Réponse à Michel Mathiot. A propos de son entretien avec Aziz Mouats sur le 20 août 1955.
J’ai été informé de la publication en Algérie en 2021 d’un livre intitulé « Les galets de Sidi Ahmed » par Aziz Mouats. Ce livre, qui a une apparence romanesque, exprime en réalité la mémoire familiale de l’auteur, centrée sur ce que sa famille a vécu le 20 août 1955 et les jours suivants près de Philippeville, du fait de l’insurrection nationaliste et de la répression coloniale qui a suivi. Le but de Aziz Mouats est de rectifier l’utilisation qui a été faite de ses propos par le cinéaste Jean-Pierre Lledo en 2008 dans son film de montage intitulé « Algérie, histoires à ne pas dire » [1]. Il ne m’appartient pas de répondre à la place de ce dernier, mais il me revient de réagir à un passage de ce livre dans lequel je suis nommément mis en cause dans une conversation rapportée entre Aziz Mouats et un chercheur amateur français natif de Philippeville, Michel Mathiot. Voici donc ce passage :
Les galets de Sidi Ahmed , par Aziz Mouats, Alger, Editions Elqobia,
Préface de Mohamed Brahim Zeddour
Postface d’Olivier Le Cour Grandmaison
Dépôt légal : janvier 2021
ISBN : 978-9931-807-02-5
pp 226-230 :
« Il faut peut-être rappeler que cette insurrection du 20 Août a posé un réel problème à la gauche. Moi-même, souligne Michel, quand je me suis penché sur cet épisode sanglant, j’ai été surpris qu’il n’y ait aucune étude historique sérieuse sur le sujet, à tel point que j’ai alerté mes correspondants historiens universitaires spécialistes de la question algérienne, comme Daniel Lefeuvre, Gilbert Meynier, Jacques Frémeaux, Guy Pervillé, Mohamed Harbi. Toutes les recherches d’une communication, d’un mémoire, d’une thèse sur cette question sont restées vaines », se lamente Michel.
Très bien vu, Michel, j’ajouterais qu’hélas, ce constat est valable pour la France, comme pour l’Algérie. J’en suis arrivé à la conclusion, elle vaut ce qu’elle vaut, que les universitaires des années 70 ou 80, pour la plupart sinon dans leur majorité, du fait de leur proximité avec la pensée marxiste ne pouvaient imaginer que la lutte des classes soit dépassée par une lutte à connotation nationaliste ou religieuse ». (...)
Pour ma part, souligne Michel Mathiot, je partage complètement votre analyse sur les véritables motivations et surtout sur les incontestables objectifs de l’insurrection. Par ailleurs, j’ajouterais qu’il ne faut pas passer sous silence l’excellente contribution de l’historienne Claire Mauss-Copeaux, qui a réussi à replacer dans leurs véritables contextes les faits qui se sont déroulés à El Alia et à Aïn Abid. Par contre, j’ai moins apprécié ce qu’en dit Guy Pervillé dans sa préface du livre de Roger Vétillard 20 Août 1955 dans le Nord-Constantinois. J’ai apprécié des chapitres tels que, par exemple, celui sur la genèse de l’opération, ou ‘Séparer les différentes communautés’, ainsi que celui sur les intellectuels et sur Camus. Il en va de même du travail sur les conséquences du 20 Août. L’ensemble est de mon point de vue propice à éveiller l’intérêt du chercheur, ne serait-ce que pour sa propre remise en question. La partie consacrée à la presse internationale méritait, à mon avis, davantage d’analyses qui auraient d’ailleurs pu s’étendre à la presse en général (algérienne et métropolitaine). Il y avait d’après moi d’autres choses à dire avant de se livrer à une attaque peu élégante de Mme Mauss-Copeaux (Algérie, 20 Août 1955, Insurrection, répression, massacre, Payot, 2011). Avec elle, nous formons un trio improbable, le seul en France à travailler sur le sujet. Mieux vaudrait capitaliser et ne pas s’opposer, voire le faire avec élégance ».
Contrairement à vous, Michel, j’ai été choqué par la préface que l’auteur aura confiée sans sourciller au pseudo-historien Guy Pervillé, dont les écrits sont un viol de la conscience humaine tant ils sont empreints de partis-pris et de dénégations... dommage pour une insurrection qui aura marqué au fer rouge, la présence coloniale française en Algérie... ceci au prix de plus de 12 000 victimes, chiffre publié par le New York Times du 22 août 1955.
Avant de vous répondre sur les chiffres, je voudrais, si vous me le permettez mon cher Guellal, revenir sur le livre de Vétillard. Personnellement, il est très loin d’être une référence ; c’est plutôt un épiphénomène. Mais, tout comme vous, ce qui me pose davantage problème, c’est la présence de Guy Pervillé dans cette galère. Cette présence aurait pu être plus discrète et pour tout dire, plus élégante. On ne retient de la préface que la descente en règle de Claire Mauss-Copeaux.Et pour cause, cette préface est un modèle de polémique. Et vis-à-vis d’une collègue c’est même grossier ; car les historiens ont l’habitude de débattre dans d’autres termes et à un autre niveau. D’ailleurs elle n’a même pas jugé bon de répondre. (Heureusement que nous sommes là...).
Je ne suis pas aussi sévère que vous - mise à part cette erreur de parcours - en ce qui concerne la qualité d’historien de Guy Pervillé. Ses ouvrages et ses textes me paraissent de grande valeur pour la connaissance et la réflexion. Ils sont au moins rigoureux, argumentés, contrairement à ceux des mémorialistes qui mélangent tout. On peut faire des erreurs comme tout le monde. Attention aux chiffres, cher Guellal. Par exemple le chiffre de 12 000 est une source et doit être examiné comme telle. Non pas forcément une vérité vraie. Tous les chiffres sont à prendre en compte et à critiquer en même temps. Ce qui serait grave, c’est d’occulter un chiffre, ou de le défendre sans raison valable. En particulier, le livre de R. Vétillard (1ère éd.) et la préface de Pervillé ont inventé un chiffre de victimes tuées françaises d’origine européenne à El-Halia (j’évite de dire des ‘Français’ car nous étions tous français, n’est-ce pas...). L’invention des 51 tués à El-Alia a servi pour discréditer honteusement Claire Mauss-Copeaux en l’accusant de vouloir minimiser ces pertes. Le vrai chiffre est de 36 ou 37, il a été rétabli dans la deuxième édition à la suite des protestations - dont les miennes - mais cela a été fait sans tambours ni trompettes, en particulier on n’a vu aucune excuse publiée.
