Nouveaux regards sur l’Afrique coloniale française, 1830-1962 . Textes réunis et édités par Joëlle Alazard et Sihem Bella, dus à Colette Zytnicki, Lancelot Arzel, Chantal Morelle, Hubert Bonin, Claire Fredj, Marie-Albane de Suremain, Sihem Bella, Guillaume Vial, Anthony Guyon, Fatima Besnaci-Lancou, Martin Mourre, Karine Ramondy et Françoise Blum. Paris, APHG et Bréal-Studyrama, avril 2021, 280 p. Avec illustrations en noir et blanc, bibliographies en fin de chapitres, index des noms de personnes et de lieux. ISBN 978 2 495 5039 8.
Deux membres du bureau de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG) ont réuni plusieurs textes écrits par des spécialistes pour aider les candidats au concours d’entrée de l’Ecole normale supérieure (2020-2021) à préparer la question « La France et l’Afrique, 1830-1962 ». Les textes proposés sont loin de couvrir tout le programme, mais ils donnent des exemples d’approfondissement de questions délimitées suivant des approches variées, thématiques, spatiales ou chronologiques, dans les champs politique, social, économique, culturel et idéologique.
Ces textes se regroupent en quatre parties. La première, intitulée « Penser, construire, réformer l’Empire colonial français en Afrique », présente une étude fouillée de « la colonisation au village : l’exemple de Draria » (près d’Alger), par Colette Zytnicki (résumé de son livre Un village à l’heure coloniale, Draria 1830-1962 paru en 2019) ; une présentation de l’AEF (« Les Français en Afrique centrale, des années 1830 aux années 1920. Occupations territoriales, exploitations économiques et contestation de l’ordre colonial », par Lancelot Arzel ; une mise au point sur la conférence de Brazzaville (1944) par Chantal Morelle ; une synthèse des « questions et débats sur l’économie de l’Afrique coloniale française », par Hubert Bonin. La deuxième traite des exemples significatifs de « culture coloniale, circulations des hommes et des savoirs, métissages » : « Médecines, soignants et soignés dans les colonies africaines de l’empire français », par Claire Fredj ; « Les savoirs scientifiques dans les relations entre la France et l’Afrique (fin XIXème siècle-1962) », par Marie-Albane de Suremain ; « Le voyage à Alger (1830-1962) » par Sihem Bella, et « D’un métissage singulier dans les comptoirs au ‘problème métis ‘ dans l’Empire colonial français d’Afrique occidentale », par Guillaume Vial. La troisième étudie trois exemples de « répression, guerres coloniales et violences militaires », à savoir les tirailleurs sénaglais de 1830 à 1962, par Anthony Guyon, les harkis, par Fatima Besnaci-Iancou, et « Le massacre des tirailleurs sénégalais le 1er décembre 1944 à Thiaroye au Sénégal » par Martin Mourre. Enfin la dernière partie se limite à deux études de cas sur le thème des contestations de l’ordre colonial et des indépendances : « Retour sur les indépendances de l’Afrique subsaharienne francophone », par Karine Raymondy, et « Militant-e-s des indépendances africaines : le cas de la FEANF » (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France) par Françoise Blum.
Les programmes des concours de recrutement, CAPES et Agrégation, pour les années à venir donneront lieu à d’autre publications utiles de la part de l’APHG et de notre revue.
Guy Pervillé
ROBERT (Jean-Marie et Hugues), Guerre d’Algérie. Le journal d’un pacificateur . Paris, Editions Max Milo, mars 2022, 311 p, 21,90 euros. Avec une préface de Hugues Robert, des remerciements, un index des principales personnes citées, et des annexes (photographies et documents).
ISBN : 978-2-315-01007-3
Le nom du sous-préfet Jean-Marie Robert est connu depuis longtemps parce qu’il a rendu compte de la répression féroce qui a frappé nombre d’anciens « harkis » et autres Algériens compromis avec la France dans l’arrondissement d’Akbou après l’indépendance, et parce qu’il en a déduit une estimation du nombre de victimes possible dans l’Algérie entière à 150.000 morts (réduite plus tard à la moitié). Mais l’homme est resté beaucoup moins connu, et c’est pourquoi la publication d’un livre retraçant ses relations avec l’Algérie et les Algériens, à partir de ses carnets, par son fils Hugues est particulièrement instructive.
Jean-Marie Robert, épris d’absolu, fut moine à Citeaux de 1944 à 1947, avant de reprendre de brillantes études qui le conduisirent à l’ENA, puis dans l’administration du Maroc à la fin du protectorat (1955-1956). Volontaire pour rejoindre l’administration préfectorale en Algérie en 1958, grâce à l’appui de l’ambassadeur Parodi, il obtint un poste de sous-préfet de l’arrondissement d’Akbou (Kabylie), sans cacher au général de Gaulle qu’il voulait se battre pour la paix, c’est-à-dire pour l’indépendance. Arrivé à son poste en septembre 1959, il se donna comme priorité de lutter contre la torture, qui causait chaque mois une soixantaine de morts dans son arrondissement, en mettant au pas les militaires. Mais aussi d’amorcer la transformation des camps de regroupement, où s’entassaient les populations déplacées par l’armée dans des conditions effroyables, en nouveaux villages déconcentrés où ces populations pourraient retrouver des conditions de vie acceptables, par une « opération pilote de dégroupement », avec le soutien du général Parlange et du commandant Florentin (de l’Inspection générale des regroupements de population [1]) et du général de Gaulle lui-même.
Reçu à la sous-préfecture d’Akbou le 11 décembre 1960, au moment où les manifestants algériens déployaient leurs drapeaux dans Alger, le Général s’entretint avec des élus musulmans, notamment le conseiller général Messaoud Badji qui lui exposa les aspirations de la population et s’enquit de ce qui arriverait si les choses tournaient au vinaigre : « Qu’avez-vous prévu pour soutenir les Algériens qui auront aidé la France ? - Monsieur Badji, a déclaré le général d’une voix grave, vous pouvez graver dans le marbre ce que je vais vous dire. Jamais la France n’abandonnera l’Algérie. C’est De Gaulle qui vous le dit. De Gaulle n’abandonne pas ses amis. Ceux qui, en ce moment même, défient l’ordre et la raison à Alger ne nous feront pas dévier de cette ligne. Je ne pourrai jamais envisager d’abandonner l’Algérie. Ce serait un déshonneur et une honte pour notre pays » (p 87). Mais moins d’un an plus tard, en septembre 1961, le même élu s’emporta contre « la haute trahison de la France », prête à reprendre les négociations avec le GPRA.
