En quelques années, cinq livres importants sont parus en France sur les événements du 8 mai 1945 en Algérie. Ces publications ont permis des progrès importants dans la connaissance et la compréhension de ce qui s’est passé dans les régions de Sétif et de Guelma au moment où la France se réjouissait de sa participation à la victoire sur l’Allemagne nazie.
Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois , Paris, Editions La Découverte, 2002, 403 p, ISBN 2-7071-3458-9, 25 euros.
Ce livre d’Annie Rey-Goldzeiguer était attendu depuis longtemps, car elle en avait déjà présenté une première esquisse dès 1985 à l’occasion du colloque de Reims sur la fin de la Deuxième guerre mondiale [1]. On savait le rôle décisif du 8 mai 1945 à l’origine de sa vocation d’historienne de l’Algérie contemporaine, et elle a rappelé à juste titre dans l’introduction de son livre qu’il provoqua « la ruine de (ses) illusions », « la panique d’être égorgée pour un combat qui n’était pas le (sien) », et sa résolution d’agir pour la fin du régime colonial : « Ce Maghreb où j’étais née (en Tunisie) ne pouvait être le mien : je ne pouvais qu’aider ceux qui revendiquaient leur patrie ; en partant, je ne désertais pas un combat perdu d’avance, je me devais d’éclairer ma patrie de naissance, la France, et de mener là-bas un combat nouveau pour l’indépendance de l’Algérie » [2]. Anticolonialiste militante, elle a aidé la lutte du FLN pour l’indépendance de l’Algérie, et n’a revu ce pays qu’une fois son indépendance acquise. Etant donné la vigueur de son engagement, on aurait pu s’attendre à un livre avant tout militant. Or ce livre est bien un livre d’historienne, certes engagé, mais vraiment historique.
Dès le début de son introduction, l’auteur définit son projet : écrire une histoire à plusieurs voix de l’Algérie de 1940 à 1945. Elle veut rendre compte des points de vue des trois camps qui se partagent le pays : « celui des Européens, dominants, celui des « indigènes » et, en mezzanine, le camp médian qui porte les espoirs des libéraux et les rejets des autres puisqu’une ébauche de dialogue existe » (là où elle se situait à l’époque). Elle rend compte de l’historiographie de la question dans les deux pays concernés, et dénonce avec éloquence la relative fermeture des archives à laquelle elle s’est heurtée : « N’est-on pas capable en France, près d’un demi-siècle après les faits, de regarder, comme nos voisins anglais, notre histoire en face, ne serait-ce que pour mieux appréhender notre avenir immédiat ? Il importe pour l’Algérie, confrontée aujourd’hui à une situation de violence dramatique, de comprendre les racines de son indépendance et d’en tirer les conclusions pour l’établissement d’une véritable démocratie. Elle permettrait de développer la dimension plurielle de ce pays, qui est sa véritable richesse, au lieu de se recroqueviller dans un passé révolu, desséchant intellectuellement et violent d’insatisfaction et d’intolérance » [3]. Enfin elle définit son questionnement, centré sur les chances du « métissage » créant au bout d’un siècle de colonisation « une petite frange de libéraux des deux bords qui l’admet et même le respecte ». Dans cette perspective, plusieurs questions se posent : celle du nombre des victimes, qui a faussé les recherches en les orientant vers une tâche impossible. Mais aussi la définition exacte de ces « événements », ainsi que l’identification de ces victimes, le rôle des organisations européennes et algériennes dans les massacres, la part de la spontanéité des masses, et enfin « qui cherchait-on à éliminer, et pourquoi ? » A la fin de son introduction, l’auteur répète que tout au long de l’écriture de son livre, « mon souci a été de rendre compte des événements tels qu’ils ont été vécus par leurs différents acteurs (colons, « indigènes » et « monde du contact » ; militaires et politiques) et non pas selon une grille de lecture univoque ». A la fin du livre, le lecteur a la satisfaction de constater que cet ambitieux projet a bien été réalisé, comme en témoigne aussi une bibliographie et des sources presque aussi larges que possible [4].
