Retour sur le 20 août 1955, à partir du livre d’Emmanuel Alcaraz : Histoire de l’Algérie contemporaine et de ses mémoires des origines au Hirak (2023)

samedi 4 novembre 2023.
 
Ce texte que j’ai longuement relu et corrigé depuis la sortie du livre d’Emmanuel Alcaraz en 2021, complète l’analyse que j’ai déjà publiée sur ce site de mes quelques points de divergence avec celui-ci (voir "A propos du nouveau livre d’emmanuel Alcaraz" (2022) http://guy.perville.free.fr/spip /article.php3 ?id_article=497, et ma préface à ce livre : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=482).

J’ai accepté de lire le nouveau livre d’Emmanuel Alcaraz [1], puis de le préfacer, parce que je suis pour la coopération entre les historiens qui travaillent sur le même sujet, même et surtout quand ils appartiennent à des générations différentes et ont suivi des parcours différents. J’espère que les lecteurs qui ont déjà lu mon Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, parue en 2018 aux éditions Vendémiaire [2], auront la curiosité de lire ce nouveau livre consacré au même sujet - mais aussi que les lecteurs de ce nouveau livre auront la curiosité inverse - afin de constater à quel point deux historiens a priori très différents ont pu rapprocher leurs points de vue par un dialogue sincère et constructif.

Ce livre, dans son ultime version, mérite les plus vifs éloges. Son auteur l’a considérablement enrichi en développant la partie qui va des origines à 1830, ce qui donne à son travail un plus grand équilibre entre les époques, et en fait une véritable histoire de l’Algérie des origines à nos jours. De ce fait, il a pris une ampleur considérable qui le range parmi les principaux ouvrages à connaître sur l’histoire de l’Algérie, répondant aux interrogations des lecteurs français et algériens. L’abondance des références bibliographiques données dans les notes et dans la bibliographie classée à la fin du livre est aussi un point fort à signaler. Enfin, le regroupement en une riche postface des remarques de l’auteur sur son héritage familial et sur son itinéraire personnel est également une très bonne idée qui accroît encore l’intérêt du livre. En l’écrivant, Emmanuel Alcaraz a gagné ses galons d’historien de l’Algérie à part entière.

Mais je souhaite néanmoins revenir sur quelques points précis qui concernent essentiellement la partie centrale du livre, et plus particulièrement l’insurrection algérienne du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, sujet très délicat sur lequel nous avons eu le plus de mal à accorder nos points de vue. J’avais formulé mon analyse historiographique de cet événement à deux reprises, sur mon site en 2013 [3] et de nouveau sous une forme plus condensée en 2018 dans un chapitre de mon Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire (pp 220-240). D’autre part, j’avais constaté en lisant le compte rendu du livre de Jean Sévillia publié par Emmanuel Alcaraz dans Le quotidien d’Oran (22-23 décembre 2018) qu’il niait que le FLN eut voulu mener une guerre religieuse au nom de l’islam, « même si par moments il a pu faire appel au djihad pour mobiliser la paysannerie ». Sur ce point j’avais une autre analyse, que j’ai résumée récemment dans la préface que j’ai rédigée pour le nouveau livre de Roger Vétillard, La guerre d’Algérie, une guerre sainte ? [4]

Ces quelques points de divergence persistants n’enlèvent rien à mon approbation de la très grande majorité, de la presque totalité des pages du livre d’Emmanuel Alcaraz. Je le remercie de m’avoir fourni le point de départ de cette réflexion.

Ce que ce livre apporte de nouveau sur le 20 août 1955

Les longs développements qu’Emmanuel Alcaraz accorde dans son livre à l’insurrection du 20 août 1955 m’ont à la fois satisfait et déçu.

La reconnaissance des faits

Satisfait, parce qu’il a le très grand mérite de reconnaître clairement tous les faits que les deux camps ont eu tendance à arranger à leur avantage, et que le FLN algérien et ses défenseurs persistent jusqu’à aujourd’hui à présenter d’une manière très tendancieuse. Citons son résumé impartial :

« Illustration de la dialectique mortifère et anomique des violences de la guerre d’Algérie, l’insurrection du Nord-Constantinois du FLN encadrant la paysannerie algérienne, le 20 août 1955, a causé les tueries de la région de Philippeville, Skikda aujourd’hui, dont les plus connues ont eu lieu à el-Alia, Aïn-Abid, el-Khroub et Collo qui hantent la mémoire des nostalgiques de l’Algérie française, avec des assassinats d’enfants. L’ALN a encadré les masses paysannes, armées d’armes blanches, de couteaux, de serpes, de haches, de pioches et de vieux fusils. Selon le décompte de Jacques Soustelle souvent repris par les historiens, le bilan des victimes était de 123 morts dont 71 civils européens, 21 civils algériens et 31 militaires. En recensant un à un tous les décès, Roger Vétillard affirme qu’il s’élève à 118 morts civils européens, 42 civils musulmans et 47 membres des forces de l’ordre tués. Cette insurrection est à l’origine des tueries de civils algériens commis par l’armée et les milices européennes, le but du FLN étant de rendre impossible la réconciliation entre les communautés. Selon un entretien réalisé avec Ali Kafi, Zighout Youssef et Lakhdar Ben Tobbal ont toujours assumé cette stratégie de l’envoi des paysans algériens pour massacrer les Européens, femmes et enfants compris. Lakhdar Ben Tobbal avait déjà donné un témoignage en ce sens à Yves Courrière à la fin des années 1960. Roger Vétillard, qui a mené une enquête sur l’insurrection du 20 août 1955, confirme cette version ».

Ce récit rétablit ainsi l’enchaînement des faits ayant conduit à la décision de Youcef Zighout, tel qu’il était déjà clairement reconnu dans le récit de son premier successeur Lakhdar Bentobbal recueilli par Yves Courrière avant 1970, et tel qu’Emmanuel Alcaraz en a obtenu la confirmation par son deuxième successeur Ali Kafi, qui fut ensuite président de l’Association des Anciens Moudjahidine, puis chef provisoire de l’État algérien après l’assassinat de Mohammed Boudiaf en 1992. Mais il dément aussi la version partisane perpétuée par la presse algérienne et même, semble-t-il, par Ali Kafi dans ses Mémoires [5], qui met l’accent uniquement sur les horreurs de la répression - beaucoup plus meurtrière par le nombre de ses victimes, même si aucune estimation officielle par les autorités française (1 273 morts) ou algérienne (12 000 morts) ne paraît crédible - sans tenir compte de la provocation initiale. Ainsi que la version non moins partisane du PCA et du PCF, exprimée par la grande Histoire de la guerre d’Algérie publiée en 1981 par une équipe réunie autour de Henri Alleg, et reprise trente ans plus tard par l’historienne Claire Mauss-Copeaux dans son livre consacré au 20 août 1955 [6], qui escamote également des massacres indiscriminés contraires à la doctrine communiste de la nation algérienne multiraciale [7]. Le 20 août 1955 n’a pas donc été seulement une conséquence du durcissement de la répression ordonné en mai 1955 par plusieurs autorités officielles (gouverneur général, ministre de l’intérieur, généraux commandant les troupes du Constantinois et d’Algérie) [8], il a bien été une étape supplémentaire essentielle dans l’escalade de la violence, comme le souligne a contrario l’assassinat du « libéral » Henry Rohrer (tué d’un coup de hache sur la tête à Hammam Meskhoutine), lequel avait écrit peu avant un article pour la revue Esprit dans lequel il croyait pouvoir constater que le FLN ne frappait pas les Européens civils ni les Arabes innocents.

Un jugement moral discrètement suggéré

Ce récit a également le mérite de ne pas se contenter d’un ton de froide objectivité, comme Gilbert Meynier avait cru pouvoir le faire en parlant d’une « violence anthropologique », et en jugeant que « politiquement et stratégiquement, le mouvement lancé par Zighout avait été l’œuvre d’un calculateur qui avait bien calculé » [9]. Ou comme Charles-Robert Ageron, qui avait lui aussi adopté « le point de vue de l’efficacité » pour apprécier les conséquences du choix fait par Youcef Zighoud [10] : « La stratégie de Zighout, qui visait essentiellement à creuser le fossé entre les populations européennes et algériennes et à obliger les hésitants à se rallier au FLN, fut politiquement payante. Le commandement français tomba dans le piège qui lui était tendu en recourant à une répression massive. Des avertissements salutaires lui étaient pourtant parvenus d’avoir à éviter l’engrenage de la terreur. L’opération de Zighout n’était pas fondamentalement militaire, mais psychologique. Il fallait donc éviter de céder à cette provocation calculée. Tous les Algériens n’étaient pas à cette date ralliés à l’insurrection, et Zighout s’en plaignait amèrement à ses compagnons. Devait-on riposter à une tentative insurrectionnelle par une répression dite exemplaire, mais dangereuse politiquement ? » [11] Mais du côté algérien, devait-on parler d’un calcul froidement rationnel, ou bien, comme le fit l’historien Daho Djerbal, d’« une tentative désespérée pour desserrer l’étau » et pour relancer l’insurrection qui risquait d’être anéantie par la répression ?

Emmanuel Alcaraz, dans la plus grande partie de son récit, s’est efforcé de mentionner impartialement tous les faits susceptibles de rendre intelligible cette terrible décision, mais un autre de ses mérites est d’avoir osé suggérer à ses lecteurs un jugement politique et moral sur des actes qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent :

« S’il faut rechercher les sources d’inspiration servant à justifier des stratégies reposant sur le recours à des violences extrêmes, Dieu, Marx ou la nation, ne faut-il pas aussi analyser les responsabilités individuelles et collectives des acteurs en présence en grattant le vernis idéologique dont ils se targuent ? A posteriori, le philosophe Régis Debray, qui était guévariste dans les années 1960, a rappelé, lors de son intervention au salon du livre d’Alger en 2015, que jamais Che Guevara (1928-1967), qui est venu à deux reprises à Alger le 5 juillet 1963, à l’occasion de la fête de la jeunesse, et en février 1965, lors de la conférence afro-asiatique, et qui a donné son nom, le 5 juillet 1967, au Boulevard longeant le front de mer à Alger, n’aurait cautionné en matière de guérilla, même pour la juste cause de la lutte pour l’indépendance algérienne, la violence ciblant aveuglément des civils. En effet, le but ultime de son engagement était l’émancipation de l’homme, quelle que soit sa communauté d’appartenance ».

Cette critique est méritoire, et elle pourrait être appuyée par celles d’autres révolutionnaires bien connus qui n’étaient pas non plus des tendres, tels que le premier ministre chinois Chou-En-Laï (qui aurait déclaré à Ben Bella en 1965 : « Il y a trop de sang dans votre révolution »), et comme le maréchal Tito, chef de l’État communiste yougoslave, qui aurait reconnu devant l’ambassadeur de France : « Les Arabes devraient comprendre que certains types de combat, à savoir les atrocités contre les femmes et les enfants, étaient inacceptables et contre-productifs ». D’après Mohammed Harbi, Ramdane Abane et Larbi Ben M’hidi avaient critiqué la décision de Youcef Zighoud lors du Congrès de la Soummam : « Selon Abane, l’insurrection du Nord-Constantinois, en s’attaquant pêle-mêle aux Européens et aux nationalistes modérés, facilite le jeu des colons. Zighoud et Bentobbal la justifient en en soulignant l’isolement dans lequel se trouve alors la révolution et le désespoir de ses chefs. Mais au fond d’eux-mêmes - Bentobbal le dira plus tard - ils n’acceptent pas les leçons de ce nouveau venu qu’est pour eux Abane » [12]. En fin de compte, le Congrès du 20 août 1956 a légitimé cette action en lui empruntant même sa date, jugée de bon augure pour l’avenir, et qui fut choisie pour la première réunion du CNRA à Tripoli le 20 août 1957. Aujourd’hui, les deux dates du 20 août 1955 et du 20 août 1956 sont réunies en une seule commémoration nationale (« Journée nationale du Moudjahid »), et l’Université de Skikda (ex-Philippeville) a choisi de s’appeler Université du 20 août 1955. Critiquer le bien-fondé de cette commémoration semble totalement impossible et impensable en Algérie.

La recherche des causes profondes des ordres donnés pour l’insurrection du 20 août 1955 est donc entravée par le statut officiel donné à cet événement. Et c’est parce que les explications proposées jusque-là ne me paraissent pas encore suffisantes que je suis déçu de ne pas voir Emmanuel Alcaraz en rechercher d’autres, plus profondes. À mon avis, deux ou trois autres pistes auraient pu être explorées. La première est indiquée par une phrase des Mémoires inédits de Lakhdar Bentobbal citée par Gilbert Meynier : « Il n’était pas question pour moi de fréquenter un Européen. Bons ou mauvais, je ne faisais pas de différence. Je les considérais tous comme des occupants » [13]. Ainsi, selon cette conception extrémiste, leur présence illégitime sur le sol algérien ne leur conférait pas le droit d’y vivre, même s’ils y étaient nés. Dans le même ordre d’idées, selon ce qu’a rapporté l’ancien coopérant à la Faculté de droit d’Alger Jean-Robert Henry [14], des étudiants anciens de la wilaya 2 lui avaient parlé d’une « stratégie race contre race » expérimentée le 20 août 1955. Enfin une troisième piste remet au premier plan la motivation religieuse qui aurait été celle de Youcef Zighoud.

« Dans quelle mesure la lutte de libération nationale algérienne a-t-elle eu une dimension religieuse ? »

La question est posée en ces termes par Emmanuel Alcaraz, qui consacre plusieurs pages de son livre à discuter l’explication des ordres donnés pour le 20 août 1955 par « la place du sacré dans la lutte du FLN ». Il reconnaît que l’islam y avait une place reconnue dès le premier jour de l’insurrection, mais refuse d’y voir une motivation majeure :

« Selon la déclaration du 1er novembre 1954, le FLN a clairement affirmé mener une lutte pour ‘restaurer l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques’. Sur le plan religieux, son intention était de refaire de l’Algérie une terre musulmane, et de revenir à la situation d’avant 1830. Le terme djihâd ne figure pas dans la déclaration du premier novembre 1954. Lors du 20 août 1955, Zighout Youssef, le chef de l’ALN dans le Constantinois, a eu recours à une stratégie d’instrumentalisation de l’islam en cherchant à mobiliser la paysannerie algérienne en lançant un appel au djihâd ». Tout en reconnaissant que « Zighout Youcef était connu pour être un pieux musulman », il interprète sa décision comme étant avant tout celle d’un « militant politique nationaliste chevronné », et ne retient pas l’hypothèse d’un rôle majeur de l’islam dans sa motivation.

Il est vrai que la place des références à l’islam dans les deux textes fondamentaux du mouvement insurrectionnel, la proclamation du FLN et l’appel de l’ALN datés du 1er novembre 1954, était extrêmement limitée. En effet, la proclamation du 1er novembre 1954 définissait le but du soulèvement dans les termes indiqués plus haut, aussitôt corrigés par « le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race ni de confession ». Et l’appel de l’ALN au peuple algérien se terminait par un seul argument religieux mis au service du combat : « DIEU est avec les combattants des justes causes, et nulle force ne peut les arrêter désormais hormis la mort glorieuse ou la Libération Nationale ». Et pourtant cette minimisation relative du rôle de l’islam dans la décision de Youcef Zighoud ne me convainc pas, pour les raisons que voici.