S’il se réjouit de la signature des accords d’Evian le 18 mars 1962, Jean-Marie Robert s’inquiéta très vite des conséquences de leur application pour les harkis, les administratifs et les élus, et conseilla la fuite à ceux qui avaient travaillé avec la France. En mai 1962, les circulaires des ministres Pierre Messmer et Louis Joxe interdisant les installations illégales de harkis envoyés en métropole par leurs anciens officiers français le scandalisèrent. Sur le point de quitter son poste à Akbou pour une nouvelle affectation en France à partir du 1er juillet, il opta pour une ligne de conduite claire : « je veux être fidèle à De Gaulle, à l’engagement, à l’esprit, à la pensée et à l’action du général... pas à l’interprétation qu’en donnent ses sous-fifres ». Sollicité par un « débouté du droit d’asile » : « Il faut faire quelque chose, Monsieur le sous-préfet. Vous croyez que je rêve d’être égorgé ? », il répondit : « Non seulement je ne le crois pas, mais je veux me battre pour que cela n’arrive pas ». Et peu après il décida « d’évacuer soixante-dix harkis avec leurs familles proches, soit quelque deux cents personnes ».
Nommé sous-préfet de Sarlat, après un mois de juillet relativement calme, il est informé que les plus atroces vengeances se déchaînent dans l’arrondissement d’Akbou depuis le début d’août. Même si les victimes ne sont pas toutes innocentes, les justiciers ne le sont pas tous non plus, comme il le montre à travers des portraits dépourvus de tout manichéisme. Le 6 novembre, il décide de s’engager en fondant une amicale des anciens d’Akbou réunissant civils et militaires, en contact permanent avec tous ceux qui aident les réfugiés comme André Wormser et en alertant toutes ses hautes relations comme le secrétaire général de l’Elysée Bernard Tricot et l’ambassadeur Alexandre Parodi. Au second il exprime dans une longue lettre « mon désarroi non devant la situation algérienne, pourtant consternante, que devant l’attitude de la France. Je martèle le malheur qui me tourmente jour et nuit. Je décris ma honte d’avoir été élevé dans l’idée que la droiture d’âme est essentielle, que l’honneur est notre bien le plus précieux et que le respect de la parole donnée est une des vertus cardinales censées animer les personnes - physiques ou morales - de bien, c’est-à-dire dignes de respect. J’explique avoir cherché en vain, dans l’histoire récente, un autre Etat qui ait, qui plus est sans avoir subi de défaite militaire, livré à l’ennemi 150.000 amis de leur pays » (pp 162-163). En avril 1963, il termine un grand rapport destiné à Alexandre Parodi qui présente en détail l’état de l’arrondissement d’Akbou tel qu’il l’ a connu à son arrivée et laissé en juin 1962, puis le recensement et la chronologie des massacres et des évacuations vers la France, les témoignages les plus récents l’ayant aidé à compléter et rectifier ses évaluations : « Pour être complet, j’ai aussi noté au jour le jour, village par village, harka par harka, les morts et les exactions commises de 1954 à 1961. Sans ce préambule, comment comprendre ce qui se joue aujourd’hui ? Entre 1954 et 1962, j’estime que dix mille Algériens sont morts à cause de la guerre. En douze mois d’indépendance, mille autres ont péri ». Estimation qu’il rectifie en mai 1964 : « Je pensais que 150.000 Algériens avaient été assassinés ; il est envisageable que l’on n’atteigne pas les 100.000 - ce qui n’en reste pas moins considérable - dont 750 dans l’arrondissement d’Akbou » (p 197).
Mais dès la fin de 1962 il constate aussi la difficulté de concilier ses fonctions officielles de sous-préfet, son action militante, et sa vie de famille. Le 15 mars 1965, jour de son quarante-et-unième anniversaire, il exprime son désespoir : « Je sais que je ne m’occupe plus guère de mes enfants [2]. Je sais que je suis un mari fantôme, happé par ses devoirs professionnels et la mission qu’il s’est auto-attribuée. Je sais que je m’envase dans un gouffre où, dès que je touche le fond, il s’enfonce un peu plus (...). Je sais que je n’en peux plus » (p 216). Et quinze jours plus tard, il est hospitalisé en urgence pour quelques mois. Reprenant son journal en octobre 1965, il continue à s’occuper des anciens harkis avec plus de mesure durant plusieurs années, jusqu’en 1976. En juin 1968, il se voit proposer le poste de directeur de cabinet de De Gaulle, qu’il refuse énergiquement malgré les objections de son épouse. En avril 1969, il nuance son jugement au départ du Général : « Je ne peux m’empêcher de l’admirer pour ses audaces et sa droiture... ni ne pas regretter que sa droiture se soit sérieusement courbée après son abandon des pieds-noirs, des harkis et des civils algériens qu’il avait promis de soutenir » (p 254). Enfin, le 12 novembre 1970, après la mort de « De Gaulle, cet homme froid et chaleureux », il va se recueillir à Colombey sur sa tombe.
En somme, un témoignage exceptionnel que tous les esprits manichéens devraient lire en urgence.
Guy Pervillé
PS : Hugues Robert a reçu pour ce livre le prix Histoire/Mémoire 2022 de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie.
BRANCHE Raphaëlle, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial . Paris, La Découverte, août 2020, 511 p. Avec une carte de l’Algérie française en 1962 (p 5), remerciements, notes et table des matières. ISBN : 978-2-7071-9878-5.
