La découverte du problème algérien par Pierre Mendès France (2008)

samedi 24 novembre 2012.
 
Cette communication a été présentée à l’occasion du colloque organisé par l’Institut Pierre Mendès France, sous la direction de Frédéric Turpin et de Jacques Frémeaux, sous le titre Pierre Mendès France et les outre-mers, de l’empire à la décolonisation, les 11 et 12 décembre 2008. Ses actes viennent d’être publiés sous le titre Pierre Mendès France et les outre-mers, par les Editions Les Indes savantes, Paris, 2012, 130 p (voir pp. 71-80).

Ce titre correspond au sujet que j’ai voulu traiter beaucoup plus que celui qui a été annoncé par les organisateurs de ce colloque : « Pierre Mendès France, la IVème République, et la guerre d’Algérie ». En effet, Pierre Mendès France n’a pas eu le temps de se rendre en Algérie durant les huit mois de son gouvernement (juin 1954-février 1955). Que savait-il donc du problème algérien avant d’y être confronté par l’insurrection du 1er novembre 1954 ? Faisait-il partie de ces nombreux parlementaires français qui n’en avaient pas de connaissance directe fondée sur une expérience personnelle vécue ? La réponse est facile à trouver dans sa biographie : il avait vécu à Alger, en qualité de commissaire aux finances du CFLN puis du GPRF, de novembre 1943 à septembre 1944. A ce titre, avait-t-il perçu l’Algérie autrement que comme le lieu d’exercice provisoire de ses fonctions d’importance nationale en matière économique et financière ? Nous verrons que oui, et que son programme algérien de 1954-1955 a tiré son origine de cette expérience fondatrice. Nous essaierons néanmoins de mettre en perspective l’évolution de ses idées sur la solution du problème algérien après la fin prématurée de son gouvernement.

Pierre Mendès France à Alger, commissaire aux finances du CFLN-GRPF

Pierre Mendès France n’avait pas de connaissance directe de l’Algérie avant la Deuxième guerre mondiale. Comme plusieurs autres hommes politiques de la IIIème République, il s’était embarqué très légalement sur le paquebot Massilia à destination de Casablanca en juin 1940, dans la cadre du plan de retraite du Parlement avant la conclusion de l’armistice avec le Reich allemand, mais son arrestation par le gouvernement du maréchal Pétain sous la fausse accusation de désertion mit rapidement fin à cette expérience. Condamné dans le cadre du procès de Riom, évadé vers l’Angleterre, il y combattit dans l’aviation de bombardement de la France libre pour prouver qu’il n’était pas un déserteur, et c’est contre son gré qu’il dut quitter son poste de combat pour rejoindre le CFLN à de hautes fonctions utilisant ses compétences économiques et financières.

De son propre aveu, dans son livre d’entretiens avec Jean Bothorel intitulé Choisir [1]. Pierre Mendès France a très peu parlé de ce qu’il y a fait en tant que ministre, et pas beaucoup plus dans ses conversations avec Jean Lacouture. Le livre de ce dernier, Pierre Mendès France [2], insiste surtout sur l’action que son héros a voulu mener dans l’élaboration de la politique économique et financière de la France libérée en 1944 et 1945, bien qu’il ait de nouveau insisté sur l’importance méconnue du rôle du général Catroux en citant directement les paroles de Mendès France : « Je tiens Catroux pour une des grandes figures de cette période, et j’estime que de Gaulle l’a traité de façon indigne. Général d’armée, il avait su s’incliner, avec ses cinq étoiles, devant l’extraordinaire personnalité du général de brigade à titre temporaire. L’ayant reconnu pour chef, il s’est toujours conduit vis-à-vis de De Gaulle avec une loyauté chevaleresque. Dix fois, les Américains et les Anglais ont tenté de le dresser contre De Gaulle ou de lui offrir sa place, préférant de beaucoup avoir affaire à ce fin diplomate. Dix fois il a coupé court ». [3] Nous verrons plus loin ce que furent ses relations avec celui-ci.

