« Ce qui se passe en ce moment en Algérie par rapport à la Métropole et dans la Métropole par rapport à l’Algérie peut conduire à une crise nationale extrêmement grave. Mais aussi, ce peut être le début d’une sorte de résurrection. » Ainsi parlait Charles de Gaulle au début de sa conférence de presse du 19 mai 1958, dans laquelle il refusait de traiter de généraux factieux « des chefs qui n’ont été l’objet d’aucune sanction de la part des pouvoirs publics, lesquels, même, leur ont délégué toute l’autorité [1] ».
Quatre ans plus tard, le président de la Ve République les condamnait au contraire dans une frayeur rétrospective : « Quand, en 1958, nous prîmes l’affaire corps à corps, nous trouvions - qui a pu l’oublier - les pouvoirs de la République anéantis dans l’impuissance, une entreprise d’usurpation se constituant à Alger et sollicitée vers la métropole par l’effondrement de l’État, la nation placée tout à coup devant le spectre de la guerre civile. [2] » Ainsi, le général de Gaulle paraissait avoir inversé son jugement sur la légitimité du mouvement de « salut public » par lequel il avait été ramené au pouvoir, suivant qu’il avait trouvé en celui-ci un appui ou un obstacle.
Mais sur le fait que la désobéissance du pouvoir militaire au pouvoir civil était une illégalité regrettable à laquelle il convenait de mettre fin le plus vite possible, de Gaulle n’avait pas modifié son jugement du 19 mai 1958 : « Quant à l’armée, qui est normalement l’instrument de l’État, il convient qu’elle le demeure. Mais encore faut-il qu’il y ait un État [3] ». Dès sa première intervention dans la crise ouverte par le pronunciamiento militaire du 13 mai 1958 à Alger, le rétablissement de la légalité républicaine fut le leitmotiv de toutes ses déclarations. Et l’un de ses principes fondamentaux était bien le vieil adage latin : Cedant arma togae.
Depuis la fin désastreuse de la guerre d’Indochine, l’appel au soldat pour renverser la IVe République était l’objectif de maints comploteurs, civils ou militaires, d’extrême-droite ou gaullistes (ou les deux à la fois), dévoués à la cause de l’Algérie française ou l’utilisant comme un levier [4]. Pourtant, jusqu’à la veille du 13 mai 1958, les empiétements des chefs militaires sur les attributions normales des responsables politiques s’expliquaient moins par une volonté d’usurpation des premiers que par des concessions, voire des sollicitations des seconds, débordés par la situation de guerre révolutionnaire.
Depuis 1955, les pouvoirs civils (renforcés par l’état d’urgence en avril 1955, puis par les pouvoirs spéciaux en mars 1956) avaient été souvent délégués à des chefs militaires dans des régions particulièrement troublées par la « subversion » : le général Parlange dans les Aurès-Nementchas en mai 1955, le général Olié en Kabylie en mars 1956, et surtout le général Massu, investi des pouvoirs de police dans le département d’Alger le 7 janvier 1957 pour gagner la « bataille d’Alger », qui en avait fait l’idole des Algérois européens.
