INTRODUCTION
L’histoire de l’Algérie contemporaine a été profondément renouvelée depuis l’indépendance de ce pays, par la publication de plusieurs ouvrages fondamentaux, dont plusieurs thèses monumentales [1]. Leur tendance générale vise à « décoloniser l’histoire » de l’Algérie en la recentrant sur l’évolution de la population algérienne (« indigène » ou musulmane) trop longtemps reléguée à l’arrière-plan dans l’historiographie coloniale. Cette tendance est particulièrement nette en ce qui concerne les mouvements anticolonialistes et nationalistes : toute une série d’études ont été consacrées au nationalisme algérien, à son courant le plus radical et à ses autres composantes, par des auteurs algériens et français principalement [2].
Mais cette volonté de rééquilibrage risque d’entraîner un nouveau déséquilibre, au détriment de l’étude de la politique algérienne de la France. De plus, alors que les historiens français ont minutieusement réévalué la phase conquérante et triomphante de la colonisation française (de 1830 à 1919 ou 1930), ils n’ont pas encore aussi systématiquement réexaminé son déclin et sa chute. Paradoxalement, ce sont surtout des auteurs étrangers à la France qui se sont intéressés à sa politique algérienne des années cruciales, si l’on en juge d’après quelques titres significatifs [3].
Cette situation s’explique sans doute, chez les historiens français, par la crainte de retomber dans le franco-centrisme de l’historiographie coloniale (qui domine encore l’historiographie de la guerre d’Algérie), et par des scrupules méthodologiques envers l’histoire très contemporaine. Mais elle est en train de changer. La politique algérienne de la France a été abordée lors du colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent en octobre 1984 sur Les prodromes de la décolonisation de l’Empire colonial français [4], ainsi que par plusieurs colloques d’histoire politique française [5]. Un autre colloque de l’IHTP, en décembre 1988, a été entièrement consacré à La guerre d’Algérie et les Français [6] en excluant la guerre sur le terrain et la prise des décisions au sommet à cause de la fermeture des archives publiques. En décembre 1990, la publication d’une grande Histoire de la France coloniale [7], avec la participation de plusieurs historiens de l’Algérie contemporaine (Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, Annie Rey-Goldzeiguer) a manifesté leur souci de redonner la priorité à l’étude du centre de l’Empire, « le centre qui impulsait la périphérie, un centre qui reste mal connu » (Charles-Robert Ageron). Enfin, la prochaine ouverture des archives publiques militaires [8] et civiles de la guerre d’Algérie à partir du 1er juillet 1992 (suivant les conditions fixées par la loi du 3 janvier et le décret du 3 décembre 1979) permet d’espérer un grand essor des recherches sur la politique de la France en Algérie, depuis son début jusqu’à son terme.
La politique algérienne de la France (de 1830 à 1962) pose à l’histoire deux grandes questions : la France avait-elle une politique algérienne ? Et comment celle-ci était-elle déterminée ? La première question peut sembler paradoxale. Elle s’explique si l’on prend le mot « politique » non pas dans un sens large (manière de gouverner) mais dans le sens précis d’une ligne de conduite rationnellement conçue en fonction d’un but à atteindre par des moyens appropriés. La diversité des réponses fournies à cette question par différents auteurs (même parmi les historiens) est déconcertante. Selon les experts coloniaux du début du XXème siècle, la politique algérienne de la France était un compromis entre quatre doctrines : l’assujettissement, l’assimilation, l’association, et l’autonomie. Selon les « Jeunes Algériens » musulmans formés par l’enseignement français, la France hésitait entre deux politiques contradictoires, ce qui leur faisait croire à l’existence de deux France distinctes, l’une colonialiste et oppressive, l’autre démocratique et libératrice. Au contraire, les nationalistes algériens et les anticolonialistes français les plus radicaux affirmèrent à partir de 1943 que celle-ci n’avait pratiqué qu’une seule politique en Algérie, la colonisation, « c’est-à-dire l’annexion et l’exploitation d’un peuple par un autre », et que la prétendue « politique d’assimilation étendue aux autochtones » était une duperie, « une machine dangereuse mise au service de la colonisation » [9]. Néanmoins, l’historien allemand Wolfgang Ohneck a nié que la France ait eu la moindre politique algérienne entre 1919 et 1939.
