Depuis janvier 2011, mon attention a été attirée par le livre de Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres [1], et par les comptes rendus très favorables que j’ai pu en lire dans L’Histoire [2] et sur le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, et je l’ai donc lu, quoiqu’avec un retard de plusieurs mois. Mais j’ai également eu l’occasion d’en lire un autre compte rendu très critique publié par Roger Vétillard sur le site Etudes coloniales [3] en février 2011, puis plusieurs version successives du livre que le même Roger Vétillard avait préparé sur le même sujet, et qui est enfin paru aux Editions Riveneuve, sous le titre 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. Un tournant dans la guerre d’Algérie ? [4]. J’ai donc accepté, une nouvelle fois, de préfacer son livre, et j’ai donné à cette préface la forme d’une comparaison entre celui-ci et celui de Claire Mauss-Copeaux. Pourquoi donc ? Parce que j’avais eu l’occasion de lire les deux livres l’un après l’autre, et de voir très nettement en quoi ils se distinguaient. Ce qui m’a aussi permis, sans que je puisse en revendiquer un quelconque mérite, de bien voir en quoi le deuxième des deux est de loin le plus complet et le plus fiable. Voici donc l’état de mes réflexions après avoir lu ces deux livres il y a un peu moins d’un an, vers le 20 mai 2011.
Histoire, ou parti pris politique ?
Le livre de Claire Mauss-Copeaux m’étonne d’abord par la juxtaposition de passages tout à fait acceptables et d’autres qui ne le sont pas du tout. Elle se réclame d’un travail d’historienne dans son introduction, qui paraît exprimer une volonté louable de défendre la vérité contre la répétition de déformations partisanes (p. 15) : « Les mémoires ont droit au silence. En revanche, la diffusion de récits hasardeux, irrespectueux de la vérité, rend le silence délétère. Dans ce contexte, l’établissement des faits apparaît comme le seul recours. Car les victimes, toutes les victimes, ont droit à l’histoire. Le massacre est lui aussi un « objet d’histoire ».
Jusque là, je n’ai pas d’objection fondamentale, mais peu à peu certains passages me font douter de cette prétention scientifique. Par exemple, quand l’auteur écrit à la fin de la page 76 : "Lancée dans une insurrection et face à un adversaire cruel et beaucoup plus puissant, une guérilla rurale pouvait-elle atteindre cet idéal ?" Pourquoi donc réserver ce qualificatif à un seul camp ? Et quand elle cite (p. 100) comme premier exemple d’"étude générale rigoureuse" le livre dirigé par Henri Alleg et publié par les éditions du parti communiste en 1981 [5], lequel ne fait que reproduire la version du FLN sans dire un mot du massacre de El Halia [6], je ne comprends plus, ou plutôt je crois comprendre que le point de vue de Claire Mauss-Copeaux ne serait pas aussi historique qu’elle le prétend. En effet, ce grand ouvrage qui a eu le mérite de rassembler en 1981 une masse de témoignages et de documents, n’a jamais été à mes yeux un modèle d’esprit historique, parce que ses analyses sont toujours restées soumises à la ligne politique adoptée par le PCA puis par le PCF après le début de la guerre. Pour en donner une idée, qu’on me permette de citer l’analyse que j’ai consacrée à ce livre dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1981. Après un première phase de prudence devant les débuts de l’insurrection du FLN, le PCA décida en juin 1955 de se joindre à lui, après des débats internes dont le chapitre dû à Henry J. Douzon ne nous dit rien : « Cette décision impliquait pour le PCA l’acceptation de deux risques : la perte de son statut légal, et celle de son électorat européen. Sa réaction aux événements du 20 août 1955 précipita l’actualisation des deux. H. J. Douzon explique en détail la décision et la préparation de cette offensive générale de la wilaya II. On regrette qu’il accorde beaucoup moins d’attention aux massacres d’Européens qu’aux représailles qui en furent la conséquence. Le lecteur cherchera en vain son jugement sur la participation d’ouvriers musulmans au massacres de leurs camarades français et de leurs familles à la mine d’El Halia. Ce silence devant « l’abominable provocation » (Albert Camus) lui