Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie 1954-1962 (2004)

samedi 3 mai 2008.
 
Ce compte-rendu du livre de Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, 474 p, a été publié dans la revue Annales, Histoire, Sciences sociales, 59ème année, n° 3, mai-juin 2004, pp. 683-684.

Peu de thèses d’histoire ont davantage attiré l’attention des médias que celle de Raphaëlle Branche sur les violences illégales de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, brillamment soutenue le 5 décembre 2000 à l’Institut d’études politiques de Paris. Sa notoriété a bénéficié de la résurgence de la mémoire de cette guerre que l’on constate depuis quelques années, et de l’exacerbation de la « guerre des mémoires », provoquée en juin 2000 par la demande de repentance du président algérien Bouteflika et par la campagne de presse lancée aussitôt après par Le Monde (puis relayée par L’Humanité), sur le thème « La France face à ses crimes en Algérie ». C’est pourquoi elle a été utilisée ou rejetée. Philippe Bernard l’a louée dans Le Monde du 7 décembre 2000 : « Une thèse souligne la généralisation de la torture. La thèse de Raphaëlle Branche montre que la torture s’inscrit dans l’histoire de la colonisation ». Puis le Livre blanc de l’armée française en Algérie l’a stigmatisée comme étant la « caution de l’Université » à une campagne de dénigrement.

Raphaëlle Branche ne se cache pas de situer sa recherche dans le prolongement des livres de Pierre Vidal-Naquet - historien de métier qui a le premier affronté le problème en tant que citoyen engagé - mais elle est bien consciente de la différence entre le point de vue des témoins et des politiques d’un côté, et celui des historiens qui cherchent à connaître et à comprendre le passé de l’autre. Elle a défini sa problématique en s’inspirant des nombreuses recherches d’histoire et de sciences humaines actuellement en cours sur la violence de guerre dans les deux guerres mondiales. Elle s’est attachée à comprendre ce qui a rendu possible les violences illégales commises par l’armée française, en distinguant la torture et les exécutions sommaires à l’encontre des « hors-la-loi » - qui relevaient de l’inavouable parce que le commandement les jugeait nécessaires sans pouvoir le proclamer - et celles qui n’ont jamais été autorisées parce que nuisibles à la « pacification », telles que les vols et les viols au détriment des civils. Elle en a recherché les traces dans les archives publiques et privées, qui ont le mérite de se démarquer des discours de propagande (même s’ils camouflent certains faits sous un langage codé) ; et par des entretiens permettant d’approcher le vécu subjectif de témoins qu’elle a choisis parmi des soldats français ayant fait la guerre sur le terrain (à l’exclusion des chefs et des états-majors). Cette entreprise était particulièrement difficile, et demandait beaucoup de courage intellectuel. Si la lecture de la thèse est éprouvante, en dépit d’un style d’une haute tenue littéraire, cela tient à la dureté de la réalité qu’elle étudie, et qui « offre un angle de vue sur toute la guerre, permet de la saisir dans son contexte colonial mais aussi dans une histoire plus vaste de la violence de guerre » (introduction, p. 15).

Le livre suit un plan bien ordonné, combinant habilement la périodisation et l’analyse, pour montrer comment les dirigeants de la Quatrième République ont laissé les chefs militaires instaurer en Algérie le règne de l’arbitraire au nom des nécessités de la guerre anti-subversive, puis comment ceux de la Cinquième ont tenté à la fois de le limiter en le codifiant et de reprendre l’armée en main. Sa lecture attentive ne donne pas la même impression que certains résumés parus dans la presse. En suivant sa démonstration pas à pas, je l’ai trouvée globalement convaincante, à l’exception de quelques phrases. Certaines affirmations m’ont semblé faire preuve d’une confiance excessive en des idées reçues de l’anticolonialisme, au sujet des bilans chiffrés de la répression de mai 1945 et de celle d’août 1955. L’étude de la « bataille d’Alger » est rigoureuseusement conduite, mais ne fournit pas la preuve indiscutable des 3024 disparitions d’Algériens affirmées par le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen (p. 144). Le passage le plus malencontreux est celui de la page 44 sur les mutilations sexuelles commises par des Algériens sur les cadavres de leurs ennemis, laissant supposer qu’il s’agit d’une pratique normale et légitime. Le constat d’une suspicion généralisée des soldats français envers les musulmans et d’une volonté de terroriser les « hors-la-loi » et leurs complices est juste, mais je ne suis pas convaincu par l’affirmation que la torture visait, non seulement à arracher des renseignements, mais à « terroriser tout un peuple » (notamment dans la conclusion, p. 425). En effet, le soutien unanime du peuple algérien postulé par le FLN est plutôt un problème historique à résoudre qu’un fait indiscutable. Si les responsables militaires et politiques français avaient eu conscience d’avoir contre eux un peuple unanime, auraient-ils pu persévérer si longtemps dans leur action ? Dans leur esprit, le FLN-ALN était une minorité organisée qui s’était imposée à la masse par la terreur et la propagande, et la recherche du renseignement par tous les moyens, y compris la torture, visait à éviter une répression aveugle et indiscriminée. Il est vrai qu’ils ne considéraient pas les « rebelles » comme des « adversaires dignes », mais ce n’était pas seulement une « disqualification a priori » héritée du racisme colonial : l’horreur du terrorisme leur inspirait une bonne conscience relative.

En histoire comme en photographie, c’est le cadrage qui crée l’image et qui lui donne son sens. La thèse de Raphaëlle Branche est un gros plan sur un aspect, particulièrement pénible à regarder en face, de l’action de l’armée française durant la guerre d’Algérie. Son très grand mérite est de l’avoir fait. En même temps, l’image qu’elle renvoie aux anciens combattants français explique la véhémence des réactions de ceux qui n’ont pas voulu s’y reconnaître : ceux qui ont combattu ou « pacifié » sans torturer, ceux qui connaissaient l’existence de la torture mais en avaient une vision abstraite d’état-major, et enfin ceux qui l’ont pratiquée mais croient encore se justifier en disant que « ceux d’en face avaient fait bien pire » (sans voir qu’ils se sont ainsi en partie alignés sur leur comportement). Peut-être Raphaëlle Branche aurait-elle pu prévenir ces réactions si elle avait davantage pris en considération les violences extrêmes de l’autre camp (reconnues dans l’introduction, p. 12, puis évacuées du sujet dès la page 14) et leurs interactions et influences réciproques avec celles de l’armée française. On ne peut lui reprocher de s’en être tenue à son sujet. Depuis lors, la publication par Gilbert Meynier en 2002 d’une Histoire intérieure du FLN sans complaisance a montré qu’une histoire dialectique de la violence de guerre dans les deux camps à la fois est désormais possible. Elle est aussi nécessaire pour dépasser enfin la guerre des mémoires, et permettre une vraie réconciliation par des examens de conscience simultanés.

Guy Pervillé



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