Historien fécond de l’armée française, de la colonisation, et du monde musulman, Jacques Frémeaux a publié en quelques mois deux ouvrages de premier plan. Après une synthèse magistrale des connaissances sur les empires coloniaux européens entre les deux guerres [1], il nous donne son œuvre la plus personnelle. Natif d’Alger, l’auteur s’était promis depuis 1962 d’arriver à « comprendre pourquoi, du jour au lendemain, un monde où il pensait un jour trouver sa place avait pu s’écrouler ». Il a choisi d’y parvenir à travers une comparaison méthodique des deux guerres d’Algérie, celle de la conquête et celle de la vaine reconquête, menée à travers une grille d’analyse systématique.
Celle-ci examine successivement le pays et les peuples en présence, les buts de guerre des deux camps, les étapes et la logique des deux guerres, puis leurs combattants, les chefs des deux côtés, et leurs stratégies militaires et politiques. Le chapitre sur « les horreurs de la guerre » mérite d’être fortement recommandé pour ses qualités de lucidité et de sensibilité. Le suivant, « forces engagées et volume des efforts », est également précieux pour son étude quantitative comparée des forces en présence, des pertes humaines, des déracinements et des coûts économiques. Les deux derniers chapitres analysent les raisons de l’impossibilité d’une Algérie vraiment française, et la difficulté de terminer la guerre, même après une victoire sur le terrain. La conclusion souligne que ces deux guerres ont été des guerres totales avant la lettre, et démontre que la France a perdu la deuxième (au contraire de la première) par manque de cohérence, d’anticipation et de transparence dans son action. Elle aboutit à un jugement très pessimiste sur les héritages qu’elles ont laissés aux deux peuples concernés : en Algérie, un Etat « producteur de discours de combat, incapable d’envisager une réelle coopération avec la France », et dans notre pays un affrontement stérile entre « un nationalisme étroit », qui oublie les réalités de la colonisation et les souffrances infligées par le conflit aux Algériens, et « un internationalisme mal compris », qui laisse insulter le passé de la France et idéalise ses adversaires, au risque de détruire la communauté nationale.
Que l’on partage ou non ce pessimisme, on doit rendre hommage au talent avec lequel Jacques Frémeaux a su concilier sa motivation personnelle subjective et la stricte objectivité historique de sa démarche, sa volonté de comprendre et sa compassion pour toutes les victimes, ainsi qu’à la rigoureuse impartialité de son esprit critique. Bien qu’il n’espère pas « réconcilier ceux qui, de toute évidence, ne le souhaitent pas », on peut rêver que ses analyses finiront par avoir une influence salutaire sur le débats public aujourd’hui si confus autour de la guerre d’Algérie. Quoi qu’il en soit, le livre de Jacques Frémeaux est un des plus importants ouvrages d’histoire publiés sur ce sujet. Guy Pervillé
[1] Les empires coloniaux dans le processus de mondialisation, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 389 p.