Instrumentalisation de l’islam par le nationalisme algérien...

Pour éclairer mon point de vue, il convient de citer longuement l’un des principaux historiens de l’Algérie contemporaine. Pourtant, à première vue, Gilbert Meynier donnait raison à l’interprétation d’Emmanuel Alcaraz dans son Histoire intérieure du FLN publiée en 2002. En effet, étudiant les positions des membres de l’Organisation spéciale (OS) - embryon de l’ALN créée par le PPA en 1947 - il écrivait (p 83) : « Ils sont plutôt religieux, mais pas nécessairement, et quand ils le sont, leur islam se fait volontiers discret : Ben M’hidi est un croyant sincère, mais fort ouvert d’esprit, le contraire d’un bigot hargneux. En général, ils ne sont pas déterminés de manière structurante par une confrérie religieuse. Cela ne les empêche pas de retenir comme signes de reconnaissance identitaire les marqueurs islamiques - le serment sur le Coran par exemple. Un Ben Bella insiste beaucoup sur son appartenance à l’islam. À l’inverse, à titre privé, un Aït-Ahmed a une relation moderne à l’islam. Ce qui n’empêche évidemment pas de faire fonctionner une légitimation à laquelle on adhère dans la distance. C’est surtout dans la mesure où les hommes sont censés adhérer à la symbolique du marquage communautaire musulman que les chefs, étant les chefs, doivent bien les suivre sur ce terrain ». Et plus loin (p 133), dans son analyse des neuf chefs historiques du FLN, il minimisait de même la force des motivations religieuses chez la plupart d’entre eux, à quelques rares exceptions près, la principale étant celle de Mohammed Khider : « C’est un homme assez cultivé, excellent orateur en arabe, et, vraisemblablement, avec Ben M’hidi, le seul authentique musulman convaincu. À la différence de Ben Bella, son engagement islamique est réfléchi, mûri par la fréquentation au Caire des Frères musulmans (...) : islam savant, islam politique ». Et un peu plus loin (p 135) : « Pourtant, tous sont marqués par une culture dite musulmane. On a vu qu’il n’y avait que deux authentiques croyants pour deux laïques globalement assez peu croyants. Mais tous sont plus ou moins attachés aux marqueurs communautaires et aux slogans islamiques comme signes de reconnaissance primordiaux ».

Un récent biographe algérien de Mourad Didouche, Abdelaziz Boucherit, va dans le même sens, mais il estime que son héros était le seul des neuf chefs historiques à refuser la référence à l’islam : « Lors de la définition des critères qui scellaient les fondements de novembre il s’était trouvé tout seul à être contre le statut d’une Algérie future islamique. Pour lui tout système politique religieux était archaïque. Les arabophones du FLN n’ont jamais pardonné à Didouche d’avoir défendu une Algérie moderne et laïque » [15].

Emmanuel Alcaraz, dans un article récent [16], analyse en détail l’évolution après 1962 des positions politiques du premier coordinateur du FLN, Mohammed Boudiaf, très influencé par l’extrême-gauche marxiste : « Le ralliement de Boudiaf à la démocratie est tardif. Dans son livre-programme Où va l’Algérie, publié en 1964, Boudiaf ne se prononce pas pour ce régime politique. Il souhaite un véritable parti révolutionnaire socialiste qui contrôle la vie politique du pays, autrement dit un FLN régénéré qui soit une avant-garde révolutionnaire capable de mobiliser les masses. Dans Où va l’Algérie ? Boudiaf écrivait en 1964 : « le parti du FLN est l’instrument de domination d’une caste qui se place au-dessus du peuple, dont les intérêts sont différents de ceux des masses. Il ne se maintient au pouvoir que par la force et la corruption ».

Quant à Ramdane Abane, libéré de prison trop tard pour être l’un des neuf, il aurait été selon Mohammed Harbi et Gilbert Meynier [17], « probablement athée », bien qu’il eût épousé en 1956 à Alger sa secrétaire, pieuse adepte des Oulémas. En tout cas, la justification du titre El Moudjahid qu’il donna au nouvel organe politique du FLN créé à Alger en juillet 1956 ne semblait pas témoigner d’une réelle ferveur musulmane :

« D’aucuns s’étonneront, sans doute, du choix du titre qu’ils pourraient croire inspiré par un quelconque sectarisme politique ou par un quelconque rigorisme religieux, alors que notre but est de nous libérer d’un carcan colonialiste dénationalisant, pour une démocratie et une égalité entre tous les Algériens sans distinction de race ou de religion.

Il faut répondre. Le mot ‘djihad’ (guerre sainte) duquel dérive ‘el moudjahid’ (combattant de la foi) a toujours été, en raison d’un préjugé anti-islamique datant des croisades, pris en Occident chrétien dans un sens borné et restrictif. Il serait symbole d’agressivité religieuse. Cette interprétation est déjà rendue absurde par le fait même que l’islam est tolérant et que le respect des religions, en particulier le christianisme et le judaïsme est une de ses prescriptions fondamentales, d’ailleurs mise en pratique au cours des siècles.

Le ‘djihad’ réduit à l’essentiel est tout simplement une manifestation dynamique d’auto-défense pour la préservation ou le recouvrement d’un patrimoine de valeurs supérieures et indispensables à l’individu et à la cité. Il est aussi la volonté de se parfaire continuellement dans tous les domaines.

Il se trouve que l’Islam fut précisément en Algérie le dernier refuge de ces valeurs pourchassées et profanées par un colonialisme outrancier. Est-il étonnant dès lors que, se recouvrant d’une conscience nationale, il vienne contribuer au triomphe d’une juste cause ? »

Ainsi, concluait l’éditorial, : « en s’intitulant ‘El Moudjahid’, cette brochure ne fait que consacrer ce nom glorieux que le bon sens de notre peuple a, dès le 1er novembre 1954, attribué aux patriotes qui ont pris les armes pour une Algérie libre, indépendante et démocratique » [18].

Et quelques mois plus tard, la plateforme du Congrès de la Soummam, rédigé par l’équipe d’Abane - avec le concours de l’ancien communiste Amar Ouzegane - affirmait : « La Révolution Algérienne n’a pas pour but de ‘jeter à la mer’ les Algériens d’origine européenne, mais de détruire le joug colonial inhumain. La Révolution Algérienne n’est pas une guerre civile, ni une guerre de religion. La Révolution Algérienne veut conquérir l’indépendance nationale pour installer une république démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimination » [19].

Après le Congrès de la Soummam qui adopta, en l’absence des chefs de l’extérieur, le programme préparé par Abane, Ben Bella réagit très véhémentement en accusant ce programme de remettre en question plusieurs principes fondamentaux du FLN, et notamment « celui du caractère islamique de nos futures institutions politiques » [20].

... ou instrumentalisation du nationalisme algérien par l’islam ?

Mais pour autant, la conception très opportuniste du rôle de l’islam qu’exprimait Gilbert Meynier dans son Histoire intérieure du FLN ne l’empêchait pas d’insister lui aussi fortement sur la place considérable de l’islam et de l’islamo-arabité dans la vie de toutes les organisations du FLN-ALN durant la guerre, sans pour autant la justifier : « Le peuple algérien lutte pour retrouver ce que les Français ont risqué de lui faire perdre : sa foi et son honneur. Les évocations du passé musulman idéalisé ne se comptent pas, qui remplissent l’espace de la vacuité prospective. Une notable part de la littérature du FLN confirme les analyses du philosophe égyptien Fouad Zakarya selon qui les sociétés arabes sont ‘aliénées par le temps’ » (Op. cit., p 215). « Naturellement, le sacré communautaire est volontiers exprimé et ressenti dans des habits musulmans qui ont la force d’une métaphore de l’identité éprouvée : c’est par des références à la culture islamique du peuple que les appels à la solidarité sont les plus intelligibles. (...) Et même, plusieurs indices dénotent un renforcement de la pratique religieuse, notamment chez les jeunes. (...) Ali Zamoum relate que, dans une lettre, l’expression codée pour dire que quelqu’un avait rejoint le FLN était : ‘il fait maintenant ses prières’. Krim, Ouamrane et leurs compagnons jurèrent sur le Koran, à la veille du 1er novembre, de ‘lutter pour l’indépendance de l’Algérie jusqu’à la victoire ou la mort’.... À la prison de Barberousse, comme dans tous les lieux de détention, d’après de multiples sources, les cinq prières étaient indéfectiblement respectées. Et, toujours selon Ali Zamoum, « nous pratiquions la prière avec trop de zèle, se pouvait-il que nous soyons tous si pieux à présent ? (...) Nous avions l’air d’être des enfants de chœur ».

Et Gilbert Meynier ajoutait ce commentaire : « Certes, le recours à la foi religieuse aide en tous temps et en tous lieux à se tirer (...) de situations difficiles. Mais nulle part peut-être plus qu’en Algérie on ne vérifie l’acception que Freud avait de la religion : l’adhésion à une névrose universelle permettant de faire l’économie de névroses individuelles. Et certes, le corpus idéologique inentamé que constitue une foi religieuse incontestée permet d’encaisser beaucoup de coups auxquels ne résisteraient peut-être pas des douteurs ou des croyants portés à l’individualisme et au libre examen. Sauf que participer à une névrose collective, c’est aussi adhérer à des normes qui légitiment un système d’interdits que la schizophrénie coloniale bétonne et renforce. En tout cas, la référence à l’islam fut une constante du discours FLN » (p 220). Et encore plus loin : « Si l’arabo-islamisme a été si hautement brandi au FLN, ce fut parce que le Front voulait incarner une revanche, en prise avec une soif d’authenticité, pour contrebalancer les signifiants, qui étaient naguère surtout français - portés dialectiquement par le colonialisme - , de la modernité. On s’en tira donc en cultivant le modernisme confondu avec les épiphénomènes technologiques de l’Occident, mais tout en refusant énergiquement la modernité, c’est-à-dire tout ce qui implique une transformation culturelle en profondeur » (p 245).

De même, le recueil de textes publié par Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN, documents et histoire, 1954-1962, contient dans son chapitre 72, intitulé « L’idéologie en habits musulmans », quelques exemples d’attachement aux principes de la démocratie et de la laïcité (notamment à la page 586 celui que cite Emmanuel Alcaraz) mais surtout de nombreuses professions de foi musulmanes, émanant par exemple du chef de l’Aurès Bachir Chihani en septembre 1955, du Comité de libération du Maghreb arabe siégeant au Caire autour de l’émir rifain Abd-el-Krim, du colonel Ouamrane de la wilaya 4 (Algérois), du colonel Saïd Mohammedi de la wilaya 3 (Kabylie), et une directive du commandement de la même wilaya datée probablement de 1956 ou 1957, qui ordonnait :

« 1. Les responsables des biens habous et politico-militaires devront veiller beaucoup à la pratique de la prière et la conseiller dans les rangs de l’ALN et même par les civils.

2. Les responsables des biens habous auront à cœur l’éducation religieuse des djounouds et des civils dans le domaine du possible. (...) Ils prêcheront avant tout le djihad  : la Révolution algérienne est fondée et bâtie sur le respect des principes de l’Islam, et c’est uniquement à ce titre que la Révolution a été acceptée et encouragée par le peuple algérien. Si les Algériens ont consenti le sacrifice suprême, c’est pour que vive une Algérie libre à l’ombre de l’Islam. Tel a été et sera notre idéal » (p 586).

La wilaya 3 fut parmi les plus attachées à la pratique de l’islam sous l’autorité de ses trois premiers colonels, Belkacem Krim et surtout ses deux premiers successeurs Saïd Mohammedi et Amirouche Aït-Hamouda. Le Journal de Mouloud Feraoun contient de très nombreuses illustrations de cette piété quasiment obligatoire, et il rapporte notamment comment les moudjahidin se sont présentés comme les défenseurs de la religion à la mosquée de son village natal : « ‘Vous, gens de Tizi-Hibel, vous mériteriez d’être brûlés vifs. Nous vous connaissons : vous êtes des mécréants. Il n’y a chez vous ni foi ni loi. Vous êtes tous des ivrognes, vous avez des naturalisés et des baptisés. Vous n’avez jamais rien fait pour la cause’. Grande confusion chez les gens de Tizi-Hibel. Tout cela était vrai. Il allait falloir remettre Mahomet à la mode, et les prières et les marabouts. - Nous sommes fautifs. - On vous pardonne. Vous êtes des frères. Rachetez-vous. » [21] Un autre témoin, le maquisard kabyle Mohammed Benyahia, né à Bougie mais arrivé d’Égypte en Kabylie en 1957, atteste dans ses Mémoires publiés en 1988 qu’il prêchait aux paysans l’avènement d’une Algérie « claire et limpide comme l’eau de roche », n’ayant pas « d’autre constitution que l’Islam et d’autre leader que le Prophète » [22]. Quant au commissaire politique de la wilaya 3 sous Mohammedi puis sous Amirouche, Abdelhafidh Amokrane, ses Mémoires rédigés en arabe, selon Gilbert Meynier dans son Histoire intérieure du FLN, permettent au lecteur européen « de constater que le FLN ne se réduisit pas à la frange occidentalisée qui était présentée à dessein à l’opinion internationale, et à laquelle, narcissiquement, les Français sympathisants voulurent réduire le FLN, à commencer, souvent, par certains porteurs de valises. Car chez Amokrane, le 1er novembre 1954 est présenté comme l’aboutissement d’une promesse de Dieu. Pour lui, doivent régir la Révolution des hommes se plaçant fi sabîl illâh (dans le chemin de Dieu). Il ressentait qu’un homme comme lui en était digne parce qu’il était hafîz (mémorisateur de Koran). Et il professe dans ses Mémoires que les Algériens qui ne suivaient pas ces préceptes devaient être châtiés comme ils le méritaient (...) » (p 505). Ce qui le conduisit à participer, en tant que procureur, aux procès qui décimèrent sa wilaya durant l’été 1958 à la suite d’une enquête utilisant des supplices abominables afin d’éradiquer la prétendue « bleuite » inoculée par les manœuvres tortueuses du capitaine Léger : « La comparution avait lieu devant un tribunal militaire où, d’après de nombreuses sources, trônait Amirouche surexcité, flanqué du capitaine Abd-el-Hafidh Amokrane El Husni, surnommé ‘l’orateur’, qui fut aux parodies de procès d’Amirouche ce que Fouquier-Tinville fut à la Terreur montagnarde ou Vichinsky aux procès staliniens » ( p 434). Mais des auteurs algériens comme Saïd Sadi [23] préfèrent voir en Amirouche un pur héros victime de sa naïve honnêteté et de la malignité des Français qui avaient habilement provoqué cette féroce épuration [24].

