Engagement et histoire dans la correspondance d’un historien engagé, Paul-Albert Février (2009)

jeudi 9 septembre 2010.
 
Ce compte rendu a été publié sous une forme abrégée (et sans notes) dans le n° 267, juillet-septembre 2009, de la revue Annales du Midi, revue de la France méridionale, Toulouse, Editions Privat, pp. 429-432. Avec son accord, je publie ici sa version intégrale.

Paul-Albert Février, Un historien dans l’Algérie en guerre. Un engagement chrétien, 1959-1962. Edité par Jean-Marie Guillon, préface par Pierre Vidal-Naquet, postface par André Mandouze. Paris, Editions du Cerf, 2006, 525 p., photos hors texte.

Parmi tant de publications nouvelles de témoignages écrits par des témoins de la guerre d’Algérie, celui-ci mérite incontestablement de retenir notre attention, parce qu’il émane d’un historien très réputé, le spécialiste de l’Afrique romaine Paul-Albert Février, professeur à l’Université d’Aix-en-Provence depuis 1968 jusqu’à son décès le 10 avril 1991. Il s’agit d’une publication posthume, préparée bien après la mort de l’auteur par un de ses anciens étudiants, Jean-Marie Guillon, qui a sélectionné l’essentiel de la riche documentation rassemblée dans le fonds Paul-Albert Février déposée en partie aux Archives départementales des Bouches du Rhône à Marseille, ou conservée par l’Association de ses amis. Celui-ci a non seulement sélectionné et annoté les documents, mais il les a précédés d’une présentation très dense, qui aide à mieux comprendre ce texte très riche.

Cette présentation est en effet très utile, d’abord parce que l’opinion de Paul-Albert Février sur la guerre d’Algérie et sur son aboutissement souhaitable s’était formée bien avant son arrivée en Algérie comme sursitaire déjà bien engagé dans ses études, et qu’il avait eu le temps de réfléchir à la position qui devait être la sienne en tant que citoyen, qu’intellectuel et que chrétien. Les titres donnés à ce recueil témoignent d’une hésitation entre les principaux aspects de ses réflexions ; on peut néanmoins se demander si le principal titre retenu, « Un historien dans l’Algérie en guerre », était le plus justifié, car l’Algérie coloniale n’y était pas vraiment considérée comme un sujet de réflexion proprement historique. « Un engagement chrétien » convient mieux, car le texte des lettres de l’auteur montre à l’évidence que le christianisme vécu par lui était l’inspiration constante de ses jugements. Mais en fin de compte il s’agit d’une réflexion fondamentalement politique, qui peut se discuter comme telle.

En effet, Paul-Albert Février avait déjà eu tout le temps de former son opinion défavorable à la guerre d’Algérie. Durant ses études à Paris, dans les années cinquante, il avait trouvé sa voie de citoyen et d’intellectuel, en adoptant l’attitude à la fois morale et politique des chrétiens de gauche. C’est dans cette perspective particulière qu’il avait pris conscience de la contradiction opposant l’Algérie coloniale et les moyens de lutte employés par les soldats chargés de la défendre, d’un côté, aux impératifs de la conscience chrétienne de l’autre. Mais il n’a encore aucune expérience directe des réalités de l’Afrique du Nord - à part un stage archéologique effectué en Tunisie en mai-juin 1957 - quand il est envoyé en Algérie pour y faire son service militaire en avril 1959, après avoir été incorporé dans le 19ème régiment d’artillerie en novembre 1957. Il est nettement en objection de conscience contre une guerre au bien-fondé de laquelle il ne croit pas, mais il n’a pas cherché à la fuir parce que ses principes chrétiens le poussent à ne pas se séparer des siens. Néanmoins, le conflit ouvert entre ses obligations militaires et ses principes religieux lui est vite épargné par une affectation spéciale comme responsable administratif au Centre de transit et de tri (CTT) de Colbert, au sud de Sétif. C’est là qu’il fait l’essentiel de son temps de service, avant d’être libéré dès février 1960. Retourné à la vie civile, il ressent le besoin de retourner en Algérie, et il y retourne à partir d’avril 1961 comme responsable des fouilles archéologiques de Sétif. C’est alors que sa position de civil, et son opinion favorable à l’indépendance qui se rapproche malgré l’opposition violente de l’OAS, lui permettent de reprendre contact avec ceux qu’il avait cherché à connaître et à aider durant son service militaire : les Algériens.