Je vous répondrai en deux temps, Michel, sur la critique du livre de Claire Mauss-Copeaux, dans un premier temps, avec à l’appui une recension rédigée quasiment sur mon insistance, par Gilbert Meynier. Elle n’a jamais été publiée, nous sommes quelques proches amis de Gilbert Meynier à l’avoir reçue. Puis, dans un second temps sur les chiffres des victimes européennes et autochtones.
Ainsi, dans son compte rendu sur l’ouvrage de Claire Mauss-Copeaux Gilbert Meynier souligne qu’à travers son livre l’historienne met en exergue combien la répression (pourquoi s’en tenir au terme de ‘représailles’ ?) fut terrible. Les exécutions en série, la torture, les incendies de mechtas... peuvent avec raison la faire ranger parmi les crimes contre l’Humanité. D’après Claire Mauss-Copeaux, les Pieds-noirs sont tous armés, mais elle rend scrupuleusement compte des exceptions qu’elle a vérifiées ; et si El Alia fut le seul lieu où ‘les insurgés ont pénétré dans les maisons’ (p. 153), n’était-ce pas parce que, dans ce bourg d’ouvriers de la mine de pyrite, les assaillis y étaient peut-être moins massivement armés ? Le ‘lobby colonial’ n’agit pas seul : blocages et répressions sont entérinés, décidés par Alger et par Paris - Claire Mauss-Copeaux mentionne les démarches vaines des députés algériens dans la capitale. (...) L’aveuglement de la France face à son passé colonial existe à l’évidence, même s’il est sans doute aujourd’hui davantage une construction politique délibérée. (...) Et pourquoi ne pas avoir mentionné et commenté le cri de ralliement des insurgés que plusieurs sources mentionnent : « Jihad ! Jihad ! » - jihâd, le combat de mujâhidîn... Les violences contre des civils allaient malgré tout dans le sens de la guerre de libération du FLN. Et les violences et exactions en Algérie ne sont pas seulement postérieures à 1830, comme l’apprennent les travaux de l’historien ottomaniste algérien Lemnouar Merouche. Gilbert Meynier lui fait aussi le reproche « A propos des sources de Claire Mauss-Copeaux, pour le bilan des victimes, pourquoi ne pas avoir fait état du chiffre de 12 000, tiré du registre des pensions du ministère des mujâhidin ? »
Très intéressant, Guellal, j’apprécie beaucoup votre sens de l’anticipation et du détail. Je ne connais pas Gilbert Meynier, mais je pense qu’il fait partie des historiens méticuleux, dont on ne peut qu’apprécier l’immense contribution à la connaissance de l’histoire d’Algérie. Alors, j’ai cru comprendre que le nombre des victimes vous tenait particulièrement à cœur... je vous rassure de suite, moi-même il me tient à cœur tant il est souvent utilisé par les mémorialistes pour dénigrer le FLN.
Merci Michel, de me donner l’occasion d’enchaîner sur le nombre de victimes. Vous savez bien cher ami, combien ils sont importants... A l’origine, les chiffres sont ceux du FLN qui avait fait un recensement tout juste après l’insurrection... D’ailleurs, c’est suite à ce travail que de nombreuses familles ont été prises en charge par le versement d’une pension, surtout pour les orphelins à charge. Un exemple concret, celui de mon collègue Saci Belgat, dont le père fait partie des 14 rebelles qui s’étaient retranchés dans une maison rue de Paris. Ils furent tués au mortier. Ils avaient résisté toute l’après-midi à l’assaut des parachutistes. Par chance, j’ai eu accès à un article du New York Times dans son édition du lundi 22 août 55... la veille de l’expédition des parachutistes sur notre mechta de Béni Mélek... et également sur la bourgade de Lannoy, près de Azzaba...c’est juste une grosse coïncidence ! Le quotidien américain parle de 12.000 victimes, si on y ajoute les hommes enlevés à Béni Mélek, nous avons, à la date du 23 août, 12.023 victimes. Tragique coïncidence, c’est justement le jour où on enterrait les victimes européennes de Philippeville et d’El Alia que l’armée française organisait le massacre de Béni Mélek... et de Djendel... je ne peux pas croire qu’il s’agit là d’une simple coïncidence. A l’évidence, l’armée voulait donner l’exemple. En organisant méthodiquement la répression de la mechta de la Prise d’eau, la France voulait délivrer un message aux familles européennes qui enterraient les morts d’El Alia.
Je suis parfaitement d’accord avec vous Guellal. Toutefois, ce chiffre de 12 000 victimes fait partie du débat et il ne doit pas être dénigré. Entre parenthèses, Matthew Connelly dans son livre L’arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, édité chez Payot, seulement en 2011se basant sur des archives américaines, rapporte même des propos de seconde main issus de conversations entre responsables français, en l’occurrence Jean Calvet qui est le représentant personnel de Jacques Soustelle, auprès du gouvernement français à Paris, et l’américain Murphy, propos selon lesquels « plus de 20 000 Arabes ont été tués au cours du dernier mois [cf. août 1955] par les Français »... Je trouve que les historiens n’ont jamais su, ni pu valider ni réfuter dans les règles le chiffre de 12 000 victimes (...) ».
Ma réponse
Je reconnais dans ce passage les critiques déjà formulées à mon égard par Michel Mathiot sur le site Etudes coloniales le 18 août 2012 [2], et je le remercie d’avoir corrigée l’appréciation trop négative formulée sur mon compte par Aziz Mouats. Je dois pourtant répondre point par point à leurs critiques du livre de Roger Vétillard et de ma préface, parce que le lecteur non averti, s’il n’a pas lui-même lu ce livre, n’y trouvera aucun élément objectif lui permettant de comprendre sur quoi ont porté nos désaccords et ce qui les explique.
Sur le livre de Roger Vétillard
Reportons-nous d’abord à la première critique citée plus haut du livre de Roger Vétillard par Michel Mathiot. On peut y lire : « En résumé sur le fond, je crois que ce livre est une bonne synthèse documentaire, qui devrait intéresser un public curieux, sans le lasser comme le font souvent des livres d’histoire érudits. Notamment, l’absence de nombreuses références et justifications qui alourdiraient la présentation, va dans ce sens même si elle peut décevoir le chercheur scientifique ». On est donc loin du jugement sommaire qu’il a confié plus tard à Aziz Mouats (« Personnellement, il est très loin d’être une référence ; c’est plutôt un épiphénomène »). La conclusion qu’il en tire se trouve dans le paragraphe suivant : « Cette synthèse se suffit-elle à elle-même ? Un livre n’a jamais suffi à traiter un sujet. Il faut alors se mettre en perspective et je pense que différents auteurs pourraient se compléter au lieu de s’opposer. J’apprécie d’ailleurs assez modérément à ce sujet la préface de M. Guy Pervillé que j’estime par ailleurs. Il y avait d’après moi d’autres choses à dire avant de se livrer à une attaque peu élégante de Mme Mauss-Copeaux (Algérie, 20 août 1955, Insurrection, répression, massacres, Payot, 2011). Avec elle, nous formons un trio improbable, le seul en France à travailler sur le sujet. Mieux vaudrait capitaliser et ne pas s’opposer, voire le faire avec élégance ». Nous reviendrons un peu plus loin sur le reproche qu’il m’adresse.