enlève toute crédibilité quand il accuse Guy Mollet d’avoir capitulé le 6 février 1956 devant une minorité d’ « ultras » non représentative de la masse des Français d’Algérie, et quand il juge « imprévisible » et « irrationnel » leur exode final ». Et un peu plus loin j’écrivais : « Il semble donc que le PCA ait renoncé à défendre sa clientèle européenne, sa conception de la nation algérienne, et l’internationalisme prolétarien, pour sauvegarder son avenir en tant que parti algérien et la participation de ses militants à la révolution algérienne. On peut, certes, exalter comme le font nos auteurs l’étonnante solidarité de ce petit groupe d’hommes de toutes origines unis par la même foi politique, et particulièrement le courage des communistes européens ou juifs, reniés par leur milieu et très mal traités par les forces de répression. Mais cela ne permet pas de prétendre, comme le fit le PCF contre toute évidence, que la nation algérienne au sens thorézien s’était formée, et qu’elle luttait toute entière pour son indépendance. Le FLN, et même le PCA, réfutèrent à juste titre cette contre-vérité ». Ce compte rendu, qui se voulait mesuré mais critique, reste dans ma mémoire, et me rend plus attentif à peser les arguments par lesquels Claire Mauss-Copeaux semble vouloir démontrer des affirmations qui ne m’avaient pas convaincu alors.
En effet, il y a bien deux enjeux fondamentaux au cœur de ce livre : le FLN du Nord Constantinois a-t-il eu ce jour-là (20 août 1955) le comportement de violence illimitée que la plupart des auteurs lui ont attribué ? Et comment le PCA avait-il pu accepter de soutenir un tel comportement sans renier ses propres principes marxistes ? Claire Mauss-Copeaux consacre justement beaucoup d’efforts à démontrer que la première idée reçue était fausse, ce qui permettrait du même coup d’écarter la seconde. Ainsi, à partir de ce moment, son entreprise paraît être beaucoup plus politique qu’historique.
Et l’aboutissement de la conclusion confirme tout à fait ce soupçon. Même si l’auteur reconnaît que des crimes de guerre ont été commis des deux côtés, elle affirme une inégalité fondamentale entre le comportement des militaires français, traduisant « une volonté délibérée d’écraser définitivement la population algérienne », ce qui fait que « le crime de guerre atteint alors des dimensions exceptionnelles, il est proche du crime contre l’humanité ». Ainsi, selon l’auteur, « les deux massacres d’Européens et ceux des Algériens disent l’affrontement inégal de deux nationalismes, tout comme la voie politique bloquée et la guerre totale imposée par les autorités coloniales sous couvert de « maintien de l’ordre ». Sans commune mesure, ces crimes de guerre engagent des responsabilités incomparables ». En effet, rappelle-t-elle, les autorités françaises avaient légalisé le principe de la responsabilité collective dès le mois de mai 1955, violant les principes sacrés de la République. Au contraire, affirme-t-elle, « pour leur part, le 20 août 1955, les responsables nationalistes algériens ont ciblé en priorité les forces et les autorités coloniales ». Ainsi, le dernier paragraphe s’affranchit de toute fausse symétrie : « Puissamment armés, les responsables militaires français pouvaient limiter leurs actions au « maintien de l’ordre ». Arguant des massacres d’El Alia et d’Aïn Abid, ils sont allés bien au-delà. Mais comment comparer des responsabilités aussi différentes que celles des Européens et des Algériens, celles de Jacques Soustelle et des hauts responsables politiques et militaires français ? Comment comparer leurs responsabilités avec celles de militants traqués, tentant de faire entendre le projet d’indépendance nationale de leur peuple ? [7] » On serait tenté de traduire cette conclusion en des termes plus clairs : les uns ont droit à tous les moyens parce qu’ils sont les opprimés, les autres n’ont droit à aucun, parce qu’ils sont des colonialistes.
Quoi qu’il en soit, cette conclusion radicale nous incite à regarder de près l’argumentation de Claire Mauss-Copeaux, pour voir si elle est vraiment probante. Or, ce n’est pas le cas. Sur deux ou trois points d’importance capitale, la méthode suivie apparaît nettement biaisée.