Depuis l’interception de l’avion marocain transportant les chefs de la délégation extérieure du FLN vers Tunis le 22 octobre 1956 (décision militaire couverte par le ministre résident Robert Lacoste et par le secrétaire d’État aux forces armées, Max Lejeune, mais désapprouvée par le président du Conseil Guy Mollet et par le président de la République René Coty), les responsables politiques avaient jugé bon de consulter les chefs militaires sur les conditions politiques d’un cessez-le-feu. Ainsi, interrogé par le ministre résident Robert Lacoste le 17 septembre 1957, le commandant en chef en Algérie, Raoul Salan, avait répondu : « Avant même que soient envisagées toutes discussions relatives aux conditions techniques d’un cessez-le-feu, les rebelles devront accepter définitivement la "citoyenneté française" sans que jamais dans l’avenir puisse être mise en doute l’intégration de l’Algérie à la France. [5] » De même, après la chute du gouvernement de Félix Gaillard le 15 avril 1958, le président du Conseil désigné, René Pleven, convoqua le général Salan à Paris pour connaître son avis sur le cessez-le-feu et sur l’avenir de l’Algérie ; il lui demanda de lui laisser un mémorandum écrit, dans lequel était proclamé : « La France réaffirme à la face du monde qu’elle n’acceptera jamais de voir l’Algérie cesser de faire partie intégrante de la France. [6] » Le 9 mai, après la désignation de Pierre Pflimlin et le départ d’Alger de Robert Lacoste, le commandant en chef rappela ce mémorandum dans un télégramme au chef d’État-major général Ély, lui demandant de bien vouloir attirer l’attention du président de la République sur l’angoisse de l’armée devant la perspective d’un abandon de l’Algérie, « que seul un gouvernement décidé à maintenir notre drapeau en Algérie peut effacer [7] ». Enfin le 12 mai à Alger devant un envoyé du président du Conseil désigné, le général Salan déclara que les intentions énoncées par M. Pflimlin ne pouvaient être acceptées « ni par la population ni par l’armée : pour éviter le désordre, je suggère que M. Pflimlin se retire et qu’un gouvernement de salut public soit constitué avec à sa tête le général de Gaulle, seul garant pour nous de l’unité française ! » [8].
Ainsi sollicité par les responsables politiques, le général Salan avait commencé à sortir du cadre traditionnel de la discipline militaire. Et c’est encore avec l’autorisation du président du Conseil démissionnaire Félix Gaillard, confirmée ensuite par le président du Conseil nouvellement investi, Pierre Pflimlin, qu’il assuma provisoirement les pouvoirs civils et militaires dans la nuit du 13 au 14 mai 1958 [9].
Mais entre-temps, il est vrai, s’étaient produites des violations caractérisées de la légalité républicaine. La manifestation patriotique d’hommage aux trois soldats français fusillés en Tunisie par le FLN, décidée le 9 mai à la demande du général Salan pour avoir lieu le 13, jour du débat d’investiture du gouvernement Pflimlin à l’Assemblée nationale, avait été détournée en occupation du siège du gouvernement général, conformément à la décision du « Comité des Sept », animé par Pierre Lagaillarde, dont le général Salan avait été informé vers midi [10]. Le service d’ordre, composé de CRS renforcés par des régiments de parachutistes (le 3e RPC de Trinquier et le 6e de Romain-Desfossés), n’avait pas pu ou pas voulu empêcher la prise d’assaut du « GG ». Pour rétablir l’ordre, avec l’accord du général Salan, le général Massu avait accepté de constituer un Comité de salut public associant sous sa présidence des militaires et des civils, qui avait aussitôt réclamé par un télégramme au président de la République « la création d’un gouvernement de salut public, seul capable de conserver l’Algérie partie intégrante de la métropole [11] », puis adressé un appel au général de Gaulle « pour qu’il prenne en main la destinée de la patrie [12] ». Mais le 14 mai à 2h45, l’annonce de l’investiture du gouvernement Pflimlin vint sceller la rupture entre Alger et Paris. Le Comité de salut public refusa de reconnaître le « gouvernement d’abandon » et renouvela son appel au général de Gaulle [13]. Et le général Salan annonça : « Ayant la mission de vous protéger, je prends provisoirement en main la destinée de l’Algérie française [14]. »
