Nouveaux comptes rendus parus dans la revue Outre-mers (2015)

mardi 30 juin 2015.
 
Ces comptes rendus ont été publiés à la fin juin 2015 dans Outre-mers, revue d’histoire, 1er semestre 2015, pp. 292-310.

Pierre Nora, Les Français d’Algérie . Edition revue et augmentée, précédée de « Cinquante ans après » et suivie d’un document inédit de Jacques Derrida, « Mon cher Nora ... »
Paris, Christian Bourgois éditeur, novembre 2012, 344 p.
Dépôt légal n° 2184 (114776)
ISBN : 978-2-267-02423-4

Un peu plus de cinquante ans après la publication en mars 1961 de son livre Les Français d’Algérie - resté dans les mémoires comme un remarquable exemple d’engagement politique d’un intellectuel en faveur d’une solution radicale du problème algérien - il était bon que Pierre Nora le publie de nouveau, avec son texte et sa préface d’origine (due au grand historien Charles-André Julien) mais aussi avec une nouvelle préface qui permet de mieux comprendre aujourd’hui l’origine et les particularités de ce livre, et avec les réactions à celui-ci de plusieurs intellectuels et journalistes.

Pierre Nora se propose de mieux faire comprendre les caractéristiques de son livre, qui avaient contribué à son succès mais aussi provoqué des réactions indignées. Jeune agrégé d’histoire ayant passé deux ans (1958-1960) à enseigner dans un grand lycée d’Oran, il avait publié en octobre 1960 dans France-Observateur un premier article engagé que ses amis lui avaient demandé de développer sous la forme d’un livre pour contribuer à hâter la fin de la guerre d’Algérie. Cet engagement politique lui avait inspiré un « parti pris de rigueur et de distance » qui avait eu deux conséquences : « la première était de se refuser au sentimentalisme compassionnel qui nous avait valu, au nom de la solidarité inconditionnelle avec « nos compatriotes d’Algérie », l’enlisement dans le statu quo et le piétinement politique » ; et la seconde, beaucoup plus importante, « consistait à aller porter le fer dans la plaie de ceux que l’on appelait les « libéraux », partisans d’une solution progressiste dont on ne savait pas très bien si elle consistait à inclure davantage les musulmans dans le système démocratique français ou à leur octroyer une forme d’autonomie qui préserverait une présence française » (pp. 14-15) , par exemple Albert Camus et Germaine Tillion. La matière s’ordonnait aisément en trois chapitres à caractère historique, sociologique et enfin psychologique, mais la conclusion allait confronter l’auteur à un choix difficile.

L’idée dominante à l’époque, rappelle-t-il, était de « garantir la sécurité et l’avenir de nos compatriotes » en Algérie, pour éviter que leur retour massif en métropole provoque la crise économique et le fascisme : « Or la droite ligne de ma démonstration menait à une conclusion radicalement inverse : ils reviendraient tous, et il ne se passerait rien. Si responsables que fussent les Français d’Algérie de l’impasse historique et du blocage de la situation, ils deviendraient des Français comme les autres. C’était cette situation qui les avait faits ce qu’ils étaient. C’était elle qu’il fallait décrire, elle dont il fallait les sortir. Tous les Français de France se seraient conduits de la même façon à leur place. Et je terminais le dernier chapitre par cette phrase, qui les exonérait de cette responsabilité historique que tout mon livre paraissait leur infliger : « Car nous sommes tous des Français d’Algérie » (p. 16).

Il est très regrettable que Pierre Nora n’ait pas publié cette conclusion initiale - malheureusement perdue - parce qu’elle était foncièrement juste, et qu’il en ait publié une autre à la place, pour tenir compte des objections du journaliste de gauche Jean Daniel. Celui-ci, qui s’attendait alors à un succès rapide des pourparlers entamés en secret par le gouvernement français avec le GPRA, avait jugé inopportun de laisser entendre que ces négociations n’avaient aucune chance de succès. Et c’est pourquoi le jeune auteur s’était résigné à publier une autre conclusion très laborieuse et peu convaincante, intitulée « Un New-Deal pour l’Algérie », qui « se contentait prudemment de prédire qu’un tiers des Français reviendrait, un tiers resterait, et un tiers déciderait en fonction des négociations ». Mais elle souffrait surtout d’un manque total d’informations sur les intentions du GPRA et du FLN-ALN. Après avoir envisagé toutes sortes d’hypothèses plus ou moins vraisemblables pour tenter de prévoir l’avenir, il concluait néanmoins dans l’esprit de ce qu’il avait souhaité démontrer : « Faut-il que les Français, dans la peur de leur propre destin, aient, à leur tour, projeté sur les Français d’Algérie leurs passions et leurs rêves pour ne pas trouver en eux-mêmes la force de leur imposer la fin d’une telle illusion et la volonté d’assurer un avenir aux individus seuls, à l’heure où leur société va mourir ! » (p. 268). Mais on peut regretter que dans tout son livre, Pierre Nora n’ait pas proclamé plus nettement que la responsabilité du problème algérien appartenait essentiellement à la France métropolitaine, puisque c’étaient ses dirigeants qui avaient pris toutes les décisions de la conquête et de la colonisation et n’avaient jamais renoncé à leur souveraineté sur le pays (contrairement aux dirigeants britanniques en Afrique du Sud ou en Rhodésie).

Un des points forts du livre était l’introduction de Charles-André Julien, combinant les points de vue d’un témoin ayant vécu en Algérie, d’un militant politique socialiste, et d’un historien de la colonisation, qui consacrait la démarche de l’auteur : « M. Nora n’a pas reculé devant une conclusion nécessaire ni devant l’examen des problèmes ardus qu’elle posera demain notamment pour le peuplement français. Il a prouvé ainsi que les scrupules d’historien n’excluent pas la rigueur des jugements » (p. 62). Pierre Nora pouvait en tirer argument pour revendiquer, dans son avertissement au lecteur daté du 13 mars 1961, le droit « d’adopter un point de vue d’historien » (p. 68), même si sa démarche était fondamentalement politique.

Mais l’apport essentiel de la nouvelle édition est l’adjonction au livre proprement de dit plusieurs réactions de lecteurs, la plus importante étant celle de son ami le philosophe Jacques Derrida (1930-2004), Français juif d’Algérie, qui lui avait adressé une lettre d’une cinquantaine de pages, très amicale et néanmoins très critique. Celui-ci lui objectait notamment le choix arbitraire de désigner « les Français d’Algérie » comme les principaux responsables de ce qu’avait été « la France en Algérie » : « N’est-il pas difficile de faire endosser par quelque chose comme les F.d.A (...) toute la politique de la France en Algérie depuis cent trente ans ? Si, comme tu le dis, les F.d.A. ont bien été les « artisans » (p. 104) de leur histoire et de leur malheur, ceci n’est vrai que si l’on précise dans le même moment que tous les gouvernements et toute l’armée (c’est-à-dire tout le peuple français au nom duquel ils agissent) en ont toujours été les maîtres » (pp. 274-275). Et s’il exprime à la fin son « adhésion enthousiaste au chapitre sur le « New Deal », il ajoute que « ici les responsabilités à prendre ne le sont pas seulement pour la France et les Français. Elles reviennent aussi au plus grand absent de ton livre, le FLN, à ceux qui le soutiennent et qu’il guide » (p. 299).