C’est pourquoi il me semble que les analyses de Gilbert Meynier tendant à minimiser le rôle de l’islam sont moins probantes pour l’ensemble des militants de l’OS et du FLN que pour le petit nombre des « chefs historiques » du mouvement. Et c’est aussi pourquoi je crois pouvoir postuler que le poids de la religion musulmane aurait été plus important à la base qu’au sommet. Un indice en faveur de cette hypothèse se trouve dans les deux lettres de militants de l’OS écrites en prison à Bône en 1950, publiées dans La guerre d’Algérie par l’équipe de Henri Alleg en 1981 (t 3, pp 497-498), dans lesquelles la place de l’islam est absolument centrale. Youssef Zighoud avait lui aussi fait partie de l’OS, avant de devenir l’adjoint puis le successeur de Mourad Didouche à la tête du FLN-ALN du Nord-Constantinois. Quelle était donc la place de l’islam dans les motivations de son engagement ?

Youcef Zighoud et l’islam

L’éloge funèbre de Youssef Zighoud publié à la une d’El Moudjahid n ° 9, daté du 20 août 1957, n’apporte aucune réponse à cette question, puisqu’il ne dit rien de l’islam, et la plupart des articles qui le concernent dans la presse algérienne actuelle ne nous en apprennent pas davantage.

Un pieux musulman

On sait néanmoins que le futur chef du Nord-Constantinois avait suivi l’école coranique en même temps que l’école française dans son enfance. Yves Courrière en a publié un portrait intéressant dans le deuxième tome de son histoire de la guerre d’Algérie publié en 1969 sous le titre « Le temps des léopards » (pp 176-187), en se fondant sur le témoignage de son adjoint puis successeur, Lakhdar Bentobbal. Dans son récit, le journaliste répète le portrait très bienveillant qui lui a été présenté par son informateur : « Il voudrait pouvoir mener la guerre selon les règles. Il a étudié la Convention de Genève. Il veut la guerre mais la guerre ‘propre’. Il ne comprend pas très bien la forme révolutionnaire du combat. Mais rapidement, sous l’influence de Ben Tobbal et devant la répression dans le Constantinois, il plonge dans la guerre révolutionnaire. Désormais tous les moyens seront bons. Il se détache de tout ce qui n’est pas la Révolution. Et c’est dur pour cet homme pieux et sentimental » (p 176). Seul Ben Tobbal semble lui inspirer par sa froideur implacable un effroi qu’il ne peut cacher. Mais quatre pages plus loin, après le récit de l’escalade de la répression qui accule les rebelles à la défaite de leur cause, c’est bien le bon Zirout qui annonce sa décision irrévocable : « Il faut un mois à Zirout, le pieux, l’illuminé, le baroudeur, l’homme qui voulait faire une guerre ‘propre’ pour prendre la décision d’une action qui restera dans la mémoire de ceux qui ont fait la guerre d’Algérie (...) comme une des plus terribles, des plus horribles : le massacre aveugle » (p 180).

La piété de Youcef Zighoud est ici reconnue, mais elle n’est pas clairement distinguée d’une foi sentimentale et humanitaire. Or l’auteur algérien déjà cité d’une biographie de Mourad Didouche, Abdelaziz Boucherit, insiste sur la piété musulmane de Zighoud que son chef jugeait excessive : « Didouche Mourad avait l’habitude de dire aux chefs historiques, notamment Ben M’hidi, Ben Boulaïd, et en particulier à son bras droit Zighoud Youcef, un homme très pieux, ‘l’islam est un ciment, pas un objectif de la révolution’. La révolution ne se limitait pas uniquement à l’islam, qui est, certes, un pilier de la personnalité algérienne, mais la révolution devait apporter encore plus, en l’occurrence la liberté, la fraternité, la modernité, le changement de mentalité, l’ouverture sur l’extérieur, la construction d’une Algérie forte dans laquelle tout le peuple vivra dans la dignité, la fierté et l’amour du pays » [25]. Au contraire, les Mémoires de son adjoint et successeur Lakhdar Bentobbal publiés par l’historien Daho Djerbal ne disent pas un mot sur ce point de désaccord entre Didouche et Zighoud, ni sur la foi religieuse de ce dernier, mais Bentobbal y exprime clairement une conception opportuniste de l’islam comme facteur de mobilisation du peuple algérien contre les Français [26], qui le situe clairement du côté de son modèle admiré Didouche [27].

Il semble donc impossible de trouver en Algérie une mise en cause des ordres donnés par le chef du Nord-Constantinois pour l’offensive du 20 août 1955.

Un fanatique ?

À l’opposé, le gouverneur général de l’Algérie Jacques Soustelle avait clairement mis en accusation le fanatisme des « rebelles » dans sa « Lettre d’un intellectuel à quelques autres à propos de l’Algérie », écrite à Alger le 14 novembre 1955 en réponse à un manifeste des intellectuels français contre la guerre en Algérie et publiée dans Combat, en rappelant quelques-uns des faits les plus choquants du 20 août 1955 : « ‘Nos principes’ (je suppose qu’on entend par là ceux de la liberté, de la démocratie et du respect de l’homme), justifient-ils la fureur raciste et le fanatisme qui se sont assouvis par le massacre des ouvriers européens d’El-Halia et de leurs familles ? Les promeneurs assassinés et mutilés à Saint-Charles et à Bugeaud, les enfants (dont un de quatre jours) égorgés à Aïn-Abid, ont-ils été sacrifiés aux droits de l’homme et du citoyen ? (...) Les lettres et documents divers qui sont tombés entre nos mains, à Djorf, à Montcalm, à El Arrouch, les déclarations de chefs prisonniers et celles de la radio cairote et syrienne ne laissent aucun doute sur les buts recherchés par le triumvirat dont Ben Bella est le chef visible : destruction totale (les nazis avaient un mot pour cela) de tout ce qui est européen au Maghreb, massacre de tout Français d’origine et Musulman qui ne s’incline pas, conversion forcée à l’islam des survivants, instauration d’un État théocratique et raciste membre de la Ligue arabe. Ces documents sont connus et je les tiens à la disposition de ceux qui s’y intéressent ». Et dans son livre Aimée et souffrante Algérie publié en 1956, il accusait nommément : « Zighout Youcef (...) dans un document saisi à El Arrouch, ne laissait aux Français d’Algérie que le choix entre le départ et la conversion à l’islam ».

Au même moment, un jeune policier des renseignements généraux en poste dans le Constantinois, Roger Le Doussal, s’interrogeait sur le sens de cette violence illimitée des insurgés. Dans ses Mémoires, il a formulé ainsi sa réaction aux massacres du 20 août 1955 : « Pour moi, qui ne croyais pas en un Dieu assoiffé de sang, il me semble que rarement des êtres humains avaient été aussi cyniquement utilisés comme boucliers et comme animaux sacrificiels, car - si sommairement armés - à quoi pouvaient-ils s’attendre, sinon à être décimés par ceux des Européens qu’ils ne réussiraient pas à égorger ? Les responsables zonaux qui les poussèrent savaient quel serait leur sort. Et on ne peut écarter l’hypothèse qu’ils le souhaitaient. En faisant attaquer massivement et aveuglément tous les Européens, il semble qu’effectivement Zighout ait voulu créer l’irréparable et provoquer une répression de type 1945, et en conséquence susceptible d’être exploitée en Algérie, en métropole et à l’ONU. Il me souvient d’avoir même alors pensé qu’on était passé d’un djihad en quelque sorte interne (ce djihad que j’avais observé à Batna et qui s’en prenait à des musulmans, déclarés traîtres’, renégats’, etc.) à un djihad ‘total’. Il était toujours interne (et même renforcé, ainsi que l’illustraient les assassinats politiques de Constantine), mais il devenait aussi ‘externe’, en ce sens qu’il s’en prenait aux roumis, aux infidèles, coupables d’exister et donc à supprimer, quels que soient leurs sexes et âge » [28]. Et près d’un mois plus tard, le 17 septembre 1955, après avoir découvert dans un autocar intercepté par les rebelles sur la route de Bône à Herbillon les corps de tous les passagers non-musulmans affreusement massacrés, il se demanda : « Étions-nous dans le cadre proclamé par le FLN le 1er novembre d’une lutte pour une nation algérienne démocratique égale pour tous, ou étions-nous bel et bien dans le cadre d’une guerre sainte pour une nation musulmane dont les mécréants devaient être exclus ? Car qu’avaient fait ces gens pour mériter d’être tués ? Ne pas être musulmans ! Comment leurs assassins les considéraient-ils donc, pour les abattre ainsi, de sang-froid, à la chaîne, pire que du bétail ? Était-ce cela la ‘lutte armée’ contre le colonialisme ? » [29]

Youcef Zighoud par lui-même

Comment arbitrer entre ces deux versions incompatibles sans disposer de documents probants ? Il y a près d’un demi-siècle, j’avais repéré à la Bibliothèque nationale de Paris un article de la revue tunisienne L’Action, publié dans son n° du 21 mai 1956, qui racontait l’histoire de Roger Valle, militaire français capturé par les rebelles et libéré à l’occasion du Ramadan, et j’avais noté le début de la traduction de la lettre en arabe qu’il avait rapportée de sa captivité :

« Armée de libération nationale Front de libération nationale

Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux,

Du Commandement Suprême de l’Armée de Libération Nationale

Au Commandement Suprême de L’Armée française.

Messieurs,

Sachez que nous sommes Musulmans et que nous croyons en Dieu que nous regardons comme seul et unique et que l’Islam nous a enseigné la générosité. Aussi, pour nous conformer à la volonté divine, notre commandement suprême a pris la décision de libérer à l’occasion du Ramadan le premier combattant qui tomberait entre nos mains.

Nous remettons à ce prisonnier libéré ce message, par lequel nous vous demandons, à vous soldats, de respecter les enseignements moraux qu’apprennent les soldats dans le monde entier.

Pourquoi nous voyons-vous lancer vos bombes et diriger les balles de vos mitrailleuses sur des femmes, des enfants et des vieillards ? Pourquoi vos soldats brûlent-ils les gourbis de ces malheureux ? » etc.

Relisant ces notes quelques années plus tard, et regrettant l’absence de toute précision de date et de lieu, j’avais noté au crayon, après « porteur d’une lettre en arabe » : « De qui ? De Zighoud Youcef ? » En y revenant dernièrement, j’ai pu trouver sur internet que le début du Ramadan était indiqué comme imminent par Le Monde du 11 avril 1956. Je me suis alors adressé au général Henry-Jean Fournier, qui a fondé l’association Soldis pour retrouver les traces de tous les soldats capturés par le FLN et pour honorer leur mémoire. Et il m’a répondu en m’envoyant un dossier très complet sur l’enlèvement et la libération de ce soldat : "Roger Valle appartenait au 1er RIC (stationné dans le secteur de Collo) Il a été capturé au cours d’une embuscade près de Bessombourg le 12 avril 1956. Il a été libéré près de Mila le 29 avril 1956 ». Ces lieux sont tous situés dans le corps d’armée de Constantine, et plus précisément sur le territoire de la wilaya 2. Et le général m’a aussi envoyé le texte complet de la lettre, en arabe et en traduction, que voici :

« Armée de libération nationale Front de libération nationale

Au nom de Dieu, clément et miséricordieux

Du Commandement en Chef de l’Armée de Libération Nationale

Au Commandement en Chef de l’Armée Française

Messieurs,

nous sommes des Musulmans qui croyons en Dieu et le louons, et l’Islam nous a enseigné le pardon.

À l’occasion du Ramadan très vénéré, notre Commandement en Chef a décidé de libérer le premier prisonnier qui tomberait entre nos mains, afin de nous rapprocher de Dieu par cette action généreuse.

Et nous remettons à ce prisonnier une lettre dans laquelle nous vous prions - Vous les Hommes de l’Armée - de vous arrêter aux limites humanitaires de la guerre qui sont fixées pour toutes les armées du monde.

Pourquoi bombardez-vous nos femmes, nos enfants et nos vieillards ? Pourquoi brûlez-vous les gourbis des miséreux ? Pourquoi tuez-vous les prisonniers ? Vos cruautés ont provoqué le soulèvement de tous les Musulmans Algériens. Et c’est pourquoi certaines de nos troupes commettent aussi des cruautés et tuent les prisonniers malgré nos ordres de défense.

Nous venons vous dire que nous sommes des soldats libres et que vous êtes des oppresseurs et des colonialistes. Vous êtes venus pour servir une bande de capitalistes et de coloniaux. Vous accomplissez vos actions honteuses dans l’ombre avec votre milice et votre police, loin des journalistes et de la radio. Et le peuple français ignore vos crimes. Mais vous nous obligez à commettre, comme vous, des actes de sauvagerie.

« Soyez ceux qui sont venus vers nous avec la Civilisation et la Lumière » (sic)

Soyez nobles et intelligents. Ne frappez pas les femmes et les enfants. Ne brûlez pas les gourbis...

Messieurs, ce soldat que nous libérons, nous ne lui avons pas demandé de vous trahir comme vous faites avec votre Police. Non, nous le laissons partir. C’est une œuvre pie à l’occasion de notre Ramadan. Et nous espérons que cela aura une bonne répercussion dans notre Pays et dans le vôtre.

Le 10 Ramadan 1375 de l’Hégire.

Suit le cachet rond.

Armée de Libération Nationale

Secteur postal n° 2."

Mon intuition, suivant laquelle cette lettre venait de Youcef Zighout, est donc entièrement confirmée. Que peut-elle nous apprendre sur sa pensée ?

D’abord, que le chef de la wilaya du Nord-Constantinois était un musulman très sincère. En effet, on ne peut pas le soupçonner d’instrumentaliser l’islam, puisqu’il adresse cette lettre non pas à son peuple mais à des ennemis qui ne sont pas censés être musulmans.

D’autre part, sa lettre semble proposer une trêve ou une limitation de la violence qui avait atteint un sommet de part et d’autre depuis le 20 août 1955, comme s’il était possible d’inverser le cours du temps. Il paraît regretter cette situation, mais il en rejette toute la responsabilité sur ses ennemis. Bien qu’il reconnaisse à deux reprises que ses subordonnés ont commis eux aussi des actes de cruauté et de sauvagerie très regrettables, il n’est pas question pour lui d’avouer la responsabilité d’un calcul machiavélique visant à provoquer une escalade sans limite et irréversible de la violence. Pour lui, la violence coloniale était bien la violence première [30]. Mais peut-être avait-il eu des regrets d’en avoir accéléré la montée aux extrêmes ?

Un autre islam chez les Oulémas ?

La limitation de la violence était pourtant l’objectif que s’étaient donnés plusieurs dizaines de notables français et musulmans du Constantinois qui étaient sur le point de publier un « Appel de Constantine, pour une prise de conscience de la réalité algérienne », sur l’initiative de l’ingénieur des travaux publics René Mayer [31] et du neveu de Ferhat Abbas, Allaoua Abbas, quand l’offensive du 20 août 1955 fut déclenchée. Offensive qui ne visait pas seulement des militaires et des civils français, mais aussi Allaoua Abbas, qui fut assassiné à Constantine dans sa pharmacie, le député UDMA Chérif-Hadj-Saïd et le cheikh Abbas Bencheikh-El-Hocine, membre de l’Association des Oulémas, qui furent blessés [32]. Cette lettre de Youcef Zighoud pouvait-elle donc devoir quelque chose à l’influence des Oulémas ?