La réponse de l’histoire à cette première question ne saurait être unique : elle doit être fonction des moments et des situations. Il paraît clair qu’en lançant l’expédition d’Alger en 1830 la France n’avait aucune politique algérienne définie. Ses gouvernements successifs se laissèrent entraîner dans un engrenage de décisions partielles, dont l’enchaînement créa une somme de faits accomplis difficilement réversibles. Cependant, la présence française n’aurait pu se maintenir si longtemps en Algérie sans donner un minimum de cohérence à son action. On peut donc juger vraisemblable l’élaboration d’une quasi-politique algérienne de la France. Il convient d’en montrer la logique, en analysant les décisions fondamentales qui l’ont constituée : celles de conquérir militairement toute l’Algérie, de l’annexer politiquement et juridiquement au territoire français, et d’en faire effectivement un prolongement de la métropole par une colonisation de peuplement européen, et par une « politique indigène » tendant vers l’assimilation progressive des vaincus. Mais il convient aussi d’en montrer l’inadaptation croissante à l’évolution imprévue des réalités algériennes, qui devint flagrante à la fin de la IIIème République. Et plus encore pendant la Deuxième guerre mondiale, au cours de laquelle, en février 1943, le « Manifeste du Peuple algérien » condamna la politique française de colonisation et de pseudo-assimilation.
C’est alors que pour la première fois un gouvernement français, le CFLN siégeant à Alger de 1943 à 1944, décida de réviser la politique algérienne de la France pour prendre de vitesse le nationalisme algérien en plein essor. En décembre 1943, il chargea une commission d’élaborer un ensemble cohérent de mesures politiques, économiques et sociales, tendant à réaliser en vingt ans l’assimilation totale de l’Algérie à la France. Les propositions de cette commission devaient être soumises pour décision au CFLN et à son successeur le GPRF, puis ratifiées par la future Assemblée nationale constituante de la France libérée.
Cet épisode presque oublié (parce qu’il ne tint pas ses promesses) offre à l’histoire une occasion exceptionnelle (apparemment sans précédent) d’étudier la définition intégrale d’une politique globale et planifiée. Mais aussi d’analyser le processus de la décision politique : information et propositions par une commission d’élus et de hauts fonctionnaires, délibérations et décisions par le gouvernement et par le Parlement, application par le Gouvernement général de l’Algérie en collaboration avec les ministères concernés et les assemblées locales. Néanmoins les décisions et les réalisations furent inférieures aux propositions, et insuffisantes pour prévenir l’explosion du conflit franco¬-algérien. Cette politique ayant donc échoué, il importe d’en faire l’autopsie à partir des traces que son élaboration a laissées dans les archives publiques et privées, dans les publications officielles, dans la presse, dans les Mémoires ou dans la mémoire des responsables.
Les instances décisionnelles du « pays légal » ne peuvent être considérées isolément des « forces profondes » du « pays réel ». Étudier exhaustivement la politique algérienne de la France impliquerait d’examiner les réactions de toutes les parties constituantes de la nation : groupements représentatifs d’idéologies ou d’intérêts, organes d’information, opinion publique inorganisée, en distinguant suivant les lieux et suivant les milieux sociaux et culturels. Mais on peut admettre que toutes ces forces convergent normalement vers le pouvoir central de décision politique, instance incontournable dans la nation centralisée qu’est la France. De plus, l’extériorité de l’Algérie par rapport à la métropole l’excluait en pratique des préoccupations de la masse des citoyens avant 1955. Les décisions fondamentales avaient été prises de 1830 à 1848 par des gouvernements non-démocratiques, avant d’être entérinées par la IIème et la IIIème République. Le CFLN lui-même était un gouvernement provisoire de fait, siégeant hors de la France occupée. Jusqu’en 1954, la politique algérienne de la France resta l’apanage de petits groupes de hauts fonctionnaires, de représentants des intérêts concernés, et de rares spécialistes dans les partis métropolitains.
À partir de 1955, l’explosion de l’insurrection vint donner au problème algérien une dimension supplémentaire, celle d’un conflit international compliqué d’interférences extérieures et de guerres civiles induites, entre Algériens et entre Français. Alors seulement se produisit la prise de conscience de l’opinion publique métropolitaine. Encore fallut-il un changement de la Constitution en 1958 et l’action personnelle du général de Gaulle pour en faire une force capable d’imposer une révision déchirante de la politique algérienne de la France.
La politique nouvelle inaugurée en 1944 fut donc une étape dans l’évolution de cette politique algérienne, dont elle révisa les moyens sans en changer le but. Mais l’assimilation de l’Algérie à la France avait déjà échoué en 1954, avant même le déclenchement de l’insurrection, pour des raisons que cette étude se propose d’élucider. Pourtant, la même politique reparut alors comme une idée neuve, sous le nouveau nom d’intégration. « La France a fait un choix, ce choix s’appelle l’intégration », proclama le gouverneur général Jacques Soustelle devant l’Assemblée algérienne le 23 février 1955. Mais un choix fait au nom de la France à l’insu de la masse des Français ne pouvait être irrévocable.