De même le « dossier critique » qui suit présente trois réactions publiées dans la presse qui apportent chacune, à côté d’une approbation globale, leur lot d’objections souvent bien fondées. Le « pied-noir » progressiste Albert Paul-Lentin, s’il approuve entièrement la sévérité de l’auteur envers Albert Camus, critique lui aussi le fait de rendre les Français d’Algérie coupables de tous les malheurs qui frappent aujourd’hui la métropole : « Il n’a pas tort à mon avis mais, à moins de tomber dans un masochisme hors de propos, le « pied-noir », l’Algérien que je suis ne peut souscrire à un tel réquisitoire contre une bonne partie des Français d’Algérie que si le procureur dresse un réquisitoire parallèle contre une bonne partie des Français de France » (p. 309). Quant à Jean Lacouture, s’il émet un avis globalement favorable, il n’en déplore pas moins la sévérité du ton de l’auteur envers les Français d’Algérie qui veulent être aimés de la métropole : « le livre que M. Nora vient de leur consacrer (...) ne les satisfera pas, car tout indique que l’auteur ne les « aime » pas. Il lui est d’autant mieux permis de citer et de reprendre à son compte le « je vous ai compris » qu’il partage au moins avec le général de Gaulle une totale absence de sympathie pour cette population au sein de laquelle, dit-il, « seul compte le contact humain » (p. 313). Et il juge nécessaire de tempérer sa sévérité envers les militaires et surtout envers les « libéraux », notamment Germaine Tillion. Enfin, cette dernière réagit avec une sérénité méritoire, en disant que ses réactions dominantes avaient été « celles de l’approbation et même de la sympathie. Disons : 90% d’approbation et 10% de petites critiques », mais en défendant fermement son attitude « libérale » : « Que le colonialisme soit essentiellement un type de relation anormale, viciée, oppressive, et que lorsque l’on place n’importe quels humains dans une situation de ce genre, ils en pourrissent - de tout cela je suis convaincue depuis longtemps, mais c’est la relation qu’il faut redresser, et non pas le cou des gens qu’il faut tordre ».

Si Albert Camus, décédé en janvier 1960, n’était plus là pour se défendre - ce qui explique que sa veuve ait voulu gifler Pierre Nora en public - on peut regretter que ce dernier n’ait pas pris le temps de réviser sa condamnation sommaire en tenant compte des documents publiés dans les deux éditions successives des œuvres complètes du prix Nobel de littérature 1957, éditées par Gallimard en 1965 et en 2008 [1].

Après avoir lu toutes les pièces de ce dossier passionnant, on comprend mieux la réaction de l’auteur de La tragédie algérienne (juin 1957) que Pierre Nora nous rapporte (p. 18) avec un certain étonnement : l’avertissement de l’ouvrage « n’empêcha pas Raymond Aron, après lecture, en me serrant la main, de corriger ma copie : « 18 sur 20 pour l’écrivain, zéro pour le citoyen ! » Une appréciation très contrastée, qui aurait peut-être été moins sévère si l’auteur avait suivi jusqu’au bout son projet initial.

François-Xavier Hautreux, La guerre d’Algérie des harkis, 1954-1962 , Paris, Perrin, mai 2013, 468 p, 24 euros.
Avec carte des circonscriptions militaires, chronologie indicative, liste des sigles et abréviations, présentation des sources, bibliographie indicative, index et table des matières.
ISBN : 978-2-262-03591-4

L’histoire des harkis a mis longtemps à se dégager de prises de positions et de querelles politiques qui retardaient la prise en compte des connaissances acquises. J’ai déjà eu l’occasion de le constater en rendant compte dans notre revue (n° 362-363, 1er semestre 2009, pp. 341-349) du colloque Les harkis dans la colonisation et ses suites [2], et plus récemment dans la synthèse que j’ai proposée au colloque sur Les harkis des mémoires à l’histoire [3] organisé par la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie à la fin novembre 2013. Et pourtant, une thèse de doctorat qui traitait l’ensemble du problème, intitulée L’armée française et les supplétifs "Français et musulmans" pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) : expérience et enjeux, avait été soutenue le 11 mai 2010 à l’Université de Paris X-Nanterre, devant les professeurs Didier Musiedlak (directeur), Olivier Dard, Francis Demier, Jacques Frémeaux, Mohammed Harbi et Sylvie Thénault. C’est une version condensée de cette thèse qui a été publiée en mai 2013, sous le titre La guerre d’Algérie des harkis, 1954-1962. Elle traite tous les aspects de ce vaste sujet avec sur un ton qui est bien celui d’un historien.

L’auteur a travaillé comme il se doit à partir des archives du ministère de la Défense à Vincennes - dont une partie ne lui ont pas été disponibles malgré plusieurs demandes - complétées par les archives d’Outre-mer à Aix en Provence, ainsi que par celles du ministère des Affaires étrangères et des archives privées, notamment celles du premier ambassadeur de France à Alger Jean Marcel Jeanneney conservées au Centre d’histoire du XXème siècle de Sciences-Po, et celles du Comité national pour les musulmans français conservées par l’Association Génériques. Il n’a pas pu consulter les archives du FLN conservées à Alger, mais a tenté de pallier cette lacune en utilisant une abondante bibliographie, et notamment les documents du FLN rassemblés par Mohammed Harbi et par Gilbert Meynier.

Le plan de l’ouvrage est divisé en trois parties suivant l’ordre chronologique. La première est consacrée aux « premiers engagements » de 1954 à 1956. Le premier chapitre est consacré au cadre dans lequel s’organise la première réaction officielle au soulèvement du FLN, qui s’inscrit depuis le décret du 7 mai 1952 dans le « Dispositif restreint de sécurité » chargé d’organiser une « défense de surface » contre une agression étrangère visant le territoire national. La création des premiers corps d’auxiliaires musulmans, les « goums » civils (les Groupes mobiles de protection rurale GMPR, puis de sécurité GMS à partir de mars 1958) ou militaires, en résulta, suivis à partir de septembre 1955 par les makhzens chargés de la protection des Sections administratives spécialisées (SAS). Mais, en dépit du recrutement resté célèbre d’un corps de volontaires musulmans pour défendre Arris contre les « rebelles » le 1er novembre 1954, c’est plus tard (en août 1956) que s’imposa la nécessité de créer des unités auxiliaires des forces armées, les harkas, « forces auxiliaires mobiles, de caractère tribal », distinguées des groupes d’auto-défenses de villages par leur caractère offensif. En janvier 1957 l’état-major d’Alger recensait 13.948 supplétifs répartis en quatre catégories : 16 % de harkis, 25 % de gardes servant dans les groupes d’auto-défense, 25 % de mokhaznis (membres des makhzens des SAS), et 34 % d’auxiliaires de police membres des GMPR. Ce recours aux auxiliaires indigènes était fondé sur les traditions de l’Armée d’Afrique (dont les SAS s’inspiraient des « Bureaux arabes » du temps de la conquête), mais la diffusion des théories de la « guerre révolutionnaire » ou « guerre subversive », cherchant à tirer les leçons de la défaite subie en Indochine face au Vietminh, allait leur donner un rôle beaucoup plus important.

La deuxième partie, intitulée « gagner la guerre avec les Algériens », couvre la période 1957-1961, durant laquelle le recrutement des harkis fut intensifié plus que celui de toutes les autres catégories pour servir une stratégie militaire et politique de reconquête de la population et du territoire. Ce recrutement fut développé par le général Salan, commandant en chef de décembre 1956 à décembre 1958, et porté à son apogée par le général Challe (janvier 1959-avril 1960) [4] malgré les réticences du général de Gaulle, président de la Vème République. L’auteur présente méthodiquement, non seulement les supplétifs proprement dits, mais toutes les expériences de contre-maquis tentées de 1956 à 1958, puis l’évolution de toutes les catégories de supplétifs jusqu’à l’apogée de leur recrutement à la fin de 1960. Dans un important chapitre 6, il confronte les « histoires et mémoires de la guerre », en discutant les représentations contradictoires des harkis, présentés par leurs chefs tantôt comme des combattants exemplaire, tantôt comme de perpétuels suspects de trahison ou de désertion, justifiant une méfiance permanente. A partir de là, il pose la question des raisons profondes de leur engagement, en soulignant que les explications les plus courantes (patriotisme français, attrait de la solde, besoins de sécurité ou désir de vengeance) se limitent à des motivations individuelles et « négligent le poids de la structure traditionnelle familiale dans la société algérienne » (pp. 236-237). Il insiste également sur le poids des contraintes que l’armée française faisait peser sur les populations rurales en les regroupant pour les soustraire à la pression du maquis : « On peut dès lors considérer que le salaire des auxiliaires (harkis, moghaznis, GMS) représente une part considérable des moyens d’existence des villages regroupés, et donc une large proportion de l’économie rurale algérienne pendant la guerre. La solde participe ainsi à une économie de la guerre, créée de toutes pièces par les autorités françaises responsables du maintien de l’ordre. L’histoire des supplétifs ne saurait se distinguer de cette évolution » (p. 248). Ainsi, conclut-il, « l’engagement dans une unité supplétive n’est pas un choix positif, mais le fruit de circonstances extérieures qui n’ont que rarement à voir avec les enjeux que le commandement français entend y voir » (p. 259).