Ce nouveau livre de Raphaëlle Branche est, comme le titre l’indique, le résultat d’une enquête menée durant plusieurs années non pas sur la mémoire individuelle des anciens combattants de la guerre d’Algérie, mais sur ses traces dans les familles françaises. Comme elle le dit elle-même, « si les vécus de cette guerre de plus de sept ans sont marqués du sceau de l’extrême diversité, l’impression de silence est ce qui domine ». Mais « les explications de cette faible transmission sont sans doute moins à chercher dans le détail des expériences combattantes que dans les conditions ayant ou non permis sa possibilité, dès la guerre puis pendant des décennies ». (...) « En effet, les silences des hommes ne sont pas solitaires : ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien ».
Pour faire l’histoire de ce silence, elle commence par comparer son projet à d’autres cas de guerres analogues, du côté de la Deuxième guerre mondiale, de la guerre américaine du Vietnam, de la guerre menée et subie par les combattants soviétiques en Afghanistan, mais sans pouvoir les identifier totalement au cas de la guerre française d’Algérie : « Les Français ont été du mauvais côté de l’histoire. Non seulement la guerre fut menée au mépris souvent des lois de la guerre, mais son échec signifia la fin d’un projet politique global justifiant la place de la France dans le monde et la vision que les Français avaient d’eux-mêmes. Après 1962, la société fut exposée à une transvaluation, une révision radicale des valeurs. L’expérience qu’avaient eus les soldats en Algérie les rattachait à ce monde officiellement disparu ». D’où l’idée de rechercher s’ils avaient laissé en Algérie ou au contraire rapporté avec eux les justifications de leurs actes, durant plusieurs décennies.
L’enquête de Raphaëlle Branche n’a donc pas porté uniquement sur ce que les appelés métropolitains ont rapporté de leur expérience personnelle en Algérie, mais également sur les deux familles dans lesquelles ils se sont inscrits : « celle de leur enfance d’abord, composée de leurs parents, frères et sœurs (leur adelphie) et celle formée ensuite de leur épouse et, le plus souvent de leurs enfants ». Elle a donc procédé en proposant des questionnaires à tous les membres de ces familles. Au total, « trente-neuf familles ont émergé des près de trois cents questionnaires que j’ai reçus et sur lesquels ce travail s’appuie majoritairement, en les comparant à l’enquête orale menée en 2005 par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) auprès d’anciens combattants et aux documents conservés à l’Association pour l’autobiographie (APA). Il a pu aussi bénéficier de fonds d’archives rarement ou jamais étudiés, tels ceux des hôpitaux psychiatriques ». En outre, quatorze de ces familles ont transmis à l’auteure des documents personnels de l’époque de la guerre et six des documents postérieurs. Enfin, elle a procédé non seulement à des entretiens individuels mais aussi à des entretiens familiaux réunissant, autour d’un homme, son adelphie ou ses enfants et son épouse.
Ainsi, les familles sont au cœur de l’analyse, car à leur retour d’Algérie les hommes sont entre deux familles : « ils sont partis en guerre comme fils, reliés à leurs parents, et frère, rattaché à leur adelphie ; ils vont, au sortir de cette guerre, fonder une autre famille avec femme et enfants ».
Au-delà de l’hétérogénéité des expériences individuelles, tous ces cas présentent des caractéristiques communes. D’abord, ces hommes appartiennent à une même génération, au sens sociologique, ayant eu à connaître un « destin commun qui les a distingués fortement de ceux qui les ont précédés et de ceux qui les ont suivis ». Ensuite, la normalisation de l’expérience militaire par les familles est aussi très commune, et « après 1962, l’homogénéisation continue : les souvenirs des appelés et ce qu’ils peuvent transmettre à leurs proches doivent s’articuler avec les représentations dominantes socialement ». Enfin, « les familles de ces hommes se trouvent à l’articulation d’une mutation majeure de la société française. Au tournant des années 1960 et 1970, les bases juridiques, sociales et culturelles des couples sont durablement modifiées alors précisément que les anciens conscrits deviennent pères et que leurs enfants sont petits. C’est dans ce cadre renouvelé que s’inscrit ce qui est transmis de l’expérience algérienne ».
Le plan du livre se compose de trois grandes parties qui correspondent à trois grandes séquences : « le temps de la guerre, celui des premières années du retour puis celui des transmissions postérieures ». A l’intérieur de ces trois parties, les neuf chapitres développent des thématiques particulières qui se succèdent logiquement.
La conclusion revient sur « les métamorphoses familiales d’un silence », en distinguant trois composantes majeures des rapports entre les acteurs et les familles : « La première tient à la guerre elle-même et aux manières dont elle a été vécue émotionnellement et comprise intellectuellement. La deuxième renvoie aux caractéristiques des relations intrafamiliales pendant ces décennies. La troisième, enfin, est le contexte social général de la France, pourvoyant depuis les années 1950 son lot de normes et de représentations ». Même les silences sont familiaux, et l’enquête permet d’en distinguer trois grandes configurations. Dans la première, « l’expérience de guerre et la famille sont en consonance. Ce qui a été vécu en Algérie ne perturbe pas les accords familiaux fondamentaux », et les silences relèvent d’un « implicite partagé ». Dans les deux autres cas, au contraire, l’expérience de la guerre et la famille sont en dissonance. La transmission de ce qui a été vécu en Algérie peut venir perturber la famille, et les silences sont des silences de protection ». Cependant, deux situations très différentes peuvent se présenter, « selon que les représentations socialement dominantes de la guerre sont, ou non, celles qui dominent au sein des familles ». Dans un premier cas, une évolution reste possible, et « une résolution prudente de la dissonance permet à la famille d’être le lieu d’une meilleure connaissance et reconnaissance de ce qui a été vécu en Algérie ». Dans le second cas, la famille ne partage pas ce qui se dit de la guerre d’Algérie à l’extérieur, et « l’ancien conscrit comme ses proches aspirent à rester dans les silences de protection ». Mais ces trois configurations ne sont pas immuables, car « loin de l’image d’immobilisme associée au silence, toute transmission est dynamique en particulier quand les familles et les représentations de la guerre évoluent beaucoup ». Ce qui fut le cas durant les soixante ans qui nous séparent de la fin de la guerre d’Algérie.
