Ce texte est une réponse à la prise de position publiée par LeMonde.fr du 5 mai 2010 :
Madame,
vous m’avez envoyé le texte, que vous avez contribué à rédiger, intitulé « Le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb : les guerres de mémoires sont de retour », et je dois vous en remercier. Mais je dois aussi vous dire très franchement quelle réaction il m’inspire : une réaction de profonde inquiétude, presque d’accablement. En effet, je suis convaincu que si le raisonnement qui le sous-tend est sincère, et donc respectable, il n’en est pas moins radicalement faux et dangereux.
A le lire, on apprend en effet que la liberté d’opinion et d’expression est menacée par une volonté de censure inadmissible venant de la part d’un membre de la majorité présidentielle, le député des Alpes maritimes Lionel Luca, qui veut faire interdire par le gouvernement l’expression de la vision du cinéaste Rachid Bouchareb sur l’insurrection de Sétif et sur les principaux événements de la guerre d’Algérie, notamment la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. Suivant les auteurs et signataires de votre texte, cette demande de censure est illégitime, à la fois parce que ce film est une œuvre libre, dont le réalisateur est à la fois algérien et français et dont les capitaux viennent en grande majorité de France, et seulement pour 20 % d’Algérie. Mais l’argument se renverse quand on se souvient que le film précédent du même auteur, Indigènes, avait oublié de montrer les Français d’Afrique du Nord mobilisés en masse de 1943 à 1945, lesquels avaient fourni à peu près autant de combattants à l’armée française que les dits « indigènes » (ce qui représente un taux de mobilisation presque dix fois plus fort) ; et surtout quand on prend connaissance du scénario de ce nouveau film [1] qui, contrairement au précédent (alors très fraîchement accueilli par Alger) paraît bien exprimer la mémoire algérienne officielle de ces événements à beaucoup plus de 20%... Il serait donc plus juste de dire, me semble-t-il, que Rachid Bouchareb a choisi de présenter son film comme algérien parce que ce film l’est effectivement. Bien entendu, cela n’autorise pas à mettre en doute la sincérité de l’auteur, mais cela permet de soupçonner la validité historique de sa vision, parce que l’Algérie, contrairement à la France, a une version officielle de sa guerre d’indépendance et qu’elle cherche à l’imposer aux Français. Ce qui autorise à se demander s’il est juste et raisonnable qu’un film algérien de propagande soit financé principalement par des capitaux français.
Or, votre texte compte parmi ses signataires des collègues historiens [2] que je connais depuis longtemps, et dont certains ont été appelés à voir le film. Voici donc le point de vue qu’ils expriment : « ceux d’entre nous qui ont été invités comme historiens à voir le film ont aussi des réserves précises sur certaines de ses évocations du contexte historique de la période. Mais le travail d’un réalisateur n’est pas celui d’un historien et n’a pas à être jugé par l’Etat. Personne n’a demandé à Francis Ford Coppola de raconter dans Apocalypse Now la guerre du Vietnam avec une précision "historique". L’évocation d’une page d’histoire tragique peut aussi bien passer par la fiction, avec ses inévitables raccourcis, que par les indispensables travaux des historiens ». J’attends donc de savoir en quoi consisteraient ces critiques s’ils voulaient bien me les faire connaître, mais d’après eux ce n’est pas un point important, puisqu’un cinéaste est plus proche d’un romancier que d’un historien. Et pourtant, ce film ne se présente pas comme une œuvre de pure fiction : il prétend exprimer sous une forme artistique une vérité historique globale, trop longtemps cachée en France, et c’est bien ainsi qu’il sera reçu par son public. Le problème est donc réel, et ne peut pas s’évacuer aussi facilement. D’autant moins que le devoir des historiens est de faire connaître la vérité historique, et de ne pas la laisser confondre avec une fiction, quels qu’en soient les auteurs.
