de l’oubli, à partir du 17 octobre 1991, par des militants liés à l’association « Au nom de la mémoire », et surtout à l’occasion du procès de Maurice Papon en 1997 par la déposition à charge de Jean-Luc Einaudi sur cette répression - bien qu’elle ne fît pas parties des charges retenues contre l’accusé. Ce témoignage fut un événement décisif, en provoquant le désaveu de la politique traditionnelle du silence sur la guerre d’Algérie aussi bien par le président de la République Jacques Chirac, élu en 1995, et par son nouveau Premier ministre de gauche, Lionel Jospin. Puis en 1998 le dépôt d’une plainte en diffamation par Maurice Papon contre Jean-Luc Einaudi provoqua une nouvelle mobilisation d’intellectuels pour sa défense. Enfin en octobre 1999, au moment où le Parlement reconnaissait officiellement la guerre d’Algérie en tant que guerre, l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli » fut créée par un grand nombre de militants et d’intellectuels - notamment des historiens [3] - « pour obtenir la reconnaissance, par les autorités politiques de ce pays, qu’un crime contre l’humanité a été commis par l’Etat les 17 et 18 octobre 1961 (...) ». Sur le site de l’Association, actif de 1999 à 2001, l’historien et militant Pierre Vidal- Naquet critiqua sévèrement le livre de l’historien Jean-Paul Brunet, Octobre 1961, un massacre à Paris, en le jugeant trop indulgent pour Maurice Papon : « La méthodologie de ‘l’historien’ Jean-Paul Brunet laisse particulièrement à désirer : rejetant en bloc les récits des témoins directs (Algériens), jouant du fait qu’il est impossible de déterminer précisément le nombre des victimes, Brunet construit sa démonstration de manière à ne tenir compte que des pauvres archives que la préfecture de police a bien voulu conserver ». Jean-Paul Brunet lui répondit non moins sévèrement en 2003 dans son nouveau livre, Charonne, lumières sur une tragédie, où il lui rappelait que « la raison d’Etat n’est pas seulement la raison de l’Etat, qu’un de ses avatars peut être l’altération de la vérité sous le couvert de l’idéologie dominante », et que « les esprits libres d’hier sont devenus ou risquent de devenir les bien-pensants d’aujourd’hui ». Durant plusieurs années encore, cette polémique rebondit à travers les publications de nouveaux livres par des historiens plus ou moins engagés [4].

De plus, à partir de l’été 2000 - peu après que le président algérien Abdelaziz Bouteflika eut relancé la revendication de repentance adressée à la France par son discours du 14 juin devant l’Assemblée nationale française - une campagne de presse lancée par Le Monde et par L’Humanité mit en accusation la torture française durant la bataille d’Alger de 1957 à travers le témoignage de Louisette Ighilariz. Cette campagne fut relancée par les aveux sans remords du général Aussaresses, ancien exécuteur des basses œuvres du général Massu. Mais aussi par la soutenance de la thèse sur la torture française de la jeune historienne Raphaëlle Branche, dont la publication en 2001 provoqua aussitôt la riposte d’un Livre blanc de l’armée française en Algérie (contresigné par plus de 500 officiers généraux) avec la participation de quelques historiens classés à droite, comme Maurice Faivre et Jean Monneret. Raphaëlle Branche riposta énergiquement en 2005 dans un nouveau livre intitulé Guerre d’Algérie, une histoire apaisée ? où elle s’efforçait néanmoins de dépasser les polémiques entre historiens.

Durant toutes ces années, j’ai été entraîné dans ces polémiques sans l’avoir voulu, ayant été interpellé après la publication d’articles publiés dans la revue L’Histoire, en 1997 par Claude Liauzu et Annie Rey-Goldzeiguer, puis en 1999 par Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, et enfin en 2003 par André Nouschi dans la revue Relations internationales. J’ai eu néanmoins l’impression d’une tendance à l’apaisement dans les années 2000, après m’être réconcilié avec Claude Liauzu et Gilbert Meynier, malgré la persistance de polémiques déplaisantes avec tel ou tel militant [5]. J’ai participé aux ouvrages collectifs tendant à rassembler la communauté des historiens de la guerre d’Algérie réalisés en 2004 par Mohammed Harbi et Benjamin Stora [6] puis en 2006 à Lyon par Gilbert Meynier et Frédéric Abecassis [7], et enfin en 2007 par le politologue à l’Université de Perpignan Eric Savarese [8]. Mais l’expérience a montré la difficulté de rassembler tous les historiens sur des positions communes au sujet de la guerre d’Algérie. J’adhère à la position que mon maître Charles Robert Ageron avait formulée en 1993 : « S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni ‘l’Algérie de papa’ ni ‘l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer » [9]. Mais je dois constater qu’en réalité les historiens se partagent comme les autres citoyens entre un centre, une gauche et une droite, et que c’est seulement au centre qu’un historien peut tenter de communiquer utilement avec tous ses collègues.

Il apparaît ainsi que le réveil de la guerre des mémoires fut provoqué en France, à partir de 1995, par une initiative algérienne, mais que cette guerre des mémoires françaises s’est développée ensuite d’une manière tout-à-fait autonome, la revendication algérienne de repentance étant très largement ignorée en France. De plus, les échos de la tragique guerre civile algérienne des années 1990 y ont été ressentis et interprétés comme une répétition de la première guerre d’Algérie trente ans plus tard. Cette évolution de la politique mémorielle française envers la guerre d’Algérie fut donc aussi une conséquence de la guerre civile dans laquelle l’Algérie s’enfonça à partir de l’interruption du processus électoral par le gouvernement et les chefs militaires qui refusaient de laisser le pouvoir aux islamistes du FIS en janvier 1992. »

[1] Guy Pervillé, Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, Paris, Vendémiaire, 2018, p 8.

[2] Voir le chapitre sur le 8 mai 1945 dans mon Histoire iconoclaste, op. cit., pp 185-219.

[3] Notamment, en plus de Jean-Luc Einaudi, Mohammed Harbi, Claude Liauzu, Benjamin Stora, Pierre Vidal-Naquet.

[4] Voir le chapitre sur le 17 octobre 1961 dans mon Histoire iconoclaste, op. cit., pp 300-343.

[5] Voir la longue liste que j’ai publiée dans mon Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, pp 579-580 note 20.

[6] La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie. Paris, Robert Laffont, 2004.

[7] Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, le cas de l’histoire algéro-française. Colloque organisé à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, disponible sur le site Internet de l’ENS : http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/France-algerie/.

[8] Voir sur mon site : « Ma position sur l’annexe au rapport d’Eric Savarese sur le ‘mur des disparus’ » (2007) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=156 .

[9] Voir sur mon site : « In memoriam, Charles-Robert Ageron (1923-2008) », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=226 .



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