Mais des indication beaucoup plus riches sur les fonctions de Pierre Mendès France se trouvent dans les entretiens de Roger Goetze avec l’historienne Nathalie Carré de Malberg [4]. Roger Goetze, jeune inspecteur des finances, alsacien et patriote, choisit de venir en Afrique française du Nord dans l’intention de traverser le Sahara pour rejoindre la Nigeria britannique en janvier 1941. Il se laissa convaincre de rester à Alger pour participer aux activités du groupe des cinq, mais choisit de rester confiné dans ses fonctions financières. Surpris à Tunis par le débarquement anglo-américain de 8 novembre 1942 et la réaction germano-italienne, il s’en échappa pour rejoindre Alger. Technicien indispensable de la gestion des finances, il échappa aux arrestations de ses amis résistants et fut nommé directeur des services financiers de l’Algérie pour remplacer son camarade Gonon, nommé secrétaire général du gouvernement général [5]. Il s’occupa de défendre la parité du franc d’AFN avec le dollar et la livre, et aussi de transformer sa modeste direction des services financiers de la colonie en une véritable ministère : « j’ai créé mon petit trésor algérien » [6], déclare-t-il, mais le trésor français installé lui aussi à Alger restait distinct et se chargeait des dépenses militaires [7]. A partir de novembre 1943, Pierre Mendès France remplaça Maurice Couve de Murville (giraudiste rallié à De Gaulle) aux finances du Comité français de Libération nationale. Il demanda à Roger Goetze de partager ses journées entre les finances du gouvernement général de l’Algérie et celles du CFLN, ce qu’il fit en restant le matin au GG et en passant l’après-midi au Lycée Fromentin, siège du Comité. Chargé de la cinquième direction (F5), il fut chargé d’établir les relations financières avec la métropole bientôt libérée. Roger Goetze explique sa nomination par la satisfaction de Pierre Mendès France à trouver les finances algériennes bien organisées et gérées. Satisfaction qui conduisit le ministre à lui demander de le suivre à Paris en septembre 1944.

A ce moment, Roger Goetze partit en avion rejoindre son ministre à Paris, pour l’assister dans la remise en place des services du Ministère des finances, en laissant la direction des finances de l’Algérie à son adjoint. Pierre Mendès France lui demanda de rester auprès de lui comme directeur de cabinet, ce qu’il fit tout en retournant à Alger une fois par mois pour inspecter ses services du GG. Mais depuis la réinstallation du GPRF à Paris, Pierre Mendès France n’était plus le ministre des finances, mais celui de l’économie nationale ; le conflit qui l’opposa au ministre des finances René Pleven au sujet de l’échange des billets de banque est bien connu des spécialistes. En avril 1945, Pierre Mendès France désavoué par le général de Gaulle démissionna ; Roger Goetze resta encore un mois comme directeur du cabinet de René Pleven pour assurer la transition avant de reprendre son poste à Alger en mai 1945.

Un autre témoignage, beaucoup moins détaillé mais plus pittoresque, est celui d’Edgar Faure dans ses Mémoires [8]. Vieil ami de Pierre Mendès France, installé en 1942 en Tunisie où il fréquentait entre autres Jean-Louis Tixier Vignancour, il rejoignit Alger en 1943, où il fut nommé secrétaire général adjoint du CFLN, le titulaire étant son autre ami Louis Joxe. Il accueillit chaleureusement Pierre Mendès France [9], puis il organisa les départs de nombreux responsables de ministères vers la métropole libérée [10], et la rejoignit à son tour le 30 octobre 1944. Il fut alors recruté par son ami Mendès France au service juridique de son ministère, où il préparait le compte rendu du Conseil des ministres pour Roger Goetze qui le remettait au Ministre [11]. Mais c’est de la petite histoire...

Pierre Mendès France et la politique algérienne de la France : l’apport du général Catroux

Pierre Mendès France n’est pas resté un pur technicien des finances et de l’économie, préparant à Alger la libération, la reconstruction et la modernisation de la France. En effet, il a retrouvé ou trouvé à Alger des amis [12], et notamment le général Catroux, gouverneur général de l’Algérie et commissaire d’Etat aux affaires musulmanes du CFLN.

Il a lui-même fait allusion à l’importance de ce qu’il en appris dans le passage déjà cité de Choisir, et dans la déclaration citée par Jean Lacouture, dont voici la suite : « Gouverneur général de l’Algérie en même temps que commissaire aux affaires arabes (sic) du CFLN, il connaissait admirablement les problèmes régionaux, et c’est de lui que je tiens la plupart de mes connaissances en la matière. Décidé à promouvoir la condition des Algériens, il avait élaboré un vaste plan de réformes sociales et scolaires pour lequel il lui fallait beaucoup d’argent. Il est venu me trouver, et c’est ainsi que nous nous sommes liés... » [13]