La troisième partie, intitulée « finir la guerre (1961-...) » traite de tous les problèmes les plus délicats : le sort des auxiliaires licenciés quand le gouvernement français décide d’inverser sa politique en négociant l’avenir de l’Algérie avec les représentants des « rebelles ». L’auteur présente dans son chapitre 7 le « désengagement », c’est-à-dire les mesures prises avant et après les accords d’Evian (18 mars 1962) pour licencier et reconvertir les harkis (dotés d’un statut en novembre 1961) et les autres catégories de supplétifs, dont une partie seulement (les auxiliaires de gendarmerie - recrutés parmi les ex-harkis - et les GMS) pouvaient participer à la force de l’ordre avec les appelés du contingent musulmans. Mesures insuffisantes pour rétablir la confiance : les désertions (tableau p. 301), encouragées par des promesses de pardon du FLN, furent très nombreuses dans toutes les catégories de supplétifs avant même le cessez-le-feu, ainsi que dans les unités de la force de l’ordre avant et après le jour de l’indépendance (3 juillet 1962).

Puis le chapitre 8 présente « le chaos du printemps 1962 ». Il démontre que le gouvernement, même s’il a refusé de considérer comme souhaitable le transfert systématique des anciens harkis en France, a préparé le repli de ceux d’entre eux qui se jugeaient menacés, mais en sous-estimant gravement l’urgence et l’ampleur du problème. S’il s’est opposé aux initiatives des anciens officiers de SAS qui commençaient à organiser des transferts vers la France de leur propre initiative en mai 1962, ce fut parce qu’il y voyait bien à tort une initiative inspirée par l’OAS et visant à préparer la poursuite de sa guerre en métropole. Pourtant des enlèvements et des massacres étaient déjà signalés, notamment dans la wilaya V (Oranie), même si une circulaire de son commandement diffusée en avril 1962 recommandait d’attendre le jour de l’indépendance pour régler les comptes au nom du peuple.

Le chapitre 9 établit un bilan du sort des « harkis » après l’indépendance, le nom de « harkis » changeant alors de sens pour désigner, en Algérie tous les traîtres indignes de profiter de la victoire de leur peuple, et en France des patriotes français trahis et abandonnés par leur ingrate patrie. L’auteur fait le point sur la géographie et la chronologie des massacres, qui se déclenchent à peu près simultanément avec le début de la lutte pour le pouvoir opposant le Bureau politique de Ben Bella allié à l’Etat-major général du colonel Boumedienne. Ils semblent concerner principalement les wilayas autres que la wilaya V, comme s’ils étaient étroitement liés à la conquête du pouvoir par son ancien chef. Puis il procède à un examen critique des différentes tentatives d’évaluer leur bilan, et conclut prudemment (p. 346) : « Reconnaître l’impossibilité à évaluer le phénomène oblige à l’incertitude et à évoquer des massacres « de plusieurs milliers d’Algériens » sans plus de précisions ». Il est néanmoins certain que ces massacres qui se sont succédés par vagues jusqu’à au moins la fin novembre 1962 ont été particulièrement horribles, et que l’ambassadeur de France a plusieurs fois protesté contre eux auprès des autorités algériennes. L’auteur examine ensuite d’après les archives « trois hypothèses pour identifier les auteurs des violences de la fin 1962 : l’Armée de libération nationale, la population, ou une partie d’entre elles : les ‘Martiens’ (volontaires du mois de mars 1962) ».

Enfin, la dernière partie du même chapitre analyse les rapports entre « la France et les ‘Français musulmans’ d’Algérie ». L’auteur constate que, si les autorités ont fait transférer en France plus de 28.000 Algériens musulmans en 1962 et 1963 (harkis, moghaznis et GMS en très grande majorité), ceux qui ont quitté l’Algérie par des moyens non-officiels ont été plus nombreux (entre 30.000 et 50.000 personnes) ; parmi eux, près de 80.000 ont demandé à conserver la nationalité française suivant l’ordonnance du 21 juillet 1962 dans les années suivantes, sans qu’on puisse mesurer dans ce nombre la part des anciens « harkis ». Le fait que la majorité des réfugiés sont venus en France en dehors du cadre officiel « signe donc une insuffisance de l’Etat mais peut aussi se lire comme un choix positif de la part des candidats au départ » (p. 375). De plus, parmi ceux qui ont été transférés en France par l’armée, la plupart ne sont pas restés dans des camps d’accueil plus de quelques mois et ont été assimilés aux bénéficiaires de la loi Boulin d’aide aux « rapatriés », même si ceux qui résidaient dans les camps d’accueil n’ont pas perçu individuellement les aides auxquelles ils avaient droit (p. 377). La révolte des jeunes restés enfermés avec leurs parents jugés incapables de subvenir aux besoins de leurs familles dans les camps de Bias et de Saint-Maurice l’Ardoise à partir de 1975 ne doit pas être généralisée. En fin de compte, les anciens « harkis » ont réussi à faire reconnaître officiellement par la France à partir de 2001 les torts qu’ils ont injustement subis, contrairement aux « pieds-noirs » dont la cause continue à être confondue avec celle de l’OAS.

Dans sa conclusion, François Xavier Hautreux distingue vigoureusement de la propagande, par laquelle les autorités militaires et civils françaises ont voulu faire de l’enrôlement de plusieurs dizaines de milliers de « Français musulmans » contre le FLN-ALN un moyen de déligitimer son combat en en faisant des partisans exemplaires de la France, et la réalité historique dans laquelle « les auxiliaires algériens restèrent dans leur grande majorité étrangers à l’idée d’un quelconque combat patriotique ». Il revendique l’obligation d’ « historiciser le phénomène supplétif » en le replaçant dans la continuité de la conquête et de l’administration coloniale, dont les traditions furent néanmoins renouvelées à partir de 1957 par la nouvelle théorie de la « guerre révolutionnaire », adoptée par les chefs de l’armée française à la suite de la guerre perdue d’Indochine. Il refuse d’admettre « l’existence d’une identité supplétive unique durant la guerre », car « avant 1962, être harki, moghazni ou membre d’un GAD était une condition, une activité, mais non une identité. L’assignation identitaire des harkis au « parti de la France » ne se renforça qu’à la fin de la guerre, un processus qui mena aux massacres et à la relégation ». Sans que l’on puisse attribuer à ces massacres un caractère planifié, on peut néanmoins constater qu’ils « plongent aussi leurs racines dans l’idéologie unanimiste du FLN et dans le rapport brutal de nombreux cadres nationalistes à la population rurale », et qu’ils firent vraisemblablement plus de 10.000 victimes, sans compter ceux qui subirent toutes sortes d’arrestations et de brimades. C’est pour échapper aux menaces et à cette relégation que « d’anciens élus, d’anciens supplétifs, le plus souvent accompagnés de leurs familles, soit environ 60.000 personnes dont la moitié furent aidés par l’armée, gagnèrent la France ». Mais dans ce groupe, « les anciens supplétifs stricto sensu ne représentent qu’une faible proportion, de l’ordre de 20.000 individus tout au plus. Quelle que soit donc l’intensité des massacres de l’été, il faut donc bien considérer que la grande majorité des Algériens ayant combattu dans une unité auxiliaire durant la guerre est restée vivre en Algérie après 1962 ». Cette conclusion vigoureuse ne fera sans doute pas l’unanimité, mais elle s’appuie pourtant sur une très solide documentation que l’on ne peut pas récuser sans discussion. C’est pourquoi la publication de la thèse de François-Xavier Hautreux restera sans doute un événement important dans le processus d’historicisation du phénomène « harki ».

Caterina Roggero, L’Algérie au Maghreb, la guerre de libération et l’unité régionale , préface de Daho Djerbal, Paris, Mimesis, septembre 2013, 171 p, 16 euros.
ISBN : 978-8-857-5181-4

Ce livre de Caterina Roggero est une traduction de sa thèse de doctorat en histoire soutenue en 2010 à l’Université de Milan, où elle enseigne à la Faculté des sciences politiques. Il fait la lumière sur les réalités historiques cachées derrière le mythe de l’unité du Maghreb, qui a inspiré le combat commun des nationalistes des trois pays de l’Afrique du Nord contre la France, décidé au Caire en 1954, mais qui n’a pas survécu aux indépendances séparées des protectorats en mars 1956 et de l’Algérie en 1962.

