A propos du film "Algérie, histoires à ne pas dire" (2008)

jeudi 17 avril 2008.
 
Pour mieux connaître le nouveau film de Jean-Pierre Lledo, voir sur son site internet : http://www.algeriehistoiresanepasdire.com/

Le nouveau film de Jean-Pierre Lledo, Algérie, histoires à ne pas dire, circule depuis quelques semaines dans des salles spécialisées, trop peu nombreuses à mon avis. Il suscite des réactions contrastées. Les uns sont gênés de ne pas retrouver ce qu’ils attendaient de la part d’un cinéaste issu d’une famille communiste algérienne. Les autres, dont je fais partie, sont au contraire enchantés de voir un tel cinéaste s’affranchir de tous les tabous officiels en Algérie et de ceux de sa famille idéologique, et mettre le doigt sur les limites de la liberté d’expression concernant des faits majeurs de l’histoire tragique de ce pays : « revenir tôt ou tard, de façon critique, sur l’histoire de nos pères, sans animosité mais aussi sans œillères, en cessant de voir la paille seulement dans l’œil de l’autre ».

On peut certes reprocher à Jean-Pierre Lledo une « absence d’analyse sur ce qui avait conduit à creuser le fossé entre les communautés », c’est-à-dire « ce qu’ont été les 132 ans de colonialisme et les 8 ans de guerre », lui rappeler que la guerre « ne se fait jamais en dentelle », étant donné que « chacun utilise les armes à sa disposition », et conclure que l’essentiel est « qu’il ne peut pas y avoir de paix s’il n’y a pas de justice » [1]. Mais on peut aussi répondre à cette objection que Jean-Pierre Lledo a déjà eu l’occasion d’exprimer le point de vue des communistes algériens - qui soutiennent les mêmes idées - dans son film de 1996 Lisette Vincent, une femme algérienne (militante communiste ayant quitté l’Algérie en 1970), puis dans son autre film de 2003 Un rêve algérien, où il accompagnait Henri Alleg pour aller retrouver en Algérie ses anciens camarades restés dans le pays.

Il y a sans doute des objections à faire à leur point de vue, mais la principale est rarement faite. En effet, les communistes algériens et français n’ont que trop tendance à discréditer eux-mêmes leur idéal d’une Algérie multi-confessionnelle et multi-ethnique - dont la composition du PCA fut la meilleure illustration - en s’alignant totalement sur la version des nationalistes algériens du FLN, c’est-à-dire en oubliant de critiquer certains actes gênants commis par ceux-ci et incompatibles avec leur propre idéal internationaliste, dans l’espoir qu’en retour les nationalistes oublieraient de dénoncer les nombreuses trahisons du droit du peuple algérien à disposer de lui-même qu’ils reprochent aux communistes. Ne serait-il pas à la fois plus courageux et plus honnête de la part de ces derniers d’assumer franchement le fait que leur parti a été le seul à rassembler des militants algériens de toutes origines et à rechercher inlassablement un programme politique susceptible de les unifier, au prix de variations qui ont dépassé celles de tout autre parti par leur ampleur et par leur rapidité ? [2]

Or, le plus grand mérite de Jean-Pierre Lledo a été de dépasser le point de vue limité de ses camarades de parti en tenant compte des événements douloureux des années 1990 qui l’ont, à son tour, chassé de son pays. Dans son troisième film, Algérie, mes fantômes (2004), il a donné la parole à des témoins rencontrés en France des exodes successifs causés par la guerre d’indépendance (« harkis », juifs et « pieds-noirs ») et par la guerre civile des années 1990, en reconnaissant implicitement que ce n’est par hasard si la même tragique histoire s’est répétée. Et dans ce quatrième film intitulé Algérie, histoires à ne pas dire, il va jusqu’au bout de la même logique en cherchant à découvrir en Algérie si les malheurs qui ont récemment frappé ce pays n’avaient pas des causes profondes et cachées remontant à sa glorieuse guerre de libération nationale. En effet, quelles que soient les responsabilités antérieures du colonialisme, celles-ci ne peuvent plus servir à éluder toute recherche de responsabilités appartenant en propre aux responsables de la guerre d’indépendance, près d’un demi-siècle après sa fin et plus d’un demi-siècle après son commencement.