Plutôt que de résumer en détail son contenu très riche, je voudrais insister sur deux points. D’abord, un détail important. Dans sa première publication sur ce sujet, en 1995, Annie Rey-Goldzeiguer avait exprimé un certain scepticisme [5] sur la réalité de l’évasion de Messali Hadj de sa résidence surveillée pour prendre la tête d’un gouvernement provisoire algérien, signalée dès 1975 par Mohammed Harbi. Celui-ci avait signalé dès son premier livre, Aux origines du FLN, que « l’idée d’une insurrection avait été soumise avant mai 1945 à Messali par le docteur Lamine et Asselah. Le 14 avril 1945, les responsables du PPA en discutent à Constantine lors du 5ème anniversaire de la mort du cheikh Ben Badis. Hadj Cherchali et Mostefaï s’opposent à une insurrection. Mais la préparation psychologique des populations à une intervention armée est entreprise à travers tout le pays ». Et dans la chronologie en tête du livre, il signale que, quelques jours avant le 19 avril 1945, Messali aurait reçu dans sa résidence forcée de Reibell « la visite de Hocine Asselah et du docteur Lamine Debaghine qui l’ont entretenu d’un projet d’insurrection auquel il a donné son accord. Bennaï Ouali était chargé de son évasion. Un gouvernement algérien devait être proclamé et la ferme des Maïza, près de Sétif, lui servir de siège. Le scénario ne se déroula pas comme prévu. Messali est interrogé par la police et transporté à El Goléa » [6]. Or, dans son livre, Annie Rey-Golzeiguer s’est ralliée à cette idée : « Le soir du 16 avril 1945, Messali, équipé de « grosses chaussures et d’un burnous », prend congé de sa fille et de sa famille pour disparaître avec une escorte de fidèles. Il reviendra le lendemain, épuisé, effondré : il n’a trouvé ni équipement, ni armes, ni maquisards entraînés. Certains souvenirs de sa fille Djenina, alors enfant, permettent d’authentifier les faits. La date : il s’agit de l’anniversaire de Djenina (16 avril). La fillette est déçue de voir son père partir en ce jour de fête et surtout habillé d’une « drôle de façon, inhabituelle, avec de gros souliers ». Le retour même est attesté par le souvenir de son père, épuisé par une longue marche, les pieds ensanglantés soignés par sa mère » [7]. Le fait d’abord contesté se trouve donc pleinement confirmé.
D’autre part, un point troublant concernant le problème du bilan statistique des victimes de la répression. Annie Rey-Goldzeiguer déclare impossible de le préciser, et reconnaît « s’être laissée prendre à ce jeu macabre » [8]. Et pourtant, elle formule deux évaluations qui ne sont pas équivalentes. Ou bien, comme elle l’avait déjà affirmé en 1995, « la seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes » [9]. Ou bien « j’ai dit en introduction pourquoi il était impossible d’établir un bilan précis des victimes algériennes, dont on peut seulement dire qu’elles se comptent par milliers » [10]. Et cette contradiction est d’autant plus troublante qu’aucune démonstration n’est fournie à l’appui de la première affirmation.
D’où vient-elle donc ? Francis Jeanson [11] a plusieurs fois raconté avoir entendu, lors d’une tournée de conférences en Algérie en 1949, des confidences de personnages se vantant d’avoir fait tuer mille Algériens pour un Français en mai 1945 [12]. Mais ce bilan proclamé concernait-il l’ensemble des victimes algériennes de la répression autour de Sétif et de Guelma, ou seulement celles de Guelma et de ses environs, dont le sous-préfet Achiary était le responsable ? Et si cette dernière interprétation était la bonne, faudrait-il multiplier par mille le nombre de 12 morts dans les environs de Guelma, ou bien supposer que l’ancien sous-préfet ne pensait qu’au bilan de la répression dans cette ville, dans laquelle aucune victime européenne n’avait été enregistrée ? Si on admettait cette dernière hypothèse, la deuxième évaluation, beaucoup plus prudente, citée par Annie Rey-Goldzeiguer, serait la seule valable.