En réalité, comme la thèse le démontre très clairement, la solidarité entre les gouvernements des deux anciens protectorats et le FLN algérien a souffert de l’interception par les Français de l’avion français au service du Maroc, transportant les chefs du FLN entre Rabat et Tunis le 22 octobre 1956, qui fit échouer la conférence maghrébine de Tunis et la solution négociée du conflit franco-algérien qu’elle croyait pouvoir faire aboutir. Mais elle a souffert bien davantage du retour du général de Gaulle au pouvoir en juin 1958, qui mit fin à l’engagement des trois grands partis nationalistes maghrébins - Néo-Destour, Istiqlal, et FLN - pour une lutte commune jusqu’à une victoire commune sur la France, proclamé par la conférence de Tanger en avril 1958. Dès le mois de juin 1958, le désengagement relatif des Etats tunisien et marocain envers la solidarité maghrébine fut évident, et le FLN en tira les leçons, même s’il n’alla jamais jusqu’à rompre avec les pouvoirs en place parce le risque de perdre tout soutien en Tunisie et au Maroc était trop grand. C’est avec la Tunisie que les tensions furent les plus graves, dès juillet 1958 quand Bourguiba eut signé un accord autorisant la France à évacuer le pétrole saharien d’Edjeleh par un port tunisien, puis en juillet 1961 quand il lui réclama en vain une modification de sa frontière saharienne en même temps que l’évacuation de Bizerte. Mais le Maroc avait un contentieux territorial encore plus important - puisqu’il estimait avoir perdu tout son territoire saharien par le fait de l’expansion française suivant l’axe Béchar-Tindouf-Dakar - et pourtant il accepta d’ajourner ses revendications jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, renvoyant ainsi le conflit à l’après-guerre. En fin de compte, en 1961-1962 le FLN algérien obligea la France à lui transmettre en héritage la totalité de son domaine saharien, départementalisé en 1956.

Cette démonstration est d’autant plus claire et convaincante qu’elle est fondée sur l’étude systématique des archives non seulement françaises (publiées ou inédites) mais aussi algériennes (archives du GPRA et du CNRA conservées à Alger, dont l’autorisation de consultation ne va pas de soi), ainsi que sur une abondante bibliographie et sur des entretiens avec quatre anciens militants très bien informés (Abdelhamid Sid Ali, Abdelhamid Mehri, Chawki Mostefaï et Mohammed Harbi). Toutes ces raisons recommandent la lecture du livre de Caterina Roggero.

Il faut néanmoins regretter que l’auteure ait cru pouvoir traduire elle-même sa thèse de l’italien vers le français, alors que sa traduction est entachée par un trop grand nombre d’italianismes qui donnent l’impression d’un dialecte intermédiaire entre ces deux langues. Même si la compréhension du texte reste possible au prix d’un certain effort du lecteur, il faut pourtant signaler à Caterina Roggero et à son éditeur qu’ils ont eu tort de se passer d’une vraie traduction. Pour ne donner qu’un exemple significatif de « faux amis » qui revient plus d’une fois dans le texte, un « arrêt » à Alger de l’avion transportant les leaders du FLN vers Tunis le 22 octobre 1956 n’est pas la même chose que leur « arrestation »...

Claude-Georges Picard, Un piton séparé du reste du monde , préface de Jean-Charles Jauffret, Suresnes, Les éditions du Net, décembre 2013, 229 p , 15 euros.
Avec index des noms (communs) et sigles cités, et documents.
ISBN : 978-2-312-01496-8

J’avais déjà eu l’occasion de remarquer en 1992, dans le recueil de Lettres d’Algérie publié par Martine Lemalet [5], la qualité du style et de la pensée d’un appelé identifié comme « Claude P. », qui était en poste en Kabylie de janvier 1961 à février 1962, au point que j’avais songé à découper toutes ses citations pour les remettre dans l’ordre chronologique. Vingt-deux ans plus tard, j’ai reçu le texte complet de son journal avec une lettre de l’auteur. Allais-je être déçu en découvrant ce livre ? Heureusement non. J’ai eu la satisfaction de confirmer mon premier jugement, en découvrant un document ayant à la fois la valeur d’une œuvre littéraire nourrie par la grande culture philosophique de l’auteur, et celle d’un témoignage caractérisé par une parfaite honnêteté intellectuelle et morale. On peut distinguer très schématiquement, parmi les témoignages sur la guerre d’Algérie, deux tendances opposées : l’une qui dénonce la férocité du FLN en exaltant l’action positive de la France, et l’autre qui témoigne à charge contre les crimes de l’armée française. Or le journal de Claude-Georges Picard ne verse ni dans l’un ni dans l’autre excès, parce que l’auteur a vécu deux expériences contradictoires en Kabylie : instituteur et infirmier au service des enfants kabyles et de leurs familles durant la journée, mais soldat français discipliné montant la garde et participant aux embuscades la nuit, non sans troubles de conscience devant des scènes qu’il réprouvait sans oser les dénoncer. Et c’est pourquoi, même si l’auteur arrivait en janvier 1961 sans croire à l’Algérie française - qui de toute façon était en sursis puisque le gouvernement du général de Gaulle s’efforçait de négocier une solution avec le FLN durant toute la durée de ce journal - il s’efforçait de juger tous ses compagnons d’infortune avec la plus grande impartialité, puisqu’il ne prétendait pas incarner lui-même le modèle irréprochable de toutes les vertus. Il était donc tout à fait sincère en écrivant cet avertissement (p. 9) : « Ces pages ne sont pas pamphlétaires, elles ne prennent parti historiquement pour aucun des belligérants. Faire la guerre est toujours une erreur et une défaite, un échec de la pensée humaine. Chacun joue son rôle individuellement, le soldat, le politique, et nul n’est juge de l’honnêteté de chacun ».

C’est pourquoi j’ai été très surpris d’apprendre, par la préface de Jean-Charles Jauffret et par le dernier document reproduit à la fin du livre, que ce journal, d’abord intitulé « Les co-détenus » avait été refusé par le jury du « grand prix Vérité » du Parisien libéré en décembre 1962, sous prétexte que « son ton véhément l’apparentait plus à un réquisitoire qu’au témoignage recherché ». Cette appréciation du directeur général du Parisien, Claude Bellanger, est tout à fait étonnante, et peu crédible pour qui se souvient de la position engagée de son propriétaire Emilien Amaury, qui dirigeait également l’hebdomadaire Carrefour. En réalité, le livre de Claude-Georges Picard me rappelle par son honnêteté un autre journal que j’ai préfacé, qui se situe dans la même région et dans la période immédiatement antérieure, le Journal de Kabylie de Charles Schweisguth [6]. Et il ne me paraît pas indigne d’être comparé, du côté algérien, au célèbre Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun. Comment donc un document d’une telle qualité a-t-il pu n’être publié qu’à compte d’auteur ?

Anne Dulphy, L’Algérie des Pieds-Noirs , Paris, Vendémiaire, janvier 2014, 477 p, 22 euros.
Avec notes, cartes, compléments biographiques et associatifs, table des sigles, sources et bibliographie, index, table des matières.
ISBN 978-2-36358-122-8

Disons-le tout de suite, ce livre est un livre important, et un vrai livre d’histoire. Son auteur est une historienne de métier, dont les recherches portent sur les interactions entre questions internationales, politique et société, et c’est bien dans cette perspective qu’il se situe. Mais son titre - à peine corrigé par le sous-titre « Entre l’Espagne et la France » - ainsi que la couverture et la quatrième de couverture en donnent une idée inexacte, en faisant croire qu’il s’agit essentiellement d’une histoire centrée sur l’apport très important des immigrés espagnols au creuset démographique et culturel qui a produit en cent trente deux ans ce que l’on appelle aujourd’hui en France la communauté « pied-noire ».

Or, il suffit de consulter la table des matières pour constater qu’il ne s’agit pas de cela, mais de la relation triangulaire très complexe qui s’est établie entre l’Espagne, la France et les Espagnols et Franco-espagnols d’Algérie entre les années 1930 et les années 1960, à travers des événements aussi graves que la guerre civile d’Espagne (1936-1939), la Deuxième guerre mondiale (1939-1945) et la guerre d’Algérie (1954-1962). Comme l’écrit l’auteure dans sa conclusion (p 376) : « On l’aura constaté, divers types d’histoire ont été convoqués dans cette étude : internationale, coloniale, sociale, des migrations, de l’Etat et des pratiques administratives, politiques, des idées, des transferts culturels... Ces fils historiographiques ont été tissés sur une trame chronologique, compte tenu de la longueur de la séquence retenue, et inscrits dans un jeu d’échelles entre l’international, le national et la local ». Pour dire l’essentiel en quelques mots, il s’agit d’un très bon exemple d’histoire des relations internationales.