Paradoxalement confirmé dans ses pouvoirs civils et militaires par le nouveau gouvernement, le général Salan continua de communiquer avec celui-ci pour justifier son action par le souci de maintenir l’ordre, l’unité nationale et la légalité, tout en couvrant l’action des comités de salut public. Pas à pas, il franchit le Rubicon sans rompre ouvertement avec les autorités légales de Paris. Il remplaça par des généraux les préfets qui refusaient de lui obéir et de coopérer avec les CSP, et les plaça en résidence surveillée pour assurer leur sécurité [15]. Le soir du 14 mai, il refusa de transmettre à ses subordonnés un télégramme du président de la République rappelant l’armée à son devoir d’obéissance au gouvernement légal. Le matin du 15 mai, après avoir consulté par téléphone ses amis de Paris et conféré avec le CSP d’ Alger, il adressa au président de la République, au président du Conseil et au ministre de la Défense nationale un télégramme, affirmant qu’il avait jusqu’ici réussi à maintenir l’ordre, que la population de souche française, soutenue par la population musulmane unanime, ne s’était pas dressée contre les institutions républicaines, et adjurant les responsables de « constituer d’extrême urgence un gouvernement de large union nationale ». Le texte indiquait enfin que « le vœu profond des populations françaises et musulmanes s’oriente vers le général de Gaulle ». Ensuite, du balcon du gouvernement général, s’adressant à la foule algéroise, il s’écria : « Vive la France ! Vive l’Algérie française ! », puis, sous la suggestion du gaulliste Léon Delbecque : « Vive le général de Gaulle [16] ! » À 17h30, la réponse du Général fit entrer la crise dans une nouvelle étape, décisive.
Bien qu’il ait encore hésité le 17 mai à provoquer le courroux de Pierre Pflimlin en accueillant à Alger Jacques Soustelle, le général Salan s’orienta désormais vers des initiatives plus audacieuses. Dès le 18 mai, le commandant Vitasse et le capitaine Lamouliatte furent envoyés en métropole pour préparer une intervention militaire appuyée par des troupes d’Algérie [17]. Le 23 mai, leur rapport servit à mettre au point un plan baptisé « Résurrection » (d’après l’expression employée par le général de Gaulle dans sa conférence de presse du 19 mai). Du 24 au 26 mai, une équipe conduite par le député Pascal Arrighi, rejoint par Léon Delbecque et par le colonel Thomazo, s’empara de la Corse avec l’aide du 1er bataillon de choc de Calvi. Le 26, le général Salan écrivit au général de Gaulle pour lui rendre compte de la situation en Algérie et pour l’adjurer de « hâter les décisions indispensables » en prenant en main la patrie [18] ; le lendemain il adjura le président de la République et le président du Conseil de recourir à l’arbitrage du général de Gaulle. D’abord sceptique sur le plan « Résurrection » préparé par l’État-major de la 10e DP, le général Salan le fit compléter par le général Jouhaud (chef de l’aviation), afin d’avoir en main « un outil acceptable » pour faire pression sur le Gouvernement [19].
Le général de Gaulle savait depuis le 5 mai que le président de la République René Coty envisageait de faire appel à lui en dernier recours. Il avait été invité à sortir de son long silence par un éditorial du directeur de L Écho d’Alger, Alain de Sérigny, dès le 11 mai : « Parlez ! Parlez vite, mon général ! Vos paroles seront des actions ! » Le 15 mai, il avait enfin répondu aux sollicitations d’Alger par un bref communiqué où il se déclarait « prêt à assumer les pouvoirs de la République [20] ». Le 19 mai, dans une conférence de presse convoquée deux jours plus tôt, il avait précisé ce qu’il entendait par-là (« les pouvoirs de la République, quand on les assume, ce ne peut être que ceux qu’elle a elle-même délégués »), refusé de condamner le mouvement d’Alger, et de dévoiler les conclusions de « l’arbitrage » qu’il envisageait d’exercer au de l’Algérie, et enfin ridiculisé ceux qui le soupçonnaient de vouloir « à 67 ans, commencer une carrière de dictateur ». Se présentant comme un homme seul, « qui n’appartient à personne et qui appartient à tout le monde », il se proposait pour « être utile encore une fois directement à la France [...] si le peuple le veut, comme dans la précédente grande crise nationale, à la tête du gouvernement de la République française [21] ». Sa tactique consistait a retourner dans son village pour s’y tenir à la disposition du pays, en affectant d’ignorer ce que ses plus fidèles partisans tramaient en son nom.