Les Oulémas s’étaient ralliés au FLN au cours de l’année 1955, mais tardivement et non sans hésitations. Selon Gilbert Meynier, dans son Histoire intérieure du FLN (pp 189-191), le cheikh Bachir al-Ibrahimi (successeur du cheikh Ben Badis) installé au Caire depuis 1952 avait refusé en novembre 1954 de lancer l’appel au djihad que lui avait demandé Ben Bella. Puis il avait accepté de participer à un « Front de libération nationale » formé le 10 février 1955 au Caire sous la pression égyptienne pour rassembler toutes les tendances algériennes, FLN, MNA, Centralistes, UDMA et Oulémas (p 450), mais en gardant son autonomie de jugement. Un peu plus tard, en Algérie, les Oulémas avaient accepté d’exposer leurs revendications au nouveau gouverneur général Jacques Soustelle, mais ils restaient proches des centralistes et des partisans de Ferhat Abbas, et négociaient comme eux avec Ramdane Abane à Alger. Selon Meynier (p 189), « culturellement et socialement, les ‘ulamâ restaient bien éloignés d’un FLN que le chaykh Bachir al-Ibrahimi considérait à peu près comme une bande de vauriens et d’assassins à manier avec des pincettes. En juin, à la radio La Voix des Arabes, au Caire, le chaykh rappela au FLN que ‘l’islam interdit la torture, le meurtre des femmes, des vieillards et des enfants, de même que l’incendie des récoltes et l’abattage des animaux domestiques’ ».

Au même moment, dans le maquis du Nord-Constantinois, Youcef Zighoud, coupé du Caire et plus encore d’Alger, prenait sa décision. Les ordres qu’il donna pour le 20 août 1955 étaient parfaitement opposés à l’avis du plus illustre des Oulémas, et ceux d’entre eux qui se trouvaient à sa portée, comme le cheikh Abbas Bencheikh-el-Hocine, furent exposés à sa vindicte parce qu’il avait été informé de prises de position contraires à ses ordres. À Alger, Abane récupéra les Oulémas et envoya Cheikh Abbas au Caire pour rallier le cheikh Ibrahimi à la discipline du FLN, comme il l’écrivit le 8 octobre 1955 à Mohammed Khider : « En ce qui concerne Brahimi, il va vous rallier ou tout au moins être neutralisé. L’association des Oulémas qui ne refuse rien de la situation ici a dépêché au Caire Cheikh Abbas de Constantine pour éclairer Brahimi et lui demander de rallier le Front car ils savent que Messali ne représente rien ici et c’est pourquoi eux ici marchent à fond avec nous. Ils nous ont fait savoir que ‘Brahimi se soumettra ou se démettra » [33]. Selon les archives du SHAT citées par Gilbert Meynier (p 190), « lors du premier anniversaire du 1er novembre 1954, Chaykh Bachir al-Ibrahimi lui-même (...) aurait écrit au recteur de la prestigieuse université cairote Al-Azhar pour lui demander la proclamation du djihad contre la France en raison de son agression contre l’Algérie, pays musulman ». Ce ralliement se fit malgré l’hostilité de Ben Bella, qui reprochait aux représentants des Oulémas comme des autres partis venus au Caire d’être des « tard venus », des forces de désagrégation promptes à rompre l’unité du FLN dont les chefs historiques étaient collectivement les garants.

Mais c’est le 7 janvier 1956 que se produisit le basculement officiel de l’Association des Oulémas, qui termina son assemblée générale par une résolution signée par son président en Algérie Larbi Tebessi et par son secrétaire général Tawfiq-al-Madani, qui condamnait le colonialisme et reconnaissait le FLN comme seul « représentant authentique du peuple algérien » (p 190). Par la suite, Tawfiq-al-Madani rejoignit Le Caire avec Ferhat Abbas en avril 1956. L’un et l’autre furent nommés membres titulaires du CNRA par le Congrès de la Soummam, qui nomma également Brahim Mezhoudi [34], représentant la wilaya 2, parmi les suppléants. Le ralliement de l’Association des Oulémas au FLN est donc l’œuvre d’Abane beaucoup plus que celle de Zighoud. Cette association n’était donc pour rien dans les ordres que ce dernier avait donnés pour le 20 août 1955.

Deux témoignages opposés sur la fin de Youcef Zighoud

La fin de Youcef Zighoud a été longtemps tenue dans l’ombre. Elle est aujourd’hui connue par deux versions différentes en Algérie et en France. En Algérie, par le témoignage de son second Lakhdar Bentobbal, qu’il avait désigné comme son successeur provisoire avant de partir remettre de l’ordre dans la wilaya I comme l’en avait chargé le Congrès de la Soummam. Ce récit, confié à Yves Courrière qui l’a repris dans son livre Les fils de la Toussaint paru en 1969, a été précisé dans les Mémoires de Lakhdar Bentobbal dictés à l’historien algérien Daho Djerbal entre 1980 et 1986 et qui viennent d’être publiés en 2021. Selon Bentobbal, c’est à l’occasion d’une dernière visite à sa famille et à ses premiers compagnons de lutte avant son départ en mission que Zighoud Youcef périt le 23 septembre 1956 : « Il faut que je les voie tous, un à un, disait-il ; ce sera peut-être un adieu, on ne se verra peut-être plus et je me dois de les remercier pour tout ce qu’ils ont fait ». Au retour de Sidi Mezghiche, pour la première fois, « il avait libéré sa section et fait partir ses hommes. Il a donné sa carabine et n’a gardé que le pistolet. Accompagné d’une faible escorte, il est reparti faire ses réunions. À Sidi Mezghiche, pendant ce temps, les soldats français étaient sortis en tournée de routine. Ce n’était pas le fait d’une trahison, mais ayant aperçu par hasard le groupe, ils l’avaient suivi. Dans l’accrochage qui eut lieu, Zighout et son secrétaire particulier Boudjemaa furent tués sur le coup.

Quand l’engagement eut lieu les djounoud s’étaient dispersés. Plus tard quand ils se retrouvèrent pour faire le point des pertes subies, Zighout manquait à l’appel. Ils repartirent le chercher, ils fouillèrent partout sans le trouver. Après l’avoir tué, les soldats français étaient revenus sur les lieux pour l’identifier. Ils avaient pris avec eux un civil qui leur a appris qu’il s’agissait bien de Zighout. Ils ont pris sa dépouille et l’ont jetée sur un camion. Ils le firent passer dans toute la région, de douar en douar pour démoraliser le peuple. Ils l’ont ensuite emmené à Sidi Mezghiche, El Harrouch, Skikda. Ils avaient regroupé les gens pour qu’ils voient tous que Zighout était bien mort » [35].

Mais c’est une image effroyable des ordres de Youcef Zighoud qui apparaît dans le témoignage de Djilali Mohand Bentoumi, lequel revendique sa mort comme une juste vengeance. Celui-ci était un ancien militaire de l’armée française d’Indochine, fils d’un adjudant ayant participé au débarquement de Provence en août 1944, et resté fidèle à la France, que sa famille avait servie de génération en génération depuis 1870. Le 21 mai 1956, gardant son troupeau près de sa mechta non loin du village de Valée, près de Philippeville, il vit approcher une vingtaine de « fellaghas », et assista de loin au massacre des siens : « J’ai assisté impuissant au massacre de ma famille, ma mère, Safia, ma femme Leïla, 21 ans, mes deux sœurs Zinia 17 ans et Dounia 12 ans, ma tante Habiba et ses deux filles Latifa 10 ans et Nabila 8 ans, étaient violées devant mon père et mes oncles attachés à des arbres. Les deux plus jeunes garçons, mes cousins âgés de 6 et 4 ans ont aussi été violés puis ils ont été éventrés devant tous les habitants de la mechta. Mon frère Riad âgé de 17 ans s’est rué sur un fellagha et il a été abattu d’une balle dans la tête ». Puis le massacre général a commencé, avec le même souci d’infliger à tous les pires souffrances physiques et morales, que le récit détaille avec une précision insupportable (les hommes étant émasculés et forcés de tenir leur sexe dans la bouche, avant d’avoir le nez, les oreilles ou la langue coupée, les femmes torturées, l’une d’elles empalée sur une branche de cactus, et l’épouse enceinte du témoin aveuglée, éventrée, et brûlée). Ce témoin, voyant que son absence avait été constatée et que cinq hommes armés partaient à sa recherche, se cacha avec trois de ses frères et un petit voisin. Ils entendirent distinctement ces « fellaghas » dire qu’il fallait ne laisser aucun survivant de leurs trois familles et qu’ils reviendraient pour finir le travail, et c’est là qu’il entendit prononcer le nom de Zighoud Youcef de Condé-Smendou par un de ses lieutenants (...). Après le départ de tous ces meurtriers, il revint sur les lieux du massacre, mit fin aux souffrances de Latifa et de son frère Riad, et constata avec dégoût que son père avait été torturé de la pire des façons : « ils lui avaient coupé le nez, les oreilles, les lèvres, ensuite les deux bras, puis ils lui avaient enlevé les deux yeux et comme cela ne suffisait pas, ils l’ont égorgé et décapité, sa tête était empalée sur un cactus ».

Après avoir informé du massacre la SAS de Valée, le lendemain il se rendit au douar voisin de Saf Saf dans la maison d’un homme qu’il avait reconnu, où il tua trois de ces assassins : « à sa mère et à son père qui le pleuraient, je leur ai dit qu’ils avaient beaucoup de chance que je n’accomplisse pas ce que son fils et les mécréants (sic) avaient fait subir à ma famille ». On voit que pour lui ces actes de cruauté monstrueux ne pouvaient pas être justifiés par la religion musulmane.

En juillet 1956, il se réengagea dans un commando en formation, et partit en opération à la fin août, sous les ordres du capitaine Souêtre. « En tant que pisteur, j’étais très souvent sur la route avec le soldat de 1ère classe Faudel, qui comme moi a eu sa famille massacrée à Feraoun [36], je ne dormais plus car je voulais à tout prix la peau de Zighoud Youcef ». Après avoir localisé sa katiba, « j’ai transmis cette information et avec le soldat Faudel, (et le commando) le 24 septembre nous avons mené une embuscade, le combat a été rude car il s’était déplacé avec sa katiba complète [37], soit 80 djoundis bien armés, nous l’avons localisé au sein de sa Katiba, isolé, là nous l’avons blessé, je me suis approché de lui, je lui ai dit que j’allais le tuer car il avait fait tuer ma famille et je lui ai tiré une balle dans la poitrine, il en est mort, au total il y a eu plus de cinquante djoundis mis hors de combat tués et blessés. J’ai reconnu parmi les morts beaucoup de ceux qui avaient participé au massacre de ma famille notamment un de ses lieutenants Ali » [38]

La religion musulmane, facteur de violence et de cruauté ?

Ce récit terrible ne permet pas de mettre en cause la responsabilité personnelle de Youcef Zighoud, car l’on ne peut être certain qu’il avait lui-même ordonné dans les moindres détails tous ces supplices atroces, contraires à la règle qu’il avait lui-même fait adopter par le Congrès de la Soummam suivant les Mémoires de Lakhdar Bentobbal : « Quand nous condamnions à mort des traîtres, des collaborateurs ou des bandes armées, la sentence visait des individus qui étaient seuls responsables de leurs actes. Nous n’avions jamais prôné le principe de la responsabilité collective » [39]. Et Bentobbal y rappelle aussi que, durant ce même Congrès, Youcef Zighoud et lui-même avaient demandé en vain des sanctions contre Amirouche (défendu par son chef Krim) pour les massacres de civils ordonnés par celui-ci lors de la « nuit rouge de la Soummam : « Le résultat de cette opération avait été la levée de la première harka de grande importance et une manifestation qui avait réuni, à Sétif, près de 1 200 hommes armés. (...) Nous craignions qu’une telle pratique ne produise des divisions au sein du peuple et que cela nous amène à la guerre civile. Nous ne voulions pas que les populations tournent leurs armes contre nous au lieu de combattre la France » (p 313).

On peut néanmoins admettre que sa piété le poussait à être impitoyable envers ceux qu’il considérait comme des renégats de la cause de Dieu autant que comme des traîtres à la cause nationale. Assurément, tous les cas de lutte armée contre un envahisseur ou un occupant étranger impliquent nécessairement des sanctions implacables contre ceux qui prennent le parti de l’ennemi [40]. Mais dans ce cas précis, cette explication n’est pas suffisante, car la sanction démesurée manifeste une cruauté qui va très au-delà de la violence inévitable, et parce qu’elle ne vise pas seulement les coupables, mais frappe avec la même inhumanité tous les membres de leur famille, quel que soit leur sexe et leur âge. Il s’agit là d’un acte de terrorisme au pire sens du terme, qui est incompatible avec un ralliement sincère des proches de ses victimes à la cause que l’on prétend servir, car la Terreur absolue est le contraire absolu de la Vertu. Il n’est pourtant pas nécessairement l’expression d’un fanatisme proprement religieux imputable à l’autorité du Coran, car il tend à anéantir toute une lignée suivant une pratique traditionnelle dans des sociétés qui ne reconnaissent pas les individus comme des personnes respectables en elles-mêmes, mais qui les considèrent comme de simples maillons d’un lignage. C’est pourquoi il ne suffit pas de tuer son ennemi : encore faut-il anéantir symboliquement et réellement sa descendance, en s’acharnant sur les organes de la génération [41].

Des comportements semblables sont fréquemment attestés en Algérie et au Maghreb dans les siècles ayant précédé 1830 et durant la conquête française, comme l’a remarqué l’historien Daniel Rivet : dès l’été 1830, les collaborateurs des Français sont brûlés vifs ou ont les yeux arrachés en châtiment de leur aide aux infidèles, mais leurs adversaires « perpétuent l’usage, en vigueur sous les Turcs, de livrer des paires d’oreilles coupées sur leurs ennemis pour attester du caractère irréversible de leur prise de parti. Les combats tournent à l’atroce immédiatement. En novembre, des mujahîdîn mutilent une cinquantaine de canonniers surpris dans un combat d’arrière-garde en Mitidja. Une cantinière a les entrailles arrachées, le nez, les oreilles et les seins coupés et fourrés dans l’abdomen. La sauvagerie des indigènes rejaillit sur l’occupant, par effet de contagion mimétique », ce dont Daniel Rivet cite plusieurs exemples frappants. Et il conclut : « La violence colle au commencement de l’aventure algérienne de la France. Elle la poursuivra jusqu’à son terme, comme si le commencement était la moitié du tout, et elle constituera pour le pays des droits de l’homme une tentation permanente et un contre-exemple démoralisant ». Mais en sens inverse, « la sacralisation de la violence, quand elle s’exerce sur l’infidèle, infectera l’humanisme musulman non moderne et se retournera contre les Algériens. Elle créera le champ libre à l’exercice, intellectuel et pratique, d’une culture du jihâd, qui n’est pas sans avoir eu des effets jusqu’à aujourd’hui » [42].