Pour plus de détails sur ce grand personnage trop oublié, on dispose du livre de Henry Lerner, Catroux, qui permet de situer la place de Pierre Mendès France dans sa carrière : « Il entretint de bons rapports avec tous ses collègues, mais surtout avec Pierre Mendès France, qui apprit de lui les rudiments de la politique nord-africaine » [14]. Sa politique de réformes, décidée en 1944 par une commission spéciale de personnalités politiques de France et d’Algérie, a été en grande partie oubliée, parce que sa mémoire a été effacée par l’insurrection et la répression du 8 mai 1945 d’abord, et par la guerre d’Algérie ensuite. On connaît encore plus ou moins l’ordonnance du 7 mars 1944 [15], que le général de Gaulle avait fait préparer pour donner des droits politiques dans un cadre français à des catégories d’élites musulmanes - et même sous une forme atténuée aux autres musulmans - en réalisant ainsi les principales réformes faites ou proposées dans l’entre-deux guerres (notamment le projet Blum-Viollette de 1936). On connaît déjà beaucoup moins le programme de réformes économiques et sociales, visant à élever le plus vite possible le niveau de vie de la population musulmane à égalité avec celui de la population européenne d’Algérie, qu’une commission nommée par le général Catroux (gouverneur général de l’Algérie et membre du CFLN chargé de la politique musulmane) avait élaboré durant la première moitié de l’année 1944. Ce sujet n’est pourtant pas resté ignoré des historiens. Il a été présenté d’une manière assez précise par Charles-Robert Ageron, dans le tome 2 de l’Histoire de l’Algérie contemporaine [16]paru en 1979, mais sans le distinguer des tentatives de réformes économiques antérieures et postérieures. Et ensuite dans la thèse de Daniel Lefeuvre, Chère Algérie, La France et sa colonie (1830-1962) [17], publiée d’abord en 1997 par la Société française d’histoire d’outre-mer, qui traitait lui aussi cette politique de réformes dans une perspective économique de longue durée. Mais aucun de ces deux historiens n’a traité comme un tout cette politique réformiste qui se voulait, pour la première fois, globale, et tentait de fournir à toute la population de l’Algérie une réponse constructive à l’essor du nationalisme algérien. Le général Catroux avait pourtant exprimé avec vigueur l’unité de cette politique dans son rapport du 4 avril 1944 au CFLN : « Dès maintenant, le Comité de Libération est saisi d’un véritable programme d’ascension sociale et de progrès économique établi au profit des indigènes musulmans, et dont les parties diverses procèdent d’une seule et même inspiration. Cette inspiration est la même que celle qui a dicté les réformes proprement politiques. Le but de la France est en effet d’assimiler effectivement les indigènes, d’en faire des Français par l’esprit, c’est-à-dire par une forme appropriée d’enseignement public, et des Français par le nivellement social et économique. Ceci suppose une large diffusion de l’instruction strictement donnée dans la langue française. Ceci suppose également la mise des indigènes à la parité des non-musulmans en ce qui touche les œuvres d’hygiène et d’assistance, les conditions de travail, le bénéfice des lois sociales, l’habitat, le crédit et le minimum vital à tirer soit des exploitations industrielles soit de celles de la terre. En d’autres termes, la politique d’assimilation postule une politique d’égalité sociale, que requiert d’ailleurs avec force le sens proprement humain de la nation française. C’est sur ces nécessités fondamentales, auxquelles s’ajoutent les exigences d’un développement démographique dont on connaît l’ampleur, que la commission des réformes musulmanes a fondé ses conclusions » [18] .