En effet, le premier siècle de l’immigration espagnole en Algérie est synthétisé dans les premières pages, mais il ne se voit pas consacré un seul chapitre du plan. Celui-ci est divisé en six grands chapitres, aux titres très explicites, qui suivent l’ordre chronologique : « L’ombre portée de la guerre d’Espagne ; Dans les camps de la République et de Vichy ; L’Espagne, « puissance africaine » ; D’une guerre à l’autre ; La défense de l’Algérie française et l’Espagne franquiste ; Une nouvelle Algérie en terre d’Espagne ? »

Nous voyons donc l’auteure analyser, avec toute la précision que lui permettent les archives françaises, d‘abord les conséquences de la guerre civile espagnole sur l’Algérie, inspirant aux autorités françaises la crainte d’une polarisation excessive des résidants espagnols et des Français d’origine espagnole entre les deux camps opposés. Puis le traitement de plus en plus sévère des réfugiés républicains espagnols par les gouvernements de la Troisième République, malgré leur entrée en guerre contre l’Allemagne nazie ; et plus encore par le régime de Vichy, qui souhaitait s’attirer l’indulgence du vainqueur et de ses alliés aux dépens de ces réfugiés devenus indésirables, mais qui se heurtait à la volonté franquiste de profiter de la défaite française pour récupérer tout le Maroc et l’Oranie. Puis le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 obligea le gouvernement espagnol à une prudente neutralité, à laquelle le CFLN répondit lui aussi par une certaine prudence afin d’obtenir la liberté de traverser le territoire espagnol pour les réfugiés de France et pour les volontaires de sa nouvelle armée d’Afrique. Les réfugiés républicains soutenus par leurs sympathisants de gauche espéraient pourtant que la chute de Franco suivrait rapidement celle de Mussolini et de Hitler, mais c’est seulement le 1er mars 1946, que la Quatrième République décida de fermer sa frontière ; puis elle la rouvrit le 10 février 1948 dans le contexte nouveau de la guerre froide, qui ne permettait plus d’espérer la fin prochaine du régime franquiste.

Les relations déjà complexes entre l’Espagne franquiste et la France républicaine connurent de nouveaux rebondissements à l’occasion de la guerre d’Algérie. Depuis 1953 l’Espagne, qui n’avait pas été associée à la politique française de répression contre le sultan Mohammed Ben Youssef, avait accepté de laisser les nationalistes marocains utiliser la zone espagnole comme une base arrière contre le protectorat français ; et depuis 1954 de laisser les nationalistes algériens du FLN utiliser les mêmes bases pour préparer leur offensive vers l’Oranie. Elle espérait alors que cette politique pro-arabe inciterait les nationalistes à dissocier la présence d’une population d’origine espagnole de la domination coloniale française. Mais après l’indépendance du Maroc (mars 1956) qui obligea l’Espagne à restituer sa zone au sultan restauré, sa politique changea quand l’Armée de libération marocaine entreprit de la chasser de l’enclave d’Ifni et du Rio de Oro. Elle se rapprocha de la France à partir de février 1957 et lança une opération combinée avec l’armée française pour chasser l’ALM du Sahara (opération « Ecouvillon », février 1958). Puis le général Franco accueillit très favorablement le retour au pouvoir du général de Gaulle, et soutint la cause de la France à l’ONU beaucoup plus fermement que les Etats-Unis.

Mais la politique d’autodétermination annoncée par le président de la Vème République le 16 septembre 1959, et sa contestation par l’émeute du 24 janvier 1960 à Alger divisèrent les dirigeants franquistes. Une minorité, animée par le gendre du général Franco Serrano Suner, accueillit le général Salan et les inculpés en fuite du procès des barricades (Ortiz, Lagaillarde et leurs amis) en s’identifiant à leur cause. C’est à Madrid que Pierre Lagaillarde créa en février 1961 une nouvelle organisation appelée Organisation armée secrète (OAS), et c’est de là que le général Salan rejoignit les trois autres généraux qui tentèrent le « putsch » anti-gaulliste du 22 avril 1961 à Alger. Mais ceux des dirigeants de l’OAS qui crurent pouvoir trouver à Madrid la même assistance que le FLN avait trouvée à Tunis commirent une lourde erreur : le général Franco préféra s’entendre avec le général de Gaulle en arrêtant et en assignant à résidence les militants de l’Algérie française en octobre 1961.

Quand l’OAS d’Algérie dut cesser le combat en juin 1962, quelques milliers de membres et de sympathisants de l’OAS - d’origine espagnole ou non - préférèrent l’Espagne à la France comme terre d’exil, et ils y furent bien accueillis. Alicante, ville jumelée à Oran, en compta jusqu’à 6.000 en 1970. Mais le gouvernement espagnol s’entendit avec le gouvernement français pour empêcher la continuation des activités de l’OAS, et pour faciliter aux émigrés leur retour et leur réintégration en France.

Cette histoire très complexe est retracée par Anne Dulphy avec clarté, objectivité, et avec autant de précision que le permettent ses sources. Il n’était certes pas facile de trouver pour la couverture une image qui puisse la résumer à elle toute seule. Personnellement, j’aurais pensé à un montage utilisant deux photos représentant le général Franco recevant le maréchal Pétain, nouvel ambassadeur de France, en mars 1939, puis s’entretenant avec le général de Gaulle qui lui rendit visite peu avant sa mort en juin 1970. Mais l’important est de retenir que ce livre consacré à la place de l’Algérie dans les relations franco-espagnoles des années 1930 aux années 1960 mérite assurément d’être lu et médité.

Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro, Algérie 1956 , Paris, Armand Colin, janvier 2010, 256 p, 19 euros.
ISBN : 978-2-200-35385-8

Raphaëlle Branche,
Prisonniers du FLN , Paris, Payot & Rivages, janvier 2014, 286 p, 21 euros.
ISBN : 978-2-228-91029-3

Raphaëlle Branche, qui appartient à la nouvelle génération d’historiens (et historiennes) de la guerre d’Algérie nés après son aboutissement, s’est fait connaître dès la soutenance de sa thèse controversée sur la torture et l’armée française pendant la guerre d’Algérie [7] en 2000 ; elle a depuis persévéré, non sans courage, dans cette spécialité qui n’est pas de tout repos, en publiant notamment en 2005 aux éditions du Seuil un bilan historiographique - La guerre d’Algérie, une histoire apaisée ? [8] - particulièrement bien informé et réfléchi. Les deux derniers parus de ses livres méritent d’être analysés et comparés. Le premier étudie un tragique épisode de la guerre d’Algérie en croisant des sources algériennes et françaises, alors que le second est beaucoup plus nettement centré sur le sort des militaires et des civils français capturés ou enlevés par l’ALN, et dont la majorité n’a pas survécu à cette guerre.

Le premier de ces deux livres est consacré tout entier à l’explication historique d’un tragique épisode de la guerre d’Algérie qui a particulièrement marqué la mémoire collective française : l’embuscade de Palestro (ou plutôt du douar Djerrah) dans les montagnes voisines du village de colonisation ainsi nommé, près duquel une section de 21 jeunes appelés français tomba dans une embuscade de l’ALN et fut presque entièrement exterminée le 18 mai 1956 (sauf quatre prisonniers dont un seul fut retrouvé vivant et libéré). Tragique fait de guerre qui est plus particulièrement resté dans les mémoires à cause des mutilations infligées aux cadavres des victimes. Raphaëlle Branche entreprend de traiter ce sujet particulièrement pénible en diversifiant les regards sur cette tragédie. Elle confronte le point de vue des Français à celui des Algériens, en recourant à des témoignages directement recueillis par elle, mais aussi aux publications et aux archives les plus nombreuses possible. De plus, elle inscrit l’événement dans la longue durée des causes et des conséquences, en remontant jusqu’à la révolte de 1871 durant laquelle le village de Palestro, fondé quelques années plus tôt sur des terres enlevées aux indigènes, fut attaqué par les révoltés kabyles qui tuèrent 46 habitants mais en firent prisonniers 43 ; mais aussi en mentionnant le retour de la violence dans la même région trente ans après la fin de la guerre d’indépendance, sous la forme du FIS puis du GIA, puis du GSPC, devenu ensuite AQMI.