Or cette question n’est pas du tout secondaire, car la même incertitude se retrouve dans les déclarations d’autres historiens. Gilbert Meynier observe, dans sa présentation des œuvres complètes de Charles-Robert Ageron publiée par les Editions Bouchène : « Par honnêteté, quand il ne peut donner de chiffres, Ageron s’abstient d’en livrer quand ils ne peuvent être scientifiquement établis - comme c’est le cas par ailleurs pour le 8 mai 1945. Sur ce sujet, l’historien algérien Boucif Mekhaled, dans son bilan sur mai 1945, n’en donne pas non plus : il passe en revue les différentes évaluations chiffrées en les soumettant avec une simple probité à la critique historique » [13]. Il en déduit logiquement, avec le regretté Claude Liauzu, dans Le Nouvel Observateur n° 2117 du 2 juin 2005, « La seule conclusion que peut faire l’historien : il y eut en effet des milliers de morts, mais s’il est honnête, il n’en dira pas plus ». Mais le même Claude Liauzu paraît avoir cité une autre estimation selon Sophie Ernst : "Le bilan - qui du côté européen s’élève à 110 morts, 10 viols, de nombreuses mutilations - est impossible à établir pour les musulmans. Selon une estimation minimum il est de 100 contre un." [14] Et des bilans encore plus élevés ont été proposées, depuis plusieurs années, par Jean-Louis Planche [15].
Jean-Louis Planche, Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé , Paris, Perrin, 2006, 422 p, ISBN 2.262.02433.2, 22,90 euros.
Ce livre de Jean-Louis Planche est la première enquête historique menée à partir d’un très long travail dans les archives publiques. A lire ses nombreuses notes, on ne peut qu’être impressionné par l’abondance des informations confidentielles qui sont utilisées. L’inventaire des sources d’archives témoigne de la volonté d’une enquête aussi complète que possible, et signale que les dossiers constitués par le cabinet du ministre de l’Intérieur Adrien Tixier permettent de « combler en partie les lacunes dont souffrent les archives du Gouvernement général, lacunes vraisemblablement en rapport avec la présence au cabinet du gouverneur Chataigneau du sous-préfet Achiary, en poste à la Direction des réformes d’avril 1946 à août 1947 ». Les sources orales, le plus souvent enregistrées sur magnétophone et retranscrites pour l’interviewé, sont remarquables par leur durée d’enregistrement, leur nombre (23 informateurs, algériens et français), et aussi par l’importance des anciens militants communistes ou socialistes. L’auteur n’est pourtant pas soupçonnable de complaisance envers le PCA ou le PCF, car il considère leurs interprétations très rapidement changeantes, d’une insurrection fasciste utilisant les « soi-disant nationalistes » algériens à une répression fasciste dirigée contre les mêmes nationalistes, sans aucune indulgence. De même, il a raison de souligner que le sous-préfet Achiary était à l’origine socialiste, et que la milice de Guelma représentait la « France combattante », c’est-à-dire la gauche anti-vichyste. Aucun grand personnage, français ou algérien, n’est traité par lui avec faveur. Ses explications, qu’il veut traiter en objets historiques, comme des « hypothèses de travail », sont au nombre de trois. La première, celle des communistes, des socialistes et du gouverneur général Chataigneau, fait des massacres le résultat d’un « complot préparé avec soin ». La deuxième tire argument du fait que « les victimes massacrées étaient inoffensives » pour y voir « une folie meurtrière de masse », qui « pourrait être inscrite dans une logique de terreur ». La troisième met en cause la « part de responsabilité du régime de Vichy », dont la politique raciste aurait « exaspéré des tensions raciales qui auraient survécu au rétablissement de la République ». Ainsi, la répression de mai 1945 apparaît comme un phénomène pathologique, « une psychose colonialiste où la frousse se mêlait à la haine », selon le mot d’un témoin.