L’analogie est évidente avec la politique algérienne de Pierre Mendès France, présentée à l’Assemblée nationale le 12 novembre 1954 par le président du Conseil et par son très actif ministre de l’intérieur, François Mitterrand. Comme l’a rappelé Charles-Robert Ageron, « Pierre Mendès France fut amené à prononcer un discours qu’on a caricaturé en le résumant par la formule « L’Algérie c’est la France ». En fait s’il affirma avec conviction la nécessité de la répression pour sauvegarder l’unité de la France : « entre l’Algérie et la France il n’y a pas de sécession concevable », il annonçait aussi que « l’ordre rétabli, nous devons nous attaquer aux racines profondes des problèmes qui sont d’abord économiques et sociaux (...). Par l’exercice des droits démocratiques, par la coopération généreuse de la métropole, nous saurons créer en Algérie la vie meilleure que la France doit assurer à tous ses citoyens et à tous ses enfants » . Après lui, François Mitterrand répéta que le peuple algérien était partie intégrante de la nation française et que « le gouvernement veillera à ce que nos concitoyens sachent qu’ils ont une espérance et que cette espérance est française » [19]. Même si la politique algérienne était suivie de beaucoup plus près par le ministre de l’intérieur, directement responsable de l’Algérie, les deux hommes avaient bien défini la même politique fondée sur deux actions simultanées de rétablissement de l’ordre et de relance de la politique des réformes enlisée depuis 1948. Les deux responsables avaient d’ailleurs nommé dans leur entourage immédiat des collaborateurs qui avaient une expérience directe des réformes algériennes, à savoir André Pélabon, chef de cabinet du président du Conseil et ancien secrétaire général du gouvernement général de l’Algérie au temps du gouverneur Chataigneau, et Pierre Nicolaï, son homologue auprès du ministre de l’Intérieur. La volonté de relancer la politique de 1944, que le général Catroux avait appelée « politique d’assimilation ou d’intégration » tenait désormais dans la formule « politique d’intégration » , adoptée par le gouverneur général Roger Léonard et par le successeur que lui choisit Pierre Mendès France, à savoir l’ancien leader du RPF (lui aussi passé par Alger en 1943-1944) Jacques Soustelle [20].

Quand, près d’un an après son renversement le 6 février 1955, Pierre Mendès France redevint membre d’un gouvernement, celui de Guy Mollet, il ne pouvait que consentir à la désignation du général Catroux pour le poste de ministre résidant à Alger, même si ce nom, désormais connu comme celui d’un partisan d’une politique plus conciliante avec les nationalistes marocains, mit le feu aux poudres à Alger le 6 février 1956, ce qui obligea le président du Conseil à accepter sa démission et à le remplacer par Robert Lacoste...

Les mémoires algériennes des anciens du CFLN-GPRF et de l’Assemblée consultative provisoire

Pierre Mendès France ne fut pas le seul homme politique français de sa génération qui ait connu Alger en 1943-1944 et en ait retenu des souvenirs plus ou moins riches et plus ou moins pertinents. Tous les politiques venus de métropole à Alger pour représenter la Résistance française dans le CFLN-GPRF et dans l’Assemblée consultative provisoire (ACP) étaient dans le même cas. On doit bien sûr se demander si cette expérience leur a permis d’acquérir une véritable perception de l’Algérie comme autre chose qu’une province française, et si elle fut donc un facteur de compréhension ou d’incompréhension du problème algérien. La question se pose quand on revoit sur les images des débats parlementaires ayant conduit à l’investiture du général de Gaulle à la fin mai 1958 l’aigreur de ses échanges de mots avec André Le Troquer et avec François Mitterrand, qui l’un et l’autre l’avaient connu à Alger [21].

Mais dans certains cas, on ne peut douter qu’Alger n’était pas seulement considérée comme la capitale provisoire de la France en guerre. Par exemple, l’ancien président de la IVème République Vincent Auriol, qui avait présidé l’ACP à Alger, avait manifesté à plusieurs reprises dans son Journal du septennat son intérêt pour les problèmes de l’Algérie et de l’Afrique du Nord. Lors du conseil des ministres du 5 novembre 1952, il avait rappelé sa proposition d’un « plan de cinq ans, politique, économique et social » et d’une commission de dix personnes compétentes » présidée par un homme politique important (par exemple Labonne ou Catroux ou Naegelen », et rappelé explicitement le précédent d’Alger : « On pourrait alors faire une très grande politique. C’est ainsi qu’on a agi sous l’occupation à Alger. De Gaulle avait fait plusieurs commissions qui avaient abouti à des résultats intéressants et même unanimes entre Français, Tunisiens et Algériens ; on ne fait plus rien et c’est l’immobilisme » [22].

Les Mémoires déjà cités d’Edgar Faure attirent aussi notre attention sur le degré de connaissance de l’Algérie des leaders du parti radical. Cherchant à s’engager dans un parti pour entrer en politique en 1945, Edgar Faure hésita un moment entre le parti radical et le MRP : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de radicalisme ? s’exclama Paul Coste-Floret quand je passai le voir place Vendôme. C’est bon pour les vétérinaires (sic), Herriot est bon pour le musée, Mendès pour le purgatoire, Queuille pour la Corrèze et René Mayer pour la SNCF » [23].