Ainsi, ce nouveau livre de Raphaëlle Branche n’est pas seulement une enquête exemplaire qui brise un trop long silence en donnant la parole aux proches des acteurs de la guerre d’Algérie : c’est aussi une réflexion très élaborée sur la rétention et la remise en circulation de la mémoire des acteurs. Il s’agit là d’une nouvelle œuvre majeure qu’il ne sera plus possible d’ignorer.
Guy Pervillé
GUENOUN Ali, La question kabyle dans le nationalisme algérien, 1949-1962 . Préface d’Omar Carlier, postface de Mohammed Harbi. Paris, éditions du Croquant, janvier 2021, 511 p. Avec fiches biographiques, annexes, bibliographie, index des noms propres et table des matières. ISBN : 9782365122757.
J’avais déjà signalé le travail pionnier du jeune historien algérien Ali Guenoun sur l’histoire du « berbérisme », idéologie qui provoqua la première grave crise interne du parti nationaliste algérien en 1948-1949, et qui était resté longtemps refoulé dans les mémoires contradictoires de ses acteurs. Après une première publication rassemblant les faits (Chronologie du mouvement berbère, 1945-1990, un combat et des hommes, préface de Daho Djerbal, Alger, Casbah Editions, 1999), que j’avais signalée en 2004 dans ma communication intitulée « Du berbérisme colonial au berbérisme anticolonial : la transmission du thème de l’identité berbère des auteurs coloniaux français aux intellectuels nationalistes algériens » [3], Ali Guenoun a continué en France, dans des conditions matérielles très difficiles, sous la direction du regretté Omar Carlier, la réalisation d’une thèse portant sur le même sujet limité aux années 1945-1962 qui a été soutenue en 2015 à l’Université de Paris-I [4]. Une version condensée de cette thèse a enfin été publiée en janvier 2021 avec une préface d’Omar Carlier et une postface de Mohammed Harbi qui en soulignent toute la nouveauté et l’utilité.
Le livre se compose de deux parties distinctes qui s’enchaînent chronologiquement. La première est consacrée à l’apparition d’une idéologie « berbériste » authentiquement algérienne à l’intérieur du parti nationaliste algérien à l’issue de la Deuxième guerre mondiale, portée par un groupe de jeunes militants kabyles qui préconisaient une Algérie authentiquement algérienne et non purement arabe, jusqu’à sa condamnation par la direction du Parti en 1949 et son éradication en tant qu’idéologie prétendue colonialiste et séparatiste sans débat sur le fond. Cette première grande crise du parti nationaliste algérien a prouvé son incapacité à débattre librement des points fondamentaux de son idéologie sans recourir à la violence. Pourtant, quand la guerre d’indépendance éclata, tous les anciens « berbéristes » ont prouvé leur patriotisme en se ralliant spontanément au FLN, même si le chef de la wilaya kabyle Belkacem Krim a fait exécuter injustement leurs deux principaux leaders, Amar Ould Hamouda en 1956 et Bennaï Ouali en février 1957.
Puis la deuxième partie du livre retrace la trajectoire étonnante de la zone kabyle du Parti nationaliste puis du FLN algérien sous la direction de son chef le maquisard Belkacem Krim, porté à sa tête pour son refus du « berbérisme ». D’abord marginalisé par rapport à la hiérarchie du parti MTLD, puis courtisé par toutes les tendances durant la crise qui le fit éclater en 1954, il réussit à obtenir des fondateurs du FLN la reconnaissance de son autorité sur la Grande et la Petite Kabylie, unifiant ainsi ces deux régions berbérophones en effaçant la frontière entre les départements d’Alger et de Constantine. Grâce à la présence de nombreux militants d’origine kabyle ayant essaimé dans les régions voisines, en Tunisie et en France, et grâce à l’action de Ramdane Abane, militant de l’Organisation spéciale emprisonné qui rejoignit le FLN à sa libération en février 1955, Krim réussit à faire de sa Zone, devenue Wilaya 3 à partir du congrès de la Soummam (août-septembre 1956) le principal centre de pouvoir du FLN-ALN, rivalisant avec la délégation extérieure du Caire puis la supplantant à partir de la capture de ses principaux chefs par les Français le 22 octobre 1956. Krim et Abane réussirent à imposer leur autorité non seulement sur l’Algérois (wilaya 4) et sur la ville d’Alger, mais ils tentèrent aussi de l’étendre avec plus de difficultés sur la wilaya 6 (Sud Algérois), sur la wilaya 1 (Aurès-Némentchas), sur les Algériens de Tunisie et sur la Fédération de France du FLN, rassemblant ainsi la moitié des organisations du FLN-ALN sous leur contrôle. Mais cette ascension, qui suscita une recrudescence de la méfiance anti-berbériste - alors que ni Krim ni Abane n’étaient favorables au berbérisme de 1949 - plafonna à partir de 1957, quand ils durent fuir Alger vers l’extérieur et que le premier se désolidarisa du second pour s’allier aux chefs des deux wilayas restées en dehors de leur autorité, Lakhdar Ben Tobbal (wilaya 2) et Abdelhafid Boussouf (wilaya 5). Abane ayant été assassiné sur l’ordre de ce dernier à la fin 1957, Krim accéda à la vice-présidence du GPRA proclamé en septembre 1958 avec le titre de ministre de la guerre, mais il se montra incapable de d’assurer le renforcement et le ravitaillement par l’extérieur des troupes de l’ALN restées à l’intérieur, et d’empêcher la décimation des cadres de la wilaya 3 par le colonel Amirouche, abusé par les services secrets français. Malgré son échec militaire, il rebondit en 1960 par sa nomination au ministère des affaires étrangères du nouveau GPRA, qui lui permit de diriger les négociations avec la France et de signer les accords d’Evian du 18 mars 1962 au nom de l’Algérie, mais il ne put s’opposer à l’ascension du colonel Boumedienne, chef de l’état-major général de l’ALN. Ainsi l’autorité affaiblie de Krim sur la Kabylie s’effondra durant la crise de l’été 1962 par le ralliement d’une partie de ses anciens subordonnés kabyles au camp de Ben Bella et Boumedienne, qui une fois installés au pouvoir voulurent marginaliser la langue kabyle par leur politique d’arabisation. La chute de Krim fut donc aussi la fin de l’autonomie des Kabyles dans l’Algérie indépendante.