D’où vient que cette interprétation, avancée avec un louable souci d’impartialité, suscite pourtant un malaise ? Du fait que ce choix d’hypothèses paraît sous-estimer celle d’une insurrection ou d’un projet d’insurrection nationaliste algérienne qui semblait s’être imposée aux principaux historiens aussi bien français qu’algériens. Charles-André Julien, dans son Afrique du Nord en marche, écrite en 1952, jugeait suspecte l’attitude des nationalistes qui dénonçaient à juste titre la férocité de la répression, mais oubliaient de citer les victimes européennes de l’insurrection à Sétif et aux alentours : « Si le PPA n’y fut pour rien, pourquoi donc le cacher ? Et comment peut-on ajouter foi à une propagande qui fausse la réalité au point d’omettre entièrement un événement d’une exceptionnelle gravité ? » [16]. Victimes dont Jean-Louis Planche reconnaît bien le sort injuste (« Trop lents, trop naïfs ou trop incrédules pour s’abriter d’une foule lancée dans une fuite aveugle, ils sont morts de s’être trouvés là »), et l’horreur de leurs blessures infligées par « le révolver, le couteau et le debbous » (contrairement à la thèse algérienne de manifestants désarmés), mais dont il fait le point de départ d’une psychose meurtrière, insensible au nombre des morts musulmans (p. 141). Charles-Robert Ageron a conclu trois études sur ces faits en demandant : « Faut-il rappeler ici qu’en histoire de la décolonisation toute insurrection manquée s’appelle une provocation, toute insurrection réussie une Révolution ? Un historien se contentera de noter impartialement que la tentative avortée en mai 1945 devait servir de répétition générale à l’insurrection victorieuse de la Révolution (thawra) de 1954-1962 » [17]. Mahfoud Kaddache, dans son Histoire du nationalisme algérien [18], a retracé l’évolution du Parti du Peuple algérien pendant la Deuxième guerre mondiale, divisé depuis 1939 par l’exclusion d’un groupe appelé Comité d’action révolutionnaire nord-africain (CARNA) qui recherchait l’appui des Allemands pour une insurrection, et qui fut réintégré dans le parti en 1943. Mohammed Harbi a signalé très tôt, comme on l’a vu, la réalité d’un projet d’insurrection qu’Annie Rey-Goldzeiguer a fini par confirmer.
Le livre de Jean-Louis Planche, passant sous silence tous ces faits jusque-là admis, a donc de quoi étonner. Il est, certes, généralement reconnu qu’aucune insurrection n’était prévue pour le 8 mai, du fait de l’absence de Messali, exilé au Sahara puis au Congo. L’ordre donné par la direction du Parti pour la nuit du 22 au 23 mai et annulé in extremis n’était qu’une vaine tentative de faire diversion à la répression. Mais peut-on exclure pour autant la conviction dans l’esprit des responsables français qu’un plan d’insurrection devait nécessairement exister, et l’effet de la « préparation psychologique » signalée par Mohammed Harbi sur les foules de manifestants du 8 mai ? Faut-il rejeter le témoignage de Abdelhamid Benzine [19], alors tout jeune lycéen à Sétif, qui déclarait avoir failli déclencher une insurrection populaire avant cette date par sa seule prédication exaltée ? Si l’organisation clandestine du PPA clandestin manquait encore de moyens d’action efficaces, la diffusion de la propagande indépendantiste n’avait-elle pas été plus rapide que l’organisation de la lutte armée ?