Parmi ces quatre grands leaders, trois étaient passés par Alger pendant la guerre. Edouard Herriot, président de la Chambre des députés en 1940, était le seul à n’avoir pas quitté la métropole. Il n’en avait pas moins conservé un ferme attachement à la souveraineté de la France sur ses colonies, doublé d’une inquiétude pour le maintien des liens qui les attachaient à elle, mais aussi de la crainte qu’elle devienne « la colonie de ses propres colonies » si la même citoyenneté était accordée à tous les habitants de la plus grande France [24]. En désaccord avec la réorganisation du parti radical voulue par Pierre Mendès France après la chute de son gouvernement, il démissionna de la présidence du parti en mai 1955, mais en accepta la présidence d’honneur.

Henry Queuille, notable provincial du parti radical, maintes fois ministre durant l’entre-deux guerres, était devenu depuis son arrivée à Londres en avril 1943 l’un des principaux hommes politiques républicains ralliés à la France libre ; à Alger à partir d’août 1943, il devint en novembre l’un des principaux membres du CFLN, commissaire d’Etat chargé des relations intercommissariales, puis président par intérim du CFLN durant les longues absences du général de Gaulle à partir de mai 1944. A ce titre, il a tenu un Journal [25] d’un grand intérêt, où il a exprimé des jugements sur de nombreuses personnalités (très favorables à Pierre Mendès France, moins envers le général Catroux dont il se méfiait).

Rentré en France et resté fidèle à ses idées politiques, il garda de son séjour à Alger un rôle d’introducteur pour de hauts fonctionnaires nommés en Algérie, particulièrement important quand le gouvernement général passa de la tutelle socialiste à celle des radicaux à partir de 1951 [26]. On trouve trace de ce rôle dans les Mémoires inédits [27] du gouverneur général Roger Léonard : dès les premières pages, il indique le rôle considérable de Henri Queuille, ministre de l’Intérieur puis président du Conseil, et celui du député radical de Constantine René Mayer, dans sa nomination à la succession du gouverneur général Naegelen. De même le directeur de la sécurité générale de l’Algérie de 1953 à 1955, Jean Vaujour [28], ne cache pas qu’il avait débuté sa carrière dans les cabinets des ministres radicaux Henri Queuille et Maurice Bourgès-Maunoury, et que les hommes politiques tendaient à cataloguer les hauts fonctionnaires en tant que protégés de tel ou tel ministre, ce qui compliqua sa tâche quand Pierre Mendès France prit la tête du gouvernement en juin 1954 [29], et lui coûta sa place quand Jacques Soustelle succéda à son patron Roger Léonard en 1955 : « Mon seul patron politique ayant été Henri Queuille, je sais que je suis généralement taxé d’obédience radicale. Première suspicion » [30], et cela bien que le nouveau ministre de l’Intérieur (dans le gouvernement d’Edgar Faure) fût Maurice Bourgès-Maunoury. Les relations entre Queuille et Mendès France ne s’améliorèrent pas du fait de l’aggravation de la situation en Algérie : le premier fut, avec André Morice, l’un des fondateurs du Centre démocratique qui se sépara du parti radical en octobre 1956 pour mieux défendre l’Algérie française.

René Mayer, inspecteur des finances, animateur de la banque Rotschild, administrateur de la Compagnie des chemins de fer du Nord devenu le père de la SNCF en 1937, avait fait partie de l’équipe giraudiste, puis du CFLN comme Pierre Mendès France [31] ; mais contrairement à celui-ci, il était considéré comme l’archétype du juif conservateur. En mai 1946, il se fit élire député radical de Constantine [32], et resta à ce poste jusqu’en 1955 tout en jouant un rôle politique national de premier plan (président du Conseil de janvier à mai 1953). Méfiant envers les tendances trop peu conservatrices de Pierre Mendès France, il joua un rôle décisif dans sa chute en déclarant le 5 février 1955 : « Je ne sais pas où vous allez, mais je ne puis croire qu’une politique de mouvement ne puisse trouver de moyen terme entre l’immobilisme et l’aventure ». Puis, quand celui-ci eut repris le contrôle du parti radical en mai 1955, il quitta la politique pour présider la Haute autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), et fut exclu du parti en décembre 1955.