Une argumentation biaisée
D’abord, le bilan statistique du nombre des victimes est présenté d’une manière très rapide et sommaire, en trois pages (pp. 118 à 120). Celui des tués par le FLN est évalué à 123 (31 militaires, 71 civils européens et 21 Algériens) suivant une estimation officielle reprise par Jacques Soustelle. Quant aux nombres d’Algériens tués par les Français, ils sont très incomplets, approximatifs, et sous-estimés (« à multiplier par 10 », suivant une mention manuscrite sur un rapport officiel). Même si ces bilans sont en effet très critiquables, comme l’avait montré Charles-Robert Ageron en 1996 dans sa communication sur « l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois » [8], cette estimation critique ne saurait suffire : elle rend d’autant plus nécessaire un bilan aussi complet que possible.
Or ce bilan statistique a été tenté, tout au moins pour les victimes de l’insurrection qui ont été les seules à être précisément identifiées à l’époque, par Roger Vétillard, et ce bilan qui repose à la fois sur l’enregistrement des noms et le récit des faits, bouleverse tout ce que l’on croyait savoir. En effet, l’auteur a publié des listes nominatives de 133 morts civils européens, de 47 morts européens et musulmans dans les forces de l’ordre, et d’au moins 36 morts musulmans tués par les insurgés, ainsi qu’une liste d’au moins 115 blessés ayant survécu après une hospitalisation [9]. Ce bilan solidement établi est presque le double de celui que retenaient tous les auteurs précédents, y compris Claire Mauss-Copeaux, et il dépasse très largement celui de l’insurrection du 8 mai 1945 autour de Sétif. C’est là un premier point essentiel, sur lequel le livre de Roger Vétillard apporte du nouveau, et que l’on ne pourra plus se permettre d’ignorer.
D’autre part, Claire Mauss-Copeaux n’accorde pas une attention suffisante aux personnalités musulmanes attaquées par les insurgés, ni aux raisons de leur condamnation. Elle écrit en effet (p. 111), à propos de l’opération de Constantine : " Trois personnalités ont été visées : le colonel Tercé, ainsi que deux notables algériens suspectés de dialoguer avec les autorités coloniales. Allaoua Abbas, pharmacien, neveu du leader nationaliste Ferhat Abbas, a été tué, et maître Hadj-Saïd, délégué à l’Assemblée algérienne, blessé. La presse a publié le texte de leur condamnation à mort retrouvée sur le corps d’un partisan". C’est minorer abusivement le nombre des personnalités attaquées (dont Roger Vétillard donne un aperçu beaucoup plus complet dans les pages 106 à 109 de son livre), et surtout ignorer l’essentiel de ce que leur reprochait le FLN du Nord-Constantinois : un premier "appel à la population de Constantine" daté du début juillet 1955, et signé par huit élus musulmans, dont le neveu de Ferhat Abbas, Abbas Allaoua, qui condamnait l’ordre de boycott lancé au nom de l’insurrection contre certains commerçants ; et peut-être aussi un deuxième appel "pour une prise de conscience de la communauté algérienne", rédigé par Abbas Allaoua et par l’ingénieur René Mayer, qui allait être publié avec les signatures de nombreuses personnalités françaises et algériennes [10].
A partir de là, la nécessité s’impose de suivre le déroulement des faits avec toute la précision que permettent les sources écrites et les témoignages qu’il est encore possible de recueillir, et c’est ce que fait également le livre de Roger Vétillard. Cet examen précis des faits lui permet ensuite d’apprécier les interprétations proposées par les différents auteurs ayant raconté cet événement [11].
Mais comment procède Claire Mauss-Copeaux pour répondre à ces questions ? Elle commence par mettre en doute les très nombreux récits qui ont accrédité l’idée d’une insurrection recourant délibérément au massacre de civils européens, y compris celui du journaliste Yves Courrière - pourtant fondé sur le témoignage de Lakhdar Ben Tobbal, successeur de Zighoud Youcef qui commandait la wilaya du Nord-Constantinois le 20 août 1955 - et celui de Mahfoud Bennoune, qui rejoignit le maquis après cette date. Puis elle revient en détail sur les deux événements les plus souvent cités comme preuves de la barbarie des insurgés : les deux massacres de civils européens à leur domicile commis dans la cité minière d’El Halia près de Philippeville, et dans le village d’Aïn Abid, au sud de Constantine. Dans ces deux cas, elle s’efforce de démontrer que ces massacres s’expliquent par des causes particulières, voire fortuites, et ne sauraient donc prouver la réalité d’ordres données par le commandement de la wilaya dont il n’existe aucune preuve écrite. Et à partir de là, elle écrit à deux reprises (pp. 173 et 175) que "les massacres d’Européens se sont déroulés dans deux villages".