Les textes alignés dans l’ordre chronologique par Jean-Marie Guillon se composent pour l’essentiel de lettres de l’auteur à ses parents ou à des amis et relations, et d’extraits de son journal (imprimés en italique) qui témoignent de ses riches lectures et des faits vécus ou observés par lui, autant que de ses réflexions sur les uns et sur les autres. Dès les premières lignes, les récits qu’il envoie à ses parents de son arrivée à Alger, le 26 avril 1959, le montrent attentif à découvrir, derrière le calme trompeur de la ville, les traces des épisodes dont le retentissement l’a marqué en 1957 et qu’il ne veut pas oublier : « Vu la célèbre villa Sésini, passé à El Biar que connurent trop bien Maurice Audin et Henri Alleg » [1] (ces noms propres sont remplacés par des italiques). Il va prendre un verre au café de l’Université, « face à la non moins célèbre Cafétéria qui connut un bel (sic) attentat », puis il observe que « la plupart des étudiants part en France pour éviter les corvées des unités territoriales, ce qui permet plus facilement d’être ultra » [2]. Attentif à ne pas se laisser duper, il souligne le racisme des soldats, encore plus net qu’à Draguignan, et le caractère illusoire du calme apparent d’une « population hostile » : « les deux tiers ont refusé de voter à Colbert, et dans les villages, malgré les pressions de la troupe, les non votants ont été, aussi, nombreux » [3].

Mais dès le début mai, il obtient sans que nous sachions comment l’affectation qui convenait le mieux à son tempérament et à ses convictions : la responsabilité administrative du Centre de transit et de tri (CTT) de Colbert, « qui regroupe les suspects (...), les garde quelque temps, les libère ( de différentes façons) ou les expédie à Ksar Thir, le grand camp assez proche d’ici » [4]. Il accepte cette affectation avec soulagement, mais aussi avec exigence. Il constate très vite le décalage entre les principes et leur application : « En fait il y a la loi et il y a la réalité qui coïncident parfois et qui parfois vont leur chemin de façon chaotique. Réalité qui est à la merci de tous ceux qui ont une fonction ou qui croient en exercer une ; d’où l’attitude des plus petits militaires, brutaux, inutilement brutaux et stupidement » [5]. Et s’il constate que le désordre administratif joue parfois contre l’efficacité de l’action militaire, il constate aussi que « toutes les intentions humanitaires, toutes les décisions qui visent à protéger l’individu, à lui assurer le respect, sont à l’échelon inférieur bafouées, demeurent lettre morte » [6]. Le 23 juin, il fait le point dans une lettre à un ami : « Ils ne sont pas rares les actes que la morale chrétienne la plus communément admise interdit. Et ce n’est pas le moins surprenant dans cette situation que cet obscurcissement des consciences, même chez ceux que l’on aurait pu croire instruits dans les vérités de la foi. » Plus encore que par les réactions des soldats de métier, il est frappé par celles des rappelés : « C’est là sans doute que se saisit le mieux cette perte du sens religieux, si pénible à constater, et même cette absence de sentiments humains qui est bien souvent révoltante. Il y a un racisme, qui paraît naître du besoin de prouver son existence ou sa force, de se justifier et aussi d’une peur devant un phénomène nouveau et inconnu (...). D’où des brutalités de tous les instants, des vexations multiples, un manque de respect de l’homme qui est en face (...). Ici, la pacification, c’est tirer au canon sur les mechtas ; c’est tirer au fusil sur le civil qui s’enfuit apeuré, en voyant arriver notre armée ; c’est voler dans les gourbis (...) ». Mais il ne désespère pas de pouvoir être utile : « malgré ces déchaînements de haine de race (et certains disent même de religion), je ne puis haïr ceux qui sont pourtant (et ils doivent l’être) mes ennemis d’un jour. J’essaie d’humaniser autant que faire se peut les rapports entre prisonniers et militaires ; je me transforme en médecin, ce qui est fort nécessaire étant donné la nourriture pauvre et mauvaise que sont contraints de manger les prisonniers après un travail épuisant ». Et il justifie son action personnelle humanitaire par le réalisme politique et par la fidélité à ses principes chrétiens : « N’oublie pas que ces suspects dans quelques jours ou quelques mois vont être relâchés. Quelle belle propagande pour le FLN ne faisons-nous pas ! Les ennemis de la France, les traîtres, ce ne sont pas ces chers intellectuels que l’on considère avec empressement comme communistes, ce ne sont pas ces curés qui protestent contre les tortures, ce sont ceux qui fournissent de si bons arguments aux rebelles. Et qui trahissent l’idéal de ceux qui sont morts à Dachau ou autres camps ; qui renoncent à l’enseignement du Christ, ou qui se refusent à considérer l’ennemi comme un homme ou un frère ». Il n’en considère pas moins que cette situation difficile est très instructive : « L’historien doit profiter de tous les instants ; doit tout regarder, rien ne lui est étranger du réel, même du monde dans lequel il vit, je dirai surtout du monde dans lequel il vit. C’est une expérience unique ; il me faut en profiter » [7].

