Le premier titre m’avait été proposé par l’organisateur de ce colloque, mais il m’a semblé nécessaire de ne pas m’y enfermer trop étroitement. J’en ai retenu l’idée de m’intéresser aux visions de l’histoire de l’Algérie - mais en ne me limitant pas aux seuls partisans de la colonisation - et aux conflits de mémoires qui les ont opposés et qui les opposent de plus en plus. D’autre part, mon attention a été retenue par la différence des conceptions de l’histoire qui oppose la vision algérienne officielle à celle des historiens français. D’un côté, une histoire qui s’insère dans une perspective idéologique arabo-islamique, en donnant un rôle central à deux grands événéments irrévocables : la conquête arabe et musulmane du VIIème siècle de notre ère, et l’insurrection du 1er novembre 1954. De l’autre, une conception très différente qui considère l’histoire de l’Algérie comme celle d’autre pays colonisés, avec ou sans rôle majeur de l’islam. De plus, l’histoire qui est pratiquée en France ou en Europe se situe dans une périodisation hétérogène, divisée en grandes époques nettement individualisées (l’Antiquité, le Moyen Age, les “Temps modernes” et l’époque contemporaine, voire l’histoire du temps présent ou “histoire immédiate”) que l’on considère comme se succédant l’une à l’autre par des processus de mutation qui instaurent plus de discontinuité que de continuité. Au contraire l’histoire des pays musulmans, depuis leur islamisation, est considérée comme plus continue que discontinue.
C’est pourquoi j’ai été conduit à confronter les conceptions de l’histoire de l’Algérie en remontant le temps. D’abord les rapports entre histoire et mémoire de la guerre d’indépendance algérienne en France et en Algérie depuis 1962. Puis un cas particulier, celui de l’insurrection et de la répression du 8 mai 1945, longtemps enfouies dans un demi-oubli. Viennent ensuite les leçons de l’échec de l’Algérie coloniale (1830-1962), ce qui correspond exactement à la conception initiale du sujet. Puis les leçons à tirer de la politique pro-ottomane de la France de 1529 à 1830. Et enfin les origines du conflit entre le monde musulman et l’Europe chrétienne.
Histoire et mémoire de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) en France depuis 1962
Cette période se divise en deux sous-périodes très différentes. La première, de 1962 à 1990, est caractérisée, tout au moins en France, par une politique officielle du silence et de l’oubli, qui a permis aux historiens spécialistes de la question de developper leurs recherches dans la plus grande discrétion et la plus totale liberté (contrairement à l’Algérie, où l’histoire de la guerre d’indépendance restait subordonnée à la propagande officielle). Mais depuis le début des années 1990, la guerre d’Algérie a cessé d’être un sujet confidentiel parce qu’il est redevenu actuel, ou tout au moins est de plus en plus perçu comme tel [1]. En effet, la guerre civile algérienne des années 1990 a été perçue en France comme une répétition du passé dans le présent, et cette impression a été confirmée en Algérie par la concurrence des deux camps opposés (les islamistes et le pouvoir établi) pour récupérer à leur profit l’héritage des martyrs de la guerre de libération de l’Algérie musulmane. De plus, le débordement de cette guerre civile algérienne sur des victimes françaises de 1993 à 1997, et sur la France elle-même en 1995 et 1996, a parachevé chez nous cette impression d’une répétition du passé dans le présent ; mais les autorités algériennes se sont également employées à rappeler aux Français les souvenirs honteux de “leur” guerre d’Algérie, afin de les dissuader de juger la guerre civile actuelle et ses responsables. En conséquence, le passé a été ré-actualisé et les vieilles controverses se sont réveillées. Ainsi, le dépassionnement de faits historiques, qu’on aurait logiquement pu attendre à partir de l’ouverture des archives publiques françaises de la guerre d’Algérie en 1992 (trente ans après l’indépendance), ne s’est pas produit. Bien au contraire, tout s’est passé comme si le temps avait inversé son cours.