Or cette affirmation est fausse, comme le prouve abondamment le livre de Roger Vétillard. En réalité, ces deux massacres de civils ne sont pas les seuls, car il s’en est produit dans 24 localités différentes (la plupart se situant dans la zone centrale qui était placée sous le commandement direct de Zighoud Youcef). Et ils ne sont pas les deux plus importants, puisque le village de Saint Charles se situe avec ses 14 morts (dont une famille entière circulant dans sa voiture) entre les 36 morts d’El Alia et les 10 morts d’Aïn Abid. Certes, le nombre des morts est peu élevé dans la majorité de ces lieux, ce qui ne prouve pas qu’il ne s’agit pas de meurtres délibérés, le bilan dépendant pour chaque localité non seulement de l’importance de la population européenne locale, mais aussi de la surprise, et de la plus ou moins grande rapidité d’intervention des forces de l’ordre. Aucun de ces cas n’est donc négligeable, et l’on doit citer par exemple celui du seul civil européen tué (d’un coup de hache sur le crâne) au Hammam-Meskoutine, Henri Rohrer, intellectuel connu pour avoir envoyé peu de temps auparavant à la revue Esprit un article intitulé « Terrorisme en Algérie », où il croyait pouvoir écrire qu’heureusement ce terrorisme ne s’en prenait pas encore aux civils français [12].
Ainsi, la démonstration tentée par Claire Mauss-Copeaux est évidemment démentie, et le lecteur qui compare les deux livres ne peut que se retourner contre la thèse qu’elle a voulu défendre. Il est vrai que selon Yves Courrière, Zighoud Youcef avait d’abord voulu mener la guerre suivant les règles de la Convention de Genève, conformément aux consignes données au début de l’insurrection par les fondateurs du FLN. Mais très vite, il avait évolué sous l’influence des conditions très dures d’une guerre très inégale. Le récit d’Yves Courrière, qui atteste que Zighoud Youcef a bien donné l’ordre de lancer les civils algériens contre les militaires français, mais aussi contre les civils européens, a été principalement fondé sur le témoignage de son adjoint et successeur Lakhdar Ben Tobbal [13]. Quant au successeur de celui-ci, Ali Kafi, qui plus tard fut le chef de l’Etat algérien de 1992 à 1994, ses Mémoires [14] cachent délibérément cette réalité, sans qu’on puisse le croire : il dénonce avec indignation les crimes de la répression française antérieure au 20 août 1955 : « assassinats de civils, incendies de maisons, exactions et viols », et ceux des représailles consécutives : « plus que par le passé, les forces de l’ennemi se sont déchaînées contre le peuple. A Skikda (Philippeville) un massacre a été commis, sans exemple par sa sauvagerie sinon celui du 8 mai 1945. On tuait "l’Arabe" partout où il se trouvait, on brûlait les dechras, on détruisait des villages entiers. Des milliers de jeunes furent rassemblés dans l’enceinte du stade de Skikda et ils furent fauchés à la mitrailleuse » . Il exalte l’héroïsme des insurgés affrontant l’armée colonialiste : « ces exploits inouïs sont le fait du peuple et de son armée révolutionnaire, qui ont fait de la zone 2 un exemple ; chaque Algérien, sur tout le territoire national, tire fierté de ces hauts faits d’armes et de bravoure ». Et il conclut sur les conséquences très positives de cette offensive soigneusement planifiée pour l’essor de la Révolution.