Mais plus le temps passe, plus il lui est difficile de maintenir ce relatif optimisme. Le 23 juillet, il note : « Je ne sais ce qu’il y a de pire. Le silence qui suit les coups ou les hurlements qui les accompagnent. Aboiements du chien jeté sur l’homme silencieux. Coups et peut-être aussi électricité. (...) Le plus extraordinaire n’est-il pas que l’on vit à côté de cela ? qu’on ne bondit pas ? [8] » En même temps, il continue ses conversations avec ses prisonniers, et essaie de les interpréter : « Je touche ainsi à cette certitude que les désertions, les dissensions, les difficultés de l’ALN comptent pour peu, malgré tout ce que nos journaux nous disent. A moins que ce ne soit moi qui me trompe et les officiers qui ont raison ? Devant qui mentent les rebelles ? Il est difficile de peser avec certitude, et pourtant je ne crois pas me tromper » [9], écrit-il le 5 août. A la demande de certains d’entre eux, il commence à leur apprendre à lire et à écrire en français. Il soigne les malades ou blessés chaque soir. Selon les prisonniers, « les sévices ont diminué depuis un an, du moins pour les djounouds. Ce serait un bon point pour « mongénéral ». Cependant tant qu’ils n’auront pas disparu totalement, il sera impossible d’être heureux » , note-t-il le 19 août. « Ce qui me paraît surtout grave, ajoute-t-il, c’est que chacun des musulmans est mis à la disposition du premier tyranneau venu » ; mais le pire n’est pas toujours sûr : « C’est là une chose étrange qui rend difficile tout jugement que cet arbitraire accepté ou refusé, ces sévices approuvés ou condamnés, selon les jours ou les cas. Difficile de dire où commence la légalité. [10] »