L’histoire de la première guerre d’Algérie a pourtant réalisé des progrès considérables grâce à l’ouverture des archives depuis 1992, mais ces progrès n’ont guère influencé le débat public. Celui-ci a été orienté par les prises de position d’anciens militants ou d’anciens combattants hostiles ou favorables à la guerre contre les “rebelles” algériens sur de vieux problèmes ré-actualisés (la torture française contre les patriotes algériens, ou les massacres de Français d’Algérie et de harkis par des Algériens vainqueurs). Et les historiens n’ont pas su réorienter le débat vers une approche vraimant historique, soit parce qu’ils avaient eux-mêmes commencé par être des militants politiquement engagés avant de devenir des historiens, soit parce qu’ils se croyaient obligés de mettre leurs pas dans les pas de leurs pères intellectuels. C’est ainsi que la thèse de Raphaëlle Branche sur la torture de l’armée française en Algérie, soutenue le 5 décembre 2000, a été aussitôt portée aux nues par Le Monde, Libération et L’Humanité, puis attaquée dans le ”Livre blanc de l’armée française en Algérie” [2] contresigné par 328 officiers généraux. La jeune historienne avait pourtant répondu d’avance aux critiques en reconnaissant dans la préface de son livre : “on ne traitera pas ici (...) des violences des nationalistes algériens, notamment en métropole (...). L’objet de ce livre est plus restreint : l’utilisation de la torture par l’armée française dans la repression des nationalistes algériens entre novembre 1954 et mars 1962.” [3] On pouvait néanmoins regretter que son sujet de thèse ait ainsi évacué le fait capital de l’interdépendance entre les violences des deux camps. Mais le livre de Gilbert Meynier publié peu après, intitulé “Histoire intérieure du FLN” [4], a prouvé que leurs comportements pouvaient être étudiés en même temps, donc mis en relation. Ainsi la démarche proprement historique fondée sur la reconnaissance de la dialectique de l’affrontement entre deux camps qui revendiquaient la même légitimité politique (ce qui les conduit l’un et l’autre au dénigrement de leur ennemi et à l’auto-absolution) est bel et bien possible.
Malheureusement, le fait est que l’attitude proprement historique a été beaucoup moins remarquée que l’attitude politique, tendant à reproduire sans changement évident les conflits d’une époque révolue. Les historiens n’ont pas été perçus comme une force indépendante d’arbitrage, mais comme des auxiliaires utilisés par tel ou tel groupe mémoriel. Et ce n’est pas sans raison que la notion de mémoire, et de “devoir de mémoire”, a totalement éclipsé celles d’histoire et de devoir d’histoire [5]. Mais pourtant, l’expérience a fini par montrer les dangers de cette situation aux historiens, même les plus visiblement engagés du côté des militants anticoloniaux, tels que Claude Liauzu et Gilbert Meynier.
Mémoire et histoire du 8 mai 1945
La mémoire des événements du 8 mai 1945 en Algérie a longtemps été éclipsée, en France, par celle de la capitulation signée le même jour par l’Allemagne nazie vaincue, et aussi par celle de la guerre d’Algérie proprement dite (1954-1962) [6]. Et pourtant, depuis 1990 ou 1995, l’Algérie suggère à la France, avec une insistance croissante, une déclaration de repentance pour ce “crime contre l’humanité” qui serait l’équivalent des crimes nazis qu’elle a justement condamnés [7].
La répression démesurée qui a répondu à l’émeute partie de Sétif le 8 mai 1945 pose le même problème que la guerre de 1954-1962, mais de façon encore plus frappante : un affrontement aussi inégal par le nombre des victimes qu’il a provoquées dans les deux camps en présence peut-il être qualifié de guerre ? Ne serait-il pas plus juste de parler de “crime contre l’humanité”, “voire de “génocide” comme il est couramment qualifié en Algérie ? C’est en tout cas ce qu’affirme la Fondation du 8 mai 1945, créée en 1990 par l’ancien ministre Bachir Boumaza, et ce qui est revendiqué quasi-officiellement de la France par les discours publics et par la presse depuis le 8 mai 1995, d’une manière clairement suggérée mais encore voilée par le président Bouteflika le 14 juin 2000, et enfin d’une manière parfaitement claire par le même président depuis le 8 mai 2005. Revendication de repentance qui s’est même étendue depuis le 8 mai 1995 à l’ensemble des “crimes contre l’humanité” censés avoir été commis par la France contre le peuple algérien de 1830 à 1962.
