A propos du livre Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre. Réponse de Guy Pervillé à l’article de Gérard Rosenzweig publié dans L’Algérianiste , n° 151, septembre 2015, pp. 98-109.
Gérard Rosenzweig a publié dans le dernier numéro de la revue des cercles algérianistes un article intitulé “Essai critique sur ... Oran, 5 juillet 1962, (une incertaine) leçon d’histoire sur un massacre ». En tant qu’auteur de ce livre [1], je me dois de lui répondre, mais je le dois aussi et surtout aux fidèles lecteurs de cette revue, qui pourront s’étonner à juste titre d’y voir éreinter un livre dont ils avaient pu lire un compte rendu élogieux un an plus tôt, dans le n° 146, juin 2014, pp. 99-101.
En effet, Gérard Rosenzweig commence par rendre hommage à l’article « remarquablement précis, mesuré et objectif » de Jean-Pierre Pister, auquel il prétend ne pas vouloir s’opposer, et dont je rappelle ici la conclusion nuancée : « Que ces quelques réserves ne nous fassent pas passer à côté d’un ouvrage fondamental : sa rigueur, spécifiquement universitaire, en fait le prix et contribue, au plus haut degré, à historiciser les massacres du 5 juillet 1962, cette nouvelle Saint-Barthélemy. Mais ce livre exige du lecteur un réel effort d’attention et de distanciation.” Gérard Rosenzweig a-t-il satisfait à cette demande ? On pouvait l’espérer puisqu’il annonçait « une approche différente et une analyse plus millimétrique et ’charnelle’ de ce que G. Pervillé a écrit avec talent ». Mais les lecteurs de ce qu’il prétend ne pas être une « controverse » avec Jean-Pierre Pister, ni une « contre-expertise », ne pourront que constater très vite une contradiction totale entre les jugements de ces deux auteurs ; ce qui devrait les inciter à tenter de se faire une opinion personnelle en lisant eux-mêmes le livre en question.
Je n’essaierai pas de répondre à chaque phrase de cette longue démonstration qui se veut probante. Mais puisque je suis très vite accusé (p. 100) de parti-pris hostile à l’OAS et favorable au FLN, je dois répondre au moins quand Gérard Rosenzweig prétend mettre le doigt sur la preuve de ce qu’il avance : enfin à la p. 248, écrit-il, l’auteur découvre sa pensée : c’est bien l’OAS-Oran qui « paraît bien avoir été la cause directe, du moins la cause profonde du massacre ». Mais il ne cite pas exactement le début de la phrase (« le harcèlement des quartiers musulmans d’Oran par l’OAS durant la période allant de la mi-février au 28 juin 1962 ») ni sa fin : « tout au moins celle qui doit être considérée en priorité », ni le long paragraphe qui suit et que l’on m’excusera donc de reproduire ici : « Mais pour éviter tout malentendu, il faut aussi rappeler que la violence initiale n’a pas débuté peu après l’arrivée du général Katz, le 20 février 1962. Car il ne suffit pas d’invoquer la ’folie’ de l’OAS comme le faisait le général, il faut aussi l’expliquer. La ’guerre de trois’ mentionnée par Fouad Soufi n’est pas qu’une formule astucieuse : elle caractérise bien la période du début des négociations entre le gouvernement français et le FLN, depuis le 20 mai 1961, durant laquelle le premier s’est résigné à négocier avec son partenaire sans avoir obtenu de lui la trêve unilatérale qu’il lui proposait comme le préalable nécessaire à un apaisement de la situation, faisant ainsi de l’OAS le seul espoir des Français d’Oran. De nombreux témoignages couvrant toute l’année 1961 et le début de l’année 1962, cités notamment par Claude Martin, Jean Monneret et Jean-Jacques Jordi, démontrent que le FLN d’Oran avait délibérément provoqué l’escalade du contre-terrorisme de l’OAS, dont il s’est plaint ensuite, par des attentats spectaculaires et particulièrement odieux. Selon la préfecture de police d’Oran, les attentats de l’OAS y étaient moins meurtriers que ceux du FLN jusqu’en février 1962. Quant aux allégations des chefs du FLN recueillies par Karim Rouina, selon lesquelles les attentats contre les juifs d’Oran de l’été 1961 auraient été une habile provocation de l’OAS, elles restent à prouver. En tout cas, Karim Rouina a justement observé de la part du FLN oranais un usage systématique et provocateur du terrorisme, allant jusqu’à la pratique d’attentats aveugles contre n’importe quel civil européen dès 1956. La dérive des pratiques du FLN constatée en 1961 et 1962 à Oran venait donc de loin.”
