Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN (2003)

samedi 3 mai 2008.
 
Ce compte-rendu du livre de Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962 , Paris, Fayard, 2002, 812 p., a été publié dans les Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, n° 23, printemps 2003, pp. 198-201, avec deux autres recensions du même ouvrage dues à Pierre Barral et Jean-Charles Jauffret.

Le dernier livre de Gilbert Meynier, éminent spécialiste du nationalisme algérien, en préparation depuis dix ans, était annoncé et impatiemment attendu depuis de longs mois. Il vient en effet, non pas combler une lacune, puisque l’histoire du FLN a depuis longtemps été brillamment défrichée par Mohammed Harbi (auteur de la préface et ami de l’auteur), mais approfondir ce champ de connaissance historique grâce à la richesse des archives militaires françaises, à celle des nombreux documents algériens du FLN-ALN qu’elles contiennent en tant que prises de guerre (situation en principe regrettable, mais dont l’auteur admet très franchement qu’elle lui a permis d’y avoir accès), ainsi qu’à celle d’une abondante bibliographie en plusieurs langues (dont l’arabe). Le titre du livre, Histoire intérieure du FLN, en définit le sujet et en souligne le paradoxe : comment un historien français peut-il se proposer de nous donner une vision interne de la Révolution algérienne ? Ce n’est pas une difficulté majeure pour Gilbert Meynier, qui invoque l’exemple du regard extérieur de Robert Paxton et de Theodor Zeldin sur la France, qui se sent personnellement étranger au nationalisme français, et qui peut se réclamer d’une longue familiarité et d’une sincère sympathie pour l’Algérie des Algériens, remontant à son premier engagement politique en faveur de l’indépendance, et à sa découverte du pays en tant que coopérant pendant trois ans. Mais cette sympathie ne l’a pas entraîné dans la voie de la complaisance ; bien au contraire, elle l’a conduit à faire sienne la douloureuse interrogation qui a déjà inspiré l’œuvre de Mohammed Harbi : pourquoi des hommes dont la résistance force l’admiration n’ont-ils pas su devenir des hommes libres ?

Ce livre pose un problème au lecteur, même spécialiste du sujet, par son volume et par son organisation : comment l’aborder ? L’auteur le prévient, en commençant par un avant-propos chronologique bien venu. Puis en explicitant son projet par une introduction qui en explicite la motivation, les sources, la problématique et le plan. Il ne s’agit pas d’une histoire classique en forme de récit continu, mais d’une succession de plusieurs approches thématiques complémentaires. Le plan est divisé en six parties. La première (pp. 35-126) retrace l’évolution de la résistance anti-coloniale de 1830 à 1954. La deuxième (pp. 129-271) définit le FLN, en partant d’une sociologie des chefs historiques, des cadres, et de la base populaire, puis en tentant de répondre à une succession de plusieurs questions : est-ce la Révolution ? un front de résistance ? une ligne politique et des institutions ? un Etat ? une idéologie ? une nation ? un parti politique, ou une armée ? La troisième partie redonne sa place aux événements en analysant la « guerre cruelle » et sa conséquence, la militarisation du pouvoir, de 1954 au début mars 1962. La quatrième (pp. 383-467) introduit une dimension géographique, en étudiant le FLN sur le terrain, région par région, ses nombreuses crises internes, la guerre algéro-algérienne (dans laquelle l’auteur inclut les massacres commis contre les villages de harkis dans la vallée de la Soummam au printemps 1956) et l’éradication du messalisme, enfin le moral des combattants et du peuple. La cinquième (pp. 471-545) analyse minutieusement le FLN comme Etat, avec ses services, réalisations et courroies de transmission, sans oublier « un appendice essentiel : la Fédération de France ». La sixième (pp. 549-634) étudie le FLN comme Etat présent dans le monde et son action internationale, pays par pays, y compris les négociations avec les Français de 1955 à 1962. Un épilogue (pp. 635-676 ) retrace et analyse l’implosion du FLN après le cessez-le-feu, jusqu’à l’installation du nouveau pouvoir. Enfin, une longue conclusion (pp. 677-705) récapitule avec bonheur tous les enseignements du livre, en combinant habilement le récit chronologique et l’analyse thématique. Le lecteur comblé trouvera ensuite encore une centaine de pages d’annexes : cartes, graphiques et tableaux, « orientation bibliographique » très volumineuse et minutieusement classée, table de correspondance des noms de lieux cités (français et algériens), table des sigles, glossaire des termes arabes, index des noms de personnes et des surnoms, table des matières. Cette longue énumération fait comprendre que le livre de Gilbert Meynier est bien un ouvrage de référence et une somme d’informations désormais indispensable.

Face à cette richesse, le lecteur hésite entre deux approches : la lecture continue, qui exige du temps libre sans interruption, et une lecture par sujets, comme une encyclopédie. Obligé jusqu’à présent d’opter pour la seconde, je suis embarrassé pour rendre compte de tous les apports de cette somme. Je peux seulement attester que tous les sondages que j’ai déjà pu faire confirment la très grande valeur objective du travail de l’auteur [1]. La sympathie dont il se réclame et qu’il ne renie pas envers la cause de l’indépendance de l’Algérie ne l’entraîne pas à user de deux poids et deux mesures en versant dans les ornières de l’idéologie anticolonialiste. Quelques expressions un peu polémiques visant la « violence coloniale déterminante » et le « terrorisme industriel » de l’armée française, et des expressions plus édulcorées caractérisant la violence algérienne comme « artisanale et réactionnelle » en donnent quelquefois l’impression, mais cette impression se dissipe à mesure que l’auteur approfondit son analyse, notamment dans la conclusion. Particulièrement éclairantes en sont les dernières pages, dans lesquelles Gilbert Meynier reconnaît très lucidement que la violence qui continue de martyriser l’Algérie aujourd’hui n’est pas entièrement et fondamentalement imputable au choc en retour de la violence coloniale, mais que ses racines sont antérieures : « Les Algériens s’étaient libérés de la domination étrangère. En 1962, ils commencèrent à découvrir qu’il leur faudrait peut-être bien aussi se libérer d’eux-mêmes ». Tout en refusant l’idée que la tragique situation de l’Algérie actuelle soit le résultat inéluctable du FLN du temps de la guerre, il reconnaît qu’elle en découle bien. Retenant du marxisme sa philosophie dialectique de l’histoire, il termine en invitant le lecteur à comprendre que le FLN a été en même temps un vrai mouvement de libération nationale et « une effroyable machinerie de pouvoir ». Le débat public sur la guerre d’Algérie serait beaucoup plus pertinent si cette manière de voir, à la fois simple et subtile, était plus largement partagée !

Guy Pervillé.

[1] Il existe cependant des points de discussion, voire de désaccord (par exemple, la note 174 page 327, sur le bilan de la répression d’Alger en 1957 : voir ma réponse publiée dans la rubrique "Mises au point" de mon site : "A propos des 3024 disparus de la bataille d’Alger : réalité ou mythe ?" (2004)). Mais ce livre doit aussi servir à ouvrir des débats.



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