Réponse à Gilles Manceron (2005)

dimanche 24 avril 2005.
 
Gilles Manceron m’ayant interpellé, sur le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, à propos de mon avis sur les lois du 21 mai 2001 et du 23 février 2005, et sur ma participation à une initiative du mouvement “Jeune Pied-noir”, je lui réponds afin d’alimenter, comme il le souhaite lui-même, “un débat nécessaire entre historiens, en le fondant sur un échange serein et sans passion”. Je reviendrai plus tard sur le même sujet.

Pour lire le texte de Gilles Manceron

Sur la loi du 21 mai 2001

Gilles Manceron récuse le bien fondé de mes arguments visant la loi du 21 mai 2001 (dite Loi Taubira) [1], qui a reconnu l’esclavage et la traite négrière perpétrés depuis le XVème siècle contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes comme constituant un crime contre l’humanité, et il estime que je me trompe complètement en disant que “cette qualification pénale de faits vieux de plusieurs siècles est un non-sens juridique” . D’après lui, “il ne s’agit pas d’une qualification pénale, puisque aucune loi pénale ne s’applique au passé, au nom du principe juridique fondamental de non- rétroactivité des lois, mais d’une qualification politique et morale qui engage notre société d’aujourd’hui par son regard sur son propre passé et qui donne un cadre pour que l’enseignement prenne en compte cette volonté générale du Législateur, dans le respect du rôle propre de tous les acteurs de l’Education nationale et de la liberté pédagogique fondamentale des enseignants”.

Je reconnais que l’ancienneté de l’interdiction de la traite des esclaves (1815) et de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (1848) n’impose pas leur oubli et ne rend pas caduque leur condamnation morale absolue : l’Etat a donc le droit d’élaborer une politique de la mémoire à leur sujet dans le cadre de l’Education nationale. Mais le crime contre l’humanité est bien une notion juridique récente, relevant du droit pénal contemporain. Et c’est justement à cause du principe de non-rétroactivité des lois que sa projection rétrospective sur des faits vieux de plusieurs siècles me paraît un non-sens juridique. L’intention juridique et judiciaire, et non seulement morale ou politique, de la loi Taubira était évidente et ouvertement assumée dans sa première version, la proposition de loi déposée le 22 décembre 1998. Son exposé des motifs, au ton très passionné, stigmatisait “la mauvaise foi de ceux qui déclarent que la faute fut emportée par la mort des coupables et ergotent sur les destinataires d’éventuelles réparations”. L’article 5 instaurait “un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de la réparation due au titre de ce crime”. L’article 6 insérait dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse un article 24 ter ainsi rédigé : “Seront punis des peines prévues à l’article 24 bis ceux qui auront contesté par un moyen énoncé à l’article 23 l’existence du crime contre l’humanité défini à l’article 1er de la présente proposition de loi” (disposition inspirée de la loi Gayssot, qui avait été condamnée au nom de la liberté des historiens par Madeleine Rébérioux, présidente de la Ligue des Droits de l’Homme [2]). L’article 7 insérait, dans la même loi de 1881, un autre article autorisant toute association vouée à “la défense des intérêts moraux, la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants” à “exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l’apologie des crimes contre l’humanité tels qu’ils sont établis par l’article 24 ter”. Il est vrai que ces articles 5, 6 et 7 ont été élagués du texte définitif adopté en mai 2001, mais le nouvel article 5 reprend plus discrètement le même contenu que l’ancien article 7.