En ce qui concerne Roger Vétillard, Michel Mathiot indique lui avoir adressé des critiques portant sur la liste des décédés européens de Philippeville et de sa région, dont les noms ne seraient pas tous incontestablement établis, ce qui ferait passer le bilan de 51 à 36 tués pour la cité minière d’El Alia, de 12 à 7 pour Philippeville au sens large moins El Alia, et de 63 à 43 pour l’ensemble de l’agglomération. Roger Vétillard a tenu compte de ses critiques dans la deuxième édition de son livre publiée en mars 2013, où il réduit ce nombre à 36 ou 37 pour El Alia, mais sans le mentionner dans la liste des noms de ceux qui l’ont aidé à la page 4. Cela justifie-t-il la sévérité nouvelle dont il fait preuve à son égard ? « En particulier, le livre de R. Vétillard (1ère éd.) et la préface de Pervillé ont inventé un chiffre de victimes tuées françaises d’origine européenne à El-Alia (j’évite de dire des ‘Français’ car nous étions tous français, n’est-ce pas...). L’invention des 51 tués à El-Alia a servi pour discréditer honteusement Claire Mauss-Copeaux en l’accusant de vouloir minimiser ces pertes. Le vrai chiffre est de 36 ou 37, il a été rétabli dans la deuxième édition à la suite des protestations - dont les miennes- mais cela a été fait sans tambours ni trompettes, en particulier on n’a vu aucune excuse publiée. »
Michel Mathiot oublie seulement de dire que Roger Vétillard a eu le mérite de chercher à établir le bilan de toutes les victimes de l’insurrection (aboutissant en 2013 à 207 personnes tuées par les insurgés, dont 117 civils européens, 42 musulmans et 47 membres des forces de l’ordre [3]), alors que presque tous les autres auteurs - y compris Claire Mauss-Copeaux - s’étaient contentés jusque-là de reproduire celui, très incomplet, publié par le Gouvernement général en août 1955 (123 morts, dont 31 militaires, 71 civils européens et 21 Algériens). Il a soigneusement corrigé ce bilan dans la deuxième édition du livre publiée en 2013, et de nouveau dans la troisième parue en 2014, où il a consacré trois paragraphes et une centaine de lignes des pages 261 et 262 à corriger ces erreurs et à les expliquer. D’autre part, il me signale qu’il avait fait lire le manuscrit de son livre par Gilbert Meynier, qui lui avait suggéré quelques modifications, et qu’il était aussi en relations cordiales avec Mohammed Harbi, qui lui avait fourni quelques éléments d’information pour la troisième édition parue en 2014.
Sur mon attitude inélégante, polémique et même grossière
Mais mon cas serait le plus regrettable, selon le jugement formulé par Michel Mathiot en 2012 et qu’il a répété dans son entretien avec Aziz Mouats : « Mais, tout comme vous, ce qui me pose davantage problème, c’est la présence de Guy Pervillé dans cette galère. Cette présence aurait pu être plus discrète et pour tout dire, plus élégante. On ne retient de la préface que la descente en règle de Claire Mauss-Copeaux. Et pour cause, cette préface est un modèle de polémique. Et vis-à-vis d’une collègue c’est même grossier ; car les historiens ont l’habitude de débattre dans d’autres termes et à un autre niveau. D’ailleurs elle n’a même pas jugé bon de répondre. (Heureusement que nous sommes là...) ».
Je reconnais que l’association entre tous les historiens qui veulent travailler sur le même sujet est très souhaitable. Si j’y ai renoncé pour cette fois, c’est pour des raisons sérieuses que j’ai eu le tort de ne pas suffisamment expliciter.
Dans ma préface, je me suis contenté d’expliquer que le livre de Claire Mauss-Copeaux, paru en janvier 2011, avait déjà « obtenu de nombreux comptes rendus élogieux et donné l’impression d’avoir fait le tour de la question », « on pouvait se demander ce que peut encore apporter de nouveau celui que publie Roger Vétillard. La réponse tient dans le fait qu’il est beaucoup plus complet, et que ses conclusions sont beaucoup plus sûres. En effet, alors que le premier de ces deux livres s’est contenté d’une enquête incomplète et a pris le risque de généraliser imprudemment ses conclusions, le second a réalisé une recherche aussi complète que possible pour aboutir à des conclusions plus solidement fondées ». Dans les deux pages suivantes, je développais méthodiquement cette comparaison, mais sans jamais faire preuve de polémique ni de grossièreté : « On peut reprocher à Claire Mauss-Copeaux d’avoir voulu soumettre une idée largement admise [4] à l’épreuve du doute, mais on ne peut la suivre à partir du moment où elle a admis sans preuve suffisante que son hypothèse était vérifiée, alors que ce n’est pas le cas. Son enquête incomplète apparaît ainsi comme un pari perdu. Au contraire, celle de Roger Vétillard démontre une nouvelle fois l’utilité d’une recherche qui ne s’enferme pas dans une idée préconçue ».
Cependant, je dois reconnaître que mes critiques du livre de Claire Mauss-Copeaux étaient trop abstraites, trop allusives pour le lecteur non prévenu car je n’avais pas publié en même temps mon propre compte rendu de ce livre, que je publiai seulement le 6 mai 2012, plus d’un an après l’avoir lu, sur mon site [5]. J’y exprimai mon malaise à répertorier dans son texte des principes que je ne pouvais qu’approuver, comme l’impartialité de l’histoire (p 15 : « Les mémoires ont droit au silence. En revanche, la diffusion de récits hasardeux, irrespectueux de la vérité, rend le silence délétère. Dans ce contexte, l’établissement des faits apparaît comme le seul recours. Car les victimes, toutes les victimes, ont droit à l’histoire. Le massacre est lui aussi un ‘objet d’histoire’), et de nombreux signes en sens contraire d’un engagement partisan (pp. 234-235 : « Mais comment comparer des responsabilités aussi différentes que celles des Européens et des Algériens, celles de Jacques Soustelle et des hauts responsables politiques et militaires français ? Comment comparer leurs responsabilités avec celles de militants traqués, tentant de faire entendre le projet d’indépendance nationale de leur peuple ? ») difficilement compatible avec l’histoire. J’étais tenté de traduire cette conclusion en des termes plus clairs : les uns ont droit à tous les moyens parce qu’ils sont des opprimés, les autres n’ont droit à aucun, parce qu’ils sont des oppresseurs. Ce malaise, j’en ai trouvé la cause profonde en lisant à la page 100 une référence élogieuse à l’histoire de la guerre d’Algérie publiée aux Editions Messidor en 1976 par Henri Alleg et d’autres auteurs communistes, qui ne disaient pas un mot du massacre d’El Alia [6], ce qui m’avait inspiré en son temps une réaction très sévère [7].