Dès le 18 mai, Michel Debré avait été informé du futur plan « Résurrection » par le général de Beaufort. Soucieux de ne pas décourager ceux qui faisaient pression pour un changement de régime, mais aussi d’éviter « la mort de la République sous les coups des militaires », il fit transmettre à Jacques Soustelle ce message : « L’action de l’armée en métropole doit être limitée à trois hypothèses : refus des partis politiques de faire appel au général de Gaulle, menace de prise du pouvoir par les communistes ou troubles qui peuvent déboucher sur une guerre civile. » À ses amis il répéta : « Notre succès est lié à la peur. Il faut maintenir cette peur jusqu’à la dernière minute [22]. » Le capitaine Lamouliatte et le commandant Vitasse rencontrèrent plusieurs fois Jacques Foccart ; selon son témoignage postérieur, celui-ci les aurait mis en garde contre la réaction du Général, « hostile à tout mouvement militaire » : « Dites-vous bien que si vous faites un débarquement, vous n’aurez pas de Gaulle avec vous. Vous pourrez aller le chercher à Colombey, il ne viendra pas, et ce sera la guerre civile [23]. » En effet, dans son entrevue secrète de la nuit du 26 au 27 mai avec Pierre Pflimlin, le Général aurait maintenu la même position : « De Gaulle lui avait dit avec insistance qu’il était le seul à pouvoir prévenir la guerre civile en prenant le pouvoir, mais qu’il se refusait à « revenir aux affaires » à l’occasion d’un coup de force militaire : s’il a lieu, je me retirerai dans mon village ; je ne reprendrai pas le pouvoir dans un tumulte de généraux [24]. » Pourtant, il refusait encore de condamner la « rébellion » en Algérie et son extension en Corse [25], ce dont Pierre Pflimlin faisait un préalable à la poursuite des discussions avec le Général.
Brusquement, le 27 mai en début d’après-midi, le général de Gaulle annonça par un communiqué : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain » ; il désapprouva formellement « toute action, de quelque côté qu’elle vienne, qui met[te] en cause l’ordre public », et ordonna aux forces présentes en Algérie de rester « exemplaires sous les ordres de leurs chefs », auxquels il exprimait sa confiance et son intention de « prendre incessamment contact avec eux [26] ». Ce qu’il fit peu après, en demandant par un télégramme au général Salan l’envoi d’un « mandataire militaire ». Cette initiative hardie - choquante pour Pierre Pflimlin - visait à empêcher un déclenchement immédiat du plan « Résurrection », dont le commandant Vitasse venait de menacer l’état-major gaulliste [27]. Tout en semblant prendre ses distances avec le coup de force en préparation, de Gaulle en prenait le contrôle, sinon la direction effective.
Le 28 mai, après un vote presque unanimement hostile du groupe parlementaire SFIO et la démission de Pierre Pflimlin, suivie par une manifestation de Front populaire à Paris, de Gaulle reçut à Colombey le général Dulac, envoyé par Salan. Le Général posa la grande question : « Ils ne veulent pas de De Gaulle, que faites-vous ? » Informé du plan « Résurrection », dont il jugea les moyens insuffisants, il ajouta : « Je ne veux pas apparaître tout de suite dans les fourgons de l’armée ! Je veux demeurer l’arbitre. Il est immensément préférable que j’obtienne le pouvoir légalement. Une fois en place, je forme mon gouvernement, je me fais donner les pleins pouvoirs et je balaie le système. Il faut en finir cette semaine ! [28] »
Le général Dulac rapporta à Alger l’impression que le Général était « inquiet et acquis en dernière mesure à la réalisation de "Résurrection" ». Dans la nuit du 28 au 29, de Gaulle rencontra secrètement les présidents des deux assemblées, Gaston Monnerville et André Le Troquer, et se heurta à une très vive opposition du second sur les conditions de son retour au pouvoir. Le matin du 29, selon plusieurs témoignages concordants - mais démentis par les acteurs gaullistes - Olivier Guichard aurait téléphoné au général Salan [29] (« Nos affaires vont mal ! à vous de jouer maintenant. Tenez-vous prêts »), et Pierre Lefranc aurait téléphoné de Paris à Colombey, à la demande du général Nicot, pour se faire confirmer « l’accord complet » du général de Gaulle. Vers 15 heures, un télégramme du commandant Vitasse à ses chefs d’Alger annonça : « Grand Charles est entièrement d’accord » et : « Votre venue est attendue le vendredi 30 mai à partir de 2h30 [30]. » L’État-major de l’aviation fit décoller deux escadres de Paris vers le Sud-Ouest.