Ce travail, qui me paraît de nature fondamentalement historique, a pourtant fait l’objet de quelques sévères critiques. Par exemple de la part de Jean Monneret, auteur d’une thèse particulièrement rigoureuse sur La phase finale de la guerre d’Algérie [9], qui en tant qu’homme et que citoyen identifie le terrorisme du FLN au Mal [10]. Dans la revue en ligne Etudes coloniales, le 11 janvier 2014 [11], il passe le livre de Raphaëlle Branche au crible d’une critique très minutieuse, qui porte moins sur la reconstitution des faits que sur la manière de les interpréter : « Il faut à présent entrer dans le livre de R.B. Non pas pour être éclairé sur Palestro, mais plutôt, pour être familiarisé avec sa thématique personnelle et sa façon particulière d’aborder les évènements de la Guerre d’Algérie ». Amenée à parler des villageois parce qu’ils sont impliqués dans l’assassinat des blessés et les mutilations des soldats morts, « écrit-elle dès lors pour justifier cette violence ? Non. Mais n’aura-t-elle pas tendance à l’amoindrir et à la relativiser ? Elle est semble-t-il, persuadée qu’elle fait ainsi son travail d’historienne ». Et il poursuit : « Entrons dans ce livre, lequel intéresse autant par les faits racontés que par ce qu’il révèle des générations ayant grandi après le conflit, et de leurs perceptions particulières de cette guerre ». Paradoxalement, s’il perçoit dans la pensée de l’auteure des structures mentales typiques de l’anticolonialisme - avec les mots « Algériens », « colons » « colonial », etc - il ne peut taxer sa démonstration de manichéisme outrancier, et il met en évidence des contradictions entre des phrases du livre qui tantôt affirment un large soutien populaire au FLN, et tantôt paraissent le démentir.

Pour ne prendre que deux exemples, dans les pages 86 et 87 du livre, il peut trouver une confirmation de ses soupçons : « c’est surtout pour les Français que l’embuscade de Palestro est devenue un événement. Ils y voient confirmé un des discours les plus prégnants sur les indigènes d’Algérie : celui d’un peuple sauvage et cruel. L’existence de structures culturelles coloniales anciennes s’y trouve en même temps révélée et attestée. L’événement est en effet construit comme n’ayant ni sens politique ni sens militaire. Même si les discours officiels s’efforcent de maintenir une distinction entre « les rebelles et l’ensemble de la population musulmane », la tentation est grande, et aisé le franchissement de la frontière entre ces deux groupes, surtout quand ils sont réunis sous les vocables d’ « Arabes » et de « musulmans ». Les violences des maquisards et des civils sont en réalité confondues dans un récit qui insiste sur le déchaînement, le dérèglement et l’atavisme. (...) Ainsi, l’embuscade de Palestro vient-elle participer à cette menace, ciment de la société coloniale en Algérie comme ailleurs, et justification des pires violences ». Et pourtant, dans la page 144, l’historienne reconnaît que la France a d’autres moyens d’action que la violence colonialiste contre un peuple supposé unanime dans son patriotisme algérien : « cependant, l’existence de cette violence, arbitraire bien souvent, débridée parfois, ne peut seule rendre compte des évolutions de la population algérienne qui tantôt paraît passive, tantôt semble pencher en faveur de la France, tantôt lui préfère le FLN. De même que l’adhésion au nationalisme ne peut s’expliquer par la seule contrainte, de même la force de la répression ne peut être l’unique composante d’actions individuelles conduisant à l’engagement dans l’armée française, au travail pour la SAS ou au choix de l’école française pour ses enfants, une fois décrété son boycott par le FLN. Il semble bien que les habitants de Beni-Amrane, se soient, en particulier, distingués par leur peu de soutien à la cause du FLN. Sans doute le travail du capitaine de la SAS a-t-il réussi, ici, à constituer une alternative fiable aux actions des nationalistes ». Ainsi Jean Monneret ne peut-il accuser Raphaëlle Branche de taire les faits qui ne vont pas dans le sens de ses présupposés. Dès lors, il semble lui reprocher surtout de s’abriter derrière l’objectivité de l’historienne pour ne pas dire que certains comportements violents sont inacceptables, même de la part des colonisés justement révoltés ; ce qu’Albert Camus a fait dire au père du héros de son roman posthume Le premier homme : « un homme, ça s’empêche » [12].

De même, Roger Vétillard, auteur de deux livres remarquables sur le 8 mai 1945 [13] et sur le 20 août 1955 [14], a exprimé lui aussi sur le même site Etudes coloniales, le 18 janvier 2014 [15], le malaise que lui a causé la lecture du livre de Raphaëlle Branche. En effet, dès l’introduction, quelques phrases ont de quoi inquiéter. D’après l’auteure, même si « la colonisation ne peut se réduire à un contact violent entre dominés et dominants, il serait tout aussi absurde de nier qu’elle s’est établie et développée sur la base d’une violence initiale » (p. 12). On admettrait plus facilement ce postulat s’il était aussi rappelé que la « violence initiale » n’était pas le fait du seul colonisateur, car de très nombreux témoignages attestent qu’une violence extrême caractérisait déjà les relations à l’intérieur de la Régence d’Alger et dans ses relations avec les populations insoumises avant le débarquement des Français en 1830. Mais l’auteure poursuit en formulant de nouvelles considérations troublantes : « A sa manière, l’embuscade du 18 mai 1956 est une occasion de réfléchir sur les violences en jeu dans ces affrontements (...) En effet, tendre une embuscade puis mutiler les soldats n’est ni original, ni propre aux maquisards des hauteurs de Palestro, ni aux Kabyles, ni aux Algériens ou encore aux combattants musulmans. C’est finalement aussi la conviction des banalités (sic) que recèle l’événement, qui a nourri le projet d’en faire la narration. Les pratiques violentes évoquent en effet une forme de violence classique des guerres en terrain colonial, lorsque la guérilla est le mode dominant de combat, que la technologie s’oppose à la connaissance du terrain, la violence à distance à la violence de corps à corps, etc. Rapprocher cet événement d’autres embuscades similaires conduit à se défier du piège culturaliste qui en rabattrait les traits saillants sur des caractéristiques indigènes spécifiques ». Ces considérations de méthode inquiètent quelque peu, mais leur appréciation finale dépend de l’application concrète qui va en être faite.

Or dans les pages qui suivent (pp. 35-36), Raphaëlle Branche reconnaît que de nombreux massacres de civils français avaient été commis dans la région depuis quelques mois, et elle paraît s’orienter vers la mise en accusation d’un chef de l’ALN particulièrement cruel : « Fin février déjà, l’assassinat de civils au col de Sakamody [16], près d’Aumale, à quelques dizaines de kilomètres au sud-ouest de Palestro, a été jugé inopportun alors que le gouvernement s’interrogeait sur la pertinence de l’appel au contingent. C’est pourtant deux semaines plus tard qu’un nouveau massacre dans les fermes de la vallée de Palestro est accompli par le même responsable, Mustapha Lekh’al, l’adjoint d’Ali Khodja. Originaire de l’est de l’Algérie, il est surnommé tantôt « le tigre noir » ou « le tigre de Palestro » par les Algériens, tantôt « le sanglier noir » par les Français (...). Il est jugé très courageux par ses anciens compagnons d’armes, qui ne nient pas pour autant sa violence. Auteur de belles actions militaires, il alimente son feu révolutionnaire au souvenir de la répression des mois de mai et juin 1945 dont sa sœur a été victime. En quelques semaines, il a donné à la guerre un visage cruel ; c’est encore lui qui, le 18 mai 1956, aurait égorgé de son poignard commando les Français gravement blessés et incapables de suivre les maquisards ». Cette explication, fournie par les informateurs algériens de Raphaëlle Branche, mérite sans doute d’être prise en compte, mais sa mise en opposition par les mêmes informateurs avec les vertus incontestables du chef du maquis Ali Khodja et de son adjoins Si Lakhdar peut susciter une certaine méfiance. En effet, si tous les crimes commis contre la population civile française étaient dus au seul Mustapha Lekh’al, comment expliquer que l’organisation du FLN-ALN de la wilaya IV ait attendu jusqu’à la fin de 1956 pour le renvoyer à l’extérieur, et qu’il ait été exécuté pour une toute autre raison en mars 1959 [17] ? Roger Vétillard a raison de rappeler plusieurs autres cas de violences extrêmes de la part de l’ALN, et de citer pour conclure cette exhortation parue fin 1955 dans "Le Journal des Etudiants" de la Grande Mosquée Ez Zitouna de Tunis à l’attention des Algériens en révolte : "Mes frères, ne tuez pas seulement... Mais mutilez vos adversaires sur la voie publique... crevez-leur les yeux... coupez leurs bras et pendez-les" ».