De tels actes de terreur collective, dépassant largement le simple châtiment individuel des traîtres, n’ont été pas été de rares exceptions durant la guerre d’Algérie, et le gouvernement français en a publié de nombreux exemples au moins à deux reprises, en 1956 et 1957, sous le titre « Aspects véritables de la rébellion algérienne ». L’Algérie médicale lui a consacré un important article en janvier 1957 [43]. Le FLN s’est vanté (dans la plateforme du Congrès de la Soummam) que « heureusement, la Résistance algérienne n’a pas fait de faute majeure pouvant justifier les calomnies de la presse colonialiste et du service psychologique de l’armée colonialiste », et il a tout simplement nié la réalité ou la responsabilité des massacres les plus importants - à l’exemple de celui de Mechta Kasbah (dit de Melouza) sur les hauts plateaux au sud de la Kabylie à la fin mai 1957 - non sans un certain succès dans les pays musulmans. Mais la répétition de tels actes ne pouvait rester sans conséquences à long terme, comme Mohammed Harbi a eu le mérite de le reconnaître : « En occultant l’existence de pratiques cruelles enracinées dans une culture paysanne archaïque dominée par un code particulier de l’honneur et de la blessure symbolique à imposer au corps de l’ennemi, on s’interdit de voir dans la cruauté actuelle des actions des terroristes islamistes un ‘retour’ qui en vérité traduisait une permanence culturelle » [44].

L’islamologue Marie-Thérèse Urvoy, dans un livre récent, rattache directement ces pratiques aux premiers temps de l’islam, en évoquant les pires excès de la tendance extrémiste des Kharidjites : « Assez vite apparaissent des tensions à l’intérieur même du mouvement entre extrémistes et modérés. Les premiers poussent l’exclusivisme jusqu’à (...) ordonner le meurtre des femmes et enfants des adversaires (...) ». Et après leur anéantissement au bout d’une quarantaine d’années de répression par les khalifes omeyyades, « par-delà l’élimination physique des maximalistes, cette discrimination reste présente à l’intérieur des autres formes d’islam et peut réapparaître au premier plan en période de troubles, y compris dans son interprétation la plus extrême. L’islam majoritaire s’est approprié l’essentiel des thèmes des premiers contestataires, thèmes qui ont été ravivés par les très nombreux mouvements populaires qui scandent l’histoire de l’islam classique, particulièrement du IXe au XIe siècle, qui passe pourtant pour la période d’équilibre suprême de cette civilisation. C’est ainsi qu’on a pu voir récemment, dans des groupes fondamentalistes qui ne se réclamaient pourtant nullement du kharidjisme du début, des pratiques telles que la condamnation de tout musulman ne participant pas activement au combat, l’imputation de la responsabilité collective aux adversaires, la faute rejaillissant sur femmes et enfants des coupables, voire la pratique de l’épreuve consistant à faire exécuter par un adepte un prisonnier, de préférence un proche » [45].

Quoi qu’il en soit de ces deux interprétations complémentaires, elles démontrent la fausseté de l’affirmation d’auteurs nationalistes ou communistes selon lesquels c’est la France qui aurait introduit la violence en Algérie en 1830 [46].

Essai de mise en perspective historique : de l’islahisme à l’islamisme ?

Mais peut-on rechercher les conséquences actuelles d’un fait passé sans être soupçonnable de projeter le présent sur le passé et de perdre de vues les changements qui se produisent avec le temps ? Oui, à condition de situer soigneusement les événements considérés dans la durée pour observer avec la même attention les continuités et les changements.

De l’islam à l’islamisme : une dérive continue ou par étapes ?

Souligner le poids considérable de l’islam dans les comportements du FLN-ALN durant la guerre d’indépendance considérée comme un djihad, est-ce instrumentaliser l’islam et le confondre avec l’islamisme actuel ? La question n’est guère pertinente, car la distinction entre l’islam et l’islamisme est un fait relativement récent, dont la légitimité n’est pas reconnue par tous les intéressés : ceux que l’on appelle aujourd’hui « islamistes » se considèrent eux-mêmes comme des musulmans, et même comme les seuls vrais musulmans. À l’origine de ce mot dans les langues occidentales, islam et islamisme étaient considérés comme des synonymes. C’est plus tard, au cours du XXe siècle, qu’une distinction a été proposée entre l’islam, considéré comme une religion, et l’islamisme, considéré comme une interprétation politique de l’islam. Cette distinction sous-entend implicitement que l’islam fut d’abord un mouvement religieux avant de se transformer, à partir de l’Hégire vers Médine (622), en une communauté politique et militaire soumise à la loi de Dieu et pratiquant le djihad (guerre sainte), qui est devenue, peu après la mort de son Prophète en 632, un véritable empire, puis une multitude d’États régis par la même loi révélée (charia). Et c’est ce que le plus grand historien musulman, Ibn Khaldoun, considérait comme une évidence en écrivant dans son œuvre maîtresse : « Dans la communauté musulmane, la guerre sainte est un devoir religieux parce que l’islam a une mission universelle et que tous les hommes doivent s’y convertir de gré ou de force. Aussi le califat et le pouvoir temporel y sont-ils unis, de sorte que la puissance du souverain puisse les servir tous les deux en même temps » [47].

Il est vrai que l’islam a connu, comme tous les mouvements religieux et politiques, une évolution à travers le temps qui doit être soigneusement observée. Un chercheur indépendant qui connaît bien les sources en arabe, Roland Laffitte, a montré récemment d’une manière convaincante, dans un essai intitulé Le djihad et son instrumentalisation dans la politique contemporaine [48], que cette notion avait évolué en se radicalisant depuis sa définition dans le Coran et le fiqh ( jurisprudence musulmane), notamment depuis un siècle à travers les écrits successifs de Hassan El Banna (le fondateur des Frères musulmans d’Égypte), du Pakistanais Abou Ala Al Mawdudi et du Frère musulman égyptien Sayyid Qutb, de l’islamiste palestinien Abdullah Azzam, puis de Ayman al Zawahiri, théoricien du djihad pratiqué par Oussama Ben Laden et enfin par Daesh. Mais ces évolutions récentes qui ont de plus en plus radicalisé l’islam dans un sens extrémiste se sont faites dans la continuité à partir d’une doctrine religieuse qui se réclame toujours de l’enseignement du Prophète, vieux de treize siècles. Pour les « islamistes » comme pour la plupart des musulmans, le temps écoulé n’est pas un facteur de progrès, mais un facteur de déviations qui doivent être corrigées par des mouvements de retour aux sources de la vraie religion valable pour tous les temps et pour tous les lieux.

Le changement majeur dans l’histoire de l’islam est celui qui a transformé une prédication spirituelle de la fin des temps imminente en un mouvement armé qui se voulait défensif au départ, mais qui est rapidement devenu conquérant deux ans après la mort du Prophète [49]. En effet, le Khalife Omar et ses successeurs ont déclenché à partir de 634 une guerre de conquête généralisée contre l’empire perse, l’empire romain (byzantin) et tous les États voisins. Ce ne sont pas les Romains, ni les Berbères, ni les Wisigoths d’Espagne, ni les Francs de Gaule qui ont attaqué Médine ; et quand les Croisés se sont lancés dans une autre guerre sainte qualifiée de croisade contre les musulmans en Espagne, en Sicile et au Levant au XIe siècle, ils avaient la conviction d’être dans leur droit en récupérant par la force, avec l’aide de Dieu, leurs terres conquises auparavant par la force. Le problème est que la plupart des auteurs musulmans font une distinction fondamentale entre la « guerre sainte pour la cause de Dieu » qui est par nature légitime, et la guerre injuste menée contre eux par des conquérants étrangers à l’islam, ce qui ne correspond pas à une différence objective. De même le régime imposé par la communauté musulmane conquérante aux communautés vaincues n’a jamais été caractérisé par la tolérance généreuse dont certains auteurs persistent à la créditer [50]. Et c’est pourquoi à travers les siècles les dhimmis (protégés) sont devenus de plus en plus minoritaires ou ont entièrement disparu (notamment les chrétiens indigènes du Maghreb). Les populations non musulmanes de l’Inde et de la Birmanie - même si leurs gouvernements en tirent aujourd’hui des conséquences très contestables - ont la même mémoire douloureuse du djihad que les Occidentaux. La conversion à l’islam d’une grande partie de l’Afrique noire ne doit pas faire oublier que les États musulmans ont été les premiers à organiser la traite des esclaves africains plusieurs siècles avant les États chrétiens d’Europe et à la continuer après que ces derniers l’aient interdite au XIXe siècle [51]. Ces faits indéniables ont été occultés, dans l’esprit de nombreux intellectuels de gauche, par la « légende noire » accusant l’Espagne catholique d’avoir détruit après 1492, par son inquisition fanatique, une Andalousie modèle de tolérance [52].

Nationalisme algérien, réformisme musulman, et islamisme

Mais revenons-en à l’islam et à l’islamisme contemporains. Le nationalisme algérien musulman est né en 1926-1927 à Paris dans le cadre d’une association de travailleurs nord-africains créée dans la mouvance de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) pour servir la cause de l’anti-impérialisme. Messali Hadj, militant communiste et musulman sincère, en a rapidement pris la tête à la suite de sa participation au congrès anti-impérialiste de Bruxelles, au cours de laquelle il revendiqua pour la première fois l’indépendance de l’Algérie. La place de l’islam dans les textes de ce mouvement pro-communiste était évidemment très faible, mais elle devint plus significative quand l’Étoile Nord-africaine, dissoute une première fois en 1929, se reconstitua en 1933. Dans les statuts votés par l’Assemblée générale du 28 mai 1933, l’article 1er annonce : « il est créé une association : ‘L’Étoile Nord-Africaine’, groupant tous les Musulmans de l’Afrique du Nord ». Et l’article 3 répète que celle-ci « groupera tous les musulmans nord-africains, fera leur éducation politique et sociale ». Le programme de la section algérienne voté le même jour donnait à l’islam un rôle essentiel : « Pour notre salut, pour notre avenir, pour occuper une place digne de notre race (sic) dans le monde, jurons tous, sur le Coran et par l’islam, de travailler d’arrache-pied pour sa réalisation et son triomphe final » [53]. Et le point 9 du programme politique se référait directement à l’autorité du Coran : « En ce qui concerne le service militaire, respect intégral à la sourate coranique, verset qui dit : ‘Celui qui tue délibérément un musulman est voué à l’enfer durant l’éternité et mérite la colère et la damnation divines’ » [54].

Assurément, l’Étoile Nord-Africaine et les autres organisations dirigées ensuite par Messali Hadj n’ont jamais été des organisations purement musulmanes et encore moins islamistes, parce que leur programme politique et social les rapprochait de l’extrême-gauche française (communistes, puis trotskystes et tendances de gauche du parti socialiste SFIO). Mais selon Gilbert Meynier, dans son Histoire intérieure du FLN, Messali était un « chef révolutionnaire imprégné d’arabo-islamisme sentimental » (p 451).

Le FLN lui-même hérita d’un vernis de culture politique plus ou moins marxiste que la fréquentation des États communistes renforça durant la guerre d’indépendance, mais leurs modèles étaient d’autant plus séduisants qu’ils permettaient d’accaparer le pouvoir politique et le pouvoir économique réunis dans les mêmes mains. Suivons encore les analyses de Gilbert Meynier : « Même s’il y a quelques marxistes au FLN, il n’est donc globalement pas marxiste ; il n’est même guère doctrinalement socialiste. (...) Il en résulte que c’est vers un entre-deux que se situe le FLN, mais un entre-deux peu théorisé ». (...) « Si le marxisme apparaît au FLN, c’est surtout formellement au travers du modèle soviétique d’organisation du parti. On les perçoit dans un autre texte important, les Statuts du FLN. Ces statuts revêtent surtout l’aspect d’un règlement intérieur qui démarque assez largement les statuts du PC soviétique (...). À s’inspirer de communistes, les rédacteurs du FLN ne sont pas pour autant communistes. De l’Étoile-Nord-Africaine jusqu’au MTLD, il y a eu un comité central, un bureau politique et un fonctionnement autoritaire sur le modèle du centralisme démocratique. Cela signifie qu’ont été retenus par les Algériens, non le corpus doctrinal, mais seulement les modes d’organisation du mouvement communiste » (pp 165-166). Et la conclusion de cette analyse est particulièrement nette : « Au total, c’est par un abus de langage que la guerre de 1954-1962 est généralement dénommée ‘révolution’ dans la littérature algérienne, qu’elle soit militante ou historique (...). Rien dans l’entreprise ne signala une volonté révolutionnaire authentique. Il n’y eut pas de projet radical généralisé décidé à faire du passé table rase. La seule occurrence que l’historien puisse admettre à ‘révolution’ dans le cas algérien, c’est ‘anticoloniale’. La guerre de 1954-1962 fut prioritairement une guerre de libération de la tutelle étrangère » (p 167).

Au contraire, une autre organisation fondée en 1931 et réorganisée en 1932, l’Association des Oulémas musulmans algériens (AOMA), était entièrement vouée au service de l’islam. D’après ses statuts, « le 22 mai 1931 a été déclarée à la préfecture d’Alger la Société des Oulémas d’Algérie qui a pour but de combattre les fléaux sociaux : alcoolisme, etc, ainsi que tout acte interdit par la religion, réprouvé par la morale et prohibé par les lois et décrets en vigueur ». L’article 3 précisait que « toute discussion politique, ainsi d’ailleurs que toute intervention dans une question politique, est rigoureusement interdite au sein de la société » [55]. Celle-ci fut bien accueillie par l’administration du Gouvernement général, mais un an plus tard, les chefs de confréries s’en retirèrent, et l’association fut entièrement prise en main par des prédicateurs formés dans les grandes universités musulmanes extérieures à l’Algérie, dont le chef de file était le cheikh constantinois Abdelhamid Ben Badis, et qui ne tarda guère à donner un contenu politique anticolonial à son action.

Selon le principal historien de cette association, Ali Mérad, deux concepts arabes jouaient un rôle central dans les écrits de ce mouvement : celui d’Islah, qui se traduit par « réforme » ou par « réformisme » [56], et celui de salafiya, retour aux sources (littéralement retour à l’exemple des « pieux ancêtres » : les premiers musulmans, compagnons du Prophète). En français, on observe une concurrence entre deux appellations : Association des Oulémas réformistes musulmans, ou « néo-wahabites ». Le concept de « réformisme musulman » renvoie à la réforme protestante du catholicisme, qui se présentait au XVIe siècle comme un retour aux sources du christianisme, mais qui apparaît aujourd’hui comme une modernisation de cette religion. Il désigne un grand mouvement de réforme religieuse et culturelle lancé à la fin du XIXe siècle par Djamaleddine El Afghani (1838-1897) et son disciple égyptien Mohammed Abdou (1849-1905), qui prétendait réconcilier l’islam avec le monde moderne, à l’exemple du protestantisme considéré comme une forme du christianisme plus compatible avec le monde actuel que le catholicisme. Mais après eux, leur disciple Rachid Ridha (1865-1935) s’est rallié au royaume d’Arabie séoudite qui venait de prendre la Mecque et Médine en 1925. C’est sans doute pourquoi certains spécialistes coloniaux de l’islam, notamment J. Desparmet dans la revue coloniale L’Afrique française, appelaient les membres de l’AOMA des « néo-wahabites ».