De même, à la page 260, Gérard Rosenzweig croit trouver « le seul vrai règlement de compte de ce livre, où cette tentative de rompre enfin un silence assourdissant (la pétition internationale réclamant la reconnaissance du massacre d’Oran comme un crime contre l’humanité) est objectivement et clairement condamnée ». Mais il ne cite qu’une phrase de mon argumentation pour la qualifier de « commentaire odieux ». Il ne cite ni la page qui précède, ni celle qui suit, dans laquelle j’approuve la confidence d’un Oranais citée par Jean-Pierre Lledo (« Tu sais, Jean-Pierre, quand on se rassemble entre copains de l’époque, on se dit que tout ce qui nous arrive à présent (la terreur islamiste) , c’est pour payer ce qu’on a fait le 5 juillet... »). Pas plus que le paragraphe suivant dans lequel je commente cette citation : « Ce témoignage personnel et sincère montre bien que les citoyens algériens qui s’interrogent sur leur présent et sur leur avenir s’interrogent aussi sur leur passé indépendamment des directives de l’Etat. Et c’est justement pourquoi l’intérêt bien compris de l’Algérie et des Algériens serait de lever enfin les tabous de l’histoire officielle. Le 5 juillet 1962, ce ne fut pas seulement la première célébration de l’indépendance de l’Algérie, proclamée un peu plus de cent-trente-deux ans après la capitulation d’Alger le 5 juillet 1830 : ce fut aussi à Oran une explosion de violence sans précédent durant toute la guerre par sa concentration dans l’espace et dans le temps. Et cette violence ne s’explique pas uniquement par la faute de l’OAS, même si son acharnement durant quatre mois dans le harcèlement des quartiers algériens est un fait indéniable. Quelques historiens algériens ont contribué à démontrer par leurs travaux que le FLN-ALN avait eu aussi une lourde part de responsabilité dans cet événement et dans ses origines. »
Ces deux citations prouvent que Gérard Rosenzweig a une lecture partielle et partiale : avec la « mauvaise foi sincère des passionnés », il ne retient de ce qu’il lit que ce qu’il veut prouver. Mais il faut tout lire pour pouvoir formuler ensuite un jugement valable.
Gérard Rosenzweig s’égare encore (p. 104) en prétendant trouver dans la quatrième de couverture « le véritable résumé des choix et des intentions de ce livre », alors que ce court texte ne fait que poser des questions pour inviter le lecteur à en chercher les réponses dans le livre lui-même. Il s’égare encore plus gravement (p. 105) en mettant en doute mon respect de la déontologie de l’historien, par un réquisitoire détaillé dans la note 4 : « Tout est bon à l’auteur pour manifester son aversion viscérale de l’OAS. Et donc à la charger de tous les crimes. Ainsi dans Le Figaro-Histoire n° 17 de décembre 2014-janvier 2015 (« Algérie : la guerre sans nom », article « Leur après guerre »), p. 79, première colonne. A propos des responsabilités françaises sur le massacre des harkis, il écrit : « Le colonel Si Othmane avait ordonné par sa directive du 10 avril d’attendre le départ des Français pour régler les comptes. Malgré quoi, les autorités françaises voulurent limiter les départs vers la France de « Français musulmans » menacés, et interdirent les transferts non officiels, par peur d’une manœuvre de l’OAS ». Procédé habituel : l’auteur n’affirme pas, il extrapole et suggère, sous entend, puis laisse le lecteur conclure ». L’analyse de Gérard Rosenzweig aboutit aux conclusions suivantes : « C’est ainsi que le lecteur découvre : 1/ que la France gaullienne n’est pas vraiment responsable de l’abandon et du massacre des dizaines de milliers de harkis qui suivit. Et 2/ : que l’OAS aurait nourri de sombres projets guerriers en France pour l’après indépendance. Guerre (civile) qu’elle aurait projetée ( ?) avec l’aide des mêmes harkis... Par ce délire, et après sa responsabilité principale du 5 juillet 1962, l’OAS devient également première responsable du massacre des harkis. Qui dit mieux ? »
Je ne reconnais pas à Gérard Rosenzweig le droit de reformuler à ma place et à sa guise les analyses que j’ai formulées moi-même et dont la plupart se trouvent sur mon site ; par exemple, au sujet de l’OAS : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=160. Les conséquences qu’il croit devoir en tirer au sujet du sort des harkis n’engagent que lui, et je lui laisse la responsabilité du mot "délire" qu’il a lui-même choisi d’employer pour les qualifier.