Ce livre passionnant doit néanmoins être resitué dans une perspective chronologique plus large, pour prendre en compte, en amont, le paradoxe d’un mouvement nationaliste arabe fondé à Paris en 1926-1927 par une forte majorité de Kabyles qui se donnèrent un chef arabophone, Messali Hadj ; et en aval, la lente reconnaissance de la légitimité de la langue berbère et du mouvement culturel berbère en Kabylie et plus lentement au niveau de l’Etat algérien après l’indépendance. C’est ce qu’a tenté le journaliste algérien Yassine Temlali en 2015, dans son livre La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) [5] ; et dans sa thèse soutenue en mars 2021 à l’Université d’Aix-Marseille sous le titre : « Pour une autre histoire des rapports de l’Etat central algérien à la Kabylie dans l’Algérie algérienne : 1962-1965. Loyalisme et dissidence, arabisation et affirmation berbère (kabyle). » Ainsi, la poursuite des recherches historiques sur le « berbérisme », souhaitée par Mohammed Harbi dans sa postface au livre d’Ali Guenoun, est assurée par la présence de ces deux chercheurs algériens rigoureux.
Guy Pervillé
DEMELAS Marie-Danielle, Parachutistes en Algérie, 1954-1958. Paris, Vendémiaire, février 2021, 684 p. Avec un cahier d’illustrations, glossaire, cartes, chronologie, notes, index des noms de personnes et des noms de lieux, sources et bibliographie abrégée, table des matières. ISBN : 978-2-36358-355-0.
Ce livre est le deuxième tome d’une histoire des parachutistes français dans les guerres coloniales de la France, dont le premier, consacré à la guerre d’Indochine, a été publié en 2016 par la même maison d’édition sous le titre Parachutistes en Indochine, et dont le troisième, allant jusqu’en 1962, est encore en préparation. L’auteur, Marie-Danielle Demélas, est une historienne de métier, spécialiste de l’histoire de l’Amérique latine (Bolivie, Equateur, Pérou) et de l’Espagne, reconvertie après sa retraite dans l’histoire militaire. Elle utilise des sources et une bibliographie très riches, présentées dans les annexes et dans les notes. La quatrième de couverture explique très clairement la raison d’être de ce livre :
« Il existe une légende noire des parachutistes envoyés en Algérie. Ces unités, marquées par la défaite de Diên-Biên-Phu et décidées à utiliser tous les moyens pour ne pas subir un nouveau revers, auraient théorisé des doctrines anti-subversives impliquant l’usage de la torture, avant de participer au renversement de la IVème république puis au putsch d’avril 1961. Ce canevas schématique est très loin de rendre compte de la réalité de l’engagement de tous les ‘paras’ : une étude historique rigoureuse s’impose, au plus près des sources et des témoignages, qui restitue les parcours et l’évolution de ces unités réservées aux interventions. Des premières opérations en hélicoptère dans les djebels, réalisées dans l’improvisation et l’urgence, à la bataille des frontières, en passant par le parachutage sur Suez, la bataille pour Alger et les poursuites dans le désert, Marie-Danielle Demélas revient sur la façon dont ces combattants se sont adaptés à un conflit d’un nouveau genre ». Celivre tient toutes ses promesses, et le lecteur non spécialiste y découvrira la très grande diversité des unités parachutistes,bataillons puis régiments et commandos, dont toutes les armes ont voulu se doter, et celle de leurs chefs dont l’auteur brosse des portraits très vivants, sans se limiter au cas trop célèbre du spectaculaire colonel Bigeard. Il démontre la fausseté de l’idée courante suivant laquelle, en Algérie, « certains régiments faisaient la guerre - parachutistes et légionnaires - la plupart attendaient qu’elle se passe », car la plupart de ces unités d’élite étaient composés d’une majorité d’appelés : « le partage au sein de l’armée ne passait pas entre deux natures, celle de guerriers et celle de troupes de secteur, mais entre des unités bien commandées et d’autres mal, entre des régiments instruits et fournis, d’autres dépourvus, laissés à eux-mêmes ». D’autre part, l’identification de leurs chefs à des anciens d’Indochine obsédés par leur défaite contre le Vietminh et avides de revanche pose problème, car la plupart des théoriciens de la « guerre révolutionnaire » et « contre révolutionnaire » - à l’exception du colonel Trinquier - n’étaient pas des parachutistes.
Cependant, le lecteur attend avec impatience le chapitre « Dans la ville » (pp 353-403) consacré pour l’essentiel à la « bataille d’Alger » menée de janvier à octobre 1957 par la 10ème division parachutiste du général Massu pour démanteler et détruire l’organisation terroriste du FLN-ALN. Presque tout au long de ces 50 pages, il peut se demander quand il trouvera les réponses aux questions qu’il se pose. Elles arrivent tardivement, dans le dernier sous-chapitre intitulé « La légende noire » (pp 388-403) qui a le caractère d’une réfutation énergique voire polémique : « Les mêmes auteurs qui trouvent aux exactions du FLN et du PCA l’excuse des circonstances, n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les tortures et les disparitions qu’ils reprochent aux paras ». La réfutation est solide, et d’autant plus convaincante qu’à la fin (pp 401-403) l’auteur cite longuement mon analyse sur cette question, et distingue nettement deux étapes dans la « bataille » : d’abord dans les premiers mois de 1957, « des violences abusives dont des comparses et des innocents ont fait les frais est probable et des hommes ont disparu sans faire l’objet d’un jugement » ; puis « dès la seconde phase de la bataille pour Alger, la menace freinée et les informations nourries, les arrestations discrétionnaires et les interrogatoires brutaux ont cédé le terrain à l’astuce, aux traquenards, aux recoupements ». Et elle termine ce chapitre par une longue citation du colonel Godard condamnant énergiquement la torture, en réponse implicite aux justifications du général Massu et de son exécuteur des basses œuvres le colonel Aussaresses.