Mais une autre cause d’étonnement s’ajoute à la précédente : le bilan des pertes algériennes proposé par Jean-Louis Planche [20]. Plusieurs fois affirmé, il est enfin démontré à travers deux citations. La première est tirée d’un rapport du gouverneur Chataigneau au ministre de l’Intérieur Adrien Tixier : « Faut-il accorder du crédit au nombre de 10.000 victimes indigènes dans la seule région sétifienne comme l’indiquerait un informateur qui vient de parcourir cette contrée pendant un mois ? » [21] La seconde est tirée d’un rapport du gouverneur Léonard en 1952 : « Ceux qui ont vécu la chose donnent des évaluations allant de 6.000 à 15.000 ». « On acceptera ce chiffre prudent, en le portant à 20.000 ou 30.000, car le cabinet du gouverneur ne disposait plus à cette date des archives concernant la région de Sétif » [22], conclut l’auteur. Ce raisonnement me paraît fragile, en particulier parce que le gouverneur Chataigneau n’a rien osé affirmer, et parce qu’il employait le mot ambigu de « victimes » au lieu de « morts ». Mais surtout, le fait que seuls les morts et les autres victimes européennes ont été soigneusement comptés (102 morts, 110 blessés et 10 femmes violées), et que le nombre des morts algériens a été arbitrairement limité par les autorités à un maximum de 1.500 ne change rien au fait que la seule méthode fiable reste un comptage aussi précis que possible des morts retrouvés ou des disparus, en chaque lieu. Il n’est pas admissible que deux méthodes aussi différentes et de fiabilités aussi inégales (vrai comptage, ou estimation non prouvée) soient employées sélectivement. Et même si le nombre prouvé des morts algériens reste inférieur au nombre possible, il faut s’en tenir au premier. Le fait que les populations en présence aient eu également le sentiment d’être les victimes de la violence de l’autre ne prouve pas que le bilan doive être équilibré, et il ne peut évidemment pas l’être (tout particulièrement à Guelma où la répression, déclenchée après que les troubles de Sétif aient été connus par le sous-préfet Achiary - informé par téléphone selon Marcel Reggui [23] - a été unilatérale). Mais la méthode suivie par Jean-Louis Planche ne me semble pas probante.
Marcel Reggui, Les massacres de Guelma, Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales , Paris, La Découverte, 2005, 188 p., avec une préface de Jean-Pierre Peyroulou, ISBN 2-7071-4771-0, 16 euros ;
Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, préface de Marc Olivier Baruch, La Découverte, 2009, 403 p, ISBN 978-2-7071-5464-4, 32 euros.
Jean-Pierre Peyroulou a d’abord publié le manuscrit de Marcel Reggui, enquête réalisée à chaud par un « indigène » converti au christianisme, sur la féroce répression qui a coûté la vie à trois membres de sa famille restés à Guelma, et resté inédite depuis 1946. Confiée à son ami Jean Amrouche, elle a été redécouverte par le fils de celui-ci Pierre Amrouche. En la lisant, on est effrayé par le climat de terreur qui a régné à Guelma pendant plusieurs semaines sous l’autorité du sous-préfet Achiary, mais peu convaincu par l’interprétation, proche de celle des communistes, qui explique tout ce drame par une provocation colonialiste. On est aussi surpris par les jugements expéditifs portés sur certains personnages, notamment « l’ignoble Berque » (le directeur des affaires musulmanes Augustin Berque, lequel a été réhabilité par son fils Jacques Berque). Parmi les annexes, on trouve le texte du fameux rapport Tubert [24] sur l’insurrection et la répression, souvent invoqué mais rarement lu. Contrairement à ce que l’on a souvent dit, il ne propose aucune estimation chiffrée du bilan global de la répression : le nombre de 15.000 ou 20.000 morts souvent cité vient de l’intervention du délégué à l’Assemblée consultative Pierre Fayet le 11 juillet 1945, et sa démonstration n’est pas crédible [25].