Mais Raphaëlle Branche reconnaît que les actes de cruauté commis contre les soldats français le 18 mai 1956 ne relèvent pas fondamentalement de la responsabilité d’un seul homme, si important soit-il dans la hiérarchie de l’ALN, puisqu’elle met en cause, jusque dans sa conclusion, l’action spontanée de la population civile algérienne. Elle écrit en effet que « les civils ne sont pas seulement complices des maquisards, ils ont aussi leur propre autonomie d’action » (p. 178), et elle admet que les villageois ont participé de leur propre chef à la profanation des cadavres des militaires français : « Certains observent sans doute le piège se refermer sur les Français. Ils peuvent ensuite prendre le temps d’émasculer les militaires : pour une fois, des Français sont à leur portée et à leur merci. Les habitants de Djerrah achèvent les mourants et accomplissent ainsi l’irréparable qui conduira à leur massacre. Apparemment, la peur des représailles est surmontée par une force plus puissante, une rage dont la cause n’est sans doute pas immédiate, mais s’enracine plutôt dans l’épaisseur du temps colonial » (p. 179). Cette explication est possible sans être entièrement prouvée, mais elle appelle aussi une question que Raphaëlle Branche aurait pu poser : comment se fait-il que les Kabyles de ce douar, vivant dans un pays officiellement français depuis un siècle, aient pu conserver un tel comportement d’une inimaginable barbarie ? Et quelles conclusions tire-t-elle de la résurgence de maquis islamistes aussi violents sur les mêmes lieux trente ans après la fin de la guerre de libération ? Croit-elle ce que lui a dit un ancien chef local de l’ALN, incriminant les habitants du douar Beni-Amrane, connus pendant la guerre d’indépendance pour leur peu de patriotisme : « Je n’aime pas beaucoup Beni-Amrane. Et ils ont donné beaucoup d’intégristes ! » (p. 157) ? En tout cas Roger Vétillard en tire un argument pour rester sceptique : « Enfin si la mutilation des corps pouvait recevoir une explication liée au palimpseste mémoriel et/ou aux traumatismes causés par la déculturation coloniale, comment analyser les mutilations (...) des 72 corps retrouvés le long de l’autoroute en juin 1994 dans la même région de Palestro-Lakhdaria, sauf à suggérer que certaines théories résistent mal à la confrontation avec le réel ? »

Ce livre de Raphaëlle Branche peut donc donner l’impression d’avoir été orienté par l’abondance et l’importance des informations orales recueillies en Algérie auprès d’anciens militants et combattants du FLN-ALN ; mais pourtant on ne peut lui reprocher d’avoir prédéterminé ses conclusions par une limitation trop étroite du champ de son enquête, ni d’avoir délibérément écarté les faits qui ne rentraient pas aisément dans son schéma explicatif. Inégalement convaincant, son travail d’enquête historique est néanmoins sincère.

Les critiques inspirées par ce livre ne semblent donc pas être dépourvues de fondement. Et pourtant, à l’occasion du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie, en juillet 2012, Raphaëlle Branche avait publié dans la page « Débats » du Monde un long article consacré aux « disparus d’Algérie » [18] qui ne semble pas avoir été remarqué par nos deux critiques. Elle en consacrait un peu plus de la moitié à une comparaisonrigoureuse entre le traitement réservéàlamémoiredes morts de la guerre dans les deux pays, en insistant sur les points communs et sur les différences. Puis elle en arrivait à évoquer la douleur des proches dans le cas des disparus dont le sort est resté inconnu : « en Algérie comme en France, ici comme ailleurs, comparer des nombres et estimer le poids des souffrances respectives ramenées à des chiffres devenus eux-mêmes mythes ne rend pas compte de la douleur individuelle et du vide que ressentent les proches ». Et, constatant l’échec des accords d’Evian à instaurer une véritable paix entre les deux pays de 1962 jusqu’à nos jours, elle concluait par un véritable plaidoyer, d’une éloquente sincérité : « C’est maintenant, non pas à l’échelle des Etats mais à celle des hommes, qu’il faut agir. Seuls celles et ceux qui ont vécu la guerre peuvent contribuer à suturer ces plaies laissées béantes dans les familles par l’ignorance des conditions de disparition des proches, quelle que soit la rive de la Méditerranée. Cinquante ans après la guerre, il est temps de parler ! Que ceux et celles qui savent quelque chose témoignent ! Qu’il s’agisse du lieu où furent enterrées des personnes ou des circonstances de leur décès, les informations ne sont connues que d’un petit nombre. Anciens d’Algérie et habitants d’Algérie, parlez ! Dîtes ce que vous savez, même si c’est parcellaire et incomplet, car c’est la mise en commun de toutes ces informations qui, seule, peut faire avancer la vérité et contribuer à poser les base d’une réconciliation qui ne soit pas payée au prix d’un oubli forcé ».

Le nouveau livre de Raphaëlle Branche, paru en janvier 2014, est l’illustration de cet appel. D’une typographie beaucoup plus dense que le précédent, il s’en distingue aussi par le traitement systématique d’un sujet beaucoup plus large : l’ensemble des enlèvements de prisonniers français, tant militaires que civils, par le FLN-ALN tout au long de la guerre d’Algérie et leur détention, aussi bien dans les maquis de l’intérieur que dans les camps situés à l’extérieur, en territoire tunisien et marocain. Elle revient sur l’embuscade de Palestro, mais aussi sur un grand nombre d’autres épisodes non moins tragiques, tels que par exemple l’enlèvement occulté d’une section entière de 20 jeunes appelés dans leur cantonnement aux Abdellys (Oranie) le 1er novembre 1956, qui furent d’abord emmenés vers le Maroc puis tous exécutés et ensevelis dans une grotte [19]. « Pourquoi faire des prisonniers quand on est une guérilla dont la survie dépend de la mobilité et de la rapidité d’exécution ? Pourquoi tuer des prisonniers quand on s’est donné la peine de les capturer et même de les soigner ? Pourquoi encore en libérer quelques-uns et en retenir d’autres ? Telles sont quelques unes des questions que cette recherche éclaire » (p. 9). Ce travail de Raphaëlle Branche est le premier qui traite uniquement du comportement des combattants algériens, à l’opposé de sa thèse qui avait été consacrée à la torture pratiquée par les Français. Il repose sur une recherche utilisant tous les types de sources disponibles, aussi bien écrites qu’orales. Mais sa nouveauté la plus remarquable est, me semble-t-il, l’absence presque totale [20] de formules pouvant être ressentie comme des exagérations polémiques.