Dans la conclusion de mon compte rendu, je repris et j’enrichis ma critique : « Ainsi, le livre de Claire Mauss-Copeaux m’a laissé une impression de profond malaise. On ne peut sans doute pas lui reprocher d’avoir voulu soumettre une idée largement admise à l’épreuve du doute, mais on ne peut la suivre à partir du moment où elle a admis sans preuve suffisante que son hypothèse était vérifiée, alors que ce n’était pas le cas. Son enquête incomplète apparaît ainsi comme un pari perdu. On peut aussi dire qu’elle a agi comme une avocate d’une cause, en sélectionnant parmi les faits ceux qui allaient dans le sens de ce qu’elle voulait démontrer. Mais le rôle de l’historien, dont elle se réclame, n’est pas celui-là : il se rapproche plutôt de celui d’un juge d’instruction, qui a le devoir d’instruire à charge et à décharge » [8].
Pour autant, je n’en restai pas là, et je continuai à étudier l’historiographie du 20 août 1955 dans un article détaillé que je plaçai sur mon site le 20 mai 2013 [9] et que j’adressai à de nombreux collègues ; Roger Vétillard le retransmit à Gilbert Meynier, qui m’en remercia. Dans ce long article, je retraçai toutes les mentions, les récits et les analyses de l’insurrection algérienne du 20 août 1955 et de sa répression française par des journalistes et des historiens depuis le lendemain des faits jusqu’aux dernières publications, sur plus d’un demi-siècle. Le livre de Claire Mauss-Copeaux y occupait une place particulière, celle du premier livre consacré entièrement à cet événement, mais il n’était pas le seul. En effet, je l’avais lu entre deux ouvrages consacrés au même sujet et dont j’avais suivi l’élaboration : celui de Roger Vétillard déjà mentionné, et celui de Roger Le Doussal, publié peu de temps avant celui-ci, en mars 2011.
L’apport capital de Roger le Doussal
Ce dernier, jeune policier des renseignements généraux en poste en Algérie de 1952 à 1962, ayant fini sa carrière comme directeur de l’inspection générale de la police nationale, a relaté son expérience dans un ouvrage très détaillé [10], qui relève à la fois de la mémoire et de l’histoire, puisqu’il a vérifié tous les points de son récit dans les archives. Il est très riche en révélations, notamment sur la pétition de huit notables musulmans de Constantine - dont les plus connus étaient le neveu de Ferhat Abbas, Allaoua Abbas, et le député Chérif Hadj Saïd - contre le boycott des commerçants mozabites ordonné, semble-t-il, par le FLN, au début juillet 1955 [11]. Et sur son expérience traumatisante du terrorisme du FLN, dont il vit les effets en découvrant les corps de huit civils presque tous européens massacrés dans un autocar entre Bône et Herbillon le 25 septembre 1955 : « Ma pensée retourna à Tunis, vers Benboulaïd et la froideur avec laquelle il avait entériné les ‘dépassements’. Mais était-ce là un dépassement ? Etions-nous dans le cadre proclamé par le FLN le 1er novembre d’une lutte pour une nation algérienne démocratique égale pour tous, ou étions-nous bel et bien dans le cadre d’une guerre sainte pour une nation musulmane dont les mécréants devaient être exclus ? Car qu’avaient fait ces gens pour mériter d’être tués ? Ne pas être musulmans ! Comment leurs assassins les considéraient-ils donc, pour les abattre ainsi, de sang-froid, à la chaîne, pire que du bétail ? Etait-ce cela la “lutte armée” contre le colonialisme ? » [12]
Et il a consacré au 20 août 1955 un essai de synthèse qui mérite d’être connu, et que je résume donc ici. Il constate d’abord que « c’est l’ensemble du conflit algérien que cette journée fit basculer dans la cruauté et dans l’intransigeance. Dans la cruauté, car ses révoltants massacres de civils européens déclenchèrent une répression militaire souvent aveugle et quelquefois féroce. Alors peu connue, puisque la presse locale n’en parla pas, elle n’en contribua pas moins à exacerber le terrorisme, en lui ajoutant la vengeance comme nouvelle et parfois unique motivation. Et dans l’intransigeance, car les exécutions par les rebelles de nationalistes modérés déclenchèrent chez ceux-ci une peur panique dont les effets confortèrent le FLN dans sa prétention à représenter seul le nationalisme algérien et dans sa détermination à faire taire, au besoin par la force, toutes les autres tendances ». [13].
Il constate également que « si les conséquences de l’événement sont maintenant appréciées de façon à peu près unanime, son déroulement reste controversé et assez mal connu. Vécu à l’époque du côté français comme une insurrection populaire dirigée contre des civils européens (...) il est aujourd’hui présenté du côté algérien comme une offensive militaire dont les victimes civiles européennes sont ignorées, voire niées. Longtemps occultés, les excès de la réaction militaire qui suivit sont maintenant admis du côté français, mais (...) le nombre de leurs victimes civiles musulmanes ne fait l’objet que d’estimations fort approximatives et souvent à but polémique. Au fil des ans, l’événement s’est en effet chargé de représentations divergentes qui, notamment du côté algérien, font blocage à l’idée d’admettre que les bons n’étaient pas tous d’un côté et les méchants de l’autre » [14].