Mais, avant que le général Salan ait pu prendre la décision irrévocable, le président de la République annonça par un message au Parlement sa décision de faire appel au « plus illustre des Français », et de démissionner si ce dernier n’obtenait pas l’investiture. Puis il invita le général de Gaulle à conférer avec lui sur la procédure exceptionnelle de son retour. Celui-ci partit de Colombey à 16 heures et arriva à l’Élysée à 19h30. Entre-temps, le commandant Vitasse envoya un nouveau télégramme à Alger : « Président de la République recevant Grand Charles, opération prévue est reportée [31]. » Le contre-ordre toucha lentement les différents groupes de comploteurs militaires et civils. Le dispositif de « Résurrection » resta prêt à l’emploi jusqu’au 3 juin ; il ne fut pas nécessaire de le déclencher, sans doute au grand soulagement du général de Gaulle, qui déclara à Léon Delbecque : « Vous avez évité l’irréparable, la guerre civile [...] Pas une goutte de sang ! La France vous doit beaucoup à Massu et à vous [32] ». Puis il ajouta : « Mais avouez que j’ai bien joué aussi ! »
Dès la présentation de son gouvernement et de son programme à l’Assemblée nationale, le 1er juin, le général de Gaulle manifesta qu’il ne voulait pas être l’otage d’un coup d’État militaire [33], par la présence de Pierre Pflimlin et de Guy Mollet comme ministres d’État, et par l’absence d’un engagement formel sur l’intégration de l’Algérie à la France. À l’aube du 2 juin, le général Miquel, coordinateur du plan « Résurrection » en métropole, vint à Alger réclamer son déclenchement au général Salan, qui le lui refusa pour ne pas être un « fauteur de guerre civile [34] ». Le même jour, le général de Gaulle annonça au général Salan sa venue à Alger le 4 juin, puis le convoqua à Paris pour le 3. Le nouveau chef du gouvernement s’enquit de l’autorité du général Salan sur les militaires et les civils, le complimenta pour son action, s’informa sur la signification de l’intégration, et annonça son intention de venir à avec plusieurs ministres. Le général Salan le supplia de ne pas emmener Pierre Pflimlin, sans succès dans l’immédiat [35].
Le 4 juin à Alger, Charles de Gaulle réussit magistralement son examen de passage, équivalent d’une seconde investiture. Le général Massu lui présenta le Comité de salut public de l’Algérie et du Sahara, et conclut par le vœu respectueux (reprenant la motion n° 19 du Comité) de voir le nouveau chef de gouvernement « se prononcer sur l’intégration de tous les habitants de l’Algérie et du Sahara à la nation française », « éliminer les séquelles du "système" et ses hommes définitivement déconsidérés aux yeux de toute la population », et « reconnaître les comités de Salut public comme les supports de [son] action et comme l’armature civique nécessaire au pays ». De Gaulle éluda habilement tout engagement, en félicitant le Comité d’avoir été à la fois « le torrent et la digue, source d’énergie, et d’énergie disciplinée », il annonça enfin qu’il serait son propre ministre de l’Algérie, qu’il déléguerait ses pouvoirs au général Salan, et que son « ami » Jacques Soustelle serait bientôt chargé des hautes fonctions qu’il méritait [36]... À 19 heures, du balcon du gouvernement général, il capta l’adhésion de la marée humaine massée sur le forum par cette phrase inspirée : « Je vous ai compris » ; et il en profita pour attribuer au mouvement du 13 mai les buts qu’il voulait lui assigner (la rénovation et la fraternité) sans employer explicitement le mot intégration [37]. Après ce discours triomphal, il réprimanda le général Massu pour avoir laissé enfermer dans un bureau ses deux ministres, Jacquinot et Lejeune, afin qu’ils ne paraissent pas au balcon avec lui [38].