On peut néanmoins regretter que Marie-Danielle Demélas n’ait pas placé cette mise au point au milieu de son chapitre, et qu’elle n’ait pas davantage souligné la réalité et la gravité des abus commis dans la première phase de la « bataille », au moment où les autorités civiles (Robert Lacoste) et militaires (général Salan) ordonnaient de détruire au plus vite l’organisation rebelle par tous les moyens pour prendre de vitesse les « contre-terroristes » européens et les officiers tentés par un coup d’Etat.
A cette réserve près, ce livre n’en est pas moins une mine d’informations précieuses qui en rendent la lecture indispensable.
Guy Pervillé.
VAÏSSE Maurice, Le pustch d’Alger . Paris, Odile Jacob, avril 2021, 328 p. Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée. Avec documents, chronologie, table des sigles, notes, cartes, tableaux, sources et bibliographie, index. ISBN : 978-2- 7381-5495-8.
Maurice Vaïsse, historien reconnu des relations internationales, a publié trois éditions de son livre sur le putsch d’Alger, la première en 1983, le deuxième en 2011 (Comment De Gaulle fit échouer le putsch d’Alger, éditions André Versaille), et la troisième en 2021. Ces trois éditions successives ne sont pas identiques : elles lui ont permis au contraire d’enrichir à chaque fois ses connaissances en recourant à des documents d’archives nouvellement accessibles et à de nouveaux entretiens. Le plan est simple et rigoureux : le déroulement du putsch, du 22 au 25 avril 1961 (chapitre 1) ; les crises à répétition opposant l’armée à la nation de 1940 à 1961 (chapitre 2) ; les raisons de l’échec (chapitre 3) ; les séquelles du putsch (chapitre 4) ; le putsch, un tournant de la Vème République (conclusion). A ces chapitres très rigoureusement organisés, l’auteur ajoute en épilogue une analyse de son rapport personnel à l’événement, vu par un lycéen né en 1942, élève du lycée Bugeaud à Alger en classe d’hypokhâgne, et enfin un texte inédit, « Adieu l’Algérie », rédigé le 14 juillet 1962 par l’ancien directeur des stages de l’ENA et ancien directeur du cabinet du Premier ministre Michel Debré, Pierre Racine. Ces textes très émouvants, ainsi que les quatre documents annexes, enrichissent considérablement ce livre et contribuent à en faire une référence prioritaire.
Guy Pervillé
Vers la paix en Algérie. Les négociations d’Evian dans les archives diplomatiques françaises, 15 janvier 1961-29 juin 1962 . Sous la direction de Maurice Vaïsse. Paris, Direction des archives, ministère de l’Europe et des affaires étrangères, Ecole nationale des chartes et CTHS, janvier 2022, 548 p. ISBN : 978-2-7355-0940-9
Ce livre est une nouvelle édition de sources d’archives diplomatiques françaises, déjà publiées deux fois, la première fois à Bruxelles (Editions Bruylant, 2003, 531 p), et la deuxième fois en à Alger (Editions Alem el Afkar, 2012). Il est accompagné d’une nouvelle introduction de Maurice Vaïsse et de deux importantes contributions de l’historien algérien Sadek Sellam (pp 22-38) et de l’historienne française Chantal Morelle (pp 39-44). Les négociateurs algériens et français font l’objet de notices biographiques précises (pp 45-55), puis une chronologie très détaillée, élaborée pour la première édition par Olivier Delorme, permet de situer aisément tous les documents (pp 56-87).
Sur le fond, cette publication revient au bon moment pour rappeler la différence fondamentale entre le texte authentique des accords d’Evian que l’on retrouve dans cette édition (« Conclusion des pourparlers d’Evian », pp 467-514) - mais pas en fac simile sauf la dernière page avec les signatures de Belkacem Krim, Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie (p 515) - et les « déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie » publiées dans le Journal officiel de la République française suivant un autre plan et avec d’autres signatures en mars 1962. Autrement dit, elle permet d’éviter la confusion longtemps pratiquée par de nombreux auteurs entre un accord ayant toutes les apparences d’un traité international ou interétatique (comme l’avait voulu le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) et une décision unilatérale de la souveraineté française octroyant son indépendance au peuple algérien sans reconnaître officiellement ledit GPRA comme s’il n’était pour rien dans cette décision. Un ouvrage fondamental, qui mérite d’être lu et relu.
Guy Pervillé.
SELLAM Sadek, Ahmed Boumendjel (1908-1982). De la « conquête morale » coloniale à la reconquête de la souveraineté nationale . Paris, nouvelles éditions Maisonneuve et Larose et Hémisphères éditions, mai 2021, 577 p. Avec 18 documents annexes, bibliographie et table des matières. ISBN : 978-2-37701-0 93-6.
Historien de l’islam contemporain, Sadek Sellam est aussi un remarquable connaisseur de l’histoire intellectuelle et politique de l’Algérie coloniale et de sa décolonisation. Il le démontre avec éclat en publiant cette biographie très documentée d’Ahmed Boumendjel qui fut à la fois l’un des avocats de Messali Hadj et le second de Ferhat Abbas depuis le Manifeste du peuple algérien de 1943 jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, ayant milité durant toute sa vie politique pour l’unité du mouvement national et pour l’émancipation de son pays. Sa carrière est utilement résumée dans la conclusion, mais le livre dépasse le cadre d’une simple biographie en utilisant une riche bibliographie en français et en arabe, des fonds d’archives importants, des sources de presse, des annexes documentaires très riches et des entretiens individuels avec de nombreux témoins en Algérie et ailleurs, qui lui permettent d’établir une quantité considérable de faits méconnus. C’est donc un apport considérable à la connaissance de l’histoire de l’Algérie coloniale et de la lutte politique pour son indépendance à travers un demi-siècle.