Ce silence nous oblige à donner la parole à une rescapée du massacre d’El Halia, Marie-Jeanne Pusceddu. Celle-ci atteste que l’attaque était préméditée, puisque le chauffeur de taxi C..., qu’elle croyait un ami, lui avait dit la veille : "Demain, il y aura une grande fête avec beaucoup de viande", et que le même personnage était en tête des agresseurs. Elle reconnaît que ceux-ci criaient "Nous voulons les hommes", mais les femmes et les enfants n’ont pas été épargnés pour autant : "C... avec son fusil de chasse nous menaçait. Il a immédiatement tiré sur ma pauvre mère, en pleine poitrine, elle essayait de protéger mon petit frère Roland. Elle est morte sur le coup avec Roland dans ses bras, lui aussi gravement atteint. Ma belle soeur Rose a été tuée dans le dos. Elle gardait son bébé contre le mur, ma jeune soeur Olga s’est jetée, dans une crise d’hystérie, sur le fusil, et il a tiré à bout portant, la blessant salement. Il nous narguait avec son fusil. Bravement et affolée, je lui ai dit : "Vas-y ! Tire, il ne reste plus que moi." Il a tiré, j’ai reçu la balle à hauteur de la hanche, je n’ai même pas réalisé et il est parti." Après l’arrivée de l’armée, « mon petit frère Roland respirait encore ; il est resté cinq jours dans le coma et nous l’avons sauvé. Malheureusement, ma sœur Olga a été violée et assassinée, ma sœur Suzanne, blessée à la tête, elle en porte encore la marque. (...) Ma famille Azeï, tous massacrés au couteau, la sœur de ma mère, son mari, ses deux filles dont l’une était paralysée, l’une des filles qui était en vacances avec son bébé a elle aussi été assassinée à coups de couteau (...). Le bébé avait été éclaté contre le mur. Puis mon cousin a été tué à coups de fourchette au restaurant de la mine, le frère de ma mère (...) a été lui aussi massacré, en voulant sauver ses enfants, à coups de couteau, les parties enfoncées dans la bouche, ainsi que mon neveu Roger, âgé de 17 ans. Mon père, sourd de naissance, blessé à coups de couteau, s’était réfugié dans une galerie abandonnée. On ne l’a retrouvé que quinze jours plus tard, mort des suites de ses blessures. (...) Mon jeune frère Julien a été également massacré. Treize membres de ma famille ont ainsi été martyrisés, massacrés par le FLN. Je suis restée à l’hôpital près de trois mois, j’avais fait une hémorragie interne avec infection, car les balles fabriquées étaient bourrées de poils, de bris de lames de rasoir » [15]. Est-il possible de croire que cette extrême violence n’avait pas été préméditée ? Bien au contraire, ce récit illustre les propos d’un des anciens agresseurs interrogé par Jean-Pierre Lledo dans son film Algérie, histoires à ne pas dire [16] : "Notre chef nous a dit : chez les Français ce sont les femmes qui commandent, et quand elles verront ce qu’on a fait ici elles diront on s’en va" [17]. Il faut le dire, même si certains témoignages attestent que quelques militants de l’ALN ont refuser d’exécuter des ordres aussi inhumains [18].
A bien y réfléchir, la véracité du récit d’Yves Courrière, admise par presque tous les auteurs avant Claire Mauss-Copeaux, est évidente. Mener l’offensive du 20 août 1955 contre l’armée française avec les seuls groupes de combat encore peu nombreux et mal armés de la wilaya II aurait été une véritable opération suicide, présageant la fin imminente de l’insurrection. Les civils, munis d’armes improvisées, ne pouvaient servir qu’à massacrer d’autres civils non armés avant de tomber sous les balles de l’armée française. Ils devaient servir de boucliers vivants pour protéger par leur masse les vrais combattants de l’ALN, avant de fournir une foule de martyrs pour entretenir par leur exemple l’esprit de révolte et de revanche. La seule explication convaincante de ces faits atroces est bien une provocation décidée par le chef régional du FLN-ALN, Zighoud Youcef, pour creuser un infranchissable fossé de sang entre les Algériens et les Français en provoquant des représailles massives par des massacres aveugles, afin de relancer, par une volonté de vengeance généralisée, une insurrection qui était menacée d’étouffement par la très dure répression intensifiée par l’armée française depuis le mois de mai [19].