Guy Pervillé
[1] Histoire de l’Algérie contemporaine, t.1 : Conquête et colonisation, par Charles André Julien, Paris, PUF, 1964 ; t.2 :1871-1954, par Charles Robert Ageron. Et les thèses de doctorat d’Etat de Charles Robert Ageron : Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, 2 t., Paris, PUF, 1968 ; Annie Rey-Goldzeiguer, Le royaume arabe, la politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Alger, SNED, 1977 ; Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXème siècle, Genève, Droz, 1981, entre autres.
[2] Abou-al-Kacem Saadallah, La montée du nationalisme algérien (1900-1930), Alger, Entreprise nationale du livre, 1988 . Ahmed Mahsas, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, de la Première guerre mondiale à 1954, Paris, L’Harmattan, 1979. Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951, 2 t, Alger, SNED, 1980. Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, et Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Editions Jeune Afrique, 1980 et 1981. Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, Mouton, 1967. Benjamin Stora, Messali Hadj (1898-1974) pionnier du nationalisme algérien, Paris, le Sycomore 1982 et l’Harmattan 1986, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens 1926-1954, L’Harmattan 1984, et Histoire politique de l’immigration algérienne en France (1922-1962), thèse de doctorat d’Etat, Paris XII 1991. Guy Pervillé, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Editions du CNRS, 1984. Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie (1920-1962), Paris, Presses de la FNSP, 1976 . William B. Quandt, Révolution and political leadership. Algeria 1954-1968, Cambridge (Massachussetts) and London, MIT Press, 1969.
[3] William G. Andrews, French politics and Algeria : the process of policy formation, New York, Appleton Century Crofts, 1962. S.G. Tucker, The Fourth Republic and Algeria, University of North Carolina 1966. Wolfgang Ohneck, Die französische Algerienpolitik von 1919-1939, Köln, Westdeutscher Verlag, 1967. Thankmar von Münchhausen, Kolonialismus und Demokratie, Die französische Algerienpolitik von 1945-1962, München, Weltforum Verlag. Hartmut Elsenhans, Frankreichs Algerienkrieg, 1954-1962, Entkoloniesierungsversuch einer kapitalistischen Métropole zum Zusammenbruch der Kolonialreiche, München, Carl Hanser Verlag, 1974 ; traduction française : La guerre d’Algérie, Paris, Publisud, 1992 (en fait, publiée en 2000 sous le titre La guerre d’Algérie, 1954-1962, la transition d’une France à une autre, le passage de la IVème à la Vème République, préface de Gilbert Meynier, 1072 p ). Fabien Dunant, L’indépendance de l’Algérie, décision politique sous la Vème République (1958-1962), Berne, Peter Lang, 1977.
[4] Voir Les chemins de la décolonisation de l’Empire colonial français, colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984 sous la direction de Charles Robert Ageron, Paris, Editions du CNRS, 1986.
[5] Pierre Mendès France et le mendésisme, sous la direction de François Bédarida et Jean Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1985 (voir la contribution de C.R. Ageron pp. 331-341). Guy Mollet, un camarade en République, Presses universitaires de Lille 1987 (voir pp. 445-480 et pp. 518-530). Paul Ramadier, la République et le socialisme, sous la direction de Serge Berstein, Bruxelles, Editions Complexe, 1990 (voir pp. 365-376 et pp. 405-442). Actes du colloque De Gaulle en son siècle, t.VI, à paraître en 1992, Paris, La documentation française. Et les actes inédits du colloque Maurice Viollette, Chartres, 29-30 novembre 1985.
[6] La guerre d’Algérie et les Français, colloque de l’IHTP, sous la direction de Jean Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1990. Cf. Le premier colloque organisé à Alger par le gouvernement algérien en novembre 1984, Le retentissement de la Révolution algérienne, Alger, ENAL, et Bruxelles, GAM, 1985.
[7] Histoire de la France coloniale, t.l, Des origines à 1914, t.2, De 1914 à 1990, par Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Jacques Thobie, Gilbert Meynier, Catherine Coquery-Vidrovitch, et Charles Robert Ageron.
[8] La publication d’une collection d’archives du Service historique de l’armée de terre dirigée par Jean Charles Jauffret, La guerre d’Algérie par les documents, a été suspendue en octobre 1990 après la sortie du t.1 : L’avertissement (1943-1946). On espère le déblocage du tome 2 (1946-1954) qui est prêt.
[9] Manifeste du peuple algérien, 10 février 1943. Reproduit par Claude Collot et Jean Robert Henry, Le mouvement national algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978, pp. 155-165 ; et par J.C. Jauffret, op. cit. t.1 pp. 31¬38.