La définition chronologique et géographique du crime contre l’humanité formulée dans l’article 1er a été élargie, des “populations africaines” de la version initiale à un ensemble de victimes plus vaste : “les populations africaines, amérindiennes malgaches et indiennes”, asservies et déportées “aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’Océan indien et en Europe”. Mais elle est restée limitée à celle des esclavagistes européens, en excluant implicitement celles de l’esclavage et de la traite internes à l’Afrique ou organisée par des trafiquants musulmans. Gilles Manceron rappelle qu’un Etat peut reconnaître un crime qui relève de sa propre responsabilité sans nier pour autant l’existence de crimes semblables commis par d’autres Etats. Mais - outre le fait que l’extension chronologique et géographique du crime reconnu implique l’Europe, et non la seule France - on pouvait logiquement se demander si cette limitation du crime condamné par l’article 1er ne risquait pas de fausser en la tronquant la perspective historique des programmes d’enseignement et de recherche visés par l’article 2 : “Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent”. J’ai peut-être eu tort de reprendre les estimations données par Olivier Pétré-Grenouilleau à la page 12 du Monde daté des 6 et 7 mars 2005 (suivant lequel “11 millions d’Africains furent déportés vers les Amériques de 1450 à 1867. Les traites orientales conduisirent à la déportation de 17 millions de personnes entre les années 650 et 1920” , et les traites internes à celle de 14 million de personnes dans la même période ), sans prendre garde à l’évaluation sensiblement différente donnée par Gilles Manceron à la même page : “du XVIème au XXème siècle, si la traite transatlantique d’origine européenne a fait plus de 11 millions de victimes, la traite transsaharienne d’initiative arabe et africaine en a fait environ 4 millions”. N’étant pas spécialiste de la question, je ne peux pas me prononcer entre ces deux thèses. Et puisque Gilles Manceron assure que le comité chargé par l’article 4 d’élaborer des propositions afin de pérenniser la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière (qui viennent d’être remises au gouvernement) a fait du bon travail, historiquement irréprochable, je ne peux qu’en prendre acte et m’en réjouir [3]

Sur la loi du 23 février 2005

Gilles Manceron oppose la loi du 21 mai 2001,”exemple positif qui doit être défendu”, à “l’exemple profondément négatif de celle du 23 février 2005, qui ne procède pas de la même rigueur scientifique et de la même transparence, mais est en grande partie le résultat du travail de lobbying mémoriel d’associations nostalgiques de l’Algérie française”.

Les lois votées depuis quelques années pour façonner une mémoire nationale ont inévitablement des caractères communs en matière de technique juridique, dans la mesure où les plus récentes s’inspirent des plus anciennes et utilisent les précédents créés par celles-ci. C’est pourquoi la critique juridique de la loi du 23 février 2005 faite par le juriste Thierry Le Bars dans le Recueil Dalloz [4] est dans une large mesure valable pour la loi du 21 février 2001. Mais il est vrai que la nouvelle loi, “portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés”, se distingue par son origine et par son contenu.

Cette loi est le résultat d’une négociation entreprise par le gouvernement Raffarin avec un rassemblement d’associations de rapatriés d’Algérie, qui avaient vivement combattu en 2002 le projet de loi instituant le 19 mars comme date de commémoration nationale de la guerre d’Algérie [5] (soutenu par le gouvernement Jospin, adopté le 22 janvier 2002 par l’Assemblée nationale et transmis au Sénat, avant le séisme électoral du 21 avril). Négociation qui aboutit en septembre 2003 à un rapport au Premier ministre du député Michel Diefenbacher, puis à un projet de loi présenté en mars 2004 par Madame Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense [6].

Le projet initial se composait d’un seul article à caractère mémoriel (“La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’oeuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc et en Tunisie, ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française”) [7], suivi par cinq articles attribuant des indemnisations à diverses catégories de rapatriés (dont je ne traiterai pas ici [8]). Les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat furent alimentés par une proposition de résolution du groupe socialiste, “tendant à la création d’une commission d’enquête sur les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis, après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie” [9], et par de nombreux amendements, dont le plus important (qui fut rejeté) demandait la reconnaissance officielle de la responsabilité de l’Etat dans ces faits. Le projet initial est ainsi passé de un à cinq articles mémoriels.

L’article 1er du projet, maintenu dans celui de la loi, est complété par un deuxième alinéa dans lequel la Nation “reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leurs familles, solennellement hommage”. La reconnaissance du mérite des Français rapatriés d’outre-mer est ainsi complétée par une reconnaissance de leurs souffrances et du statut de victimes.

Le nouvel article 2 renforce et précise cette reconnaissance en associant “les rapatriés d’Afrique du Nord, les personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Evian, ainsi que les victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à l’hommage rendu le 5 décembre aux combattants morts pour la France en Afrique du Nord”. C’est la première reconnaissance officielle des enlèvements et meurtres de nombreux civils français d’Algérie après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, et donc un succès notable pour les associations de rapatriés, même si leur principale revendication, la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans ces faits tragiques, n’a pas été satisfaite.