De Gaulle n’avait pas dissipé toutes les inquiétudes. Le lendemain, pendant sa tournée dans le Constantinois, un tract fut diffusé à Alger appelant à manifester pour exiger « la démission de tous les ministres » et « la fin du système », alors que Léon Delbecque déclarait sur une radio périphérique la volonté du CSP d’aller jusqu’au bout de son action. De Gaulle répondit le 6 juin à Oran, en rappelant aux membres du CSP qu’il ne leur appartenait pas de se substituer aux autorités, mais qu’ils avaient un rôle à jouer « par un travail d’intégration des âmes [39] » ; enfin, à Mostaganem, il conclut son dernier discours en s’écriant : « Vive l’Algérie française [40] », afin de dissiper les derniers doutes sur ses intentions. À l’issue de ce voyage, il nomma le général Salan délégué général du gouvernement et le chargea de « maintenir et éventuellement rétablir l’exercice de l’autorité régulière ». Il lui rappela peu après sa mission en lui reprochant d’avoir transmis et approuvé une « motion péremptoire » du CSP réclamant « la disparition des partis politiques [41] ». Ainsi, de Gaulle n’avait reconnu l’état de fait établi en Algérie que provisoirement. Il comptait sur les militaires pour rétablir l’ordre aussitôt que possible ; il attendait d’eux qu’ils demeurent disciplinés et qu’ils ne prétendent pas lui dicter sa politique [42].
Cependant, il poussa l’armée à s’engager à fond dans la bataille du référendum, pour faire voter massivement « oui », contre les ordres et les menaces du FLN. La propagande militaire présenta le « oui » comme un « oui » à la France et à la politique d’intégration. De l’allocution prononcée le 29 avril à la radio d’Alger par le chef du gouvernement, elle retint la formule « depuis Dunkerque jusqu’à Tamanrasset », en négligeant des phrases plus nuancées : « Quelle que puisse être l’idée que se fassent les uns et les autres de ce vers quoi devrait tendre le statut de leur pays une fois la paix revenue [...], répondre "oui" [...], cela voudra dire, tout au moins que l’on veut se comporter comme un Français à part entière, et que l’on croit que l’évolution général de l’Algérie doit s’accomplir dans le cadre français [43]. » Recevant le général Dulac à Paris peu avant le vote, de Gaulle lui dit : « Je n’aurais pas voulu que vous donniez au référendum une signification plus étendue qu’un acte de confiance en la France et en ma personne pour trouver la solution et régler le problème : la surenchère sur l’intégration est regrettable [44] ».
Aussitôt après la victoire du référendum, le général de Gaulle revint en Algérie pour en tirer les leçons, du 2 au 3 octobre. Dans ses discours de Tiaret et de Constantine, il tourna la page de l’intégration en employant des formules nouvelles : « Vive l’Algérie avec la France ! Vive l’Algérie et vive la France ! » Le général Salan commença de s’inquiéter. Charles de Gaulle, comptant être en janvier prochain président de la Ve République, lui avait annoncé ses intentions : « Revenir au plus tôt à la légalité républicaine et, partant, à la séparation des pouvoirs. Le régime actuel de l’Algérie, que j’ai accepté dans ses débuts, ne peut se perpétuer. Les officiers ne peuvent se laisser absorber par des tâches administratives ni demeurer dans le Comité de salut public [45]. » Le général Salan déclina l’offre d’un poste d’ambassadeur à Tokyo, il accepta celui d’inspecteur général de la Défense nationale, mais demanda à rester en Algérie jusqu’en décembre, pour gagner la bataille des élections législatives.