Et c’est là que le bât blesse. Bien que le film de Jean-Pierre Lledo soit franco-algérien, il n’a pas réussi à obtenir l’autorisation de projection en Algérie du Ministère de la culture, et l’un des principaux personnages de la séance située à Constantine a demandé à ne plus apparaître, ce qui fait qu’on ne le voit plus que dans quelques images où son visage et celui de son fils sont dissimulés par des taches noires. Le fait de la censure n’en est que plus patent, et cette censure apparaît pour ce qu’elle est : une tentative de faire disparaître des faits gênants parce qu’ils démentent la prétendue vérité officielle [3]. En effet, la vérité officielle en Algérie accuse les Français d’avoir commis à plusieurs reprises, de 1830 à 1962, non seulement des actes de guerre injustes entachés de crimes injustifiables contre la résistance algérienne, mais une suite de « génocides » ou de « crimes contre l’humanité » comparables à l’extermination des juifs par les nazis. Or le film de Jean-Pierre Lledo remet les choses à leur place en rappelant que des crimes ont aussi été commis par des Algériens contre des Français (notamment les massacres du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, et ceux du 5 juillet 1962 à Oran), et en démontrant que les acteurs et témoins algériens, quel qu’ait pu être leur comportement à l’époque, s’en souvenaient très bien.

Et c’est là le plus grand mérite de ce film : prouver que même en Algérie, la vérité non-officielle est connue et peut être exhumée assez facilement alors qu’elle est censée ne pas exister. Il réalise de façon plus systématique la même opération salutaire qu’avait déjà réussie Benjamin Stora dans Les années algériennes en 1991, avec la séquence où les habitants de Mechta Casbah près de Melouza racontaient la vérité sur le massacre commis par le FLN-ALN en mai 1957 contre les habitants messalistes de ce village. Ce n’est d’ailleurs pas le seul aspect du film de Jean-Pierre Lledo, qui n’est pas non plus entièrement voué à exhumer des crimes cachés, mais c’en est un des plus importants. A travers des séquences très diverses, où des faits inavouables sont reconnus avec ou sans remords, il nous invite à exercer notre esprit critique sur des événements qui étaient largement mythifiés : « Au moment où dans mon pays et ailleurs, la juste « cause » autorise à tuer sans états d’âme (...) , j’aimerais surtout que ce film soit un appel à la non-violence, un appel à inventer de nouvelles manières de « changer les choses », une nouvelle éthique, une nouvelle pensée, dont le principe premier serait l’inviolabilité de la personne humaine, y compris celle de l’adversaire ».

Il en résulte un fait capital : le déplacement d’anciennes lignes de clivage que l’on croyait destinées à durer jusqu’au dernier souffle des derniers témoins de la guerre d’Algérie. Le fait est que la projection du film de Jean-Pierre Lledo a suscité la satisfaction, voir l’enthousiasme, de plus d’un « pied-noir » qui jusque-là restait hostile à tout point de vue d’un autre bord que le sien ; ce qui n’est pas pour autant une raison valable de l’accuser de trahison ! C’est plutôt la preuve qu’un grand reclassement des perspectives sur la guerre d’Algérie est possible, près d’un demi-siècle après les faits. Et cela permet d’espérer que les pénibles conflits de mémoire qui ont divisé même les historiens pourront être dépassés.

En effet, les historiens français ont eu trop tendance à croire qu’ils devaient "balayer devant leur porte", c’est-à-dire chercher à mettre au jour les fautes de leurs compatriotes, et laisser leurs collègues algériens faire de même de leur côté. Mais cette apparente symétrie n’était pas vraiment réalisée, dans la mesure où les historiens algériens n’étaient pas libres de contester ouvertement les dogmes officiels de leur Etat. De ce fait, les vaincus de la guerre d’Algérie persistaient dans leur impression que les prétendus historiens manquaient gravement à l’objectivité dont ils se réclamaient en évitant soigneusement certains sujets. Les historiens dont il s’agit croient sans doute que la disparition de la génération des dirigeants issus de la guerre d’indépendance mettra fin à la domination de la mémoire officielle sur l’histoire de l’Algérie, mais c’est un pari audacieux sur l’avenir que rien n’est venu confirmer jusqu’à présent, bien au contraire.

Et c’est justement le piège dont le film de Jean-Pierre Lledo nous permet de sortir. Il nous prouve que le seul clivage doit être entre ceux qui veulent dire toute la vérité et ceux qui ne le veulent pas, où qu’ils se trouvent. Et si les Algériens ne sont pas encore libres de tout dire, il nous appartient au moins à nous de tout dire, pour nous et pour eux.

Guy Pervillé

[1] Voir le commentaire critique de Jacques Cros, « Algérie, histoires à ne pas dire », sur son blog http://cessenon.centerblog.net/.

[2] Voir ma mise au point sur « Communisme, anticommunisme, et décolonisation », dans Communisme n° 62-63, 2ème et 3ème semestres 2000, pp. 115-135 (reproduit sur mon site).

[3] Disparition qui peut prendre la forme d’une récupération : j’ai pu constater dans une thèse de doctorat soutenue à Montpellier en 2004 que les photographies de cadavres d’enfants français massacrés par le FLN à la cité minière d’El Halia le 20 août 1955 étaient utilisées au Musée de l’Armée d’Alger pour illustrer les crimes du colonialisme.



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