L’article 3 annonce la création d’une “fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie avec le concours de l’Etat” dans des conditions fixées par un décret en Conseil d’Etat. Sa nature et sa mission restent flous. Leur première formulation dans l’exposé des motifs du projet présenté par Madame Alliot-Marie l’était encore plus :”Une fondation sera créée pour assurer la vérité de leur histoire (celle des Français d’Algérie et des harkis), comme celle de la guerre, la pérennité de leurs traditions et veiller à défendre leur honneur et leur dignité. Elle prendra dans ces domaines la suite des administrations spécifiques”. La confusion n’était pas dissipée dans le rapport présenté le 8 juin 2004 à l’Assemblée nationale par le rapporteur Christian Kert : “Les parlementaires sont en outre très attachés à la création d’une fondation - annoncée dans l’exposé des motifs du projet de loi - dont la mission principale sera de retracer et de mettre en lumière la réalité des événements d’Afrique du Nord, de diffuser auprès du grand public l’histoire et la culture des rapatriés - y compris celles des harkis - et de transmettre l’héritage dont ils sont porteurs”. Pour tenter de dissiper cette confusion entre l’histoire de la guerre d’Algérie et la mémoire des “Pieds-noirs” et des harkis, le premier ministre a chargé le préfet Roger Benmebarek de lui remettre un rapport avant le 15 juin 2005.

L’article 4 de la loi du 23 février 2005, qui a provoqué la pétition des historiens à l’initiative de Claude Liauzu, n’innove pas dans son principe, qu’il emprunte à l’article 2 de la loi Taubira en le paraphrasant. Mais il s’en distingue par son contenu, qui reprend explicitement des éléments empruntés à l’article 1er de la nouvelle loi.

Le premier alinéa : “Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite”, et le troisième (“la coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée”) ne sont pas plus contraignants que les dispositions analogues de la loi Taubira. Mais le deuxième alinéa va plus loin, en reprenant explicitement les idées essentielles de l’article 1er : “Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit”. La lecture faite par la pétition des historiens, suivant laquelle cette loi “en ne retenant que le “rôle positif” de la colonisation, impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé”, est excessive [10] , mais elle correspond à celle que font spontanément et de bonne foi tous ceux qui découvrent cette loi sans en connaître l’élaboration. Elle est excessive, en ce que la loi du 23 février 2005 n’abroge pas la loi du 21 mai 2001, donc s’y ajoute ; et parce que, son objet étant de reconnaître la mémoire des rapatriés, elle ne concerne pas logiquement la colonisation esclavagiste de l’Ancien régime et sa prolongation jusqu’en 1848 dans les “vieilles colonies” (Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion) devenues des départements d’Outre-mer. Et aussi parce que l’expression “en particulier” ne signifie pas “uniquement”. Mais on peut légitimement la comprendre comme synonyme de “tout particulièrement”, ce qui revient à privilégier le “rôle positif” de la colonisation par rapport à ses aspects négatifs, ou même à lui attribuer un bilan globalement positif.

Cette ambiguïté de la rédaction est une faute grave, qui aurait pu être évitée en reprenant certaines formules du même rapport de Christian Kert : “Il n’appartient pas à l’Etat de dire l’histoire, ni de favoriser une lecture des événements plutôt qu’une autre : ces travaux sont le privilège de l’historien. Responsable de la cohésion nationale, il lui appartient par contre de mettre en oeuvre les moyens propres à créer un climat propice à rassembler les Français autour de leur passé, c’est-à-dire de mettre en place les éléments susceptibles de permettre une lecture sereine de l’histoire”. Et plus loin : “La reconnaissance des douleurs et des drames - si forte ces dernières années - ne doit pas aboutir à discréditer l’action française outre-mer dans son intégralité, pas plus que la reconnaissance de l’oeuvre française outre-mer ne doit être envisagée comme un déni des conquêtes et des violences qui l’ont accompagnée”. Et cette faute aurait dû être évitée, en tenant compte de la véhémente pétition “Non à l’occultation des crimes coloniaux français” [11], définissant l’oeuvre “civilisatrice” de la France au Maghreb comme “”une succession terrible de crimes contre l’humanité”, qui avait répondu en 2003 à une proposition de loi reconnaissant “l’oeuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens ayant vécu en Algérie pendant la période de la présence française” [12].

Quant à l’article 5 : “ Sont interdites : - toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des forces supplétives ou assimilées ; toute apologie des crimes commis contre les harkis et les membres des formations supplétives après les accords d’Evian”, il traduit une volonté d’imposer le respect de l’honneur des harkis dans le pays qu’ils ont servi et choisi, mais il ne crée pas de délit spécifique : “L’Etat assure le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur” [13].