La remise en ordre commença le 13 octobre, avec le départ pour Paris du général Jouhaud (chef de l’aviation et adjoint opérationnel du commandant en chef) promu chef d’État-major de l’armée de l’air, et remplacé à Alger par le général Challe. Le même jour, le délégué général Salan reçut des instructions pour la préparation des élections législatives en Algérie, qui prescrivaient le retrait sans délai des militaires de toutes les organisations revêtant un caractère politique (telles que les CSP) : « Quelles que soient les raisons qui, dans les circonstances qu’a traversées l’Algérie depuis le mois de mai, ont pu exceptionnellement motiver leur participation, rien ne saurait plus désormais justifier leur appartenance à de telles formations [46] ». Malgré leurs inquiétudes, le général Salan et le général Massu obéirent sans délai. Ils s’opposèrent à la décision de membres civils du CSP qui avaient appelé à la grève générale et à une manifestation le 16 octobre, « contre les partis politiques qui veulent liquider l’Algérie », « pour exiger le retour des militaires aux CSP et pour empêcher le retrait du pouvoir civil aux militaires [47] ». Ce fut, de fait, la dissolution du CSP.
Le général Salan, le général Massu, et tous les autres généraux qui exerçaient encore la fonction de préfet n’en jouèrent pas moins un rôle politique dans la constitution des listes de candidats européens et musulmans aux élections législatives, concurremment avec le cabinet du président du Conseil et avec son secrétaire général aux affaires algériennes [48]. Après ces élections, organisées du 28 au 30 novembre en Algérie, où tous les élus se réclamaient de l’intégration, de Gaulle revint une dernière fois à Alger conférer avec le général Salan. Ce dernier fut nommé le 12 décembre inspecteur général de la Défense nationale, avec effet le 19, et remplacé dans ses fonctions à Alger par deux hommes : le délégué général Paul Delouvrier, et le commandant en chef interarmées Maurice Challe.
Ainsi, deux jours avant l’élection du général de Gaulle à la présidence de la Ve République, la légalité républicaine semblait rétablie en Algérie. Pourtant, il s’en fallait de beaucoup que les rapports entre les autorités civiles et militaires fussent redevenus normaux. C’est seulement après le rappel du général Massu (dernier grand acteur du 13 mai resté en place) et la semaine des barricades (24 janvier-1er février 1960) que le décret du 20 février 1960 proclama le rétablissement de la suprématie des autorités civiles (« la hiérarchie civile est restaurée dans ses attributions normales ; les préfets et sous-préfets exercent, en principe, pleinement l’ensemble des attributions qui leur sont normalement dévolues, y compris l’ordre public et la police »), en admettant une exception à ce principe (« Toutefois, l’autorité militaire reste sur toute l’étendue de l’Algérie chargée du maintien de l’ordre public [49] »). En réalité, cette exception resta la règle jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. En effet, les autorités civiles aussi bien que les militaires étaient également convaincues de la nécessité de l’ « unité de commandement » face à un adversaire qui l’avait toujours pratiquée dans son organisation politico-militaire [50].
[1] Charles de Gaulle, Discours et messages, t. III, Paris, Plon, 1970, pp. 4-10.
[2] Allocution du 8 juin 1962, de Gaulle, op. cit., p. 421.
[3] De Gaulle, op. cit., p. 8.
[4] Sur les nombreux complots ayant abouti au 13 mai 1958, cf. le dernier ouvrage publié : Christophe Nick, Résurrection, Naissance de la Ve République, un coup d’État démocratique, Paris, Fayard, 1998, 835 p.