Appelant de ses vœux l’historien qui fera un jour sur ce sujet « une étude non tronquée et non partiale », et appuyant son analyse sur la présentation de tous les dossiers d’archives consultés, il souligne que le 20 août a bien été « une insurrection de masse, délibérément cruelle pour les civils ». Cruelle par son déroulement, mais aussi « par sa conception, qui était certes d’attaquer des militaires dans leurs cantonnements (pour s’emparer de leurs armes) mais qui visait aussi à tuer des Européens, rencontrés dehors sur les routes, les chantiers... ou se trouvant chez eux, dans les villes, villages, fermes. Pour cela, des petits groupes de combattants armés poussèrent en avant des foules de centaine de civils - hommes et souvent femmes porteuses d’emblèmes, voire enfants porteurs de bombes - qui, sommairement équipés de bâtons, haches, couteaux, faux, serpes, et abusés par des rumeurs mensongères (comme un débarquement égyptien dans la presqu’île de Collo), déferlèrent en hurlant les slogans religieux d’une guerre sainte en phase paroxystique :appels du muezzin, drapeaux verts de l’islam, cris-professions de foi « Allah Akbar », cris « mort aux roumis », youyous des femmes, etc. » [15]
Il distingue les cas où les localités attaquées furent défendues par l’armée et ceux dans lesquels elles furent d’abord envahies par des assaillants qui multiplièrent meurtres, incendies, pillages, avant une riposte militaire sanglante, quelquefois accompagnée d’abominables représailles. Puis il présente les cas particuliers des deux grandes villes attaquées. Constantine, où l’incursion rebelle fut le fait de commandos ayant chacun un objectif ciblé, et visait surtout à « exécuter » spectaculairement au revolver 4 nationalistes musulmans modérés « condamnés à la peine capitale... par la juridiction deguerredel’ALN...pourprisedeposition contre la révolution ». L’un fut tué, l’autre blessé et 2 terroristes porteurs d’ordre d’exécution furent abattus par la police ». Puis Philippeville, où au contraire l’attaque de foules hystériques rassemblant près de 4.000 personnes sema la panique ; c’est là que la violence culmina dans l’attaque puis dans les représailles.
Roger Le Doussal exprime alors son jugement personnel en toute franchise : « Pour moi, qui ne croyais pas en un Dieu assoiffé de sang, il me semble que rarement des êtres humains avaient été aussi cyniquement utilisés comme boucliers et comme animaux sacrificiels, car - si sommairement armés - à quoi pouvaient-ils s’attendre, sinon à être décimés par ceux des Européens qu’ils ne réussiraient pas à égorger ? Les responsables zonaux qui les poussèrent savaient quel serait leur sort. Et on ne peut écarter l’hypothèse qu’ils le souhaitaient. En faisant attaquer massivement et aveuglément tous les européens, il semble qu’effectivement Zighout ait voulu créer l’irréparable et provoquer une répression de type 1945, et en conséquence susceptible d’être exploitée en Algérie, en métropole et à l’ONU. Il me souvient d’avoir même alors pensé qu’on était passé d’un djihad en quelque sorte interne (ce djihad que j’avais observé à Batna et qui s’en prenait à des musulmans, déclarés « traîtres », renégats », etc.) à un djihad ‘total’. Il était toujours interne (et même renforcé, ainsi que l’illustraient les assassinats politiques de Constantine), mais il devenait aussi ‘externe’, en ce sens qu’il s’en prenait aux roumis, aux infidèles, coupables d’exister et donc à supprimer, quels que soient leurs sexes et âges » [16].
Puis il aborde la question du bilan des pertes « amies », en signalant que son chef le commissaire Grasser avait donné le 25 août un bilan provisoire de 115 personnes tuées et de 217 blessées. Ces nombres semblent supérieurs à ceux du rapport officiel mentionné par la plupart des auteurs. Mais Roger Le Doussal estime que « le chiffre réel des tués fut certainement supérieur à 123, qui est repris de bilans provisoires souvent établis dans l’urgence. Or il peut y avoir des victimes plus tardives, car l‘insurrection avait été planifiée pour durer 3 jours, il y eut des victimes retrouvées plus tard, et il y eut aussi des disparus dont la trace ne fut jamais retrouvée ». Il estime donc que « seule l’addition des tués centre par centre, en croisant les sources encore inexplorées de la Gendarmerie et de la Justice, pourrait permettre de s’approcher du chiffre global exact, que je pense être voisin de 150 » [17]. Quant au bilan de la répression, il estime que le bilan officiel de 1.273 morts peut correspondre à celui des assaillants tués le 20 août, mais « la question qu’on doit se poser est : Y eut-il des tués ultérieurs : combien ? où ? comment ? par qui ? » Il suppose que le nombre de musulmans tués par des civils européens fut très faible, sauf à Aïn-Abid. Mais « tout le monde est d’accord pour estimer que ce sont surtout des assaillants civils mobilisés au nom de la guerre sainte qui furent tués le 20 août ».
Enfin, il s’interroge sur les conséquences. Dans un premier temps, il rejoint la plupart des historiens sur son aspect positif pour l’insurrection : « Avec le recul, on peut dire que, malgré son caractère horrible - ou peut-être à cause de lui - le 20 août a bien servi la rébellion. Il révéla le drame algérien à une opinion métropolitaine qui était encore majoritairement indifférente et à une opinion internationale qui finalement (...) assura le succès des acteurs du 1er novembre ». Il « relança une insurrection en passe d’être contenue et peut-être annihilée par le pouvoir colonial ». Et il déclencha un rapide et contagieux mouvement de ralliement au FLN ». Ce qui justifie que l’initiative de Zighout puisse maintenant être qualifiée de « coup de génie ».
Puis il ajoute d’autres réflexions qui méritent d’être connues et méditées : « Vue sous un autre angle, je pense que cette journée a été catastrophique pour l’évolution du conflit, car elle a durci ses pratiques et a créé les conditions de sa durée. Par ses excès barbares, qu’on aseptise maintenant en parlant doctement de ‘violences avec rémanence anthropologique d’actes de mutilation et d’éventration’ [18], elle a en effet ‘justifié’ des excès en réponse et a fait monter à un très haut niveau la surenchère des cruautés. Elle a durablement influencé la psychologie des forces de l’ordre. Ce fut vrai pour les policiers, car on ne recherche pas des terroristes qu’on se représente en possibles massacreurs d’enfants se faisant gloire de leurs exploits avec la même sérénité que des terroristes ‘ordinaires’, même lorsqu’on sait être leur cible favorite. Et ce fut vrai pour les militaires, si vrai que le PCA dut en tenir compte dans sa propagande en direction des jeunes appelés.
Elle a aussi illustré jusqu’à la caricature la totale inadaptation du système judiciaire de droit commun à une situation insurrectionnelle, tant pour la gestion des événements que pour leur répression judiciaire ultérieure. Ce faisant, elle a beaucoup fait pour répandre l’idée dangereuse de la nécessité d’une justice plus expéditive.