La thèse (soutenue en septembre 2007) enfin publiée par le même auteur est un travail très novateur. En effet, son introduction et sa conclusion distinguent très nettement les événements de Sétif et ceux de Guelma : « si l’on assista bien à un soulèvement algérien, spontané, dans les campagnes de Sétif, à la suite des émeutes qui suivirent la manifestation de Sétif, les violences survenues à Guelma relevèrent d’une autre nature. Il s’agit d’un mouvement subversif entrepris non pas par des Algériens mais par des Européens » [26]. D’après lui, la répression de Guelma fut provoquée par les nouvelles alarmantes de Sétif connues par le sous-préfet Achiary, mais aussi par une accumulation de rancoeurs et de peurs visant les indigènes depuis le début de la colonisation, et par la crainte des effets de la nouvelle politique de réformes entreprise par le CFLN en leur faveur depuis 1943-1944 [27]. Elle fut entièrement préventive, et se prolongea jusqu’au 19 juin dans les campagnes voisines, où le bilan de l’insurrection en nombre de victimes européennes resta beaucoup plus faible que dans la région de Sétif : « La mort de douze européens constituait douze crimes, qui ne faisaient pas une insurrection », et ils furent tous tués les 9 et 10 mai [28]. Jean-Pierre Peyroulou innove également en évoquant dans son introduction l’évolution de la mémoire algérienne du 8 mai 1945 jusqu’aux dates les plus récentes, et souligne la force de la théorie explicative du complot aussi bien chez les Français de gauche que chez les Algériens. Il se propose de suivre trois positions historiennes complémentaires : l’établissement précis des faits, leur interprétation comme « un révélateur du fonctionnement d’un système qui, dans certaines conditions, est de nature à produire ce type d’événement », et enfin l’idée que « le massacre peut faire l’objet de comparaisons », même si « l’on ne peut comparer ce qui se passa à Guelma qu’aux événements de Sétif, de façon à montrer que, si des violences se produisirent au même moment, elles relevèrent de deux natures distinctes ».
Quelques éléments de la démonstration, parmi beaucoup d’autres, méritent une attention plus particulière. Jean-Pierre Peyroulou, comme Jean-Louis Planche, ne mentionne pas le projet d’insurrection signalé par Mohammed Harbi et Annie Rey-Goldzeiguer, et il minimise l’importance de l’ordre de soulèvement donné et annulé par le PPA après le 8 mai : « Nous ne pensons pas que les déclarations de certains nationalistes sur l’existence d’un ordre du PPA attestent de l’organisation d’un plan insurrectionnel. Le PPA n’avait aucun moyen militaire. Il était en grande partie décimé avant et après le 8 mai 1945. Et là où le PPA était réellement maître de la situation comme à Philippeville, El-Arrouch ou Oued-Zenati, il n’y eut aucune confrontation meurtrière. Enfin, l’existence d’un ordre insurrectionnel et d’un contrordre n’est guère crédible [29] ». On pourrait contester ce jugement en citant les Mémoires de Hocine Aït-Ahmed [30], qui raconte les préparatifs de cette insurrection en Kabylie, mais il est vrai que l’échec final de l’évasion de Messali ne plaide pas pour l’existence d’un plan sérieux.
D’autre part, Jean-Pierre Peyroulou discute les tentatives d’établir « l’impossible bilan » de la répression avec une louable prudence. Il mentionne les rapports britanniques et américains retrouvés par la journaliste Yasmina Adi [31], dont certains avaient déjà été cités avec incrédulité par Francine Dessaigne [32], et qui démontrent la rapide escalade des estimations du nombre de victimes jugées vraisemblables en dehors des milieux officiels. Mais il refuse de les considérer comme probants par eux-mêmes, en tirant argument du nombre de 8.000 morts attribué à la région de Taher (lieu de naissance de Ferhat Abbas), dont il n’a plus jamais été question ensuite : « ce décompte, qui établit plus du double de morts à Taher-Texenna qu’à Sétif-Kherrata (3.000), pourtant réputé comme la principale région de massacres, doit donc être pris avec tout autant de prudence que les autres bilans » [33]. Cependant, il estime pouvoir estimer celui des morts dans la région de Guelma entre 646 (nombre fondé sur les plaintes des familles de « disparus », les commissions rogatoires et les enquêtes de police) et 2.000, estimation maximale donnée par Marcel Reggui [34]. Enfin, on remarque avec intérêt que la justice militaire avait commencé d’enquêter sur les meurtres et les disparitions reprochés à la milice d’Achiary, mais que son enquête fut interrompue par la loi d’amnistie votée par l’Assemblée constituante le 1er mars 1946. A lire ce passage, on se demande si cette perspective ne serait pas l’explication du suicide du procureur militaire, le colonel Halpert, juste après une discussion avec le ministre de l’Intérieur André Le Trocquer, le 15 février 1946 [35].