A la fin août, une reprise des attentats à l’occasion de la visite de l’opération « Etincelles » par le général de Gaulle lui inspire des jugements sévères sur les propos répressifs des sous-officiers, et une inquiétude sur les conséquences politiques de leur état d’esprit : « Un nouveau 13 mai, ou un 6 février ? Est-il possible ? Quelle devrait être notre attitude ? » Il ne la définit pas, sinon par opposition implicite à ce qu’il constate : « déshumanisation des pseudo-chefs. Dissolution de toute morale. Décomposition des cadres. Désordre. Relire L’étrange défaite. Une armée non disciplinée, sans confiance dans ses chefs (...) » [11]. A partir du 16 septembre, le discours du président de la République sur l’autodétermination l’entraîne à formuler ses réactions personnelles. Les premières sont plutôt sévères, a cause des termes méprisants employés par le Général envers les chefs du FLN. Puis il insiste davantage sur le côté positif de la déclaration. Le 19 septembre, il s’étonne des illusions de ses chefs qui veulent croire à la multiplication des ralliements : « N’ont-ils pas encore compris l’unité du FLN ? (...) Ils n’ont pas encore pris conscience de cette prise de conscience politique qu’avait fait naître la guerre. De cette unité qui est née. On ferait bien de leur faire connaître avec quelle lenteur s’est dégagée la notion de patrie française et son progrès durant la guerre de cent ans. Ici cette notion s’est créée plus rapidement après un long temps de préparation durant l’occupation française (...) » [12]. Le 27 septembre, il reconnaît « un discours honnête et peut-être audacieux », « mais un climat qui se charge de difficultés nouvelles, un combat douteux pour les deux parties », et « une souffrance sans fin d’un peuple que me faisaient ce matin encore ressentir les hurlements d’un suspect interrogé (...). Et il conclut sans illusions : « Que je comprends les réticences, les hésitations et peut-être le refus des Algériens. Car la paix, ce n’est pas le don d’un seul, c’est le consentement de tous (...) » [13]. Le 29 septembre, après la réponse de Ferhat Abbas, il constate avec soulagement que « le GPRA accepte l’autodétermination », et que « pour la première fois un dialogue est commencé » [14]. Dès lors, il admet que de Gaulle, même si son attitude demeure trop hautaine, sait où il va : « Tout ce qui est à souhaiter, c’est qu’il poursuive ce qu’il vient d’engager, malgré les Français d’Algérie (je pense qu’on peut dire que, pour la première fois, il a été plus un chef qu’un arbitre) » [15]. Rassuré sur l’avenir, il s’interroge sur son activité professionnelle en Algérie ou en France après sa prochaine libération (en février 1960) : « Le problème algérien préoccupe ou doit préoccuper tout Français ; selon ma position, il me faudra prendre parti, soit en partant en France (et je ne vois pas comment le faire sans s’insérer plus ou moins dans un mouvement ou parti), soit en travaillant en Algérie au milieu des difficultés » [16].

En attendant sa prochaine libération, il prend de plus en plus nettement parti dans ses lettres et dans son journal. Par exemple le 11 octobre : « Je ne comprends pas que certains puissent être choqués par le rapprochement entre notre situation et celle que nos aînés ont connue (avec un renversement de signes). Tout est si complexe. Mais pourtant le rapprochement m’est (si) intimement lié au cœur que (je) ne peux l’oublier » [17]. Peu après, il reçoit une lettre d’un ancien collègue datée du 22 octobre, lui assurant que la situation s’est améliorée en Algérie, que le FLN est rejeté par les masses indigènes, et que le terrorisme justifie la torture : « Lorsque des vies humaines sont en jeu, un complice a le devoir moral de parler. S’il ne le fait pas, c’est un criminel. Je me refuse à le considérer comme un homme » [18]. Paul-Albert Février réagit très vivement [19], et c’est seulement le 18 novembre qu’il envoie une réponse solidement argumentée, au ton apaisé mais très ferme sur les principes qui s’imposent à des chrétiens. Sur la question de la torture, il s’appuie sur ce qu’il a vu pour démontrer : « 1) Que son emploi trop répandu témoigne de notre impuissance à apporter, précisément dans notre région, une solution économique et sociale. 2) Qu’elle trahit notre impuissance à ouvrir un vrai dialogue. 3) Qu’elle est trop laissée à l’initiative (malgré un effort de notre officier de renseignements) de gens incapables, de jeunes qui se croient des guerriers, de gens qui croient savoir quelque chose de la mentalité musulmane. » Sur la question de la guerre d’Algérie, il s’autorise de Marc Bloch (L’étrange défaite) pour tirer de ses observations les grandes lignes de la situation telle qu’il la comprend, et s’excuse de ne pas souligner les crimes du FLN : « Je les connais autant que toi, je dirais même encore mieux, pour m’être frotté à certains d’entre eux, et avoir noté bien des réactions. Je ne les connais pas assez pour en parler, et encore moins pour donner des leçons d’une morale inutile. Cela ne servirait à rien, puisque je ne serais pas écouté. Trop de choses, une histoire, une culture, une morale, me séparent d’eux. Le dialogue n’est pas possible. Les miens ne m’entendent pas. Je garderai le silence devant ceux qui ne sont pas les miens. » [20]