Je pourrais peut-être me laisser convaincre, si ce film était le premier traitant de la guerre d’Algérie à poser ce genre de problèmes. Malheureusement, il n’en est rien. Permettez-moi de rappeler qu’il y a quinze ans déjà, le 10 mai 1995, un film documentaire intitulé Les massacres de Sétif, réalisé par Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, avait soulevé l’indignation de nombreux Français d’Algérie qui avaient vécu ces événements en mai 1945 et en avaient gardé des souvenirs nets et précis, dont il n’avait pas été tenu suffisamment compte. A leurs protestations, le président de la chaîne Arte, Jérôme Clément, avait habilement répondu : « croyez que je suis sensible aux critiques et rectifications que vous avez bien voulu formuler. Sans vouloir atténuer leur portée, je rappelle néanmoins qu’il s’agit d’un « documentaire de création » - et donc de l’expression de ses auteurs - et non pas d’une émission d’information avec débats contradictoires. Par ailleurs la mémoire, par nature sélective, a fait son œuvre durant les 50 ans écoulés » [3]. Mais n’était-ce pas une bonne raison de ne pas se contenter d’une seule mémoire, celle des Algériens restés dans leur pays et de leurs enfants nés en France, et de la croiser systématiquement avec celle de leurs anciens voisins « rapatriés » ? En tout cas, si la chaîne a de nouveau projeté ce film contesté, elle n’a jamais, à ma connaissance, réalisé sur ce sujet, ni un autre film exprimant l’autre mémoire, ni une synthèse visant délibérément à l’équilibre des sources et des interprétations.
Et c’est pourquoi il a déclenché une réaction en chaîne qui dure depuis quinze ans déjà et ne semble pas devoir s’arrêter de sitôt, ce que l’on a appelé la « guerre des mémoires ». Or cette guerre aurait dû, normalement, être évitée ou apaisée par l’intervention arbitrale des historiens. Permettez-moi encore de rappeler les faits suivants. En 1989, j’avais participé à l’un de mes premiers jurys de doctorat, celui de la thèse de l’historien algérien Boucif Mekhaled sur ce même sujet, soutenue à Paris. Tous les membres du jury avaient apprécié et récompensé sereinement ce travail méritoire et indiscutablement historique. Mais six ans plus tard, peu après le film diffusé sur Arte, j’ai été très surpris de voir publier une version très fortement condensée de cette thèse, avec une double préface de Mehdi Lallaoui et de mon collègue Jean-Charles Jauffret (lui aussi membre du jury de cette thèse) [4]. Et un peu plus tard encore de voir, dans les actes d’un colloque auquel j’avais participé du 11 au 13 mai 1995, le même Jean-Charles Jauffret juger très sévèrement le film réalisé par Mehdi Lallaoui : « Un très bel exemple de désinformation vient d’être donné, le 10 mai 1995, par une émission d’Arte, consacrée à l’insurrection du Constantinois en 1945. La version officielle du FLN a été reconduite, sans aucune référence sérieuse ou non-tronquée à la recherche contemporaine tant française qu’algérienne » [5]. Pour ma part, même si j’étais très occupé à ce moment par mon élection à l’Université de Nice, j’ai eu l’occasion de visionner trois fois ce film et de partager entièrement le jugement de mon collègue Jean-Charles Jauffret. Le spectateur ne pouvait en retenir que l’opinion du dernier témoin à prendre la parole, l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza, qui avait fondé cinq ans plus tôt la Fondation du 8 mai 1945 dans le but de réclamer à la France la reconnaissance de sa répression comme étant un « crime contre l’humanité » et non pas un « crime de guerre ».
Pour éviter tout malentendu, je précise que Mehdi Lallaoui, fils d’Algériens né en France et fondateur de l’association « Au nom de la mémoire », était sans aucun doute sincère. La patience avec laquelle il a supporté sans protester mes critiques répétées (sans pour autant les trouver justes) parce qu’il ne doutait pas de ma qualité d’historien, est d’autant plus louable qu’elle est devenue malheureusement trop rare. Mais justement, le vrai problème était qu’en dépit de ou à cause de sa sincérité, il n’était pas capable de distinguer entre la mémoire transmise de génération en génération par le PPA puis par le FLN, et la vérité historique, dont la recherche est le but propre de l’histoire. Cependant, j’ai mis trop longtemps à me rendre compte que même des historiens algériens étaient exposés au même risque. C’est ainsi que j’ai été amené, à partir de 2002, à prendre position contre la revendication algérienne de repentance de la France, diffusée avec une ampleur sans cesse croissante par la Fondation du 8 mai 1945, sans imaginer un seul instant que son deuxième président, successeur de Bachir Boumaza, pouvait être un historien algérien que je connaissais, Mohammed El Korso.