Mais ce qualificatif exprime une idée tout à fait différente de celui de « réformistes musulmans », puisque les wahabites (groupe fondé par Mohammed Ibn Abd-el-Wahab en Arabie centrale au XVIIIe siècle, étroitement lié à la dynastie d’Ibn Séoud) prônaient un retour aux sources de l’islam particulièrement rigoureux, suivant l’exemple de Ibn Taimiyya au XIIIe siècle et de Ahmed Ibn Hanbal aux VIIIe et IXe siècles de l’ère chrétienne. Cette ambiguïté fut illustrée par l’exemple des Frères musulmans d’Égypte (1928), dont le fondateur Hassan El Banna (1906-1949) (grand-père de Tariq Ramadan) était un disciple de Rachid Ridha, et est considéré comme l’un des fondateurs de l’islamisme. Mais le jeune frère du fondateur, Gamal El Banna (1920-2013), était un bon exemple de musulman réformiste, c’est à dire moderniste.

Le même problème se pose en Algérie : l’association des Oulémas fondée en 1931 par des lettrés en arabe ayant étudié en dehors du pays, notamment au Caire, est aujourd’hui considérée comme étant à l’origine de l’islamisme algérien, mais l’un de ses principaux membres, le cheikh Abbas Bencheikh El Hocine (1912-1989, grand mufti de la mosquée de Paris de 1982 à sa mort) déjà mentionné à plusieurs reprises, était le père de deux partisans notoires d’un réformisme musulman compatible avec la vie moderne, Soheib Bencheikh à Marseille, et son frère Ghaleb qui anime l’émission religieuse musulmane du dimanche matin sur Antenne 2. Comme l’a montré l’islamologue Rachid Benzine [57], d’autres réformateurs sont restés fidèles à l’idée d’une modernisation de l’islam, tendant à séparer la religion de la politique, comme l’avait proposé dès 1925 Ali Abderraziq (1888-1966) dans son livre L’islam et les fondements du pouvoir, qui fut condamné par l’Université d’Al Azhar et son auteur interdit d’enseignement jusqu’à sa mort en 1966. Modernisation ou retour aux sources de l’islam, quel était donc le véritable objectif de ce mouvement qualifié de « réformisme musulman » ?

L’historien Henry Laurens a montré qu’en 1883 à Paris Djamaleddine El Afghani, correspondant avec Ernest Renan qui avait sévèrement critiqué l’islam, avait habilement défendu sa religion en la présentant comme le moyen nécessaire à une modernisation du monde musulman : « Tant que l’humanité existera, la lutte ne cessera pas entre le dogme et le libre examen, entre la religion et la philosophie, lutte acharnée et dans laquelle, je le crains, le triomphe ne sera pas pour la libre pensée, parce que la raison déplaît à la foule et que ses enseignements ne sont compris que par quelques intelligences d’élite et parce que, aussi, la science, si belle qu’elle soit, ne satisfait pas complètement l’humanité, qui a soif d’idéal et qui aime à planer dans des régions obscures et lointaines que les philosophes ne peuvent ni apercevoir ni explorer » [58]. Son disciple égyptien Mohammed Abdou était alors sur la même ligne opportuniste, puisqu’il écrivit alors : « nous ne couperons la tête de la religion qu’avec l’arme de la religion », avant de devenir grand mufti en Égypte en 1889. Par la suite, leur autre disciple, le Syrien Rachid Ridha, évolua dans un sens beaucoup plus conservateur et entraîna vers le « néo-wahabisme » la majeure partie des Frères musulmans égyptiens et des Oulémas algériens.

Comme l’a reconnu l’islamologue musulman Ali Mérad : « Il est donc nullement paradoxal que la doctrine réformiste des Deux Sources (Le Coran et la Tradition) ait pu donner lieu à des développements selon deux tendances divergentes : celle d’un néo-fondamentalisme légaliste et conservateur, et celle d’un modernisme laïciste, résolu à dépasser le magistère de la Tradition ». D’un côté : « Les forces d’inertie n’eurent de cesse de charger le concept ‘salafiyya’ de connotations régressives, soit par une naïve mythisation d’un âge d’or, à rebours de la marche de l’histoire, soit par un anti-intellectualisme visant essentiellement les emprunts culturels à l’Occident. Ainsi l’esprit libéral du réformisme incarné par Muhammad ‘Abduh fut-il, d’abord, singulièrement rétréci par son disciple Rachid Ridâ ; à la mort de celui-ci (août 1935) le mouvement des ‘Frères musulmans’ est prêt pour la relève : outre la priorité donnée à l’enseignement social et politique, dans le sillage de Jamâl-al-Dîn Al-Afghânî, ce mouvement privilégie les références doctrinales qui s’inscrivent dans la pure tradition hanbalite et néo-hanbalite ». Et d’un autre côté : « Malgré le souci constant de R. Rida de maintenir une ligne de modération (...) ses positions dogmatiques le plaçaient nettement en retrait par rapport au courant moderniste. Les élites modernistes ne pouvaient lui passer ni ses conceptions fondamentalistes en matière de loi religieuse (sharî’a) ni ses vues archaïsantes sur la question féministe, ni ses fortes sympathies pour le wahabisme et sa version politique sous le régime saoudien ». Ce qui ne l’empêchait pas de maintenir des positions plus progressistes sur certaines questions, notamment en faisant du Coran la source unique de la religion, la Tradition (Sunna) n’étant que son explicitation [59].

Rachid Rida était-il donc un islamiste ? Il ne m’appartient pas d’en juger. Le fait est qu’il était révéré par le cheikh Ben Badis et par ses compagnons, qui lisaient assidument sa revue Al Manar (1898-1935). Mais l’Association s’efforçait de se rallier les intellectuels algériens francophones, et employait pour ce faire des formules clairement modernistes : « Être musulman, c’est être moderne » ; « Le musulman, c’est celui qui assume le progrès » ; « Soyons à la fois musulman et moderne, et montrons à certains esprits chagrins que ce n’est pas une utopie ». Mais aujourd’hui, on lit plus souvent « islamiser la modernité » que « moderniser l’islam » : est-ce la même chose, ou est-ce le contraire ?

C’est en 1936, année du premier Congrès musulman qui réunit à Alger, le 2 juin 1936, les tendances politiques indigènes soutenant le Front populaire, que pour la première fois un vrai débat clarifia les enjeux du problème politique algérien. L’ancien leader des étudiants musulmans de l’Université d’Alger Ferhat Abbas, devenu un adjoint du docteur Bendjelloul (président de la Fédération des élus musulmans du département de Constantine), publia un célèbre article intitulé « La France, c’est moi ! » dans lequel il niait l’existence d’un nationalisme algérien et d’une nation algérienne [60]. Puis le cheikh Ben Badis lui répondit en arabe que la nation algérienne existait sur la base de l’islam, de la langue arabe et d’une patrie particulière, sans être actuellement en état de revendiquer son indépendance [61]. Et enfin Messali Hadj vint à Alger le 2 juin 1936 pour répondre à la Charte revendicative du Congrès musulman - qui avait revendiqué le rattachement de l’Algérie à la France et l’égalité civique de tous ses habitants sans renonciation au statut personnel musulman ou aux coutumes berbères - et il remporta un triomphe en refusant de renoncer au droit du peuple algérien à son indépendance [62].

Mais bien qu’il eût proclamé son respect pour le « vénérable cheikh Ben Badis », Messali n’obtint pas le soutien des Oulémas, qui préférèrent continuer à rester proches des élus « jeunes Algériens », et qui attendirent 1943 pour se rallier publiquement à la revendication d’un État algérien indépendant formulée par Ferhat Abbas dans son Manifeste du Peuple algérien. Après le début d’insurrection vite réprimé du 8 mai 1945, le cheikh Bachir el-Ibrahimi, successeur du cheikh Ben Badis (mort en 1940), fut emprisonné durant plusieurs mois avec Ferhat Abbas et ils restèrent amis après leur libération.

Pendant ce temps, le nationalisme musulman du PPA clandestin avait considérablement renforcé son audience, en diffusant sa propagande à travers des institutions créées par l’Association des Oulémas : écoles coraniques, collèges musulmans privés, Scouts musulmans algériens organisés à partir de 1935 à l’initiative de Mohammed Bouras, et dont la formation morale était fondée sur l’islam. Or les jeunes que formaient ces institutions oulémistes ne restaient pas nécessairement captifs des positions politiques des Oulémas. Par exemple, Ramdane Abane adhéra au PPA en 1946 en prenant contact avec deux militants de ce parti qui enseignaient dans un collège des Oulémas à Châteaudun-du-Rhummel, et qui furent sommés par l’Association, soumise aux pressions de la police, de rejoindre d’autres médersas moins exposées en d’autres lieux [63]. Des militants du PPA avaient été formés dans les universités arabes, comme Abdelhamid Mehri, ancien étudiant à la Zitouna de Tunis, qui fut ministre des Affaires nord-africaines dans le premier GPRA (1958-1959) puis des Affaires sociales et culturelles dans le deuxième (1960-1961). Il y avait donc une symbiose idéologique entre les publics des Oulémas et du PPA-MTLD qui contribuait à la diffusion d’une conception du nationalisme indissociable de l’islam, en dépit des mauvaises relations entre ces deux organisations. De plus, après la rupture entre les Frères musulmans d’Égypte et le colonel Nasser, en 1954, un jeune militant du PPA, Chaïb Hamoud, dit Abderrahmane, fonda à Alger avec des Oulémas une section des Frères musulmans d’Égypte, dont faisait partie Abbassi Madani, militant du FLN arrêté en novembre 1954 et futur leader du FIS [64].

Il faut donc distinguer entre la position de l’Association des Oulémas, qui resta jusqu’à la fin de 1955 alliée à l’UDMA de Ferhat Abbas et recherchant une posture moyenne entre le légalisme et la rupture ouverte avec la souveraineté française, et la présence d’une idéologie islamo-nationaliste déjà très largement répandue dans les rangs du FLN-ALN avant son ralliement. Il n’est pas question de refaire l’histoire après coup comme ces militants islamistes d’aujourd’hui qui prétendent que les Oulémas sont à l’origine du 1er novembre 1954, ce qui est manifestement faux. Mais il faut se demander à partir de quand la foi religieuse islamique a été considérée comme absolument inséparable de l’appartenance à la nation algérienne.

L’association des Oulémas, après s’être dissoute en se ralliant au FLN en janvier 1956, a été continûment représentée par plusieurs de ses membres dans le Conseil national de la Révolution algérienne ou CNRA (Tawfik-al-Madani, Si Brahim Mezhoudi, cheikh Kheireddine), mais la mouvance culturelle arabo-islamique était beaucoup plus largement présente dans le FLN que l’Association, et cela sans attendre le début de 1956. Toutes les organisations du FLN-ALN ont donné à l’islam un statut de quasi-religion d’État en faisant de la guerre de libération un djihad, avec plus ou moins de conviction sincère ou d’opportunisme. Mais au sortir de la guerre d’indépendance, en 1962, l’officialisation de ce statut était-elle irrévocablement acquise ?

L’Islam et l’État en Algérie depuis 1962

Dans la préparation du programme du FLN (dit « programme de Tripoli ») qui allait être soumis au CNRA de mai-juin 1962, les débats portèrent essentiellement sur les questions politiques, économiques et sociales ; selon Mohammed Harbi, seul Ahmed Ben Bella attachait de l’importance au « rôle de l’islam qui constitue un rempart des pauvres contre les riches et donne son caractère distinctif à l’authenticité algérienne ». Dans les débats du CNRA, « la référence à l’islam est introduite à la demande de Ben Bella, qui remet en question la laïcité de l’État et celle du FLN ». « La discussion du programme ne traîne pas en longueur. Ferhat Abbas le considère comme ‘du communisme mal digéré’, mais l’accepte. Un amendement d’un représentant de la Fédération de France, un avocat, Ali Haroun, introduit la référence au socialisme. Le programme est adopté à l’unanimité » [65]. Auparavant, la Fédération de France du FLN avait associé ses cadres étudiants à la rédaction d’un projet de programme dont, selon Mohamed Boudiaf, les grandes lignes s’inspiraient des modèles soviétique et cubain. Selon Gilbert Meynier (Histoire intérieure du FLN, p 535), ce projet n’était pas plus solide que celui adopté par le CNRA : « la mise au point du programme à accents gauchisants de la Fédération de France rédigé en vue du CNRA de Tripoli 4 ne fut pas celle de la direction. Et il n’est pas sûr que la direction ait vraiment bien lu ce programme, pas plus que les congressistes de Tripoli ne lurent le ‘programme de Tripoli’ qu’ils adoptèrent pourtant à l’unanimité ».

Jusque-là, la plupart des militants du FLN, quelle que soit leur tendance, associaient dans leur définition du nationalisme algérien le socialisme et l’islam. Mais vers la fin de la crise qui opposa les deux coalitions dirigées par Ben Bella et Ben Khedda durant l’été 1962, le 21 août, un groupe d’anciens membres de l’Association des Oulémas publia un « appel des Oulémas de l’Islam et de la langue arabe » au peuple algérien, que l’on peut considérer comme le premier manifeste des islamistes algériens. Contestant que la Révolution avait atteint son but en arrachant la souveraineté totale, ce texte affirmait au contraire que « notre but suprême n’est pas atteint » :

« Nous sommes Algériens et cela veut dire que nous sommes un peuple ayant une personnalité propre. Cette personnalité apparaît dans sa religion, dans sa tradition, enfin dans son histoire, dans sa langue, dans ses mœurs. Quant au pain, la liberté et le travail, ils ne peuvent nous distinguer des autres peuples. Voilà pourquoi nous protestons énergiquement contre la déclaration émanant de la Fédération de France du Front de Libération Nationale où cette Fédération demande la laïcité de la Constitution algérienne. Nous considérons que cette déclaration dénie les principes mêmes de notre révolution et le Front de Libération nationale oublie l’engagement qu’il a fait à l’égard de nos martyrs et constitue une atteinte à l’islam dans ce pays musulman et à la dignité de notre peuple. En conséquence, nous demandons à tous les responsables et à tous les membres du Bureau politique en particulier de sauvegarder nos principes islamiques, comme nous adjurons tout le peuple de se montrer vigilant durant toute cette période transitoire et de barrer la route à quiconque essaie de porter atteinte à nos idéaux » [66].