L’ensemble des articles mémoriels de la loi du 23 février 2005 laisse au minimum une impression de perplexité et d’incrédulité. Le texte, rédigé entièrement au présent de l’indicatif, témoigne d’une foi naïve dans la vertu performative de la langue juridique, qui suffirait à transformer l’énoncé d’un voeu en une réalité. Il parle au nom de “la Nation” et prétend “rassembler les Français autour de leur passé”, en oubliant que la guerre d’Algérie a profondément divisé la communauté nationale, entre la majorité qui a voulu y mettre fin par les accords d’Evian signés le 18 mars 1962 par le gouvernement français avec le FLN algérien, et la minorité qui s’est sentie trahie et abandonnée par ces accords. Peut-on croire que “la Nation” dont la majorité des députés avait voté en janvier 2002 le projet de loi faisant du 19 mars la date commémorative de la guerre d’Algérie, a changé d’avis en officialisant en février 2005 la mémoire des rapatriés d’Algérie, avec une vingtaine de participants aux débats et 543 absents [14] ? D’autre part, la loi ne tient pas compte de la place grandissante dans la population française des Français d’origine algérienne, maghrébine, ou africaine, qui sont porteurs de mémoires différentes et souvent antagonistes avec celle des rapatriés d’Algérie, ni du fait que la grande majorité des victimes de la guerre d’Algérie sont très probablement algériennes. Si la politique mémorielle du gouvernement Raffarin est bien celle définie en octobre 2004 (à propos de l’application de la loi Taubira) par la ministre de l’Outre-mer Brigitte Girardin [15] : “La République cherche aujourd’hui à conduire l’indispensable travail de mémoire, en réhabilitant celles parfois conflictuelles, de toutes les populations qui forment notre nation”, faut-il comprendre que la loi du 23 février 2005 en faveur des “Pieds-noirs” et des “Harkis” en annonce une autre en faveur de leurs anciens adversaires, ou que le futur traité d’amitié franco-algérien annoncé pour cette année en tiendra lieu ? Le grand tort de cette loi est de sembler vouloir non seulement réhabiliter la mémoire des “Pieds-noirs” et des “harkis”, mais aussi imposer leur mémoire à la nation entière, et encore fixer une mémoire officielle de la guerre d’Algérie et de la colonisation française. L’ambitieuse politique de mémoire affichée par le gouvernement actuel apparaît en réalité improvisée, confuse et peu cohérente.

Les associations qui veulent représenter [16] les “communautés” appelées “Pieds-noirs” et “Harkis”, et qui veulent réhabiliter leur mémoire ont remporté un succès (bien que leur principale revendication, la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat, ait été refusée), mais ce succès est artificiel et illusoire. En 1998, j’avais publié l’analyse suivante [17] : “De nombreuses associations de rapatriés, de “harkis” et de militaires dénoncent le poids de ce qu’ils appellent la “désinformation” imposée par les “tiers-mondistes pleurnichards”, et réclament une “réécriture de l’histoire” de la colonisation et de la décolonisation.Pour y parvenir, ils souhaitent une intervention des pouvoirs publics, par un grand débat parlementaire et par “la création d’une commission d’historiens afin de rétablir la vérité historique sur la présence française en Algérie de 1830 à 1962”. A supposer qu’une majorité de droite leur donne satisfaction, l’histoire de la colonisation et de la décolonisation française deviendrait un enjeu politique, comme la législation sur l’immigration et le code de la nationalité française. Elle serait alternativement pro-coloniale (comme sous la IIIème et la IVème République) et anticoloniale (comme en Algérie depuis l’indépendance). Ainsi, l’indépendance des historiens qui travaillent en France sur la colonisation et la décolonisation, garantie depuis 1962 par l’absence d’une doctrine officielle en la matière, pourrait être remise en cause”. Cette éventualité, que je jugeais alors “assez peu vraisemblable, faute d’une mémoire nationale cohérente”, est devenue réalité.