En effet, depuis la fin de 2001, j’ai été conduit à prendre conscience de l’existence, de l’action et de l’influence de la Fondation du 8 mai 1945, d’abord par la lecture d’une maîtrise sur la mémoire du 8 mai 1945 en Algérie et en France [6], soutenue à l’Université de Toulouse-le Mirail en 2000, puis un peu plus d’un an plus tard, par celle d’un article du politologue algérien Ahmed Rouadjia publié dans la revue Panoramiques au début 2003 [7]. J’ai donc commencé à publier ce que j’avais découvert sur le projet algérien d’influencer la mémoire française dans un nombre sans cesse croissant de mes écrits (dix, quinze, vingt ? en voici une liste) , que vous trouverez aisément sur mon site internet http://guy.perville.free.fr., et dont je vous envoie un échantillon. Mais en même temps j’ai eu l’impression de plus en plus étonnante d’être le seul à écrire sur ce sujet [8], comme si j’étais seul à le connaître, ce qui me paraissait tout à fait invraisemblable (d’autant plus qu’il suffisait de consulter la presse algérienne chaque 8 mai sur Internet pour en être informé).
Je me suis donc demandé pourquoi le journal auquel je suis abonné depuis longtemps, à savoir Le Monde, n’en avait jamais parlé [9]. Mais aussi et surtout pourquoi un bon nombre de mes collègues spécialistes de l’Algérie n’en ont, à ma connaissance, jamais parlé, comme s’ils pouvaient ne pas en être informés, alors qu’ils n’hésitaient pas à prendre des positions publiques contre les résurgences des mémoires coloniales (comme si elles avaient été les premières à s’exprimer). A vrai dire, je ne le sais toujours pas, et c’est pourquoi je leur pose la question. Je ne crois pourtant pas qu’ils se taisent pour camoufler leur obéissance à des consignes algériennes, mais plutôt pour se persuader qu’ils n’obéissent qu’à leur conscience personnelle, et pour suggérer aux Algériens qu’ils devraient faire de même en faisant leur propre examen de conscience. Mais ils savent très bien que l’Algérie n’a pas d’autre projet exprimé que celui d’imposer sa mémoire accusatrice aux Français, sans aucune réciprocité. On a pu en juger récemment en lisant la stupéfiante proposition de loi [10] déposée le 13 janvier 2010, et prévoyant de mettre en jugement la France pour tous les crimes qu’elle a ou aurait commis en Algérie de 1830 à 1962. Proposition de loi absolument contraire aux accords d’Evian, et sur laquelle Le Monde s’est montré remarquablement discret [11]. Il n’est revenu sur ce sujet capital qu’en publiant peu après une Libre opinion de Georges Morin, président de l’association d’amitié franco-maghrébine « Coup de soleil », intitulée « France-Algérie, la guerre des mémoires, que l’Etat français reconnaisse ses fautes ! » [12], qui remontait à la loi du 23 février 2005, mais pas au-delà. Que des militants de la mémoire aient eu ce genre de réactions, cela peut se comprendre, mais que des historiens ne s’en démarquent pas en faisant savoir que cette guerre des mémoires remonte beaucoup plus loin et qu’elle est partie d’une initiative algérienne, c’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Il ne suffit pas de renvoyer dos à dos les mémoires militantes des deux camps opposés, comme l’ont fait en 2006 les initiateurs du colloque de Lyon "Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, le cas de l’histoire algéro-française" : encore faut-il prouver par des actes que cette volonté d’équilibre est bien réelle. Il est vrai que les historiens sont aussi des citoyens, et que les citoyens français peuvent se sentir le devoir prioritaire de parler de ce dont ils se sentent responsables en tant que tels. Mais si les politiques, les diplomates et les journalistes croient devoir se taire sur certains points, les historiens peuvent-ils et doivent-ils en faire autant ?
Pour conclure, je citerai deux auteurs malheureusement disparus. D’abord le regretté Guy Hennebelle, fondateur de la revue Panoramiques déjà citée, qui fut le seul journaliste et intellectuel français à expliquer la revendication algérienne de repentance de la France dans son introduction au numéro en question : « Mon propos en réalisant, au milieu de grandes difficultés intellectuelles, morales et financières, ce numéro, est aussi de contribuer à briser ce que j’appelle « le duo maso-sado » entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif ». (autrement dit, les Français se croient responsables de tout, et les Algériens responsables de rien, bien qu’ils soient indépendants depuis bientôt un demi-siècle). Et qui fut aussi le premier à la rejeter explicitement : « Je me suis élevé dans Le Figaro le 6 août 2001 contre la volonté du Monde de lancer la France dans une campagne de repentance sur les tortures en Algérie. Je l’ai écrit à Bachir Boumaza (...) , pour lui dire que je réprouve absolument, comme ici même Ahmed Rouadjia, l’aventure dans laquelle il cherche à lancer son pays à travers sa Fondation du 8 mai 1945 » [13].