Vétillard, Roger, Sétif, mai 1945, massacres en Algérie, Versailles, Editions de Paris, 2008, 589 p, ISBN 978-2-85162-213-6, 39 euros, préface de G. Pervillé [36].
L’auteur, médecin à Toulouse, né en 1944 à Sétif, et y ayant vécu jusqu’en 1962, a réussi à dépasser le projet d’une réhabilitation mémorielle de son groupe de naissance, dans lequel s’étaient enfermés Francine Dessaigne et surtout Maurice Villard [37]. Il a utilisé de très nombreuses sources provenant des deux côtés, et repris contact avec de nombreux Algériens qui lui ont fourni une grande quantité d’informations nouvelles [38]. Souhaitons que ce début de décloisonnement des mémoires et des recherches se poursuive. En tout cas, la confrontation de plusieurs recherches historiques sur le même sujet n’a rien de superflu : elle est très utile pour stimuler la réflexion de tous et lancer les chercheurs sur de nouvelles pistes.
Guy Pervillé.
[1] « Le 8 mai 1945 au Maghreb », in 8 mai 1945, la victoire en Europe, s. dir ; Maurice Vaïsse, Lyon, La Manufacture, 1985, pp. 337-363.
[2] Aux origines de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 7.
[3] Op. cit., p. 10.
[4] On regrette cependant que les sources ne mentionnent pas les documents très riches aux archives d’Aix-en- Provence sur la politique des réformes musulmanes de 1944, et que la bibliographie oublie le livre important de Francine Dessaigne, La paix pour dix ans, Sétif, Guelma, mai 1945, Editions Jacques Gandini, 1990.
[5] « Le 8 mai 1945 au Maghreb », dans 8 mai 1945, la victoire en Europe, s.dir. Maurice Vaïsse, Lyon, La Manufacture, 1985, p. 361, note 14.
[6] Aux origines du FLN, le populisme révolutionnaire en Algérie, Paris, Christian Bourgois, 1975, pp. 21 et 110-111 et 178 (note 68).
[7] Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit., p. 238.
[8] Op. cit., p. 12.
[9] Ibid.
[10] Op. cit., p ; 305.
[11] Dans Algéries, de retour en retour, Le Seuil, 1991, p.10, il rappelle cet épisode sans citer les propos en question, mais il les a cités ailleurs, notamment devant Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les porteurs de valises, Paris, Albin Michel, 1979, p. 30.
[12] Le 2 mai 1989, Francis Jeanson a attribué ces propos au sous-préfet de Guelma : « Regardez, Monsieur Jeanson, c’était là-bas. Ils nous ont fait des misères, mais on les a eus. Mille pour un, Monsieur Jeanson, mille pour un ! » Cité dans le livre de Martin Evans, Mémoires de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2007, préface de Gilbert Meynier, p. 138.
[13] Présentation de Gilbert Meynier au tome premier des œuvres de Charles-Robert Ageron, Saint-Denis, Bouchène, 2005, p. XIII. Membre du jury de la thèse de Boucif Mekhaled en 1989, avec Jean-Charles Jauffret, je confirme ce qu’en dit Gilbert Meynier.
[14] « Trop de mémoire, trop d’oubli... » entretien de Claude Liauzu avec Sophie Ernst sur le site Communautarisme.net en décembre 2005.