Ce livre apporte tant de de faits nouveaux qu’il déborde parfois les limites de son sujet au sens strict. Son chapitre le plus important est le chapitre XII intitulé « Des négociations secrètes de Médéa à la conférence de Melun. Le mirage de ‘l’Algérie algérienne‘ », qui constitue la mise au point la plus complète sur « l’affaire Si Salah » et la rencontre de Melun à la fin juin 1960 entre les émissaires du GPRA - Ahmed Boumendjel et Mohammed Benyahia - et des hauts fonctionnaires français. Paradoxalement, il est plus facile de signaler les quelques points faibles de ce livre que de souligner tout ce qu’il apporte de nouveau. Par exemple, les pages consacrées au 8 mai 1945 sont inutilement polémiques sous le titre de « tueries pour réprimer une manifestation autorisée » et ne démentent pas la réalité d’une insurrection reconnue par le spécialiste algérien Redouane Aïnad-Tabet (pp 92-93). Surtout, le ralliement du parti de Ferhat Abbas, l’UDMA, au FLN est présenté comme allant de soi depuis novembre 1954 sans aucune mention de l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois qui fut marquée par l’assassinat du neveu de Ferhat Abbas, Abbas Allaoua, auquel le chef de la zone, Zighoud Youcef, reprochait d’avoir lancé avec l’ingénieur des travaux publics René Mayer une pétition contre toute violence. C’est là un événement très important, qui a été mentionné par de nombreux auteurs [6] et qui ne peut être ignoré. De même, on s’attend à trouver des renseignements sur la mort tragique du frère d’Ahmed Boumendjel durant la bataille d’Alger en 1957, complétant le livre de Malika Rahal, Ali Boumendjel (1919-1957). Une histoire algérienne, une affaire française (2010), mais cette attente est déçue. Enfin, on souhaiterait quelques précisions supplémentaires sur celle du sénateur Chérif Benhabylès, mentionné dans le cadre de contacts secrets avec le GPRA en 1959 (voir pp 334-336 et 522-526), mais dont l’assassinat à Vichy le 28 août 1959 fut ordonné par Krim, Boussouf et Bentobbal au nom de la lutte contre la « troisième force ».
Le livre de Sadek Sellam est donc un livre à lire, mais le lecteur gagnerait à le situer dans le contexte des luttes entre les anciens partis et entre les tendances de la direction du FLN, qui s’est manifestée par l’éviction de Ferhat Abbas et Ahmed Francis du GPRA en août 1961 et donc par l’exclusion d’Ahmed Boumendjel de la délégation algérienne avant la reprise des négociations avec le gouvernement français. Contexte qui a été remarquablement éclairé en 2021 et 2022 par la publication des Mémoires de Lakhdar Bentobbal rédigés par l’historien algérien Daho Djerbal.
Guy Pervillé
BOCQUET Jérôme, Les chrétiens et la guerre d’Algérie. Religion, guerre et société 1954-1962 . Paris, Les Indes savantes, juin 2021, 293 p. Avec sources et bibliographie, index des noms propres, table des matières. ISBN : 978-2-84654-572-3.
Jérôme Bocquet, spécialiste d’histoire religieuse et militaire contemporaine, est professeur à l’Université de Tours. Après avoir tiré de sa thèse de doctorat deux livres (Missionnaires français en terre d’islam, Damas 1860-1914, et La France, l’Eglise et le Baas), il s’est consacré depuis 2010 et jusqu’en 2014 à une enquête sur les engagements politiques des chrétiens (catholiques et protestants) par rapport à la guerre d’Algérie, qui combine l’utilisation de sources très diverses, documents d’archives publiques et privées, publications d’acteurs et d’historiens, journaux, et entretiens oraux avec une cinquantaine de témoins.
En bon historien, Jérôme Bocquet s’efforce de rendre compte de l’extrême diversité des positions prises au nom des valeurs évangéliques, en distinguant soigneusement, en métropole, les minorités engagées - à gauche et à droite - de la majorité silencieuse et de la prudente hiérarchie écclésiastique ; et en Algérie, des contrastes aussi forts parmi les appelés, les militaires de carrière, les Pieds-noirs et le clergé. Il n’est pas question pour lui de faire entrer de force tous les engagements évoqués dans un cadre préconçu, mais au contraire de faire ressentir les particularités de chacun. Pourtant, la richesse de ses analyses apparaît beaucoup plus grande dans le cas des entretiens qu’il a réalisés avec des témoins, plus souvent de gauche que de droite, et cette impression est renforcée par l’aperçu de son livre qui est donné par la quatrième de couverture :
« Pour de nombreux chrétiens marqués par l’Algérie, la guerre a constitué le commencement d’une vie de militant. Le poids de toutes les souffrances accumulées depuis plus de sept ans de guerre fratricide a en effet largement incité beaucoup d’entre eux à vouloir chercher dans la décennie suivante à redessiner le paysage d’églises déjà en pleine fermentation. Ce détonateur algérien a sans doute révélé les signes avant-coureurs d’une crise du catholicisme français. Après l’Indochine, première expérience d’une guerre coloniale, le temps à la gauche du Christ n’est plus alors au progressisme en compagnonnage avec le parti communiste mais à l’aggiornamento d’une église conciliaire et à l’éveil au tiers-mondisme en sympathie bientôt avec la cause arabe ».
Il me semble que ce résumé trop sélectif appauvrit les enseignements que le lecteur de ce livre peut en tirer, et qui pourraient se formuler de deux façons. D’une part, la participation forcée à la guerre d’Algérie aurait accéléré la crise de la foi, selon l’enquête réalisée en 1961 par Xavier Grall auprès de six cent lecteurs de La vie catholique illustrée [7]. D’autre part, les engagements politiques des croyants pour ou contre l’Algérie française auraient évolué comme ceux des non-croyants, prouvant ainsi la dissociation totale de la foi religieuse et des convictions politiques, puisque la référence commune à la foi chrétienne n’aurait pas empêché des interprétations politiques tout à fait opposées. Ainsi, l’appartenance à la même église ne garantit plus le maintien d’une communauté d’analyses politiques, contrairement à ce qui était le cas apparemment dans l’église catholique française au XIXème siècle. Le livre de Jérôme Bocquet nous fournit donc une riche matière à réflexion.