La prise de position claire et nette du président algérien, achevant d’officialiser cette revendication le 8 mai 2005, venait elle-même après le vote d’une loi en faveur des rapatriés et des harkis publiée au Journal Officiel du 23 février 2005, laquelle avait scandalisé la presse et les hommes politiques algériens, malgré une déclaration faite quelques jours plus tard à Sétif par l’ambassadeur de France à Alger pour exprimer une début de repentance. L’opinion publique française et algérienne avait été alertée par un manifeste d’historiens français conduits par Claude Liauzu et Gilbert Meynier [8], protestant contre la partialité de la loi en question, mais personne n’avait rappelé que celle-ci aurait dû accompagner la publication d’un traité d’amitié franco-algérien proposé en 2003 par le président Chirac - se référant imprudemment au traité franco-allemand de 1963 - encore en voie de négociation. L’avance de cette loi complémentaire, qui rendait hommage aux sacrifices des soldats français et des civils français d’Algérie, sur le traité d’amitié franco-algérien, avait bien sûr le tort de mettre en évidence la contradiction absolue entre cette loi de fierté nationale et la déclaration de repentance que le traité devait comporter suivant la revendication algérienne. Et cette contradiction vouait logiquement à l’échec le projet de traité, malgré les nombreuses tentatives de relance du président Chirac.
Il est d’autant plus regrettable que la presse française n’ait pratiquement pas exposé à ses lecteurs l’ensemble du problème, en se contentant généralement de mettre en cause la seule loi du 23 février 2005, sans rappeler la revendication algérienne de repentance qui, en s’appliquant à toute la période coloniale de 1830 à 1962, posait deux problèmes juridiques majeurs. D’abord l’incrimination de faits - certes très regrettables - commis avant 1945, mais dont aucun dirigeant français actuel ne pouvait se déclarer coupable parce que leurs auteurs et responsables étaient tous morts [9]. Et d’autre part, la contradiction flagrante entre la déclaration de repentance unilatérale demandée à la France et les clauses d’amnistie réciproque pour tous les actes de violence commis par les deux parties, qui étaient la condition indispensable des accords d’Evian du 18 mars 1962. Le fait que ces accords bilatéraux ne couvraient pas la révolte et la répression du 8 mai 1945 avait sans doute favorisé le lancement et l’adoption de cette revendication en Algérie ; mais son extension à toute la période 1830-1962 aboutit en fin de compte à une absurdité manifeste.
Les leçons de l’échec de la colonisation de l’Algérie (1830-1962)
La demande algérienne de repentance de la France, portant sur toute la période 1830-1962, remontait semble-t-il au 8 mai 1995, date à laquelle l’Algérie ne se sentait pas encore suffisamment soutenue par la France dans sa lutte contre les islamistes. Sa première formulation officielle par le président Bouteflika, le 14 juin 2000 devant l’Assemblée nationale française, n’avait pas semblé avoir retenu l’attention du président Chirac, mais l’année suivante le vote par l’unanimité des deux chambres de la loi Taubira-Ayrault du 10 mai 2001, reconnaissant la réduction en esclavage et la traite des esclaves noirs vers les colonies du Nouveau Monde depuis le XVème siècle comme un “crime contre l’humanité”, avait autorisé tous les espoirs du premier. La conquête et la colonisation de l’Algérie étaient assurément des faits plus récents que la colonisation esclavagiste de l’Ancien Régime. Mais n’étaient-ils pas déjà trop anciens pour que la politique et la justice puissent valablement s’en occuper ?
La thèse algérienne, dénonçant les actes répressifs de la France comme constituant des “crimes contre l’humanité”, voire un “génocide” manqué, était l’oeuvre d’une propagande poursuivie depuis plusieurs décennies depuis 1945 ou 1962, et résultait d’un analogie trompeuse avec les crimes nazis. En effet, il est bien évident que la France n’a pas imité l’Allemagne nazie en Algérie, même si la conquête et la répression des révoltes ont été entachées d’une brutalité et parfois d’une cruauté qui ne peut être rappelée sans malaise. Nous pouvons très sincèrement les regretter, mais aucun Français d’aujourd’hui ne peut s’en dire responsable, parce que leurs auteurs et complices sont tous morts depuis longtemps.