On doit sans doute donner raison à Claire Mauss-Copeaux sur le rôle des très dures consignes de répression données par les autorités militaires et civiles françaises comme cause de la décision de Zighoud Youssef. Mais on doit aussi constater que cette décision a fait franchir un nouveau seuil à la violence de la guerre, en faisant de tout Européen, quel que soit son sexe et son âge, une cible. Pour elle, la responsabilité suprême de l’escalade de la violence incombe entièrement aux responsables politiques et militaires français qui ont ordonné en mai 1955 que "tout rebelle pris les armes à la main doit être tué" ; mais la plupart des civils français tués le 20 août 1955, et notamment les enfants ou les vieillards, n’avaient pas "les armes à la main". Ils ont bien été victimes d’une nouvelle étape dans l’escalade de la violence, franchie par la décision de Zighoud Youcef. D’autre part, elle a raison de vouloir tirer de l’oubli des représailles beaucoup trop minimisées, attestées notamment par les aveux sans remords du général Aussaresses, mais peut-on les condamner sans condamner aussi comme co-responsable celui qui les a délibérément provoquées ?
En effet, a-t-on le droit de condamner l’horreur des représailles sans condamner celle de la provocation ? On voudrait pouvoir considérer le silence d’Ali Kafi comme un désaveu implicite de telles atrocités ; mais les lecteurs algériens qui connaissent les faits par la tradition orale pourraient en conclure, tout au contraire, qu’il s’agit d’actes héroïques et glorieux, dignes d’être imités. Pire encore, la photo des petits cadavres d’enfants d’El-Halia alignés par terre à été reprise par El Moudjahid, n° 11728, du 8 mai 2003, pour illustrer le « génocide colonialiste » du 8 mai 1945, sous le titre « Cultiver la mémoire » ! Et cette photographie se trouvait utilisée sans légende dans une exposition au Musée de l’Armée d’Alger, suivant la thèse de Dalila Aït-el-Djoudi soutenue en décembre 2004 [20].
Bien entendu, le livre de Claire Mauss-Copeaux ne reprend pas à son compte ces excès. Mais on doit néanmoins constater qu’elle ne s’interroge pas sur les redoutables conséquences de la mémoire partiale que l’Algérie continue de cultiver officiellement de son passé : est-il donc anodin de glorifier la violence sans limite sous prétexte qu’elle sert une juste cause ? Sur le moment, cette initiative de Zighoud Youcef allait si peu de soi que même les chefs du FLN-ALN réunis un an plus tard dans le Congrès de la Soummam ont demandé des explications aux responsables de la wilaya du Nord-Constantinois. On doit aussi constater qu’ils ont été convaincus que cette offensive sanglante avait été payante, puisqu’ils ont fait du 20 août une date anniversaire de bon augure, et que l’Algérie indépendante en a fait une fête nationale. Plus tard, nous savons par le témoignage de Jean-Robert Henry que des anciens de la wilaya II ayant repris leurs études supérieures après la guerre ont théorisé ce qu’ils ont appelé la stratégie « race contre race » [21]. Mais nous devons aussi nous demander si la légitimation de l’emploi de tous les moyens, quels qu’ils puissent être, pour servir une cause supposée juste par nature, n’a pas entraîné des conséquences désastreuses pour le peuple algérien, qui fut victime du déchaînement d’une violence de plus en plus illimitée durant la terrible guerre civile des années 1990.
Ainsi, le livre de Claire Mauss-Copeaux m’a laissé une impression de profond malaise. On ne peut sans doute pas lui reprocher d’avoir voulu soumettre une idée largement admise à l’épreuve du doute, mais on ne peut la suivre à partir du moment où elle a admis sans preuve suffisante que son hypothèse était vérifiée, alors que ce n’était pas le cas. Son enquête incomplète apparaît ainsi comme un pari perdu. On peut aussi dire qu’elle a agi comme une avocate d’une cause, en sélectionnant parmi les faits ceux qui allaient dans le sens de ce qu’elle voulait démontrer. Mais le rôle de l’historien, dont elle se réclame, n’est pas celui-là : il se rapproche plutôt de celui d’un juge d’instruction, qui a le devoir d’instruire à charge et à décharge.
Les lecteurs de cette réflexion critique sont libres de tirer leurs conclusions comme ils le voudront. Je souhaite seulement qu’ils ne se contentent pas de juger sans avoir lu et comparé attentivement ces deux livres.