Si vraiment l’Etat doit légiférer sur la mémoire pour veiller à la “cohésion nationale” (Christian Kert), pour “consolider notre communauté nationale, construire notre destin commun” en faisant “partager à tous les citoyens français l’ensemble des mémoires qui font la France d’aujourd’hui” (Brigitte Girardin), il faut que ces lois garantissent la liberté du travail des historiens et la conformité des programmes scolaires à la vérité historique établie par leurs travaux. Mais les historiens doivent aussi écouter les revendications des divers groupes qui militent pour la reconnaissance de leurs mémoires particulières, et en tenir compte dans la mesure où elles sont compatibles avec la vérité historique et avec le respect des autres mémoires.

Les souffrances endurées par les Français d’Algérie et par les “harkis” après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 et l’indépendance de l’Algérie sont des faits historiques réels, et l’extrème droite n’est pas la seule à avoir réclamé une enquête sur les responsabilités de ces faits tragiques. Sans oublier les autres victimes de cette période et de l’ensemble de la guerre d’Algérie (dont les plus nombreuses sont des victimes algériennes de la répression française), les historiens doivent contribuer à faire qu’il n’y ait plus de “bonnes” et de “mauvaises” victimes, ni de faits tabous. J’ai tenté de faire le point des connaissances sur la sanglante transition de la souveraineté française à la souveraineté algérienne dans mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie [18], en essayant de distinguer les responsabilités de l’OAS, celles du FLN, et celles du gouvernement français. Voila pourquoi je n’ai pas cru devoir refuser l’invitation de Bernard Coll et de son mouvement “Jeune Pied-noir” à une rencontre entre des historiens et des témoins sur l’après 19 mars 1962. Mon intention n’est pas de subordonner l’histoire à ses buts politiques : elle est de dire ce que je jugerai devoir dire en tant qu’historien et que citoyen conscient de ses devoirs, pour ne pas laisser croire que les historiens n’ont rien à lui répondre [19].

Guy Pervillé.

PS 1 : J’ai laissé passer par inadvertance le premier anniversaire de cette réponse. Plus d’un an après, la suite des événements m’a donné, me semble-t-il, entièrement raison. Et Gilles Manceron me paraît l’avoir implicitement reconnu en prenant clairement position pour Olivier Petré-Grenouilleau, attaqué en justice au nom de la loi Taubira-Ayrault :

-  "Sommes-nous en train d’assister à une restriction de la liberté des historiens ?"
-  Gilles Manceron : " Il y a des risques auxquels il faut résister. La plainte contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau (auteur d’un ouvrage sur l’esclavage) me paraît totalement injustifiée. Les critiques doivent être exprimées et non traitées devant les tribunaux. Ce n’est pas aux tribunaux ou aux lois de dire l’histoire."

(Propos recueillis vendredi 24 mars 2006 par la rédaction de Saphirnews.com, http://www.saphirnews.com, et reproduits le 25 mars sur le site de la LDH de Toulon : http://www.ldh-toulon.net/imprimer.php3 ?id_article=1230.)

PS 2 : Gilles Manceron ayant décidé de retirer son texte polémique du site de la LDH de Toulon, je retire à mon tour la dernière partie de ma réponse, intitulée Pour un débat serein et sans passion (25 janvier 2007). L’incident est donc heureusement clos.

[1] A lire sur les sites internet de l’Assemblée nationale et du Sénat. Cette proposition de loi a été co-présentée par le leader socialiste Jean-Marc Ayrault et son groupe, et la loi a été signée par les ministres du gouvernement Jospin et par le président de la République Jacques Chirac.

[2] Voir ses deux tribunes libres dans la revue L’Histoire, n°138, novembre 1990, pp. 92-94, et n° 192, octobre 1995, p.98, qui sont plus actuelles que jamais.

[3] Je constate néanmoins que l’analyse d’Olivier Pétré-Grenouilleau rejoint la mienne. Voir l’interview d’Olivier Pétré-Grenouilleau par Dominique de Laage, "Les chaînes de la mémoire", Sud-Ouest (Bordeaux), 10 juin 2005, p. 2-6, et surtout sa mise au point intitulée "Les identités traumatiques. Traites, esclavage, colonisation", dans Le Débat, n° 136, septembre-octobre 2005, pp. 93-107.