Entre temps, le 1er novembre, Paul-Albert Février a noté dans son journal une méditation d’une égale profondeur, situant sa position avec une lucidité presque désespérée : « Rarement, je me suis senti aussi séparé. Séparé des amis de la recherche, séparé des soldats côtoyés chaque jour, avec lesquels le dialogue est impossible (...). Séparé ce ceux que je dois garder et dont je suis l’ennemi (...). Séparé et détesté. Leur combat n’est pas le mien. Je ne me sens pas concerné par leurs haines de race, par leur peur devant un monde qu’ils n’ont pas appris à connaître. Je ne puis haïr, non parce que chrétien, mais parce que cette haine me paraît sans objet, sans nécessité, sans raison (...). D’un côté, des haines, des tortures, de l’autre, une lutte dont tous les actes ne se conforment point (et cela est normal) à l’idéal humain qui est le mien. D’un côté, ceux nourris par le même pays, la même culture (...) ; de l’autre, des gens nourris d’un idéal qui est le mien mais pénétrés de coutumes, de mœurs qui ne m’appartiennent pas. De tous côtés, séparé. Rejeté des miens parce que traître. Repoussé des autres parce que différent (...) [21].

Mais il ne peut rester dans cette position d’équilibre, alors que de nouveau cas de torture le plongent dans un profond désarroi [22], et qu’il continue à tenter d’humaniser le sort des détenus. A la mi-janvier 1960, la lecture du Front de Robert Davezies (prêtre de la Mission de France rallié au FLN) le fait évoluer vers l’idée que le FLN oriente l’Algérie vers une voie révolutionnaire que De Gaulle ne peut comprendre : « Après avoir cru à un dialogue possible, après neuf mois de tâtonnements, je crois commencer de voir clair. De saisir cette vocation révolutionnaire du peuple algérien. Aller plus loin que les frères de Tunisie et du Maroc. Qu’a résolu Bourguiba en Tunisie ? [23] » Et le lendemain à ses parents : « Que je comprends combien le dialogue est impossible entre le solitaire qui n’a rien compris à la richesse et à la jeunesse de la résistance française et la révolution algérienne ! Même si un dialogue était amorcé, je n’en vois pas l’aboutissement et je conçois fort bien, bien que tristement, la nécessité de la poursuite de la lutte, si cruelle fût-elle. [24] » Pendant la semaine des barricades (24 janvier-1er février 1960), il suit la situation algéroise de loin, exprime ses sentiments avec ironie et inquiétude sur ce que De Gaulle pourra faire : « Etrange farce. Où l’on se demande qui sera berné, nous les Français qui nous réveillerons aux mains des factieux ou les Algériens qui voient s’éloigner la paix ? Ou les deux ? [25] » Puis une visite à Alger le rassure un peu en lui montrant le profond désarroi des Algérois. A ses amis d’Alger, il dit être considéré par ses prisonniers comme différent des Français, et ils le lui confirment : « Oh, toi, tu n’es pas un étranger ! Tu es un musulman. » [26] Mais son journal se termine le 19 février par un examen de conscience exigeant : « Que n’ai-je fait qui n’ait pu être considéré comme un moyen de camoufler la torture ? Mes soins, ma présence, tout cela a pu servir pour dire : vous voyez, nous ne sommes pas des brutes. Paravent de la torture. Caution pour les bourreaux. (...) Et pourtant je ne regrette pas cette souillure. (...) En tes mains, Seigneur, je remets mes frères d’Algérie » [27].

Rentré en France, il reprend la mise au point de ses thèses de doctorat, et s’interroge sur son avenir professionnel. Mais avant tout il envoie en avril 1960 au président de la Croix Rouge internationale un rapport détaillé sur le camp de Colbert : « Habitué aux méthodes de la science historique, j’ai recherché une objectivité et me suis efforcé de parler sans passion, ou du moins avec la seule passion de la vérité. Car c’est en historien que je me suis efforcé de considérer la vie de ce camp. Et c’est cet effort qui m’a permis de supporter le pénible spectacle auquel j’étais contraint » [28].