De plus, il s’égare complètement quand il prétend discerner à la page 242 de mon livre une volonté inavouée de discréditer celui de Guillaume Zeller, Oran 5 juillet 1962, un massacre oublié [2], « sans qu’au passage l’auteur n’ait omis de consciencieusement l’égratigner pour sa filiation avec le général du fameux quarteron. Si ce n’est toi, c’est donc ton grand-père ». Voici ce que j’ai écrit en réalité : « Ce récit très bien informé et bien construit répond sans aucun doute à un besoin ressenti par de nombreux lecteurs potentiels, désorientés par l’extrême abondance des livres qui ont été publiés sur ce sujet pourtant occulté depuis un demi-siècle. De plus, l’auteur a su prouver que le fait d’avoir été influencé dans sa jeunesse par la mémoire engagée de son grand père, le général Zeller [3], ne l’a pas empêché de devenir, non seulement le bon journaliste qu’il est devenu, mais aussi un véritable historien au jugement très sûr. » J’aurai dû ajouter que, bien avant d’ avoir lu son livre, j’avais été très favorablement impressionné par la qualité historique des comptes rendus de lectures concernant la guerre d’Algérie qu’il publiait dix ans plus tôt sur un site internet. Le lecteur pourra en juger en lisant le compte rendu de son livre sur le 5 juillet 1962 que j’ai publié dans la revue Outre-mers en 2013 : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=312. Je ne peux donc pas admettre que Gérard Rosenzweig se permette de tromper ses lecteurs en me faisant dire le contraire de ce que j’ai écrit et pensé. La subjectivité, même sincère, n’excuse pas tout.
Mais son article se termine par un « coup de théâtre » : la publication sur mon site internet, le 27 septembre 2014, d’un texte dans lequel j’ai répondu à un de mes lecteurs d’origine oranaise, qui s’était courtoisement étonné de ne pas avoir trouvé dans mes sources le livre de Claude Micheletti, fils de l’ancien chef de l’OAS d’Oran Charles Micheletti, intitulé Fors l’honneur, la guérilla OAS en 1961/1962, paru en 2003. Je lui ai répondu que je n’avais pas eu l’occasion de lire ce livre, mais que j’allais tout faire pour me le procurer ; et aussi que je regrettais de n’avoir pas trouvé le temps de lire et de méditer le recueil ronéotypé de « Messages, directives et commentaires » de l’OAS d’Oran qui m’avait été confié il y a plusieurs années par l’un de ses anciens membres, Guy Pujante. Après avoir lu ces deux sources indûment négligées, j’ai donc publié les conclusions que j’en ai tirées. Gérard Rosenzweig raconte avec jubilation cette rectification, en y voyant un aveu prouvant que j’aurais mieux fait de ne pas écrire ce livre, dont la fausseté serait ainsi devenue incontestable. Qu’on me permette d’en juger autrement.
D’abord, même s’il est regrettable qu’un historien puisse commettre une erreur, on ne peut pas le blâmer de l’avoir spontanément révélée et rectifiée. Cette erreur peut même être utile en permettant une meilleure interprétation des faits, car l’histoire n’est jamais une œuvre parfaite et définitive, elle progresse en corrigeant ses défauts. Ensuite, contrairement à ce que suppose mon critique, elle ne prive pas mon livre de toute validité. Le point sur lequel je dois reconnaître mon erreur est d’avoir affirmé que les chefs de l’OAS d’Oran avaient suivi en 1962 une stratégie de provocation visant, en bombardant les quartiers musulmans d’Oran, à inciter le FLN à rompre lui-même le cessez-le-feu, afin d’obliger l’armée française à faire de même. Je montre que cette stratégie est attestée de la part d’une partie de la direction de l’OAS d’Alger, mais pas à Oran. Ce qui ne veut pas dire que le harcèlement des quartiers musulmans d’Oran par l’OAS dans le cadre de sa lutte contre le FLN, à partir de mars 1962, n’a pas été une réalité objective dont les conséquences doivent être prises en compte pour expliquer ce qui s’est passé le 5 juillet. Enfin, j’ai introduit de larges citations des proclamations de l’OAS d’Oran dans mon livre - et notamment dans le long passage consacré aux Mémoires du général Katz - en vue d’une prochaine réédition.
Je ne suis donc pas fermé à toute critique, pour autant que je la juge fondée. J’invite les lecteurs de la revue L’Algérianiste a prendre connaissance des deux textes que j’ai publiés sur mon site pour compléter et rectifier mon livre en attendant cette nouvelle édition que je souhaite voir publier bientôt :
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=341 ;
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=353.
Et surtout à ne pas se laisser influencer par une lecture trop subjective et partiale.
Guy Pervillé.
PS : Les comptes rendus de ce livre, notamment celui de Jean-Pierre Pister publié dans L’Algérianiste, se trouvent rassemblés sur mon site dans la rubrique Livres : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=321.
PS 2 : Ma réponse à Gérard Rosenzweig vient d’être publiée intégralement dans le n° 152, décembre 2015, de L’Algérianiste, dans les pages 98 à 102. Je remercie très sincèrement son rédacteur en chef Yves Sarthe, qui s’y était engagé, pour son honnêteté exemplaire, et d’autant plus qu’elle ne va pas de soi dans tous les organes de presse.
[1] Guy Pervillé, Oran, 5 juillet 1062. Leçon d’histoire sur un massacre. Paris, Vendémiaire, 2014, 317 p.
[2] Guillaume Zeller, Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié, Paris, Tallandier, 2012.
[3] L’un des quatre généraux du « putsch d’Alger » (22 avril 1961), qui se rendit et fut condamné à 15 ans de prison.