P S : Olivier Pétré-Grenouilleau fait l’objet d’une plainte en justice pour "contestation de crime contre l’humanité" à la suite d’une interview accordée le 12 juin 2005 au Journal du dimanche. Cette plainte est la première à menacer directement le droit d’un historien à exercer son métier d’historien en France. L’enjeu de ce procès sera donc décisif. Pour en comprendre toute l’importance, voir l’analyse d’Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université de Rennes-I, "L’esprit critique menacé", dans Le Monde, 3 décembre 2005, p. 26, et le manifeste signé par 19 intellectuels, "Liberté pour l’histoire", dans Libération du 13 décembre 2005 et sur les sites internet de Libération et du Nouvel Observateur. Voir aussi "L’enfer des bonnes intentions", par Françoise Chandernagor, dans Le Monde, 17 décembre 2005, p. 27, et le nouveau manifeste signé par 26 intellectuels, "La liberté de débattre", dans Marianne, 24 décembre 2005 au 6 janvier 2006, p. 29.

-  Le 3 février 2006, le président du "Collectif DOM" a annoncé sa renonciation à sa plainte contre Olivier Pétré-Grenouilleau. Voir l’article de Jean-Baptiste de Montvalon, "Le collectif DOM retire sa plainte contre un historien de l’esclavage", dans Le Monde, samedi 4 février 2006, p. 3.

[4] A lire sur le site internet de la section de Toulon de la Ligue des droits de l’homme : http://www.ldh-toulon.net.

[5] Guy Pervillé, « La date commémorative de la guerre d’Algérie », Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, GRHI, n° 26, automne 2004, pp. 61-70. A lire sur le présent site.

[6] Projet de loi déposé à l’Assemblée nationale le 10 mars 2004.

[7] Cet article reprenait en l’élargissant l’article unique de la proposition de loi « visant à la reconnaissance de de l’oeuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française », déposée le 5 mars 2003 à l’Assemblée nationale par MM Léonetti, Douste-Blazy, et 108 autres députés.

[8] Le dernier article du projet de loi et de la loi votée étend à certaines catégories de condamnés, membres de l’OAS, qui n’en avaient pas bénéficié l’amnistie accordée par la loi n° 82-1021 du 3 décembre 1982.

[9] Proposition déposée le 3 juin 2004 à l’Assemblée nationale par M. Kléber Mesquida et les membres du groupe socialiste et apparentés.

[10] La fin de la citation peut être interprétée comme une tentative de réhabiliter la participation des combattants venus de l’Outre-mer aux guerres de la France en oubliant les guerres coloniales. Mais on peut y voir aussi bien une réponse à l’oubli du rôle particulièrement important des citoyens français d’Afrique du Nord dans la libération de la France par la récente commémoration officielle du débarquement du 15 août 1944, selon Yves Santamaria, "C’est nous les Africains. La place des populations d’Afrique du Nord dans la libération de la France (1945-2005)", communication au récent colloque "Images et libération".

[11] A lire sur le site internet http:/ /icietlabas.lautre.net, et sur celui de la LDH Toulon.

[12] Proposition de loi « visant à la reconnaissance de de l’oeuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française », déposée le 5 mars 2003 à l’Assemblée nationale.

[13] On remarquera néanmoins qu’un article 7 final avait été ajouté en première lecture par l’Assemblée nationale, mais a été supprimé par le Sénat : "Après l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, il est inséré un article 23 bis ainsi rédigé : "Article 23 bis : Les dispositions des articles 23- 24- 48-2 et 65-3 sont applicables aux crimes commis contre les harkis et les membres des forces supplétives après le cessez-le-feu du 19 mars 1962". Cet article paraît comparable aux articles 6 et 7 du projet Taubira (retirés de la loi Taubira) qui se réfèrent aux mêmes textes.

[14] Nombres cités par le président de la fédération des Cercles algérianistes, Thierry Rolando, in Les informations de l’Algérianiste, supplément à L’Algérianiste n° 109, mars 2005, p. 9.

[15] Discours au Salon du livre de l’Outre-mer, octobre 2004, cité par Sophie Dulucq et Colette Zytnicki, « Penser le passé colonial français », in XXème siècle, revue d’histoire, n° 86, avril-juin 2005, p. 69.

[16] Les trois quarts des rapatriés d’Algérie n’appartiennent à aucune association de rapatriés, selon le rédacteur en chef de Pieds-noirs Magazine.

[17] « Mémoire, justice et histoire », Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, GRHI, n° 13, printemps 1998, pp. 105-106.

[18] Editions Picard, Paris, 2002, pp. 206-230.

[19] La réunion du 23 avril 2005 au Sénat s’est passée très convenablement. Les autres historiens présents peuvent en témoigner.



Forum