C’est un an plus tard qu’il reprend le chemin de l’Algérie, cette fois comme archéologue chargé de mener des fouilles à Sétif. Après deux mois de mission, il s’y installe plus durablement à partir de novembre 1961, et restera en Algérie à divers postes universitaires jusqu’en 1968. Durant la période finale de la guerre d’Algérie, sa situation n’est plus celle d’un soldat contraint de l’armée française, mais celle d’un civil qui recherche à la fois les traces du passé antique de l’Afrique du Nord et les occasions de renouer des relations cordiales avec les Algériens musulmans en marche vers l’indépendance. Ses inquiétudes sont de plus en plus apaisées par des reprises de contact avec ses anciens prisonniers qui lui témoignent leur reconnaissance, et il bénéficie de laisser-passer et d’ordres de mission des autorités du FLN qui le protègent des réactions xénophobes stimulées par l’action de l’OAS. Ses relations de plus en plus amicales avec des Algériens le confirment dans une vision optimiste de la situation du pays malgré de nombreux motifs d’inquiétude. Il est frappant de voir comment il met en avant des motifs de satisfaction qui lui font minimiser les signes d’une insécurité de plus en plus alarmante pour les Français d’Algérie. Le 29 juin, il se réjouit d’apprendre la débâcle de l’OAS d’Oran : « C’est une vraie débandade sans honneur. Ce qui prouve que devant la volonté d’un peuple, un mouvement contre-révolutionnaire, même fort de très gros appuis, ne peut tenir. La victoire du peuple algérien est donc totale. Il ne reste qu’à éliminer les éléments nuisibles et à réaliser la révolution » [29]. Le 2 juillet, il raconte comment le référendum de l’indépendance s’est passé à Sétif dans l’enthousiasme mais sans respecter les règles : « Il n’empêche que le vote est aussi juste que si l’on avait utilisé l’isoloir, car qui refuserait de voter oui ? D’autre part, j’ai toujours pensé que ce vote était une inutile mascarade car seules comptent les années de lutte qui ont montré la détermination de la partie la plus saine de la population (...). La grande différence avec les élections antérieures : les gens n’étaient pas contraints par la force à voter » [30]. A Alger le 8 juillet, il trouve une ville partagée : « D’un côté, les maisons pavoisées de vert et de blanc, de l’autre, des magasins fermés, des volets clos. Partout, dans les rues, des militaires en armes, de l’ALN ou des fidayins, quelques troupes des forces locales. Qu’il est plaisant de voir à la Grande Poste, au bas des jardins qui montent au GG, là où se pressait la foule du 13 mai, un poste de l’ALN et le drapeau de l’Algérie libre. [31] » Le 24 juillet, de retour d’Alger, il raconte la « terrible fusillade » qui l’a réveillé la nuit précédente : « « Je n’avais jamais entendu cela, même durant la guerre. Je ne sais pas encore ce que c’est. Mais il est certain que cela va contribuer d’accroître la frayeur des Européens qui continuent de partir. Les réquisitions, l’absence d’autorité et la multiplication des autorités, les dissensions internes du Front inquiètent à juste titre ceux qui ne sont pas convaincus. Peut-être cette inquiétude est-elle utile et purifie-t-elle le pays d’indésirables ou d’inutiles ... ? [32] » Même placé devant l’évidence, Paul-Albert Février ne pouvait donc s’empêcher de chercher des raisons à l’injustifiable pour conserver son espoir d’un avenir meilleur dans l’Algérie indépendante.

Si donc il avait essayé de se comporter en historien quand il était obligé de participer à la « pacification » de l’Algérie par la France, on doit constater qu’à partir de son retour dans une Algérie promise à l’indépendance, il devint tout simplement un témoin engagé, dont l’engagement risquait de nuire à la qualité du témoignage [33]. Cette évolution n’était pas imprévisible, car elle était sensible dès son arrivée en Algérie. Son journal et ses lettres des années 1959 et 1960 montraient clairement une attention inégale aux diverses catégories d’Algériens auxquels il avait affaire : en premier lieu les vrais « Algériens », puis les soldats « français musulmans », puis les « harkis ». Mais les « pieds-noirs », expression qu’il employait couramment [34], avaient droit à une connotation toujours péjorative, et il n’accordait aucun respect à cette catégorie qu’il semblait juger méprisable sans chercher à la comprendre. Il lui donna même une fois le qualificatif de « race », de même qu’aux militaires [35]. Ainsi l’absence d’Albert Camus dans ses lectures n’est pas étonnante, contrairement à ce qu’en dit Jean-Marie Guillon (p. 35).