Mais à l’opposé, faut-il admettre le point de vue des nostalgiques de l’Algérie française, suivant lesquels cette oeuvre imparfaite - comme toute oeuvre humaine - mais néanmoins admirable, était en marche vers un progrès qui aurait fini par bénéficier à tous les habitants du pays s’il n’avait pas été malheureusement interrompu par une révolte cruelle et par le manque de constance du chef de l’Etat ? D’autres provinces françaises n’avaient elles pas elles aussi connu la même arriération par rapport à la capitale ? Cette opinion, si respectable soit-elle, ne peut pas être acceptée par un historien.
En effet, quelles que soient les divergences d’interprétations qui peuvent les opposer sur tel ou tel point, je crois que les historiens ne peuvent qu’être d’accord sur le constat suivant. Contrairement à la France métropolitaine, qui a appliqué le principe de l’unité de législation continûment depuis la Révolution de 1789, la France coloniale a maintenu en Algérie une distinction fondamentale entre deux catégories d’habitants de ce qu’elle prétendait considérer comme un ensemble de départements français. D’un côté, une minorité composée des citoyens français d’origine, renforcés par les étrangers et enfants d’étrangers européens naturalisés (en bloc pour ceux nés en Algérie depuis la loi du 26 juin 1889), ainsi que par tous les juifs autochtones depuis le décret Crémieux de 1870, et par ceux des indigènes musulmans ayant renoncé individuellement à la loi musulmane ou aux coûtumes berbères suivant le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 ou la loi du 4 février 1919, lesquels étaient soumis à la totalité des lois françaises. De l’autre, la masse de la population “indigène” et musulmane : restée largement majoritaire, et longtemps soumise à un régime de sujétion, elle n’avait bénéficié que de droits civiques très réduits et inférieurs à ceux des vrais citoyens français, sous prétexte de conserver le privilège de rester soumis au droit musulman (ou aux coûtumes berbères en Kabylie) à la place du code civil. Les faits témoignent sans équivoque de la différence de situation sociale entre ces deux catégories : si la première a indiscutablement connu une amélioration de la situation de tous ses membres [10], grâce à la citoyenneté française et à la scolarisation générale, la seconde est restée tout en bas de l’échelle sociale à l’exception d’une minorité plus ou moins instruite en français (ou en arabe) qui a fondé des mouvements revendicatifs au nom de la masse. Le cas des juifs, considérés comme “indigènes” jusqu’en 1870, puis assimilés à la pleine citoyenneté française au point de susciter la jalousie des “antijuifs” dans les années 1890, et enfin chassés de la Cité française par Vichy de 1940 à 1943 avant d’y être réintégrés, confirme tout à fait l’efficacité de la politique d’assimilation sur ceux à qui elle a été appliquée. La politique algérienne de la France avait prétendu, depuis 1830, concilier deux politiques inconciliables : l’assimilation pour les vrais citoyens français, et le refus de l’assimilation (justifié par le concept d’association) pour ceux qui voulaient rester différents, sans que pour autant on veuille leur reconnaître une autre nationalité que la française. Cette incohérence a logiquement abouti à la formation d’un mouvement national indépendantiste chez les Algériens musulmans. En tout cas, la France paraît bien en avoir tiré la leçon : dès le 21 juillet 1962, elle a obligé tous les Algériens musulmans qui voudraient redevenir français en France à renoncer à leur statut personnel particulier différent du code civil, lequel est seul applicable, comme toutes les lois françaises, à tous les citoyens français de la métropole, meme s’ils y sont nés de parents algériens [11].
Les leçons à tirer de la politique ottomane de la France (de 1525 à 1830)
Le titre de cette partie peut sembler étonnant de la part d’un spécialiste de l’histoire dite “contemporaine” de l’Algérie, qui est censée ne pas remonter le temps au-delà de 1830. Mais pouvons-nous parler de cette date comme d’un commencement absolu sans abdiquer notre devoir de rechercher les causes profondes des événements ? Ce serait laisser le champ libre à ceux qui se tournent vers un passé plus ou moins lointain avec des préoccupations actuelles dans leurs têtes, au risque de commettre de dangereux anachronismes.