Non que l’auteure ait renoncé à critiquer le comportement des autorités françaises : elle le fait notamment dans son introduction, en rappelant que celles-ci, peu après avoir ratifié en 1951 les quatre conventions de Genève rédigées en 1949 pour améliorer le traitement des combattants désarmés et des civils, ont toujours refusé de reconnaître le statut de « prisonniers de guerre » à leurs propres « disparus » pour ne pas le reconnaître aux « rebelles » capturés par leurs forces armées. Mais ce qu’elle en dit me paraît un constat de faits incontestables ; ce qui ne l’empêche pas de formuler et de répéter tout au long de son livre des constats non moins incontestables portant sur l’utilisation par le FLN-ALN de la capture de prisonniers français comme instrument de chantage politique, aboutissant soit à une libération, soit à une exécution - et sans que la validité des motifs parfois allégués soit jamais démontrée - afin de faire pression dans les deux cas sur le gouvernement français pour qu’il reconnaisse la légitimité de son combat : « Faits pour servir les intérêts du FLN, les prisonniers étaient totalement à la merci de celui-ci. Leur vie comme leur mort lui appartenaient » (p. 136). Deux sorts opposés entre lesquelles l’incertitude pouvait durer des années, comme le montre l’exemple de Maurice Lanfroy, condamné à mort après avoir failli être libéré, et avant de retrouver tardivement la liberté en mai 1962. L’auteure indique dès son introduction que « plus de cinq cents civils français furent enlevés pendant la guerre quand les militaires français furent autour de quatre cents » (p. 14), et reconnaît dans sa conclusion que « alors qu’ils étaient dans leur très grande majorité jeunes et en bonne santé, plus de 58 % des militaires français moururent en captivité. Plus fragiles, à peine 30% des civils français survécurent » (p. 221) Elle va même jusqu’à reconnaître, en citant notamment le livre de Jean-Jacques Jordi sur les disparus civils européens de la guerre d’Algérie [21], que les enlèvements de civils français, qui se sont multipliés après le 19 mars 1962, visaient à « déraciner une présence présentée comme étrangère sur un sol que le FLN prétendait se charger de rendre à son propriétaire légitime » (p. 220), puisque « le projet du FLN visait précisément à chasser les Français d’Algérie » (p. 14).

Entre le gouvernement français et les chefs du FLN-ALN, le Comité international de la Croix Rouge apparaît, d’après ses propres archives, comme tentant d’obtenir des deux parties le respect des conventions de Genève, mais avec un bilan plus que mitigé. Si le CICR a obtenu très tôt du président du Conseil Pierre Mendès France le droit d’effectuer des visites d’inspection dans des lieux de détention en Algérie, il n’a pas obtenu de concessions significatives sur le statut des « rebelles » - si ce n’est en mars 1958 la création des « Centres militaires d’internement » destinés aux combattants faits prisonniers - avant l’ouverture des négociations finales avec le GPRA en 1961-1962. De l’autre côté, le GPRA a décidé de signer les conventions de Genève en avril 1960 - bien que leur respect à l’intérieur des frontières de l’Algérie fût jugé impossible par le chef de la wilaya IV, Si Salah - mais il a presque aussitôt oublié ses engagements en faisant procéder à de nouvelles exécutions d’otages militaires français dès l’été 1960. Comme une émissaire du CICR le dit très franchement au GPRA en novembre 1961 : « Il eût mieux valu ne pas adhérer aux Conventions si vous n’étiez pas en mesure de les respecter », ajoutant que « c’était la première fois depuis cent ans que la Croix rouge existait, que le CICR se trouvait fournir un travail considérable en faveur d’une des parties, et ne rien pouvoir faire pour l’autre » (pp. 91-93).

Ce livre terrible peut rappeler à ses lecteurs ce que le vice-président du GPRA, signataire des accords d’Evian le 18 mars 1962, avait dit auparavant au journaliste Jean Daniel : « Krim Belkacem, dont j’ai eu la faiblesse de faire le portrait en le comparant à un héros de Malraux, a cru devoir me faire des « reproches bienveillants » sur les campagnes de nos amis et de nos journaux contre la torture. Nous ne sommes pas des victimes, disait-il avec impatience, nous sommes des chefs de guerre ! Certains d’entre nous sont pris et subissent le sort que le destin leur inflige. Mais nous avons nous aussi des prisonniers. Il y a une armée algérienne contre une armée française, et il n’y a pas des surhommes français qui boufferaient de petits maquisards » [22].

Ainsi Raphaëlle Branche réussit-elle dans ce nouveau livre à concilier ce qui pouvait sembler a priori inconciliable : la rigoureuse impartialité que Charles-Robert Ageron recommandait aux historiens de la guerre d’Algérie en 1993 [23], et une réelle sensibilité dans l’évocation des personnes appartenant à une catégorie de victimes oubliées de cette guerre : « Aucune cause nationale, mais aucune visibilité de cette question non plus. Aucune image d’aucune sorte construite à partir de cette réalité qui fut partagée par au moins autant de civils que de militaires français : avoir été prisonnier d’une guérilla. C’est cette expérience que ce livre a essayé de montrer » (pp. 222-223).

Elle démontre aussi, en appuyant sa recherche sur celle de Jean-Jacques Jordi, que la communauté des historiens de la guerre d’Algérie, dont on avait pu mettre en doute la survie depuis la fin des années 1990, existe encore ; et c’est une très bonne nouvelle.

Guy Pervillé

[1] Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard Bibliothèque de la Pléiade et NRF, 1965, 1975 p., et Œuvres complètes, t. IV, 1957-1959, 2008, 1600 p.

[2] Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron (s. dir.), Les harkis dans la colonisation et ses suites. Préface de Jean Lacouture. Paris, Les éditions de l’atelier, 2008, 224 p. illustrées, avec chronologie et bibliographie détaillées, ISBN 978-2-7082-3990-6, 24,90 euros.

[3] “Existe-t-il une ou des mémoires harki, et pour quels enjeux ?”, dans Les harkis, des mémoires à l’histoire, actes du colloque des 29 et 30 novembre 2013, publiés en novembre 2014 par les éditions Riveneuve (pp.113-127).

[4] A cette date, il y avait environ 116.000 supplétifs, dont 58.000 harkis, 19.000 moghaznis et 8.0000 GMS.

[5] Martine Lemalet, Lettres d’Algérie, 1954-1962. La guerre des appelés, la mémoire d’une génération. Préface de Paul Nahon, Paris, Jean-Claude Lattes, 359 p.

[6] Charles Schweisguth, Journal de Kabylie, Toulouse, Privat, 2006, 382 p. Préface de Guy Pervillé.

[7] Thèse soutenue le 5 décembre 2000 à l’IEP de Paris et publiée sous le titre L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001, 474 p.

[8] La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? Paris, Le Seuil, collection Points-histoire, 2005, 449 p.

[9] La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2001, 400 p.

[10] Voir sur son site Internet : http://www.jean-monneret.com/index.php, rubrique “Mes combats”.

[11] Etudes coloniales, 11 janvier 2014, “Algérie 1956 : l’embuscade de Palestro vue par Raphaëlle Branche” (A. Colin 2010), http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2014/01/11/28936026.html).

[12] Albert Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994, pp. 65-67. Cf mon article “Albert Camus était-il raciste ? le témoignage du Premier homme” (2003), sur mon site personnel http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=33.

[13] Sétif, mai 1945 : massacres en Algérie, Editions de Paris, 2008, 592 p., préface de Guy Pervillé. Nouvelle édition revue et augmentée, 2011, 605 p.

[14] 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, un tournant dans la guerre d’Algérie ? Préface de Guy Pervillé. Paris, Riveneuve éditions, 2012.

[15] Etudes coloniales, 18 janvier 2014, “L’embuscade de Palestro selon Raphaëlle Branche (Armand Colin, 2010), http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2014/01/18/28983342.html.

[16] Voir la réaction d’Albert Camus à ce massacre dans sa lettre à André Rossfelder du 27 février 1956 à celui-ci, reproduite dans André Rossfelder, Le onzième commandement, Paris, Gallimard, 2000, pp. 402-403.

[17] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, pp. 418-422.

[18] “Les disparus d’Algérie. Cinquante ans après la fin de la dernière guerre colonial française, il est temps de faire droit à la mémoire de tous les anonymes qui y ont perdu la vie des deux côtés”, par Raphaëlle Branche. Le Monde, 8 et 9 juillet 2013, débats, p. 14.

[19] Enquête menée par un membre de la FNACA, Claude Herbiet. Voir sa brochure illustrée de photographies, « Les disparus des Abdellys », s.d., 82 p.

[20] Les rares formules contestables que j’ai trouvées sont des répétitions d’oeuvres précédentes de l’auteure : “acte de piraterie aérienne” du 22 octobre 1956 constituant une “forfaiture” (p. 84), le bombardement de Sakiet constituant pour la Tunisie “une agression caractérisée de son territoire national” ( p. 152), “plus de 10.000 civils algériens tués dans le Nord Constantinois dans les jours suivant le 20 août 1955 (note 9 p. 228).

[21] Un silence d’Etat, Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2011, 200 p. Voir aussi mon compte rendu de ce livre sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265.

[22] Témoignage de Jean Daniel reproduit dans l’ouvrage collectif dirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 496.

[23] L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, Points-histoire, 1993, p. 13.



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