Elle a surtout, en faisant définitivement entrer les musulmans modérés et les Européens du Constantinois au royaume de la peur, considérablement amenuisé les chances d’amener les premiers à accepter une solution d’indépendance évolutionniste, dite de ‘troisième force’, et elle a - pour longtemps - persuadé les seconds que l’Armée était la seule garantie de leur sécurité » [19].
Il est à peine besoin de souligner à quel point cette analyse approfondie dément celle de Claire Mauss-Copeaux, qui à la page 100 de son livre reprend à son compte un passage d’un ouvrage qu’elle ne nomme pas dans le texte - celui dirigé par Henri Alleg - et qu’elle considère comme la première des « études générales rigoureuses » : « La première offensive algérienne d’envergure dans les villes révèle une préparation minutieuse, la présence d’effectifs réguliers importants, l’ampleur du soutien de la population. Elle marque un tournant de la guerre de libération algérienne, tant par son ampleur que par le choix des objectifs. Les insurgés s’en sont pris directement aux forces de répression : aux casernes, aux cantonnements, aux postes de gendarmerie ou de police ». C’est pour vérifier le bien-fondé de ma première impression, et surtout pour voir si vraiment « d’autres historiens ont repris très fidèlement cette présentation », que j’ai entrepris ce long bilan historiographique achevé en 2013. Il me semble démontrer qu’au contraire la plupart des ouvrages d’historiens ne confirment pas la vision très partisane qui est celle du modèle revendiqué par Claire Mauss-Copeaux.
Je ne reviendrai pas sur l’apport également décisif de Roger Vétillard, que j’ai déjà évoqué dans ma préface à son livre, et plus en détail dans mon article historiographique de 2013. Mais il me faut mentionner un troisième apport non moins décisif, celui de René Mayer.
L’apport décisif de René Mayer sur l’Appel de Constantine
Homonyme du député radical de Constantine, René Mayer (1925-2015) était un ingénieur des Ponts et chaussées qui avait raconté dans son livre Algérie, mémoire déracinée, paru en 1999, l’enracinement de sa famille en Algérie et son expérience personnelle jusqu’au début de l’insurrection du FLN : « Je m’étais lié d’une chaude amitié avec un autre musulman de Constantine, grand, sympathique, ouvert, chaleureux. Comme son oncle, Ferhat Abbas, il était pharmacien de son état. Il tenait une officine à Constantine. Il s’appelait Allaoua Abbas.
Nous avons ensemble caressé le rêve follement naïf d’arrêter la montée de la violence en faisant prévaloir une négociation politique sincère. Rien de moins ! Nous avons donc rédigé un texte que nous avons intitulé ‘appel de Constantine’ et qu’une trentaine de personnalités, autant d’européens que de Musulmans, ont accepté de signer.
Parmi les signatures européennes, on comptait celle d’un député de Constantine, le docteur Eugène Mannoni, d’un avoué de Philippeville, d’un conseiller général de Djidjelli, Gilbert Saramite, d’un ingénieur des TPE, Gabriel Delage [20], d’un jeune notaire, Alain Lebozec, etc. Parmi les musulmans, outre Allaoua Abbas, figuraient un notable religieux, Cheikh Abbès, un député apparenté socialiste, le docteur Benbahmed, un jeune avocat constantinois, Aït-Ahcène, ainsi que plusieurs conseillers municipaux dont j’ai oublié les noms.
L’oncle d’Allaoua, Ferhat Abbas, était le leader de l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA), mouvement nationaliste modéré. Il n’a pas signé lui-même ce texte. Mais il a proposé de légères modifications rédactionnelles que nous avons acceptées. Le titre même de notre proclamation pouvait d’ailleurs évoquer l’’appel à la jeunesse française et algérienne’ qu’il avait lui-même lancé le 1er mai 1946. Son neveu était pour lui une sorte de fils adoptif. Ferhat Abbas lui avait donné son accord pour qu’il signe ce texte. C’était une manière de cautionner notre action sans paraître s’engager lui-même directement.
Par la suite, Ferhat Abbas a soutenu (Autopsie d’une guerre, p. 106) qu’il était « étranger à la dite motion ». Je peux témoigner qu’il s’y est intéressé d’assez près pour en avoir retouché la rédaction de sa propre main.
Ce texte demandait que s’engagent des négociations en vue d’explorer des solutions politiques. Dans l’attente des résultats d’une telle négociation, l’appel demandait instamment « que cesse toute violence d’où qu’elle vienne ». (...).
Les signataires annonçaient leur intention de poursuivre leur action afin de tenter d’interrompre la tragique spirale dans laquelle le pays était engagé. Afin de maintenir une sorte de parité entre les deux principales communautés, Allaoua Abbas et moi avions été élus co-présidents du mouvement baptisé ‘Table ronde de Constantine’. Albert Camus à qui j’écrivis pour lui communiquer notre texte et solliciter son soutien, répondit en m’assurant de sa sympathie, mais en me demandant que celle-ci reste implicite car il avait pris l’engagement de rester pour l’instant silencieux » [21].
Mais le 20 août 1955, au moment où il débarquait à Paris en se proposant de donner une certaine publicité à l’‘Appel de Constantine’, René Mayer apprit par la radio les graves événements qui se déroulaient dans sa région. Après avoir évoqué en une page l’horreur des massacres, il revient sur ce qui s’est passé dans sa ville : « A Constantine, de nombreux attentats marquent également le 20 août 1955. Leur sens y est toutefois différent de celui des massacres de Philippeville, d’Aïn-Abid etc. Ici, ce sont les nationalistes modérés qui ont été choisis comme cibles, et très précisément ceux qui ont signé l’’Appel de Constantine’. Allaoua Abbas, le neveu de Ferhat Abbas, a été abattu. Le député Benbahmed et le cheikh Abbès sont blessés mais ont réussi à s’échapper. D’autres signataires étaient heureusement absents au moment où les meurtriers sont passés à leur domicile. Ils ne doivent qu’à cette heureuse circonstance d’avoir échappé aux tueurs. Ces attentats visent à étouffer dans l’œuf l’apparition d’une ‘troisième force’ susceptible de s’interposer dans le conflit ».
En conséquence, le groupe des signataires se disloqua : « A Constantine, sauf à risquer de provoquer l’assassinat des signataires encore épargnés, il n’est plus question de publier ‘l’Appel’. D’ailleurs, du jour au lendemain, la mouvance nationaliste modérée à laquelle nous comptions nous adosser, s’est évanouie. La liste des signataires fond comme neige au soleil : le co-président Allaoua Abbas est mort, le député Benbahmed démissionne du Parlement français, se réfugie en Suisse, puis part au Caire, le cheikh Abbès disparaît. D’autres me téléphonent pour me demander de gommer leur nom de la liste des signataires et de les oublier ».