Le gouvernement formé par Ahmed Ben Bella le 28 septembre 1962 fut le premier à comporter un ministre des biens Habous [67](l’oulémiste Ahmed Tewfik-al-Madani), et tous les gouvernements suivants, jusqu’à nos jours, suivirent cet exemple [68]. Puis le Code de la nationalité algérienne, adopté le 13 mars 1963 après de vifs débats par l’Assemblée nationale constituante, fit de l’appartenance héréditaire à l’islam le critère fondamental de la nationalité algérienne « par origine », et obligea ceux qui se voulaient des Algériens sans être musulmans à solliciter la reconnaissance de leur nationalité algérienne, inversant ainsi le schéma de la « naturalisation » imposée aux indigènes voulant être citoyens français dans l’Algérie coloniale. Durant les débats, une lettre adressée aux députés par six juifs algériens militants du FLN exposa clairement le danger de la confusion entre les notions de religion et de nationalité : « Dès l’instant où la nationalité se définit en fonction de critères religieux (statut coranique) avant de définir la nationalité, il est bien évident que le naturalisé ne sera jamais pleinement algérien puisque la qualité même d’Algérien est liée à la notion même de Musulman » [69]. Puis la Constitution du 10 septembre 1963 confirma le bien-fondé de cette critique en affirmant que le Président de la République algérienne devait être musulman.

Pourtant le président Ben Bella prétendait concilier l’islam et le socialisme, mais quand il fut renversé par le colonel Boumedienne le 19 juin 1965, celui-ci lui reprocha de trop pencher vers les communistes algériens et les « pieds rouges ». Puis le président Boumedienne, après avoir réprimé l’opposition des communistes à son coup d’État, accepta leur soutien à sa politique socialiste à partir de 1972. Les préambules des deux premières constitutions de l’État algérien, celles de 1963 et de 1976, accordaient une très grande place à la définition du socialisme, tout particulièrement la deuxième qui le présentait comme une « option irréversible ». Mais elles reconnaissaient néanmoins le statut officiel de l’islam. La première en rappelant que « l’Islam et la langue arabe ont été des forces de résistance efficaces contre la dépersonnalisation des Algériens menée par le régime colonial. L’Algérie se doit d’affirmer que la langue arabe est la langue nationale et officielle et qu’elle tient sa force spirituelle de l’islam [70] ». Quant à la seconde, elle omettait l’islam dans son préambule, mais elle le reconnaissait comme religion de l’État dans son article 2, le garantissait dans son article 109 qui formulait le serment du président de la République [71], et dans l’article 195 stipulant qu’aucun projet de révision constitutionnelle ne pouvait porter atteinte « à la religion d’État ».

C’est seulement après la mort du président Boumedienne en 1978 que l’instauration d’un régime islamiste en Iran et surtout la résistance islamiste à la dictature communiste soutenue par l’armée soviétique en Afghanistan contribuèrent à remettre en question l’alliance de l’islam et du socialisme qui avait été jusque-là une caractéristique majeure de la Révolution algérienne [72]. Ce renforcement du poids de l’islam dans l’État algérien devait aussi beaucoup à l’influence croissante des enseignants arabisants venus du Proche-Orient arabe, qui avaient été appelés par le gouvernement algérien pour remplacer les coopérants français à partir de 1971 et surtout de 1976, et qui étaient le plus souvent des islamistes convaincus.

Durant la présidence de Chadli Bendjedid, en 1984, le Code de la famille rendit impossible le mariage d’un Algérien non-musulman avec une Algérienne musulmane, aggravant ainsi l’infériorité juridique des premiers. Les constitutions successives ont confirmé et renforcé la place de l’islam comme religion de l’État, affirmée par l’article 2 des constitutions du 22 novembre 1976 et du 23 février 1989. Mais le socialisme, qui était proclamé une « option irréversible » et le caractère majeur de l’État algérien dans l’article 1 - et défini dans les articles 10 à 24 de la première de ces deux constitutions - a disparu de la seconde, octroyée par le président Chadli près d’un an avant la fin des régimes communistes d’Europe de l’Est, laissant ainsi un champ plus largement ouvert à l’islamisme [73].

Durant la guerre civile qui commença en 1992 après la suspension des élections législatives dont le premier tour avait placé en tête le Front Islamique du Salut (FIS), le pouvoir civil et militaire ne commit pas l’erreur de retirer à l’islam son statut de religion d’État. Au contraire, il rechercha et finit par obtenir le soutien des autres partis islamistes qui n’avaient pas rejoint le FIS (le Hamas et Ennahdah). La nouvelle constitution proposée par le président Liamine Zeroual et adoptée par le référendum du 28 novembre 1996 ne différait de la précédente que sur des points de détail, mais la formule du serment présidentiel était citée en arabe dans l’article 76 : elle commençait par la formule coranique de la fatiha (ouverture) (« Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ») et se terminait par la phrase « Et Dieu est témoin de mon serment ». Ainsi l’islamisation de la vie publique est allée de pair avec son arabisation.

C’est pourquoi il me semblequelaplacede l’islam dans le nationalisme algérien n’a fait que se renforcer à travers son histoire, et qu’un seuil décisif dans cette évolution a été franchi au lendemain même de l’indépendance, avec la reconnaissance officielle de son statut de religion d’État. À partir de ce moment, les anciens Oulémas et leurs disciples,devenusune sorte de clergéofficiel,sesontretrouvés dans une situation radicalementnouvelle, car la place de l’islam par rapport à l’État algérien n’était plus du tout la même que celle qui avait été la sienne par rapport à l’État colonial. Le problème n’était plus de défendre son indépendance par rapport à un État étranger à l’islam - en revendiquant la séparation de l’islam et de l’État en Algérie suivant l’exemple de la République française - mais de faire en sorte que l’islam domine réellement l’État algérien indépendant, et qu’il ne soit pas dominé et instrumentalisé par lui. En théorie, selon Bruno Étienne, trois options étaient possibles pour atteindre ce but : - agir sur l’État pour faire qu’il soit effectivement musulman ; - agir sur le peuple pour atteindre le même but, et faire ainsi pression sur l’État ; ou enfin, employer la force contre l’État, ou même éventuellement contre le peuple, si on estimait qu’il avait cessé d’être réellement musulman, en s’autorisant de l’exemple du djihad pratiqué par le Prophète contre les Mecquois idolâtres.

Ces trois options ont été alternativement tentées par des groupes de plus en plus extrémistes. D’abord, le groupe Al Qiyam (les valeurs) qui fut fondé par l’intellectuel Malek Bennabi, revenu du Caire en bénéficiant de l’appui de Mohammed Khider et, dans une moindre mesure, du président Ben Bella, et qui dura de 1964 à 1970 à travers plusieurs interdictions temporaires. Puis la revue Al Açala (1971-1981) qui exprima les idées du clergé officiel sous l’impulsion du ministre des affaires religieuses de Boumedienne Mouloud Kassim Naït Belkacem, en organisant régulièrement des séminaires de la pensée islamique. Et ensuite des mouvements de plus en plus contestataires du pouvoir établi, notamment le Groupe islamique armé de l’ancien moudjahid Mustafa Bouyaali qui tint le maquis de 1982 à 1987, le Front islamique du salut (FIS) d’Abbassi Madani et Ali Benhadj (fils de moudjahid) et d’autres partis se réclamant de l’islam, ainsi que l’Armée islamique du Salut (AIS) active de 1992 à 1997, mais aussi les groupes islamiques armés (GIA) et autres mouvements violents qui lui ont succédé comme le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) puis l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique).

Replacer le 20 août 1955 dans cette perspective de temps long, ce n’est pas affirmer que les islamistes d’aujourd’hui sont les seuls héritiers des combattants de la guerre d’indépendance : au contraire, il est avéré que les pères fondateurs du FLN étaient plus portés à utiliser l’islam au service de leur but politique qu’à le servir, comme l’avait montré Gilbert Meynier, et que la plateforme du Congrès de la Soummam avait défendu une conception laïque de la Révolution algérienne. Mais c’est constater aussi que, depuis les débats de 1962 et 1963 sur l’officialisation de l’islam, il s’est trouvé des islamistes qui refusaient de reconnaître la nationalité algérienne à ceux de leurs compatriotes qui ne voulaient pas ou plus se dire musulmans, comme le député Abdelkader Hadjar déclarant en 1974 : « Je ferai de tout Algérien qui ne se reconnaît pas dans l’identité arabo-islamique un étranger dans ce pays » [74]. Ainsi, les islamistes armés de la guerre civile des années 1990 pouvaient-ils logiquement situer leur combat dans la continuité de la guerre sainte de 1954-1962, même si cette interprétation n’était pas approuvée par d’autres patriotes algériens, qu’ils se réclamassent ou non de l’islam. Et c’est la même identification exclusive du nationalisme algérien à l’islam que l’on retrouve dans les propos récents du président du Haut-Conseil islamique et ancien ministre des affaires religieuses, Bouabdallah Ghoulamallah, qui a déclaré à l’occasion du 90e anniversaire de l’AOMA (en 2021) que « l’Algérien ne peut être que musulman », car « l’islam et le nationalisme sont les deux faces d’une même pièce », « les graines semées par la France commencent à germer et les oulémas musulmans algériens doivent y faire face et poursuivre le djihad [« effort »] national et théologique pour éradiquer ces résidus ». Ce qui a fait réagir notamment le journaliste Kamel Daoud : « Le message indirect de Ghoulamallah, le président du Haut Conseil islamique, à Maurice Audin, Fernand Yveton et d’autres - “Il est impossible à l’Algérien d’être non musulman” - propose l’éradication comme solution d’avenir » [75].

En fin de compte, le plus troublant est de constater que le rôle de l’islam - ou d’une certaine conception de l’islam justifiant les pires excès - dans des actes de violence extrémistes justifiés par une conception fanatique du djihad, reste largement occulté par la propagande officielle qui préfère attribuer à la seule France la responsabilité directe et indirecte de tous les crimes commis en Algérie et contre le peuple algérien de 1830 à 1962, comme si les dirigeants qui avaient décidé et agi en son nom de 1954 à 1962, puis de 1962 à nos jours, voulaient revendiquer leur propre irresponsabilité. Le peuple algérien au nom duquel ces chefs avaient décidé et ordonné sans l’avoir consulté peut-il les en approuver ?

Guy Pervillé

[1] Emmanuel Alcaraz, Histoire de l’Algérie et de ses mémoires, des origines au Hirak, Paris, Karthala, 2021, 304 p.

[2] Guy Pervillé, Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, Paris, Vendémiaire, 2018, 667 p, 26 euros. Voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=431 .

[3] « Du nouveau sur l’Appel de Constantine et le 20 août 1955 », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305.

[4] Roger Vétillard, La guerre d’Algérie, une guerre sainte ? Éditions Atlantis, Friedberg, RFA, 2020, pp 15-20, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=448 .

[5] Ali Kafi, Du militant politique au dirigeant militaire, Mémoires 1946-1962, Alger, Casbah Éditions 2002 (version originale en arabe, 1999).

[6] Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955, insurrection, répression, massacres. Paris, Payot, 2010. Voir sur mon site : « À propos d’un livre de Claire Mauss-Copeaux » (2010), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278 .

[7] Claire Mauss-Copeaux, dans son livre cité, ne mentionne que deux massacres importants de civils français à El Alia et à Aïn Abid et nie qu’ils aient été commis sur ordre supérieur. En réalité, si l’on tient compte de tous les civils européens tués, il y a eu 24 lieux de massacres ou de meurtres échelonnés le long des principales routes entre Constantine, Philippeville et Guelma, ce qui interdit d’y voir des initiatives individuelles et oblige à mettre en cause la responsabilité du chef de la région Youcef Zighoud.

[8] Selon ces directives, « Tout rebelle faisant usage d’une arme ou aperçu une arme à la main devra être abattu sur le champ (...) le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s’enfuir ». Mais le général Lorillot, commandant en chef à partir du 1er juillet 1955, avait aussitôt rajouté : « Hors du combat, les règles françaises d’humanité demeurent ». Texte cité par Harbi et Meynier, Le FLN, documents et histoire, 1954-1962, Paris, Fayard, 2004, p 50.

[9] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, p 281. Cité sur mon site : « Du nouveau sur l’appel de Constantine et le 20 août 1955 » (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305.

[10] Le nom de ce personnage est orthographié en français de plusieurs façons : Zighoud, Zighout, Ziroud, Zirout. Je choisis la première pour mon texte, mais je respecte l’usage de chaque auteur dans les citations que j’en fais.

[11] Charles-Robert Ageron, « L’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, de la résistance armée à la guerre du peuple », dans La guerre d’Algérie et les Algériens, sous la direction de C-R Ageron, Paris, Armand Colin, 1997, p 45. Cité sur mon site : « Du nouveau sur l’appel de Constantine et le 20 août 1955 » (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305 .

[12] Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1984, p 183. Cité sur mon site : « Du nouveau sur l’appel de Constantine et le 20 août 1955 » (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305. Pourtant, selon Mohammed Lebjaoui, qui était un des proches d’Abane, celui-ci lui avait déclaré que « tous les Européens d’Algérie étaient contre le peuple algérien. Il fallait les considérer collectivement et individuellement comme des ennemis », avant de se laisser convaincre de son erreur (cité par Yves Courrière, Le temps des léopards, p 202). Et selon Jean-Louis Planche (communication au colloque Militaires et guérilla en guerre d’Algérie, s. dir. J. C. Jauffret et M. Vaïsse, Bruxelles, Complexe, 2001, pp pp 224-225), Abane aurait déclaré aux chefs du MNA d’Alger, lors de leur seule rencontre en mars 1955, qu’il fallait que les Européens quittent l’Algérie.

[13] Extrait des Mémoires inédits de Lakhdar Bentobbal, cité par Gilbert Meynier et reproduit par Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie, 1952-1962, note 41 p 288, et qui se retrouve dans le tome 1 (pp 97-98) publié par Daho Djerbal (Lakhdar Bentobbal. t1, Mémoires de l’intérieur, Alger, éditions Chihab, novembre 2021).

[14] Jean-Robert Henry, dans le catalogue de l’exposition « L’Algérie et la France, destins et imaginaires croisés », Aix-en-Provence, mai 2003, signale cette stratégie « race contre race » (p 34), et critique la « violence décivilisatrice » des deux côtés (p 35).

[15] Voir l’interview de l’auteur : http://hassani-mhamed-aokas.overblog.com/2019/01/didouche-mourad-le-fin-stratege-de-la-revolution-algerienne.html , et le résumé de son livre : https://www.jijel.info/index.php/histoire/4984-didouche-mourad-le-fin-stratege-et-l-ange-gardien-de-la-revolution-2.

[16] Emmanuel Alcaraz, « Les lieux de mémoire de la guerre civile algérienne des années 1990 », à paraître en 2023 aux Éditions du Croquant dans l’ouvrage collectif L’Afrique du Nord en mouvement, entre mobilisations populaires et restaurations autoritaires, dirigé par Emmanuel Alcaraz, Salim Chena et Aïssa Kadri.

