A propos du film Oran, un massacre oublié (2019)

dimanche 8 septembre 2019.
 
Sollicité par un de mes correspondants de donner mon avis sur le film "Oran, un massacre oublié, puis d’autoriser la diffusion de cet avis, je me suis décidé à le mettre moi-même sur mon site en lui apportant quelques compléments indispensables.

Réponse à un de mes correspondants à propos du film Oran, un massacre oublié , de Georges-Marc Benhamou et Jean-François Deniaud.
Documentaire de 55 mn, diffusé sur FR 3 jeudi 5 septembre 2019 à 23 h.

Bien entendu, j’ai regardé ce film avec la plus grande attention, et d’autant plus attentivement que le général Faivre m’avait informé de la réaction très négative d’un Oranais que je ne connais pas, le docteur Alain Bourdon, concluant ainsi :
Ce que j’ai vu est pire que ce que j’imaginais. C’est un très mauvais film qui, in fine, n’affirme rien mais suggère et conduit le spectateur à comprendre que la maltraitance des arabes par les français pendant 132 ans de colonisation, et surtout les exactions de l’OAS à Oran les derniers mois sont à l’origine de l’exaspération compréhensible des masses musulmanes et de ces débordements. Bref, si les Oranais ont été (un peu) massacrés, c’est bien leur faute et celle de l’OAS. CE FILM EST UNE INFAME SALOPERIE.

En réalité, cette réaction viscérale est tout à fait exagérée, et celui qui l’a exprimée ainsi en toute sincérité a eu tort de rendre les auteurs du film responsables des paroles de tous les témoins interrogés (notamment celles d’un écrivain algérien, et celles du secrétaire du général Katz, Thierry Godechot), comme s’ils les prenaient nécessairement à leur compte. Il fallait tenir compte de tous les témoignages présentés, et pas seulement de quelques uns. Je suis donc tout à fait d’accord avec Jean Monneret pour penser que ce film est infiniment meilleur que ceux que nous avons vu passer à la télévision il y a quelques mois, et j’espère qu’il ne restera pas sans effet positifs.

Je lui ferai néanmoins deux critiques, liées il est vrai au format de 55 minutes qui est évidemment trop limité pour un sujet aussi complexe.

D’abord, j’ai regretté que les faits antérieurs au 5 juillet 1962, qui sont indispensables à connaître pour tenter de comprendre les causes de ce événement tragique, aient été expédiés en un quart d’heure, et d’un manière qui ne permet pas de présenter clairement ces causes. On nous dit qu’à Oran la guerre d’Algérie a commencé au début 1961, ce qui est faux, mais on ne nous dit pas davantage que le FLN a pratiqué un terrorisme systématique et continu jusqu’en mars 1962, et que celui de l’OAS n’a commencé à le dépasser qu’à partir de février. On ne nous dit pas non plus que l’OAS a bombardé avec ses mortiers les quartiers musulmans tenus en main par le FLN de février-mars à juin 1962, et que ce fait devrait être placé au premier rang des explications possibles de ce qui s’est passé le 5 juillet. Je ressens de plus en plus la nécessité de publier bientôt sur mon site les passages des messages de l’OAS d’Oran rassemblés par Guy Pujante, qui attestent que celle-ci a poursuivi la guerre contre le FLN et, donc, contre la population musulmane vivant sous son autorité, jusque une semaine avant le 5 juillet, ce qui rend vraisemblable l’hypothèse d’une vengeance préméditée contre la population européenne après la disparition de l’OAS.

Les trois quarts suivants du film sont beaucoup plus détaillés sur les faits, mais ils ne sont pas assez clairs sur les explications. La responsabilité du général de Gaulle est mise en cause à juste titre, mais sans les précisions indispensables pour la mesurer. Il aurait fallu expliquer que De Gaulle avait choisi de rester neutre dans le conflit qui était sur le point d’éclater entre les deux moitiés du FLN (le GPRA d’un côté, l’alliance Ben Bella-Boumedienne de l’autre) parce qu’il ne voulait pas recommencer la guerre à peine terminée, et parce qu’il ignorait que le CNRA avait voté à l’unanimité un mois plus tôt le programme de Tripoli - tenu secret - qui définissait les accords d’Evian comme une « plateforme néo-colonialiste » à démanteler le plus vite possible. D’autre part, les instructions données le 5 juillet à l’ambassadeur Jeanneney comportaient en premier lieu « le principe essentiel que la France, ayant reconnu l’indépendance du nouvel Etat et lui ayant transféré les compétences afférentes à la souveraineté, ne doit pas prendre parti dans les querelles qui divisent des factions politiques locales », mais aussi en deuxième lieu le devoir de « rappeler le cas échéant à l’Exécutif algérien sa responsabilité au regard de la sécurité des Européens » et de souligner « la nécessité où se trouverait le Gouvernement français, en cas de carence des autorités locales, de prendre lui-même les mesures de sauvegarde nécessaires par le regroupement provisoire des intéressés dans les régions portuaires et par leur embarquement ». L’hypothèse de Jean-François Paya, qui suppose que De Gaulle aurait conclu un « deal » avec Ben Bella avant le 5 juillet pour lui abandonner le maintien de l’ordre à Oran parce qu’il voulait le favoriser dans sa conquête du pouvoir est donc fausse. Et je lui fais un autre reproche, celui d’avoir évacué la recherche des responsabilités sur place (l’affrontement FLN-OAS qui venait à peine de se terminer) pour la remplacer par une cause entièrement extérieure à Oran (la lutte pour le pouvoir entre les deux camps algériens).

La passivité du général Katz est un fait incontestable, qui bien entendu ne relève pas de sa seule responsabilité personnelle. Il a voulu obéir aux ordres reçus, si contradictoires soient-ils, et lourdement sous-estimé la gravité de la situation qui lui imposait de choisir entre l’obéissance aveugle et la désobéissance. Il a sans doute cherché à obtenir des ordres clairs de ses supérieurs militaires et civils, mais la sévérité qu’il manifeste à leur égard dans son livre autorise à supposer qu’il n’a trouvé personne à Rocher-Noir pour lui donner ceux qu’il pouvait attendre. On peut penser qu’il a fini par joindre le général de Gaulle, mais il le dit « mal informé », ce qui est particulièrement frappant de la part d’un homme qui sous estimait pourtant lui-même la gravité de la situation. La carence du pouvoir politique est donc manifeste, mais pour la juger équitablement il faut tenir compte de deux faits : - que le ministre Louis Joxe avait obtenu le 14 juin de son homologue algérien Saad Dahlab la promesse que l’indépendance de l’Algérie (proclamée le 3 juillet par Abdderrahmane Farès et par Christian Fouchet) ne serait pas célébrée officiellement avant le 6 juillet (promesse oubliée par les Algériens aussitôt après la fin de la souveraineté française) ; - et qu’en conséquence le 5 juillet le Conseil des affaires algériennes était réuni à l’Elysée à partir de 15 heures avec la participation de l’ancien responsable de l’Algérie Christian Fouchet et du nouveau, l’ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney, qui rejoignit son poste le lendemain. Or le compte rendu officiel de cette séance et les notes du secrétaire général du gouvernement René Belin ne contiennent aucune mention de cet événement. Ainsi, l’explication la plus simple est que Katz n’aurait pas trouvé d’interlocuteur compétent au bout du fil durant ces heures si tragiques. On peut donc accuser le président de la République et son gouvernement d’une imprévoyance et d’une inconscience coupables, mais pas d’une complicité délibérée avec les massacreurs des Français d’Oran, et cela aurait dû être précisé.

Guy Pervillé



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