[5] Raoul Salan, Mémoires, t. III, Paris, Presses de la Cité, 1972, pp. 228-229.
[6] Ibid., p. 275.
[7] Ibid., pp. 285-286 (Initiative suggérée par Léon Delbecque au général Allard selon C. Nick, op. cit., p. 356).
[8] Ibid., p. 289.
[9] Ibid., pp. 295-299.
[10] Ibid., p. 291.
[11] Jacques Massu, Le Torrent et la Digue, Paris, Plon, 1972, p. 49.
[12] Ibid., pp. 51-52.
[13] Ibid., p. 53.
[14] Ibid., p. 297.
[15] Ibid., p. 319.
[16] Ibid., pp. 309-311.
[17] Envoi de troupes « en cas de troubles », demandées dès le 11 mai par le général Ély, chef d’état-major des armées, au général Salan (Salan, op. cit., p. 288).
[18] Ibid., pp. 338-340.
[19] Ibid., pp. 346-347.
[20] De Gaulle, op. cit., p. 3.
[21] Ibid., pp. 4-10.
[22] Michel Debré, Mémoires, t. II, pp. 308-309.
[23] Foccart parle, Entretiens avec Philippe Gaillard, t. I, Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1995, pp. 140-142.
[24] Récit de Pierre Pflimlin transcrit par Michel Poniatowski, cité par Christophe Nick, op. cit., p. 650.
[25] Épisode dont l’origine, très obscure, pourrait être attribué à de Gaulle selon Christophe Nick, Ibid., pp. 607-650.
[26] De Gaulle, op. cit., p. XI.
[27] À la suite d’une tentative des chefs d’état-major des trois armes de prendre à leur compte le plan « Résurrection », selon Christophe Nick, op. cit., pp. 702-708.
[28] Salan, op. cit., p. 352. Cf. la version du général Dulac, citée par C. Nick, op. cit., p 71.
[29] Salan, op. cit., p. 354.
[30] Christophe Nick, op. cit., pp. 753-729, rectifie une erreur de date commise par le commandant Vitasse dans son rapport de mission, en s’appuyant sur le témoignage du général Jouhaud, destinataire du télégramme.
[31] Ibid., pp. 736-738.
[32] Ibid., p. 742.
[33] Mettant sur le même plan « Résurrection » et les manifestations de défense républicaine, il évoque « des mouvements en sens opposés renforçant d’heure en heure leur passion et leur action », et voit la France « menacée de dislocation et, peut-être, de guerre civile » (De Gaulle, op. cit., pp. 13-15).
[34] Salan, op. cit., p. 364.
[35] Salan, Ibid., pp. 367-368.
[36] Massu, op. cit., pp. 162-164.
[37] De Gaulle, op. cit., pp. 15-17.
[38] Massu, op. cit., p. 167.
[39] Ibid., pp. 170-174.
[40] Avec un temps d’arrêt après « Algérie », selon son gendre Alain de Boissieu, Pour servir le Général, Paris, Plon, 1982, p. 101.
[41] Massu, op. cit., p. 185.
[42] De Boissieu, op. cit., pp. 99-100.
[43] De Gaulle, op. cit., p. 39-41.
[44] Salan, Mémoires, t. IV, p. 136-137.
[45] Ibid., p. 125.
[46] Ibid., p. 144.
[47] Ibid., p. 147-148, et Massu, op. cit., pp. 228-236.
[48] Ibid., p. 165-172, et Massu, op. cit., pp. 245-249.
[49] Cité par Nicolas Kayanakis dans sa thèse : La Doctrine française de la guerre psychologique et la pacification de l’Algérie, Institut d’Études politiques de Paris, 1996, t. II, pp. 419-420.
[50] Le principe de la « primauté du politique sur le militaire », imposé par Abane au congrès de la Soummam, ne dura qu’un an ; le pouvoir au sein du FLN-ALN revint très vite aux colonels, chefs politico-militaires des wilayas.