[17] Le FLN, documents et histoire, p...

[18] « Bulletin de naissance », dans El Moujdjahid n° 1, juillet 1956, réédition de Belgrade, 1962, t 1, pp 8-9.

[19] El Moudjahid n° 4 (1er novembre 1956), deuxième édition 1957, reproduite dans la réédition de Belgrade (1962), t 1, pp 60-73.

[20] Lettre de Ben Bella à la direction exécutive du FLN, in Mabrouk Belhocine, Le courrier Alger-Le Caire, p 197, et Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution algérienne, p 168.

[21] Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, Paris, Éditions du Seuil, 1962, p 43.

[22] Mohammed Benyahia, La conspiration au pouvoir, Paris, L’Arcantère, 1988, p 97.

[23] Saïd Sadi : Amirouche : une vie, deux morts, un testament. Une histoire algérienne. Paris, L’Harmattan, 2010.

[24] Le capitaine Léger, artisan de cette manœuvre machiavélique, s’en justifiait ainsi : « Je pense personnellement que si l’ennemi a des dispositions particulières pour se détruire lui-même, bien coupable serait celui qui n’en profiterait pas ! » Paul-Alain Léger, Aux carrefours de la guerre, Paris, Albin Michel, 1983, pp 383-384.

[25] Interview de l’auteur A. Boucherit. déjà citée.

[26] Voir Djerbal (Daho), Lakhdar Bentobbal. t1, Mémoires de l’intérieur, Alger, éditions Chihab, novembre 2021, p 57.

[27] Ibid. p 44 et pp 207-211.

[28] Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie, 1952-1962. Paris, Riveneuve, 2011, pp 188-189.

[29] Le Doussal, op. cit., pp 315-317.

[30] Point commun avec Frantz Fanon, intellectuel antillais rallié au FLN, en poste à l’hôpital psychiatrique de Blida, qui n’était pas musulman, et qui ignorait les motifs cachés de la décision de Youcef Zighout. Dans son dernier livre, Les damnés de la terre, publié en 1961 peu avant sa mort, il écrivait : « Dans les luttes armées, il y a ce que l’on pourrait appeler le point de non-retour. C’est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. Ce point fut atteint en Algérie avec les 12 000 victimes de Philippeville (...). Alors, il devint clair pour tout le monde et même pour les colons que ‘ça ne pouvait plus recommencer’ comme avant. Toutefois le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu’on ne lui demande pas non plus de tenir de comptabilité pour les autres. À la formule ‘Tous les indigènes sont pareils’, le colonisé répond : ‘Tous les colons sont pareils’ ». Réédition Maspero 1970, pp 48-50.

[31] Voir le témoignage de René Mayer (homonyme du député de Constantine) dans mon article déjà cité : « Du nouveau sur l’appel de Constantine et le 20 août 1955 » (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305. Il ne semble pas que cet appel, non publié avant le 20 août 1955, ait été connu de Youcef Zighoud.

[32] La liste des personnalités visée ou menacées est plus ou moins longue suivant les auteurs cités. Selon Mohammed Harbi (1954, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984, pp 145-147), « À Constantine, deux leaders locaux de l’UDMA, Allaoua Abbas, neveu de Ferhat Abbas, et Hadj Saïd Chérif sont attaqués par un commando du FLN. Plusieurs autres personnalités inscrites sur une liste d’hommes à abattre (Cheikh Kheireddine et Bencheikh El Hocine Abbès de l’association des Oulama, Ferhat Abbas, le Dr Bendjelloul et Me Benbahmed) s’en tirent indemnes, n’ayant pas été repérés par les commandos de l’ALN ».

[33] Mabrouk Belhocine, Le courrier Alger-Le Caire, p 93.

[34] Recruté d’abord à Alger par Abane, et imposé par lui comme représentant de la wilaya II selon les Mémoires de Lakhdar Ben Tobbal. Cf Daho Djerbal, Lakhdar Ben Tobbal. Mémoires de l’intérieur. Alger, Chihab Éditions, 2021, pp. 322-323.

[35] Daho Djerbal, Lakhdar Ben Tobbal. Mémoires de l’intérieur. Alger, Chihab Éditions, 2021, pp 331-332.

[36] Lieu d’un massacre ordonné par le commandant Amirouche (futur colonel de la wilaya 3) lors de ce que l’on a appelé la « nuit rouge de la Soummam » (28 avril 1956).

[37] Contradiction flagrante avec le récit de Lakhdar Bentobbal. Qui a dit vrai ?

[38] Texte complet sur le site des harkis de la Dordogne : http://www.harkisdordogne.com/2016/01/temoignage-de-djilali-mohand-bentoumi-sur-le-massacre-de-valee.html. Ce témoignage a été recueilli par écrit le 7 janvier 1957 par le lieutenant Albert Vasseur, chef du commando.

[39] Daho Djerbal, Lakhdar Bentobbal, Mémoires de l’intérieur, Alger, Chihab Éditions, 2021, p 314.

[40] Par exemple, la police française avait trouvé sur Mostefa Ben Boulaïd, arrêté à la frontière libyo-tunisienne en janvier 1955, un papier sur lequel il était rendu compte de la capture de deux traîtres : « Après les avoir martyrisés (sic), ils ont été abattus par une balle en plein front et une rafale en plein cœur ». Roger Le Doussal, op.cit., p 224 note 18.

[41] Cf mon texte : « Albert Camus était-il raciste ? Le témoignage du Premier homme » (2003) sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=33 . La comparaison s’impose également avec la « vendetta » jadis endémique dans la Corse de Colomba (vers 1840), et qui l’est encore aujourd’hui parmi les Albanais, lesquels ne sont pourtant pas tous musulmans, mais les cas rapportés plus haut dépassent tous les exemples connus.

[42] Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette, 2002, pp 113-114.

[43] De larges extraits de cet article, « Aspects particuliers à la criminalité algérienne », par les professeurs A. Fourrier, P. Michaux et J. Thiodet, sont reproduits en annexe dans le livre de Roger Vétillard, La guerre d’Algérie : une guerre sainte ?, pp 246-252. Le professeur Porot, qui selon Fanon faisait de l’Algérien un criminel né, était membre du comité scientifique de la revue mais ne figurait pas parmi les auteurs de cet article, qui mérite d’être lu.

[44] Mohammed Harbi, « La tragédie d’une démocratie sans démocrates », in Le Monde, 13 avril 1994.

[45] Marie-Thérèse Urvoy, Islam et islamisme. Frères ennemis ou frères siamois ? , Éditions Artège, Paris et Perpignan, 2021, pp 29-30.

[46] « La torture est arrivée en Algérie en 1830 dans les bagages de l’arme française » selon Henri Alleg ; elle serait « indissociable de la guerre coloniale » selon Francis Jeanson (Le Monde, 29 mai 2000) ; « propre à la logique colonialiste » selon l’ancien ministre algérien de la justice Amar Bentoumi (La Tribune, 24 mai 2001), voire « un épiphénomène du colonialisme » selon le journaliste Ahmed Cheniki (Le Quotidien d’Oran, 7 décembre 2000).

[47] Ibn Khaldoun, Le livre des exemples, traduction Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, pp 532-533. Cité par Gabriel Martinez-Gros, L’empire islamique, VIIe-XIe siècle, éditions Passé composé-Humensis, 2019, p 235.

[48] http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/FILES/PRESS_ISLAM_31.pdf.

[49] Dans un récent numéro de L’Histoire (n° 472, juin 2020, pp 40-41), l’islamologue Mohammed Ali Amir Moezzi, qui a co-dirigé Le Coran des historiens (Paris, Éditions du Cerf, 4 tomes de 1000 p chacun, 2019) estime qu’il faut distinguer deux groupes de fidèles, d’abord « les croyants originels, qui ajoutaient foi au message premier de Muhammad proclamant la fin imminente du monde et demandant aux hommes de se repentir et de s’entraider les uns les autres », puis « ceux que le Coran appelle ‘les hypocrites’, c’est-à-dire les Mecquois qui se sont convertis au message de Muhammad par opportunisme après avoir été vaincus par les armes. À la différence des premiers, ces hommes sont des militants qui pensent que les Arabes doivent préparer le monde au Jugement dernier par les armes, le butin et la conquête ». Cette distinction, estime-t-il, est à rapprocher « de ce qu’on connaît par ailleurs de la famille immédiate du Prophète, les Banu Hachim, qui s’occupaient des affaires religieuses à La Mecque, et les Omeyyades, membres de la même grande tribu des Quraich, qui s’occupaient plutôt des affaires économiques et des questions politiques. Ce sont ces hommes, ralliés à Muhammed surtout au moment de sa conquête de La Mecque en 630, qui ont pris le pouvoir à sa mort. En vertu de cette hypothèse (...) ces gens-là étaient à la recherche de butin avant même leur conversion, et n’ont fait que profiter de l’aura du Prophète pour assouvir leur soif de conquêtes ». Mais il n’explique pas comment s’est faite la transition d’un islam désarmé à un islam armé à travers la vie du Prophète et celle de ses premiers compagnons.

[50] L’empire musulman était fondé sur une tolérance très relative : pas de conversion forcée, sauf pour les idolâtres. Les « peuples du Livre » (juifs et chrétiens, et même les mazdéens, adeptes de la religion dualiste persane) conservaient une certaine liberté de conscience et de culte, mais compensée par leur désarmement définitif et par le paiement d’un impôt spécial à la place du service militaire dû par les seuls musulmans. Ces « protégés » (dhimmis) n’avaient pas des droits égaux à ceux des musulmans en matière de culte public (les croix, les cloches étaient interdites), mais aussi de mariages et de conversions : ils n’avaient pas le droit d’épouser des femmes musulmanes (alors que l’inverse était vrai) ni de convertir des musulmans, car les apostats de l’islam étaient punis de mort.

[51] Voir notamment Tidiane Ndiaye, Le génocide voilé, Paris, Gallimard, 2008, 253 p.

[52] Voir Rafaël Sanchez Saus, Les chrétiens dans al-Andalus, de la soumission à l’anéantissement, Monaco, Éditions du Rocher, 2019, 528 p, et Gabriel Martinez-Gros, Fascination du Djihad : fureurs islamistes et défaite de la paix, Paris, PUF, 2016, 108 p ; ainsi que sa contribution sur le mythe d’al-Andalus dans Le vrai visage du Moyen-Age, Paris, Vendémiaire, s. dir. Nicolas Weill-Parot et Véronique Sales, 2017, pp 79-93.

[53] Ce serment sur le Coran est à rapprocher du serment sur l’Évangile que prononçaient les adeptes de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (ORIM) fondée en 1893, qui organisa une insurrection (violemment réprimée) contre l’Empire ottoman musulman en 1903.

[54] Citations tirées du recueil de textes de Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le nationalisme algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, 1978,

[55] Collot et Henry, op. cit., pp.

[56] D’où vient le mot « islahisme » employé plus haut dans le titre de cette partie.

[57] Auteur de Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2008.

[58] Henry Laurens, Le royaume impossible, La France et la genèse du monde arabe, Paris, Armand Colin, 1990, pp. 151-158.

[59] Ali Merad, La tradition musulmane, Paris, PUF, Que-sais-je ? pp 105-106.

[60] Ferhat Abbas, « La France, c’est moi ! », L’Entente franco-musulmane, n° 24, 27 février 1936, reproduit par Collot et Henry,op. cit., pp 65-67.

[61] Abdelhamid Ben Badis, « Déclaration nette », Collot et Henry, pp 67-69.

[62] Messali Hadj, discours d’Alger 2 août 1936, Collot et Henry, pp 82-85.

[63] Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1988, p 51.

[64] Chaïd Hamoud, dit Abderrahmane, Sans haine ni passion - Contribution à l’écriture de l’histoire de l’Algérie, Alger, Éditions Dahlab, 1992, 345 p. Cf mon compte rendu paru dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1992, sur mon site http://guy.perville.free.fr. Voir aussi l’article de Sadek Sellam sur les contacts de l’islamiste égyptien Tawfik al-Shaoui, représentant des Frères musulmans d’Égypte à Paris avec les nationalistes algériens de 1945 à 1954 : http://oumma.com/Tewfiq-Al-Shaoui.

[65] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, pp 332, 333 et 341.

[66] Texte signé par M’hamed Chebouki, reproduit par Charlotte Courreye, L’Association des Oulémas Musulmans Algériens et la construction de l’État algérien indépendant : fondation, héritages, appropriations et antagonismes (1931-1991), Paris, INALCO, 2016, pp 443-445, et par Roger Vétillard dans son livre cité, La guerre d’Algérie, une guerre sainte ? pp 228-230.

[67] Biens de mainmorte inaliénables, destinés aux besoins du culte musulman et de l’assistance.

[68] Mais à la suite de la guerre civile des années 1990, le pouvoir algérien a réhabilité les confréries combattues par les Oulémas et nommé un de leurs héritiers, le cheikh Ghlamallah (rallié à l’Association des Oulémas), à la tête du ministère des affaires religieuses en 1997 et en 1999. Sur cette famille de chefs de confréries, voir Marthe et Edmond Gouvion, Kitab Aayane al maghariba (le livre des notables maghrébins), Alger, Fontana, 1920, réédition en 2 volumes, Paris, Geuthner, 1939. Voir aussi la thèse inédite de Foad Khatir, « Le changement de politique algérienne à l’égard des confréries religieuses musulmanes, de la persécution à la réhabilitation : le cas particulier de la confrérie ‘Alawiyya, 1909-2009 », thèse de doctorat, s.dir. Guy Pervillé, Université de Toulouse-Le Mirail, 27-06-2016.

[69] Cité par Bruno Étienne dans sa thèse Les Européens d’Algérie et l’indépendance algérienne, Paris, Éditions du CNRS, 1968, et par Pierre Daum dans Ni valise, ni cercueil, pp 76-77.

[70] Tout en reconnaissant que la République « garantit à chacun le respect de ses opinions, de ses croyances et le libre exercice de son culte ».

[71] « Fidèle au sacrifice suprême et à la mémoire des martyrs de notre Révolution sacrée, je jure par Dieu Tout Puissant de respecter et de glorifier la religion islamique, (...) de respecter le caractère irréversible du choix pour le socialisme ».

[72] Alliance pourtant condamnée dès 1974 par le cheikh Abdellatif Soltani (1902-1984) dans sa brochure publiée au Maroc, Le mazdakisme est la source du socialisme (Mazdak étant un réformateur de la religion mazdéenne soucieux de justice sociale, qui fut d’abord suivi par le roi de Perse Kavadh 1er avant d’être exécuté vers 528 après Jésus-Christ sur l’ordre du roi Khosro).

[73] Voir l’évolution de la place de l’islam dans les constitutions successives de l’État algérien dans mon Histoire de la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2022, pp 87-93.

[74] Cité par Roger Vétillard, op. cit., p 140.

[75] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/05/06/un-algerien-ne-peut-qu-etre-musulman-selon-un-dignitaire-religieux_6079337_3212.html .



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