Le témoignage de Paul-Albert Février ne peut donc pas être défini, fondamentalement, comme celui d’un historien. Même s’il a tenté de l’être, la méthode historique fut pour lui un instrument d’analyse subordonné à des valeurs morales - très respectables - qui lui imposaient un engagement. Les faits qu’il observait étaient d’ailleurs, comme il le reconnaissait lui même, trop divers et contradictoires pour imposer une seule conclusion. La recherche d’une solution à l’inacceptable lui imposait de croire que l’un des camps, celui dont les membres avaient le plus souffert, pourrait construire un avenir meilleur que le passé colonial. Mais on peut interpréter son incapacité à terminer un article commémoratif [36] qui lui avait été demandé en 1984 comme l’indice qu’il ne reconnaissait pas ce qu’il avait espéré dans l’évolution de l’Algérie indépendante. Qu’en aurait-il donc pensé s’il n’était pas mort en 1991 ?

Guy Pervillé

[1] P. A. Février, op. cit., pp. 47-48.

[2] Op. cit. , pp. 50-51.

[3] Op.cit., pp. 52 et 56.

[4] Op. cit., pp. 57-58.

[5] Op. cit., p. 66.

[6] Op. cit., pp. 77-78.

[7] Op. cit., pp. 96-100.

[8] Op. cit., p. 127.

[9] Op. cit., p. 137.

[10] Op. cit., p. 150.

[11] Op. cit., pp. 161-162.

[12] Op. cit., p. 186.

[13] Op. cit., pp. 188-189.

[14] Op. cit., pp. 192-193.

[15] Op. cit., pp. 195-196.

[16] Lettre du 7 octobre à ses parents, op. cit., pp. 198-199.

[17] Op. cit., p. 203.

[18] Lettre publiée en annexe, op.cit. , pp. 463-464.

[19] Voir son journal et sa lettre à ses parents datés des 27 et 28 octobre, op.cit., pp. 216-220.

[20] Réponse du 18 novembre 1959, op. cit., pp. 468-478.

[21] Op. cit., pp. 220-221.

[22] Par exemple le 7 décembre, pp. 250-251.

[23] 16 janvier 1960. Op. cit., p. 286.

[24] Op. cit., p. 288-289.

[25] Op. cit., p. 298.

[26] Op. cit., pp. 307-308.

[27] Op. cit., pp. 309.

[28] Op. cit., pp. 315-316. Voir le texte complet en annexe, pp. 481-516.

[29] Op. cit., p. 432.

[30] Op. cit., p. 435.

[31] Op. cit., p. 437.

[32] Op. cit., p. 444. Fusillade attribuée sans preuve à l’OAS, qui n’existait plus à Alger depuis la mi-juin. Le massacre du 5 juillet 1962 à Oran est à peine signalé.

[33] Voir pour comparaison notre article : « Remarques sur la revue Christianisme social face à la guerre d’Algérie », Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, t. 150, 2004, pp. 683-701, et notre préface au livre de Charles Schweisguth, Lettres de Kabylie (1959-1960), Toulouse, Privat, 2006 ( sur notre site http://guy.perville.free.fr).

[34] On la trouve aux pages 85, 131, 165, 183, 290, 314, 324, 366, 420. Les personnes appréciées échappent à ce qualificatif. Mais il est sous-entendu dans le pire des jugements p. 427 : « J’ai vu hier un instituteur européen de Miliana dont la stupidité est digne de sa fonction et de son origine : il n’a pas confiance, il part ».

[35] Voir p. 165 (« cette race de pied-noir a peur ») et p. 170.

[36] Op. cit., p. 455-462.



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