Jacques Soustelle, dont il a été question plus haut, n’était pas un radical puisqu’il avait longtemps été secrétaire général du RPF. Mais en 1953, sa dissolution de fait en tant que parti l’avait conduit à se rapprocher de Pierre Mendès France, et en février 1955 il avait accepté (avec l’accord formel du général de Gaulle) d’être nommé par celui-ci gouverneur général de l’Algérie (puis confirmé à ce poste par le président du Conseil suivant, Edgar Faure). Selon Charles-Robert Ageron, les deux hommes avaient été rapprochés par leur souci commun de renforcer l’Union française pour consolider le domaine territorial restant à la France après sa défaite en Indochine, ce qui fut interprété comme un danger pour le maintien de la souveraineté française : « la nomination de Jacques Soustelle parut donc une indication aggravante », et la dernière déclaration du président du Conseil expliquant que « le gouvernement entendait en choisissant la confiance et le progrès jeter les bases d’une association durable et poser la première pierre de l’Union française » provoqua de longs murmures [33]. Que la référence au fédéralisme ait pu passer pour une amorce de sécession est une absurdité inconcevable ailleurs qu’en France ; mais il est vrai que chez nous le mot « fédéralisme » est tabou aux yeux des jacobins depuis l’insurrection girondine de 1793, alors qu’aux Etats-Unis la « guerre de sécession » a prouvé qu’un Etat fédéral pouvait défendre son unité par la force des armes. La rapide évolution de Jacques Soustelle vers l’intégration pure et simple prouva que cette crainte était insensée ; mais elle l’éloigna de Pierre Mendès France qui évolua dans une autre direction.

Quant à Edgar Faure, qui avait accepté de succéder à son président du Conseil renversé le 6 février 1955 pour continuer la même politique avec un gouvernement élargi vers la droite et s’appuyant sur une partie de ses adversaires, il perdit l’amitié de Pierre Mendès France et finit par être exclu du parti radical après sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale le 1er décembre 1955 : « Comment pouvais-je contre-attaquer Mendès France puisque nous avions à peu près les mêmes opinions sur presque tous les sujets,etquenous n’étions séparés que sur la problématiquedesméthodes ? » [34]

En guise de conclusion

De plus en plus critique envers la politique suivie par les partis au pouvoir, Pierre Mendès France, devenu l’un des principaux leaders du Front républicain, estimait en janvier 1956 que la France devait tenter sa dernière chance de réaliser « une politique libérale et émancipatrice ». Comme il le redit plus tard : « je reste navré de n’avoir pu entraîner les partis et l’Assemblée à tenter en Algérie la seule politique qui pouvait empêcher le spasme tragique dont nous avons souffert. Huit ans, un million de morts (sic) ! et une humiliation terrible, un malaise durable, la chute d’un régime en France. Et je n’oublie pas les Français d’Algérie, bouleversés, exilés, déracinés » [35].

Pourtant, le programme de Pierre Mendès France n’était pas différent de celui que le gouvernement de Guy Mollet tenta d’appliquer en 1956 et 1957. Mais il fut de plus en plus éloigné de sa réalisation par une succession d’événements allant tous dans le même sens : sa non-désignation par le président de la République René Coty pour présider le gouvernement à la fin janvier 1956, la rapide démission du ministre résidant Catroux le 6 février, sa propre démission en mai 1956 et son retrait de la direction du parti radical un an plus tard, son refus de l’investiture du général de Gaulle le 1er juin 1958 et sa non-réélection aux élections législatives d’octobre 1958, puis son adhésion en 1960 au Parti socialiste unifié, qui resta un micro-parti d’élite sans grande influence. Sa tentative de reconquête du parti radical en 1955 et 1956 n’aboutit qu’à une série de ruptures (avec Edouard Herriot, René Mayer, Edgar Faure, Henri Queuille...) qui ne lui en donna pas durablement la direction. Après l’échec de sa reconquête du pouvoir en janvier 1956, la carrière politique de Pierre Mendès France semble bien avoir été une irrésistible marginalisation, en dépit du prestige qu’il conservait dans une partie de l’opinion.