Quant à mon maître Charles-Robert Ageron, il avait courtoisement mais fermement réfuté les allégations de cette Fondation dans un article écrit peu après que le cinquantième anniversaire des "massacres de Sétif du 8 mai 1945" ait "donné lieu en Algérie et en France à une série de commémorations largement médiatisées dans lesquelles l’histoire et les historiens français furent souvent malmenés voire disqualifiés. C’est ainsi que dans une conférence-débat donnée en Sorbonne le 4 mai 1995, un ancien ministre FLN, M. Bachir Boumaza, s’éleva contre ’les tentatives révisionnistes de l’histoire coloniale française’ qui visent à minimiser l’ampleur et l’horreur des massacres de civils algériens. Dans la page Histoire du journal Le Monde (n° du 14 mai 1995), un journaliste FLN qui écrit sous le pseudonyme de Ali Habib s’en est pris ’aux historiens français qui se livrent depuis un demi-siècle à une bataille de chiffres morbide’ alors que ’du côté algérien la cause est entendue’, le génocide perpétré volontairement à la suite d’une provocation colonialiste aurait fait ’45.000 morts, chiffre officiel’". Après avoir évoqué plus précisément encore les activités de la Fondation du 8 mai 1945, Charles-Robert Ageron se proposait de "présenter ici le rappel vérifié des faits, et quelques réponses aux interrogations d’une histoire critique. Car à mon sens tous les historiens, quelles que soient leur nationalité et leur religion, professent un même culte : celui de la vérité contre tous les faux patriotiques, et n’entendent jamais renoncer à leur esprit critique" [14]. Déjà deux ans plus tôt, il avait très fermement tracé la voie qui devait être celle des historiens : « S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connue ni ‘l’Algérie de papa » ni ‘l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer » [15].
Les historiens d’aujourd’hui, spécialistes de l’Algérie et de sa guerre d’indépendance, feraient bien de ne pas l’oublier.
Guy Pervillé
PS 1 (daté du 26 septembre 2010) :
J’avais manqué le film de Yasmina Adi, L’autre 8 mai 1945, quand il avait été diffusé la première fois sur France 2 le 8 mai 2008, et j’en avais recueilli des échos divergents. J’avais su néanmoins qu’il avait utilisé des documents inédits venant des services secrets anglais et américains, et je remercie l’auteur d’avoir répondu à mes questions sur leur contenu par téléphone. Mais j’ai pu le regarder enfin quand il a de nouveau été diffusé, dans la nuit du mercredi 22 au jeudi 23 septembre 2010 (c’est à dire juste après la sortie en salle du film Hors-la-loi), et voici mes impressions.
Celles-ci sont contrastées. D’une part, j’ai beaucoup apprécié la qualité de la forme. En effet, l’auteur nous livre non seulement une grande quantité d’images d’archives, qui rendent ces événements très présents malgré le temps écoulé, mais aussi des images actuelles tournées en Algérie lors de son enquête. Ces images surprennent par la verdeur inhabituelle des paysages, qui donnent presque l’impression d’avoir été filmées en Normandie. L’une de ces images, représentant un lac de barrage artificiel, bordé de collines verdoyantes, et surmonté d’un ciel nuageux, lesquels se reflètent intégralement sur la surface lisse de l’eau, est une véritable œuvre d’art.
Mais le contenu de la démonstration m’a déçu. Le texte qui accompagne les images, les interviews des témoins algériens, et les commentaires de Pascal Blanchard, n’ont pas corrigé les idées véhiculées depuis deux tiers de siècle par la propagande nationaliste algérienne, ni redressé cette même erreur de perspective qui avait faussé le film de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, Un certain 8 mai 1945. Il est vrai que plusieurs témoins français ont été interrogés, mais les questions posées ne visaient pas à confronter méthodiquement leur mémoire à celle des témoins algériens.