Depuis 1962 et plus encore depuis 1967, il existe une tendance à projeter dans le passé la politique pro-arabe du général de Gaulle [12], en considérant comme son génial modèle la politique pro-ottomane de François Ier, qui était allée jusqu’à accueillir à Toulon en 1543 et 1544 la flotte ottomane commandée par le fameux Barberousse. Politique censée être restée en vigueur jusqu’à ce que le gouvernement de Charles X rompe inconsidérément ses relations avec le dey Hussein pour un malheureux coup de chasse-mouche donné au consul Deval en 1827...
Mais cette manière de présenter les choses oublie nombre de faits importants. D’abord, les Français avaient joué un rôle majeur dans les Croisades, depuis la fin du XIème siècle jusqu’à la mort de Saint Louis à Carthage en 1270. Ce fait majeur explique que la politique pro-turque de François Ier (si explicable soit-elle par la recherché d’un puissant allié de revers afin de secourir le roi de France dans sa lutte très risquée contre le roi d’Espagne et empereur du Saint Empire Charles Quint) ait fait scandale dans toute la Chrétienté [13], et même en France. Ce qui explique aussi que les rois de France, voulant prouver la sincérité de leur catholicisme après la victoire de l’ex-protestant Henry IV sur la Ligue catholique soutenue par l’Espagne, aient changé de politique dès le début du XVIIème siècle, en rompant avec les Turcs d’Alger dès 1603, et même avec le sultan d’Istanbul de 1658 à 1665. L’idée d’unir l’Europe contre les Turcs fut proposée par Sully, le grand ministre de Henry IV, et reprise par le père Joseph, conseiller du cardinal Richelieu. Le cardinal Mazarin et le jeune Louis XIV décidèrent de participer à la croisade pour la défense de la Crète vénitienne (1645-1669), et même à celle de la Hongrie habsbourgeoise (bataille de Saint-Gothard, 1664). En même temps, le roi envoya ses flottes bombarder Alger et les autres ports de sa régence à plusieurs reprises.
Il est pourtant vrai que Louis XIV est revenu à l’alliance ottomane pour prendre à revers les Habsbourg d’Autriche dans les conflits de la fin de son règne, ce qui lui a permis de signer en 1689 un traité de paix de 100 ans avec les Turcs d’Alger, qui fut renouvelé en 1789. Mais à cette époque l’alliance turque n’avait plus la même utilité, ni les mêmes inconvénients, qu’au XVIème siècle. Parce que l’empire ottoman n’avait plus la même puissance, depuis son échec devant Vienne en 1683 et le recul accéléré qui avait suivi, jusqu’à Belgrade et à la Serbie. Parce que les corsaires d’Alger n’étaient plus aussi dangereux, et qu’ils acceptaient de respecter le pavillon français en échange de “cadeaux” qui n’avaient pas le caractère humiliant d’un “tribut”. Enfin parce que la France s’était réconciliée avec l’Espagne (dont le trône était passé au petit-fils de Louis XIV) et même avec l’Autriche depuis 1756.
Mais le type de relations imposé aux autres Etats par Alger et par les autres “régences barbaresques” (Tunis et Tripoli) était de plus en plus considéré comme une forme de piraterie ou de parasitisme contraire aux principes nouveaux de liberté de navigation et de commerce. Et c’est pourquoi de nombreux observateurs, étrangers ou français, proposaient de prendre Alger. Ce fut le cas du consul de France Kercy en 1782 et 1791, puis de son successeur Jean Bon Saint André en 1802. Napoléon Ier, qui avait rompu la paix avec l’empire ottoman en occupant l’Egypte en 1798, adopta son projet, et alla plus loin en envoyant le commandant du génie Boutin étudier sur place, en 1808, le plan de débarquement et de campagne qui fut exécuté avec succès par l’armée royale en 1830. Ce n’est donc pas sans raison que plus tard il fut honoré dans une rue d’Alger par une statue portant cette dédicace : “A Napoléon. Il avait rêvé cette conquête” [14].
Les origines du conflit entre l’Islam et l’Europe chrétienne
Mais il convient de remonter encore plus haut dans le temps, parce qu’aujourd’hui la distinction entre le passé le plus lointain et le présent tend à se perdre. A tel point qu’une loi mémorielle et pénale concernant des temps dont il ne reste plus aucun survivant a été votée à l’unanimité par nos deux assemblées parlementaires, ce qui crée un précédent menaçant la liberté des historiens et l’existence même de l’histoire dans notre pays [15].