Et pourtant, on ne peut pas dire que ses idées soient restées sans effet. Au contraire, elles ont eu une efficacité certaine dans le choix de la procédure de négociation qui finit par ramener la paix en Algérie au détriment de la souveraineté française. Refusant de suivre aveuglément le général de Gaulle, des intellectuels, hommes politiques et syndicalistes de gauche se réunirent en trois colloques pour étudier les modalités de l’autodétermination qu’ils jugeaient les plus efficaces pour rétablir la paix, à Royaumont, fin juin et début juillet 1960, à Aix-en-Provence en décembre 1960, puis à Grenoble en mars 1961. A Aix-en-Provence, Pierre Mendès France déclara que « tout ce qui est unilatéral et octroyé est parfaitement vain », puis réclama des négociations sur le fond du problème algérien, et non pas seulement sur le cessez-le-feu [36]. A Grenoble, il déclara que le GPRA était seul à pouvoir assurer dans l’intérêt même des Européens des garanties réelles pour les communautés [37], et il présida la commission de rédaction d’une « charte de l’autodétermination » [38], qui fut appliquée de fait par le gouvernement français dans sa négociation avec le FLN, même s’il se garda bien de le dire. Le président de ces colloques, Maître René-William Thorpe, déclara : « C’est à nos colloques juridiques que la paix en Algérie aura dû d’être rétablie et nos institutions démocratiques sauvées » [39], et après la signature des accords des Rousses, Gaston Deferre écrivit dans Le Provençal du 5 mars 1962 : « La procédure qui a été choisie est exactement celle que nous n’avons pas cessé de préconiser : accord sur le fond et ratification par le peuple algérien à la demande du gouvernement français et du GPRA ». Contrairement aux apparences, Pierre Mendès France ne fut donc pas entièrement étranger au retournement de la politique algérienne de la France.

Guy Pervillé

Ce livre est publié au prix de 25 euros par les éditions les Indes savantes, 94 boulevard Auguste Blanqui, 75013 Paris. Mail : contact@lesindessavantes.com, site web : http://lesindessavantes.com.

Références du livre : ISBN : 978-2-84654-307-1 EAN : 9782846543071.

Sommaire du livre :

- Introduction, par Frédéric Turpin.

-  1ère partie - Pierre Mendès France au temps des colonies

1 Par-delà l’Empire. Pierre Mendès France et le fait colonial dans l’entre-deux-guerres, par Pierre Singaravélou.

-  2ème partie - l’heure des choix : de la réflexion à l’action

2 L’Indochine : une sortie réussie ? par Laurent Césari.

3 La Tunisie : l’exemple à suivre ? par Abdesslem Ben Hamida.

4 Pierre Mendès France et le Maroc : un "homme encerclé" ? par David Lambert.

5 La Communauté française : un avenir pour la République ? par Frédéric Turpin.

-  3ème partie - Pierre Mendès France face à la guerre d’Algérie

6 La découverte du problème algérien par Pierre Mendès France, par Guy Pervillé.

7 Pierre Mendès France et la guerre d’Algérie, par Irwin Wall.

-  4ème partie - Pierre Mendès France et les Suds

8 Pierre Mendès France et la politique gaullienne de coopération, par Sarah Mohammed-Gaillard.

9 Développer le Tiers-Monde : les conceptions de Pierre Mendès France, par Jean Saint-Geours.

10 Pierre Mendès France, icône française de la décolonisation ? par Sabrina Tricaud.

-  Conclusions, par Jacques Frémeaux.

[1] Pierre Mendès France, Choisir, conversations avec Jean Bothorel, Paris, Stock, 1974, 400p .], l’Algérie était loin d’être le pays d’Afrique du Nord le plus connu de lui : « Des trois pays d’Afrique du Nord, la Tunisie était celui que je connaissais le mieux. Je savais assez peu de choses sur le Maroc ; je n’avais séjourné que six mois en Algérie à la fin de la guerre où Catroux, très fin et clairvoyant, m’avait appris pas mal de choses »[[Ibid., p. 64 . Sur le général Catroux, voir plus loin.

[2] Jean Lacouture, Pierre Mendès France, Paris, Le Seuil, 1981, 550 p.

[3] Ibid., p. 154. Voir plus loin la suite de cette citation.

[4] Entretiens avec Roger Goetze, haut fonctionnaire des finances, Rivoli-Alger-Rivoli, 1937-1958. Texte établi, présenté et annoté par Nathalie Carré de Malberg, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1997, 450 p.

[5] Op. cit., p. 97.

[6] Op. cit., pp. 109-110.

[7] Op. cit., p. 123.

[8] Edgar Faure, Mémoires, t. 1, Avoir toujours raison... c’est un grand tort, Paris, Plon, 1982, pp. 122-146.

[9] Op. cit., p. 130.

[10] Ce que confirme Roger Goetze, op. cit., p. 137-138.

[11] Sa manière de présenter les choses est critiquée par celui-ci : « Edgar Faure , au départ à Paris, était en fait mon secrétaire. Il assume dans ses Mémoires la paternité d’idées qu’il avait d’abord débattues avec moi et qu’il revendique maintenant » (Goetze, op. cit., p. 150).