Par exemple, la version de l’intervention d’un commissaire de police tirant le premier coup de feu contre le porte drapeau algérien, aussitôt appuyée par des civils européens tirant depuis les balcons, n’est pas confirmée comme certaine par tous les historiens, qu’ils soient français ou algériens [16]. De même, les événements de Kerrata sont gravement déformés : le commentaire nous dit que tous les civils européens de ce village s’étaient réfugiés dans le château Dussert, et qu’une fois rassurés par l’intervention de l’armée, ils avaient participé à une répression féroce contre les habitants musulmans, qui n’avaient fait qu’incendier des bâtiments publics vides ; le récit des exécutions sommaires de prisonniers poussés dans les gorges de l’oued Agrioun, en un lieu signalé par une inscription gravée dans le roc par la Légion étrangère, ne peut que susciter l’horreur. Mais on ne nous dit pas qu’en réalité 8 civils français avaient été sauvagement massacrés, et qu’autant d’autres avaient échappé par miracle à l’incendie, ce qui rend la répression beaucoup plus compréhensible.
Enfin, le film avait le mérite de montrer des documents américains présentant un bilan statistique des victimes de la répression commune par commune, suggérant que le bilan global était beaucoup plus lourd que le bilan officiel arbitrairement limité à un maximum de 1500 morts (pour une centaine d’Européens tués et autant de blessés). Ce qui semblait accréditer les estimations officieuses de plus en plus élevées (5 à 6.000 morts, 6 à 8.000, ou plus de 10.000 morts, plus de 15.000...) qui s’étaient succédées durant l’été 1945. Mais en réalité ces documents ne prouvent rien de plus que les estimations globales citées. Je remercie Jean-Pierre Peyroulou de m’avoir signalé son scepticisme, motivé par le fait que le document montré sur l’écran attribuait 9.000 morts à la commune de Taher (lieu de naissance de Ferhat Abbas), qui ne figure dans aucun document parce qu’il ne s’y est rien passé. En réalité, les rapports du correspondant américain de l’OSS, le major Rice, avaient déjà été cités, avec une certaine incrédulité, par Francine Dessaigne dans son livre La paix pour dix ans, paru en 1990 [17]. Le traducteur de ces citations, Bernard Alis, en a publié la traduction intégrale dans la première partie de sa brochure, Deux drames de l’Algérie française vus par les Anglo-Saxons, Sétif, 8 mai 1945, Alger, rue d’Isly, 26 mars 1962, parue en 2006 [18] . Sa lecture confirme la rapide perte de crédibilité des bilans officiels de la répression française en ce qui concerne la population musulmane, mais rien de plus.
Ainsi, ce film qui aurait pu servir à rectifier les erreurs accréditées en 1995 par celui de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois a malheureusement manqué ce but. Au contraire, il a contribué au processus de confusion entre une mémoire partisane et l’histoire, qui vient de franchir une nouvelle étape avec le film de Rachid Bouchareb.
PS 2 (rajouté le 20 novembre 2010) :
J’ai assisté hier soir, au festival du film d’histoire de Pessac, à la projection d’un film de Mariem Hamidat intitulé Mémoires du 8 mai 1945, réalisé en 2007. Il m’avait été signalé comme étant le meilleur des films d’enquête réalisés sur ce sujet. Mais en réalité, c’est sans aucun doute le pire de tous ceux que j’ai vus. En effet, il ne s’agit pas d’une confrontation entre plusieurs mémoires, mais d’une simple addition de témoignages unilatéraux, et presque tous algériens, dont la signification générale est exprimée par le fondateur (aujourd’hui décédé) de la Fondation du 8 mai 1945, Bachir Boumaza. L’auteur, jeune franco-algérienne, sait bien filmer et poser des questions en arabe, mais son film est entièrement dépourvu de méthode historique et d’esprit critique. Il ne mériterait même pas d’être cité, s’il n’était pas la meilleure illustration de la nocivité de la propagande mise en oeuvre depuis vingt ans par la Fondation du 8 mai 1945.
Pour en savoir plus...
Voir sur mon site internet http://guy.perville.free.fr, mes nombreux articles écrits depuis 2002 (au moins) sur ce sujet :
Mes réponses aux questions de Guy Hennebelle (2002)
Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France (2003)
La production de l’histoire de l’Algérie, en Algérie et en France, après la décolonisation (2003)
La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France (2004) (texte joint à ce message)
La guerre d’Algérie cinquante ans après : le temps de la mémoire, de la justice, ou de l’histoire ? (2004)
L’historiographie de la guerre d’Algérie, en France, entre mémoire et histoire (2004)
La date commémorative de la guerre d’Algérie en France (2004)
Les sciences historiques et la découverte tardive de la guerre d’Algérie : d’une mémoire conflictuelle à la réconciliation historiographique ? (2004)
La ”première” et la “deuxième guerre d’Algérie” : similitudes et différences (2004)
Réponse à Gilles Manceron (2005)
Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France (2005)
L’histoire immédiate de la relation franco-algérienne : vers un traité d’amitié franco-algérien ? (2006)
La confrontation mémoire-histoire en France depuis un an (2006)
France-Algérie : groupes de pression et histoire (2006)
Histoire et mémoire de la décolonisation en France et en Algérie : les causes de l’échec du traité d’amitié franco-algérien (2007).