Guy Pervillé.
[1] Publié par les éditions Payot en janvier 2011.
[2] L’Histoire, n° 365, juin 2011, p. 95.
[3] Site publié par Daniel Lefeuvre, Michel Renard et Marc Michel à l’adresse suivante : etudescoloniales.canalblog.com/
[4] Publié par les éditions Riveneuve en février 2012.
[5] La guerre d’Algérie, Paris, Temps actuels, 1981, tomes 1, 2 et 3.
[6] La guerre d’Algérie, t. 1, p. 558, n’en dit pas un mot ; une note renvoie à un bilan officiel du FLN, t. 3, p. 519
[7] Op. cit., pp. 234-235.
[8] Charles-Robert Ageron « L’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois,de la résistance armée à la guerre du peuple », pp. 27-50 (tableaux pp. 49 et 50), actes de la table ronde organisée à Paris les 26 et 27 mars 1996, et publiée sous le titre La guerre d’Algérie et les Algériens, 1954-1962, Paris, Armand Colin, 1997.
[9] Vétillard, op. cit., pp. 247-258. NB : A la suite de nouvelles informations, Roger Vétillard a dû reprendre la question et en est arrivé pour le moment à 117 noms de civils européens tués. Mais cela ne modifie pas fondamentalement le fait que le véritable bilan a été largement sous-estimé.
[10] NB : Les récits les plus complets se trouvent dans le livre de Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie (1952-1962), Paris, Riveneuve éditions, 2011, pp. 266-267, pour le premier appel, et dans celui de René Mayer, Algérie, mémoire déracinée, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 200-204, pour le second. Celui-ci a retrouvé le texte original de cet appel, qui mérite d’être mieux connu.
[11] « Des questions et quelques réponses », op. cit., pp. 137-184.
[12] Esprit n° 230-231, septembre-octobre 1955.
[13] Yves Courrière, Le temps des léopards, Paris, Fayard, 1969, pp. 180-189.
[14] Ali Kafi, Du militant politique au dirigeant militaire (Mémoires, 1946-1962), Alger, Casbah Editions, 2002, pp. 61-62.
[15] Marie-Jeanne Pusceddu, « Le 20 août 1955, j’étais à El-Halia », L’Algérianiste, n° 94, juin 2001, pp. 36-38.
[16] Voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=173 A propos du film "Algérie, histoires à ne pas dire" (2008) jeudi 17 avril 2008.
[17] Le même qui avoue avoir égorgé une femme au moment où elle était affairée à cuire du poisson dans sa cuisine : "Après l’avoir égorgée, j’ai mangé le poisson frit encore chaud. Dans ces moments-là, une fois qu’on franchit le pas, on n’est plus nous mêmes". Reproduit par Roger Vétillard, op. cit., p. 306. Le même auteur cite à la page 193 de son livre l’éditorial de Radio Damas daté du 31 août 1955 (d’après les archives du colonel Schoen) : "En Algérie un million d’étrangers environ, armés ou non, se trouvent face à 10 millions d’Arabes... Ainsi donc si chaque Arabe se donne pour mission de tuer un Français, il est possible d’exterminer tous les infidèles, contre un chiffre de martyrs musulmans qui ne dépasserait pas le douzième du vaillant peuple algérien... L’élément fondamental est d’instaurer un climat de terreur permanente et de peur perpétuelle qui incite les Français à évacuer et à déguerpir de ce pays".
[18] Voir le témoignage de Aziz Mouats dans le film de Jean-Pierre Lledo, et celui que cite Roger Vétillard, op. cit., pp. 313-314.
[19] A quoi s’ajoute la dimension religieuse islamique du Djihad, soulignée par Roger Vétillard, op. cit., pp. 182-184
[20] « L’image des combattants français vus par l’ALN, 1954-1962 », Université de Montpellier III, décembre 2004, p. 674.
[21] Jean-Robert Henry, dans son catalogue de l’exposition “L’Algérie et la France, destins et imaginaires croisés” (Centre des archives d’outre-mer, Aix-en-Provence, mai 2003, signale cette stratégie « race contre race » (p. 34). A lire aussi son exposé sur “La violence décivilisatrice” (p. 35).