[15] Voir son article « Violence et nationalisme en Algérie, 1942-1945 », dans Les Temps modernes, n° 590, octobre-novembre 1996 (p. 133), et sa communication sur « La répression civile du soulèvement nord-constantinois, mai-juin 1945 », dans les actes du colloque La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Paris, Société française d’histoire d’Outre-mer, 2000, p. 127.
[16] L’Afrique du Nord en marche, nationalismes musulmans et souveraineté française, Paris, réédition Julliard 1972, p. 264.
[17] « Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et d’histoire », Nanterre, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39, juillet-décembre 1995, pp 52-56. Voir aussi, du même auteur, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, Paris, PUF, 1979, pp. 572-587, et « Les troubles du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ? », XXème siècle, revue d’histoire, n° 4, octobre 1984, pp. 23-38.
[18] Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951, Alger, SNED, 1980 et 1981, pp. 695-734. Ses révélations sur le CARNA et sur l’action du PPA clandestin sont complétées par l’article de Chawki Mostefaï, « Lettre à Mohammed Lamine Debaghine » (l’ancien chef du PPA clandestin, qui s’est enfermé dans le silence), parue dans El Watan, sur le site http://www.elwatan.com/print.php3 ?id_article=8089 (imprimé le 10/12/2004), et par Awal, Cahiers d’études berbères, n° spécial « Hommage à Mouloud Mammeri », 1990.
[19] La guerre d’Algérie, s.dir. Henri Alleg, Paris, Temps actuels, 1981, t. 1, pp. 261-262.
[20] Celui-ci a proposé depuis longtemps des estimations très élevées. Dans son éditorial de la revue Parcours, n° 11, décembre 1989, il avait écrit : « Le général Tubert (...) put évaluer le nombre des morts de la répression à 15.000 pour le moins. Nous sommes en mesure aujourd’hui de préciser ce nombre, d’après les éléments établis par les renseignements généraux qui menèrent leur propre enquête : 25.000 (interviews de Michèle Barbier)."
[21] Planche, op.cit., p. 308.
[22] Ibid., p. 309.
[23] Les massacres de Guelma, op. cit., p. 76 et 79 (note 7).
[24] Op.cit., pp. 137-165.
[25] Il cite un exposé du gouverneur général parlant de 41 mechtas anéanties par l’aviation et la marine, en évaluant la population moyenne d’une mechta (hameau) à 1.000 habitants et en supposant que la moitié ont pu se sauver. JORF, débats de l’Assemblée consultative provisoire, p. 1382 colonne 1.
[26] Guelma 1945, op. cit., pp. 13 et 340-341.
[27] Facteur peu évoqué par Annie Rey-Goldzeiguer et par Jean-Louis Planche.
[28] Peyroulou, op. cit., pp. 203 et 341.
[29] Op. cit., p. 340.
[30] Mémoires d’un combattant, Paris, Sylvie Messinger, 1983, pp. 33-48.
[31] Yasmina Adi, L’autre huit mai 1945, film diffusé par France 2 le 8 mai 2008. Voir le site autre8mai1945@yahoo.fr.
[32] La paix pour dix ans, Sétif, Guelma, mai 1945, Editions Jacques Gandini, 1990., pp. 114-115.
[33] Peyroulou, op. cit., p. 199.
[34] Op. cit., pp. 201 et 343.
[35] Op. cit., pp. 263-269. Les raisons de ce suicide données sans preuve à l’époque sont citées par Roger Vétillard à la fin de son introduction, pp. 39-42.
[36] Ce livre a reçu en décembre 2008 le prix Robert Cornevin de l’Académie des sciences d’outre-mer, et doit être réédité.
[37] Auteur de La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, menace sur l’Algérie française, Amicale des hauts plateaux de Sétif, 1997.
[38] Par exemple, il semblerait que le premier tué signalé à Sétif, avant l’affrontement autour des drapeaux algériens, ait été un Français.