Plus grave encore, « entre nous, la méfiance s’installe. Il était convenu que, tant que ‘l’Appel’ ne serait pas remis à la presse parisienne, la liste de ses signataires en serait pas divulguée. Si les tueurs en ont eu connaissance, ce ne peut être que par l’un de ceux qui ont participé à nos réunions. Quelqu’un de très proche a trahi » [22].
Beaucoup plus tard, au début de l’année 2013, René Mayer a retrouvé le texte original de l’appel de Constantine et quelques autres documents en rapport avec celui-ci. Voici donc ce texte :
« APPEL DE CONSTANTINE
POUR UNE PRISE DE CONSCIENCE DE LA REALITE ALGERIENNE
Depuis le 1er novembre, la situation en Algérie se détériore rapidement. L’insécurité s’accroît, la peur et la méfiance s’installent ; la violence se déchaîne et frappe aveuglément.
Pourtant tous ceux qui, quelle que soit leur origine, sont nés et vivent dans ce pays, forment une communauté de fait dont tous les éléments sont, à titres divers, utiles et nécessaires à l’ensemble bien que des inégalités flagrantes les fassent se dresser chaque jour davantage les uns contre les autres.
Les signataires du présent appel sont persuadés que l’usage de la force et le recours à la violence ne sauraient résoudre aucun problème, et que l’un et l’autre ne font qu’accuser les ressentiments et attiser les haines, réveillent les intolérances qui, en définitive, compromettent l’avenir de l’Algérie. Ils demandent donc à tous les hommes de bonne volonté, quelles que soient leurs tendances politiques, leur origine ethnique ou leur appartenance religieuse, de se grouper pour étudier ensemble les mesures susceptibles de : ramener la paix en Algérie,
renforcer les liens de la communauté qu’elle constitue de fait de manière à lui donner le sentiment de sa solidarité interne et de son unité spirituelle,
conduire rapidement tous ses membres vers la liberté, légalité et la justice sociale. »
Signature illisible, probablement celle d’Allaoua Abbas.
Ce texte au contenu beaucoup plus idéaliste que politique était visiblement conçu pour réussir le plus large rassemblement. Des listes de signatures, récapitulées sous la forme de listes de noms, permettent d’en chiffrer le nombre minimum à 52 noms, dont 30 européens et 22 musulmans. Dans une lettre datée du 13 mars 2013, René Mayer estime leur nombre total entre 50 et 60, parmi lesquels : un député, le docteur Benbahmed, député apparenté socialiste de Constantine (qui rejoignit plus tard le FLN à l’étranger). 5 délégués à l’Assemblée algérienne : Benchenouf, Chérif Hadj-Saïd, Harbi Haouès et deux Européens, le docteur Mannoni [23] (de Constantine) et M° Roth [24] (de Philippeville) qui ont donné oralement leur accord mais pas leur signature. au moins 3 conseillers généraux : Gilbert Saramite de Djidjelli, Ahcène Boussouf et Abdelkader Barakrok . au moins 6 conseillers municipaux de Constantine : Elie Gozlan, adjoint au maire, Rousseau, adjoint au maire, Allaoua Abbas, Bachtarzi, Jean Deromaigné et Mohammed Serkatadji. Léopold Morel, élu lui aussi mais également propriétaire et directeur de la Dépêche de Constantine avait donné son accord complet mais, « pour des raisons tant commerciales que politiques », il n’avait pas voulu le rendre public. Ajoutons que, dans sa dernière lettre à René Mayer datée du 14 août 1955, Allaoua Abbas indiquait qu’à Guelma une association avait été faite avec Lakhdari et Garrivet [25] pour diffuser ce texte. Plusieurs des signataires musulmans étaient des enseignants d’arabe, comme le secrétaire général de l’Institut Benbadis qui était en même temps le premier écrivain algérien arabophone, Rida Houhou [26].
On peut se demander si ce souci de ratisser large était compatible avec la recherche d’une solution politique concrète, qui avait apparemment échoué lors du voyage à Paris de Ferhat Abbas en juillet, et si le neveu était exactement sur la même ligne que son oncle. Mais il semble néanmoins que cet appel semblait promis à faire sensation quand il fut étouffé dans l’oeuf par la terreur. A lire ce texte, on peut aussi se demander si le FLN en avait bien été informé, car il n’avait pas encore été publié et pas davantage ses signatures. Il semble plus vraisemblable que l’appel du début juillet contre le boycott de certains commerçants ait motivé les condamnations à mort décidées par Zirout Youcef, mais celles-ci concernaient aussi d’autres élus musulmans non constantinois, et aucun des signataires européens de l’Appel n’a été visé le 20 août. Cependant les déclarations de Lakhdar Ben Tobbal et de Ali Kafi semblent plutôt concerner l’Appel de Constantine, même si l’expression « condamner toute violence d’où qu’elle vienne » ne s’y retrouve pas. En tout cas, il apparaît qu’avant le 20 août 1955, les chances d’une solution pacifique ne semblaient pas encore nulles dans le Constantinois. Après le 20 août, Albert Camus reprit à son compte la revendication d’une « trêve civile » jusqu’à sa conférence du 25 janvier 1956 à Alger, mais en vain [27].
Conclusion :
Il me reste à répondre à la question que Michel Mathiot pose à mon sujet : « qu’allait-il faire dans cette galère ? » La réponse est très simple : faire mon métier d’historien, en accordant la même attention à toutes les publications nouvelles sur la question du 20 août 1955. Mon tort a été de ne pas publier immédiatement mes réactions sur mon site en respectant l’ordre chronologique des publications, c’est-à-dire :
« A propos d’un livre de Claire Mauss-Copeaux », Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres, (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278), paru en janvier 2010 ;
Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie (1952-1962) (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=279), publié en mars 2011 ;
Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois : un tournant dans la guerre d’Algérie ? (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=276) publié en février 2012, réédité en 2013 et en 2014.
Rédiger et publier ces comptes rendus sans respecter l’ordre de mes lectures a été une erreur que je dois reconnaître et que je regrette. A comparer ces trois livres, il apparaît que celui de Claire Mauss-Copeaux s’est situé dans une perspective étroitement dépendante des versions communiste et nationaliste. Au contraire, les deux autres - auxquels je dois ajouter le témoignage et les documents fournis par René Mayer - ont considérablement élargi ces perspectives en prenant en compte d’autres dimensions ignorées ou sous-estimées par celle-ci. La même conclusion se dégage quand on replace toutes ces contributions dans la succession des versions de l’insurrection et de la répression du 20 août 1955 publiées durant tout le demi-siècle suivant que j’ai retracées dans mon étude historiographique « Du nouveau sur le 20 août 1955 et l’Appel de Constantine » [28].