Guy Pervillé.
FREMEAUX Jacques, Algérie 1914-1962. De la Grande Guerre à l’indépendance . Monaco, Editions du Rocher, septembre 2021, 306 p. Avec bibliographie, index, table des principaux sigles et table des matières. ISBN : 978-2-268-10585-7
Jacques Frémeaux, auteur de nombreux livres sur l’histoire militaire de la colonisation et de la décolonisation de l’Afrique et tout particulièrement de l’Algérie, a déjà publié en 2019 Algérie 1830-1954, naissance et destin d’une colonie, et il en publie aujourd’hui la suite, couvrant la fin de l’Algérie coloniale de 1954 à 1962, avec les mêmes exigences de simplicité et de rigueur. L’introduction résume très sobrement, en moins d’une page (p 10) le contenu du livre, et notamment la guerre d’indépendance : « un conflit de sept ans entre des gouvernements français attachés à défendre la prépondérance de la République en Algérie, et un FLN décidé à construire une Algérie fondée sur les aspirations de l’écrasant majorité de ses habitants. Illusions des Français qui croient pouvoir conserver leur place dans une Algérie qui se transforme sans mesurer les changements que cette transformation leur impose ; illusions des Algériens pour lesquels l’indépendance est la clé de tous leurs problèmes ; confiance excessive des Français dans la violence répressive, et des Algériens dans la violence émancipatrice ».
Le plan alterne les tableaux d’évolution et les récits des trois grandes guerres que l’Algérie a vécues (1914-1918, 1939-1945 et 1954-1962), en s’appuyant à chaque page sur des références à des sources et des travaux pertinents. Un seul regret : à la page 119, l’auteur mentionne la réponse aux revendications nationalistes du Manifeste du peuple algérien sous la forme d’une décision du CFLN datée du 11 décembre 1943 soulignant la nécessité de « tracer et réaliser un programme complet d’ascension sociale et de progrès économique au profit des populations françaises musulmanes », mais la suite du paragraphe ne parle que des réformes politiques, et les réformes économiques et sociales sont traitées dans un autre chapitre, ce qui ne laisse pas percevoir la nouveauté du plan de réformes de 1944 définissant pour la première fois une politique algérienne globale. Cependant les faits essentiels ne sont jamais oubliés, et deux pages plus loin le récit de l’insurrection de mai 1945 ne néglige pas un épisode mentionné par Mohammed Harbi en 1975 et confirmé par Annie Rey-Goldzeiguer en 2001 : « Un projet est même élaboré pour créer une ébauche de gouvernement algérien autour de Messali Hadj, que ses partisans projettent d’enlever à sa résidence surveillée de Reibell (Chellala) dans les hauts plateaux du sud du département d’Alger, loin de toute grande ville, mais ce plan avorte lamentablement ».
La conclusion, remarquablement synthétique, trace les grandes lignes des relations franco-algériennes après 1962, s’interroge sur les conséquences durables des cent-trente-deux ans de présence française, et sur les « débats dits mémoriels qui soulignent un peu plus les divisions dans lesquelles s’égare la nation et se disqualifie l’Etat » ; elle définit enfin ce qui intéresse l’historien : « Tout ce qu’il cherche à faire consiste à fournir, à la France et à ceux qui l’habitent, un savoir structuré, solide, libre des pressions et des manipulations idéologiques, permettant de bâtir l’avenir sur autre chose que des rancoeurs et des ressentiments. Ce savoir, qui n’est pas facile à établir, est encore plus difficile à communiquer ». La suite et fin de cette dernière page laisse une impression désabusée, et laisse entendre que ce livre de l’auteur pourrait être le dernier, ce qui serait très regrettable.
Guy Pervillé
CYRULNIK, Boris, et LENZINI, José, Chérif Mecheri, préfet courage sous le gouvernement de Vichy . Postface de Marie-Diane Mécheri. Paris, Odile Jacob, octobre 2021, 299 p.
ISBN : 978-2-7381-5708-9
Ce livre est une biographie, et plus qu’une biographie. Le célèbre psychiatre Boris Cyrulnik, rescapé des persécutions anti-juives de Vichy, situe le parcours exceptionnel d’un fils de notable indigène algérien promis aux études coraniques mais entré clandestinement à l’école française et devenu haut fonctionnaire de la République française, puis resté en poste sous le régime de Vichy mais résistant de fait, dans une confrontation explicite avec le parcours d’un autre haut fonctionnaire qui connut une brillante carrière avant de subir la honte d’un procès pour sa participation à la déportation des juifs de Bordeaux, Maurice Papon. La même comparaison s’impose entre la carrière de Chérif Mécheri après la Deuxième guerre mondiale, conseiller pour les affaires musulmanes des présidents de la République Vincent Auriol puis René Coty, et celle du même Maurice Papon devenu préfet de Constantine puis préfet de police de Paris où il s’illustra par la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961. Les vaines tentatives de Chérif Mécheri pour rechercher une solution pacifique à la guerre sans trahir sa patrie d’adoption sont à comparer avec les citations de ses archives données par Sadek Sellam. Un livre à lire malgré quelques longueurs.
Guy Pervillé
[1] Sur l’IGRP, voir le livre de Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), pp 233-272.
[2] La préface de son fils Hugues Robert - qui a mis très longtemps à comprendre que son père était un juste et non un salaud - montre que cette page 216 est encore en deçà de la vérité.
[3] Voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=168 .
[4] J’en ai rendu compte en 2016 dans mon article « Du nouveau sur le berbérisme algérien » publié sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=388 .
[5] Alger, Barzakh, 2015, 307 p, préface de Gilbert Meynier et postface de Malika Rahal.
[6] Cf mon étude historiographique « Du nouveau sur l’Appel de Constantine et le 20 août 1955 » (2013) sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305 .
[7] Enquête parmi les soldats du contingent citée à la page 140 du livre : « Croient (oui, un peu), avant de partir, 94 %, au retour, 88 % ; pratiquent (oui, un peu) avant de partir, 88 %, au retour, 81 % »).