[12] Jean Lacouture, op. cit., p. 154) cite Henri Queuille, Adrien Tixier, André Philip, Edgar Faure, Pierre Cot, ainsi que René Capitant (fils de son ancien maître à la Faculté de droit de Paris) et le général Catroux.

[13] Cité par Jean Lacouture, op. cit., p. 154.

[14] Henri Lerner, Catroux, préface de Jean Lacouture, Paris, Albin Michel, 1990, p.. 220.

[15] Voir mon explication de ce texte dans mon recueil, L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, Ophrys, 1994, pp. 65-73.

[16] Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, Paris, PUF, 1979, pp. 496 -506 et 563-567.

[17] Daniel Lefeuvre, Chère Algérie, La France et sa colonie (1830-1962), Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1997, pp. 190-199 (et réédition, Flammarion, 2005).

[18] Voir mon étude sur « La commission des réformes musulmanes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France « , dans Les chemins de la décolonisation de l’empire français, 1936-1956, Paris, Editions du CNRS, 1986, pp. 357-365, et mon livre La France en Algérie, 1830-1954, Paris, Vendémiaire, 2012, pp. 183-290.

[19] Communication de Charles-Robert Ageron, « Le gouvernement Pierre Mendès France et l’insurrection algérienne », dans les actes du colloque Pierre Mendès France et le mendésisme, s.dir. François Bédarida et Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1985, p. 333.

[20] Voir la communication de Charles-Robert Ageron, « Le gouvernement Pierre Mendès France et l’insurrection algérienne », dans les actes du colloque Pierre Mendès France et le mendésisme, s.dir. François Bédarida et Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1985, pp. 331-342.

[21] Voir le film de montage de Jean-Paul Fargier et Michel Winock, Le dernier bal de la IVème, diffusé sur France 3 le 26 septembre 2008. André Le Troquer, ministre de l’intérieur en 1946, revint à Alger pour y poser une plaque commémorative de l’ACP, fait rapporté sans aucune nostalgie dans les Mémoires d’Alain de Sérigny, Echos d’Alger, t. 1, Le commencement de la fin, Paris, Presses de la Cité, 1972.

[22] Vincent Auriol, Journal du septennat, 1952, p. 694.

[23] Edgar Faure, op. cit., p. 152.

[24] Alain de Sérigny, Echos d’Alger, t. 2, L’abandon, Paris, Presses de la Cité, 1974, pp. 44-45.

[25] Henri Queuille, Journal de guerre, Londres-Alger, avril 1943-juillet 1945, présenté et annoté par Olivier Dard et Hervé Bastien, préface de Serge Berstein, Fondation Charles de Gaulle et Plon, 379 p., 1995.

[26] Voir mon article « La ’gestion radicale’ de l’Algérie » (1985) sur mon site http//guy.perville.free.fr, rubrique Textes.

[27] Souvenirs d’Algérie, mémoires dactylographiés. Un autre exemplaire se trouve à la bibliothèque de l’Institut d’études politiques de Paris. Voir aussi l’ouvrage suivant, pp. 79-80.

[28] Jean Vaujour, De la révolte à la révolution, Aux premiers jours de la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1985, pp. 412 et 429.

[29] Ses relations avec Henri Queuille s’étaient déjà dégradées : voir les Mémoires de Jean Vaujour, pp. 42, 45-48, 350-351

[30] Ibid., p. p. 412.

[31] La présence de deux juifs dans le Comité aurait posé un petit problème aux yeux du général de Gaulle, selon Jean Lacouture, op. cit., p. 153.

[32] Voir dans les Mémoires cités d’Alain de Sérigny, t . 2, pp. 27-31.

[33] Voir la dernière partie de l’article cité de Charles-Robert Ageron, « Un procès d’intention : Mendès France liquidateur de l’Union française ? (op.cit., pp. 338-340).

[34] Voir ses Mémoires, t ; 2, Si tel doit être mon destin ce soir..., Paris, Plon, 1984, pp. 598-600, 612-613 et 616-617.

[35] Pierre Mendès France, Choisir, op. cit., p. 95.

[36] Le Monde, 31 décembre 1960, p. 4, et 1er-2 janvier 1961, p. 2.

[37] Le Monde, 5-6 mars 1961, p. 4.

[38] Le Monde, 7 mars 1961, p. 6.

[39] Ibid.



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