Sur le fond, je dois reconnaître que Claire Mauss-Copeaux a été la première historienne à signaler l’importance des consignes draconiennes données en mai 1955 par le gouverneur général Jacques Soustelle et par le ministre de l’intérieur Maurice Bourgès-Maunoury pour étouffer le début d’insurrection qui s’était manifesté dans le Nord-Constantinois, selon lesquelles « tout rebelle pris les armes à la main doit être tué » [29]. Mais je ne peux pas la suivre quand elle présente cette aggravation de la répression comme la seule explication suffisante du 20 août 1955 et de ses conséquences, en présentant cette offensive décidée par Zighoud Youcef comme purement militaire et en ignorant les tournants supplémentaires que furent l’ordre de s’en prendre systématiquement aux civils européens et celui de procéder au châtiment des traîtres musulmans. A ce propos, il convient de rappeler que parmi les victimes européennes du 20 août 1955, il y avait un « libéral », Henri Rohrer, retrouvé avec une hache fichée dans son crâne à Hammam Melouane, qui avait écrit le 30 juillet un article destiné à la revue Esprit dans lequel il estimait que le FLN ne frappait pas les Européens civils ni les Arabes innocents [30]. Cette étape de relative modération était désormais manifestement dépassée.
Ce nouveau tournant dans l’aggravation de la violence provoqua évidemment une répression démesurée que nombre d’auteurs ont jugée prévisible, voire délibérément provoquée, afin de créer une situation irréversible. Il se trouve que, selon le témoignage d’Aziz Mouats, les bonnes relations qui existaient localement entre sa famille et celle du colon Roger Balestrieri ont fait que les participants au soulèvement ne s’en sont pas pris aux civils français, ce qui rend particulièrement injuste la féroce répression militaire qui s’est abattue sur eux dans les jours suivants. Mais son livre ne dément pas pour autant la tragique réalité des massacres qui ont frappé les familles des civils français de la cité minière d’El Alia toute proche et des autres lieux cités dans le livre de Roger Vétillard.
Guy Pervillé
.
[1] Voir sur mon site : « A propos du film « Algérie, histoires à ne pas dire », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=173 .
[2] « Critique du livre de Roger Vétillard, Vingt août 1955 dans le Nord Constantinois, par Michel Mathiot », Etudes coloniales, 18 août 2012, https://coloniales1.rssing.com/chan-4215549/all_p1.html .
[3] Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois : un tournant dans la guerre d’Algérie ? Paris, Riveneuve, 2ème édition 2013, p 270.
[4] Celle d’une provocation délibérée d’une répression aveugle par un terrorisme aveugle.
[5] « A propos d’un livre de Claire Mauss-Copeaux », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278 .
[6] La guerre d’Algérie, Paris, Temps actuels, 1981, tomes 1, p. 558, n’en dit pas un mot ; une note renvoie à un bilan officiel du FLN, t. 3, p. 519.
[7] Voir mon compte rendu de ce livre dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1981, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=145 .
[8] « A propos d’un livre de Claire Mauss-Copeaux », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278 .
[9] « Du nouveau sur l’Appel de Constantine et le 20 août 1955 », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305 .
[10] Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie (1952-1962), une grenouille dans son puits ne voit qu’un coin du ciel. Paris, Riveneuve, 2011, 948 p. Voir mon compte rendu sur mon site, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=279 .
[11] Le Doussal, op. cit., p. 267.
[12] Le Doussal, op. cit. , pp. 315-317.
[13] Le Doussal, op. cit., p. 283.
[14] Op. cit., p. 284.
[15] Op. cit., p. 284.
[16] Op. cit., pp. 288-289.
[17] Op. cit., pp. 289-291.
[18] Allusion à un passage du livre de Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, Paris, Fayard, 2002, p 280.
[19] Roger Le Doussal, op. cit., pp. 294-297.
[20] Il fut plus tard tué par l’OAS à Alger, selon Roger le Doussal, La « mission C », Alger, décembre 1961-juin 1962, Paris, Fauves éditions, 2020, p 409 note 911.
[21] René Mayer, Algérie, mémoire déracinée, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 200-201.
[22] Op. cit., p. 203.
[23] Le docteur Mannoni fut en 1962 membre de l’Exécutif provisoire issu des accords d’Evian.
[24] Roger Roth fut également un membre de l’Exécutif provisoire.
[25] Smaïl Lakhdari, ancien adjoint du docteur Bendjelloul et rival de Ferhat Abbas, député du deuxième collège en 1945-1946, et le maire socialiste de Guelma Henri Garrivet, qui avait patronné la milice créée par le sous-préfet Achiary en mai 1945, étaient deux personnages controversés, qui ne s’étaient pas toujours entendus. Voir notamment la thèse de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 2009, 405 p, et son édition de l’enquête inédite de Marcel Reggui, Les massacres de Guelma, Algérie, mai 1945, une enquête inédite sur la furie des milices coloniales , Paris, La découverte, 2005, 188 p.
[26] Par la suite, il fut assassiné par des Français en mai 1956. Voir le texte de l’appel à la grève lancé par l’Union générale des étudiants musulmans algériens le 19 mai 1956, reproduit dans El Moudjahid, n° 1, réédition de Belgrade, p. 14, et le récit des « atrocités de Constantine, 12 et 13 mai 1956 », op. cit. pp. 16-19.
[27] Voir le témoignage très précis de Roger Rossfelder, Le onzième commandement, Paris, Gallimard, 2000, pp 373-398.
[28] « Du nouveau sur l’Appel de Constantine et le 20 août 1955 », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305 .
[29] Consigne qui risquait de provoquer des exécutions sommaires dont le nouveau commandant en chef nommé le 1er juin 1955, le général Lorillot, tenta de diminuer le risque en ajoutant à l’instruction ministérielle du 1er juillet 1955 : « Dans la lutte au sol, il ne doit pas y avoir d’hésitation sur la conduite à tenir. Tout rebelle faisant usage de ses armes ou aperçu une arme à la main ou en train d’accomplir une exaction sera abattu sur le champ (...) ». (ajout du général Lorillot) : « Hors du combat, les règles françaises d’humanité demeurent (...) ». Source : SHAT 1H1944, cité par Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN, documents et histoire, Paris, Fayard, 2004, p 51.
[30] Cité par Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie, op. cit., note 46 p 292.