J’ai lu hier sur le site du groupe de recherches ACHAC un compte rendu du livre de Christelle Tharaud, Idées reçues sur la colonisation. La France et le monde, XVIème-XXème siècles (Editions Le Cavalier Bleu, 2ème édition 2018) par le politologue Olivier Le Cour Grandmaison, spécialiste de la dénonciation du fait colonial (https://www.achac.com/blogs/218). Je ne suis pas en mesure de répondre à ce livre que je n’ai pas encore lu, mais je ne peux pas laisser sans réponse l’utilisation qu’Olivier Le Cour Grandmaison fait d’un de mes livres pour me donner en exemple d’historien apologiste de la colonisation :
"On ne saurait oublier, écrit-il, que certains universitaires, philosophes et essayistes, sous prétexte de combattre une "dangereuse repentance", vantent eux aussi les "glorieuses réalisations" de la République impériale". Et en tête de sa note, il me cite en exemple : "Guy Pervillé affirme ainsi que la France a accompli une "oeuvre considérable" en Algérie, dont "les vestiges matériels encore visibles continuent de susciter l’admiration". Référence : "Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard, Paris, 2002, p 317".
Que puis-je lui répondre ? D’abord, qu’il n’a pas cité l’intégralité de ma phrase, que voici :
"La France a cru pérenniser et légitimer sa présence imposée en accomplissant en Algérie une oeuvre considérable, dont les vestiges matériels continuent de susciter l’admiration".
Mais cette phrase ne prend elle-même tout son sens que si elle est replacée dans l’ensemble de la démonstration dont elle fait partie. Qu’on me permette donc de citer ici la quasi-totalité de cette page 317 :
"La France avait conquis l’Algérie par la force et par la violence, en oubliant ses principes libéraux, démocratiques et humanitaires. Mais sa violence n’avait pas été sans précédent, ni sans équivalent contemporain. Avait-elle vraiment dépassé celle des conquêtes romaine et arabe, et des répressions turques ? En tout cas, elle ne fut pas pire que celle des Américains (auxquels nul ne conteste ce nom) refoulant les « sauvages » vers l’Ouest à la même époque.
La France a cru pérenniser et légitimer sa présence imposée en accomplissant en Algérie une œuvre considérable, dont les vestiges matériels encore visibles continuent de susciter l’admiration. Mais cette œuvre, accomplie pour l’essentiel par des Français ou sous leur direction, a surtout profité à ceux-ci et aux catégories qui leur ont été juridiquement et politiquement assimilées (étrangers d’origine européenne, juifs autochtones et quelques « indigènes naturalisés »). La masse de la population arabo-berbère, restée largement majoritaire, et reléguée dans un statut d’assujettissement, n’en a bénéficié que marginalement. Sa multiplication par 3 (de 1830 à 1954) ou par 4 (de 1872 à1962) n’a pas entraîné une élévation proportionnelle de son niveau de vie, bien au contraire. La France a trop longtemps négligé la « civilisation » et l’assimilation de la population « indigène », parce qu’elle comptait avant tout sur la colonisation de peuplement pour faire de l’Algérie une province française (comme l’a justement souligné le Manifeste du peuple algérien). Or, la faiblesse démographique de la France condamnait à l’échec cette option « coloniste » (comme Napoléon III l’avait compris dès 1860).
Ainsi, la colonisation française en Algérie a fini par une catastrophe, non qu’elle fût exceptionnellement injuste, mais parce qu’elle était irréaliste. Il n’était ni juste ni raisonnable de traiter comme quantité négligeable l’énorme majorité de la population de l’Algérie. Les responsables de la politique française en prirent conscience trop tard, et quand ils le firent, ni Vichy ni la France libre n’osèrent renoncer au dogme de la souveraineté française. Les deux régimes comptèrent trop sur des plans de réformes économiques dont ils n’avaient pas les moyens, et sous-estimèrent l’urgence de réformes politiques radicales".
Est-ce donc là une histoire colonialiste ? Laissons le lecteur attentif en juger. Mais l’histoire n’est pas une oeuvre de justice : elle doit avant tout faire connaître et comprendre les faits, leurs causes et leurs conséquences. Rappelons ce que notre maître Charles-Robert Ageron écrivait en 1993 : « S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni ‘l’Algérie de papa’ ni ‘l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer ».
Il est vrai que la science politique n’est pas l’histoire, mais sans un minimum de rigueur scientifique elle n’est plus que de la politique.
Guy Pervillé.