Ma position sur l’annexe au rapport d’Eric Savarese : "Une note sur le ’mur des disparus’" (2007)
A propos de la pétition : "France-Algérie : dépassons le contentieux historique" (2007)
Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel, historiens et membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (2008)
Préface au livre de Roger Vétillard, Sétif, mai 1945, massacres en Algérie, Editions de Paris (2008)
Cinq livres récents sur le 8 mai 1945 en Algérie (2002-2009) (2009).
Ainsi que mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 267-312.
[1] J’ai été renseigné sur ce scénario non par le général directeur du Service historique des armées, mais par le général Maurice Faivre.
[2] Notamment Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Jean-Pierre Peyroulou, Benjamin Stora, Sylvie Thénault.
[3] Réponse de Jérôme Clément reproduite dans le livre de Maurice Villard, La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, menaces sur l’Algérie française, édité par l’Amicale des hauts plateaux de Sétif, 1997, p. 33.
[4] Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre, Sétif, Guelma, Kherrata. Préfaces de Mehdi Lallaoui et de Jean-Charles Jauffret, Paris, Au nom de la mémoire et Syros, 1995, 251 p.
[5] Jean-Charles Jauffret, « Archives militaires et guerre d’Algérie », actes du colloque Marseille et le choc des décolonisations, s.dir. Jean-Jacques Jordi et Emile Témime, Aix-en-Provence, Edisud, 1996, p. 171, et note 1 pp. 176-177.
[6] Michaël-Lamine Tabakretine, La commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, s. dir. D. Amrane, Université de Toulouse-le Mirail, septembre 2000.
[7] Ahmed Rouadjia, « Hideuse et bien-aimée, la France », Panoramiques, n° spécial intitulé « Algériens-français : bientôt finis les enfantillages ? », n°62, 1er trimestre 2003, pp. 204-214.
[8] A l’exception du livre de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La découverte, 2009, qui a critiqué avec pertinence la politique commémorative appliquée par l’Algérie depuis 1995, pp. 14-15. Il a eu aussi le grand mérite de distinguer très clairement ce qui s’était passé à Sétif, où une véritable insurrection a provoqué la répression, et à Guelma, où la répression à précédé et provoqué un début de soulèvement (p. 13).
[9] A l’exception d’une question d’un sondage d’opinion réalisé le 30 octobre 2004 dans les deux pays : A la question : « La France devrait-elle présenter des excuses officielles au peuple algérien concernant son comportement durant la guerre d’Algérie ? », les sondés français ont répondu Oui à 45 % et Non à 50%, les Algériens Oui à 88% et Non à 7% (5% des sondés ne se prononçant pas dans chacun des deux pays).
[10] Voir le texte reproduit sur le site Notre journal, http://www.notrejournal.info/journal/proposition-de-loi-pour-la, 28 février 2010.
[11] Isabelle Mandraud, « La mauvaise humeur d’Alger à l’égard de Paris. Un (sic) député algérien propose de juger les ‘responsables de crimes coloniaux’ », Le Monde, 11 février 2010. Seul le site Novopress.info.france, très orienté à droite, a rendu compte régulièrement de l’élaboration de ce projet depuis le 5 novembre 2009.
[12] Le Monde, 14-15 février 2010. Le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon a pris la même position.
[13] Guy Hennebelle, « Editorial ravageur », dans Panoramiques, op. cit., pp. 20 et 23.
[14] "Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire", in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39/40, juillet-décembre 1995, pp. 52-56.
[15] L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, 1993, p. 13.
[16] Voir la critique argumentée de l’historien Jean Monneret, dans sa récente brochure La désinformation autour du film Hors-la-loi, 102 p., publiée par les Editions Folfer, Atelier Folfer éditions, BP 20047, 28260 Anet, http://www.atelier-folfer.com
[17] Francine Dessaigne, La paix pour dix ans (Sétif, Guelma, mai 1945), Editions J. Gandini, 1995, pp. 114-115.
[18] Brochure publiée par son auteur, Editions B.A.T., b.alis@wanadoo.fr (voir les p. 10-64).