Les Français et leurs voisins européens ont l’habitude d’entendre des reproches amers contre la cruauté ou l’intolérance de leurs barbares aïeux les croisés lors de la prise de Jérusalem en 1099, de Constantinople en 1204, ou de Grenade en 1492, et ils ne leur trouvent guère d’excuses valables. Mais ils ne sont pas assez familiarisés avec le passé lointain pour se demander si leurs ancêtres doivent aussi être mis en accusation pour avoir résisté aux conquêtes musulmanes. Or, il n’est pas douteux que le duc Eudes d’Aquitaine, qui fut le premier à repousser les envahisseurs musulmans venus d’Espagne devant Toulouse en 721, et le maire du palais franc Pépin le Bref, qui repoussa les mêmes envahisseurs à Poitiers en 732, n’étaient pas les agresseurs. Cette remarque ne vise pas à transformer l’histoire impartiale en prise de position politique, mais bien au contraire à démontrer l’absurdité de cette politisation de l’histoire qui nous menace de plus en plus.
Dans les pays musulmans, y compris ceux du Maghreb, l’identité religieuse est jugée inséparable de l’identité nationale, ce qui interdit une critique publique des modalités de la conquête arabe et musulmane. En France, Etat laïque, l’islam est reconnu en principe comme étant une religion comme les autres, même si les traces de vieux souvenirs historiques entretiennent des doutes sur l’acceptation par l’islam de la tolérance religieuse qui est inséparable de notre démocratie. Il semble que l’acceptation de l’islam et des musulmans en France et en Europe serait facilitée par une prise de position nette de leur part en faveur de la liberté religieuse, conforme aux plus anciennes sourates (chapitres) du Coran mais pas aux plus récentes [16].
A tous les adeptes de la guerre des cultures, des civilisations et des religions, l’histoire peut au moins rappeler que cette guerre n’est pas éternelle. Les Berbères, après avoir tenté en vain de repousser les envahisseurs musulmans, ont fini par accepter la religion de leurs vainqueurs, et participer à la suite de leurs conquêtes en Espagne et en Gaule. Au contraire, les habitants de l’Europe chrétienne ont continué à résister, et c’est une des raisons majeures pour lesquelles l’Europe existe aujourd’hui en tant que telle. Ces deux décisions contraires ont entraîné la séparation de l’Europe et de l’Afrique du Nord, devenue le Maghreb arabe. Mais ce fait historique majeur ne doit pas faire oublier qu’auparavant, au temps de Saint Augustin, l’Afrique du Nord, l’Espagne et la Gaule formaient avec l’Italie une unité politique et culturelle centrée sur la Méditerranée occidentale. Le déterminisme historique a donc ses limites, et les frontières qui séparent les hommes ne sont pas éternelles.
Guy Pervillé.
La publication des actes du colloque de Larrazet des 11 et 12 novembre 2006 est disponible à partir du 26 avril 2008 au prix de 20 euros (+ 3 euros de frais d’envoi) à l’ordre de la Maison de la culture de Larrazet, 82500 Larrazet. E-mail : culture.Larrazet@laposte.net. Contenu de la publication :
L’Algérie française, les visions des porteurs du projet, par Guy Pervillé.
Les pieds-noirs, trajectoire d’une mémoire, interprétation d’une histoire, par Michèle Baussant et Valérie Morin.
Pourquoi le 1er novembre 2004 ? par Gilbert Meynier.
Les appelés en Algérie, entre histoire et mémoire, par Claire Mauss-Copeaux.
De la colonisation à l’indépendance, la vision de l’histoire en Algérie, par Gilbert Meynier.
Interroger de l’intérieur la trajectoire d’une famille de harkis, par Djamila Berritane.
La représentation de l’émigré algérien dans l’espace public français, par Gérard Noiriel.
Comment est vécue la double appartenance par les immigrés algériens et leurs descendants, par Hanifa Chérifi.
Bilan de l’Algérie indépendante, par Gilbert Meynier.
Comment je vois mon Algérie de la pluralité, par Mohamed Benrabah.
La France et l’Algérie, une histoire à suivre, par Jean-Robert Henry.
Plus une banque de données (20 pages) sur l’actualité de la recherche, bibliographie, sites, expositions, associations, qui permettra à chacun d’aller plus loin pour explorer l’histoire et bâtir l’avenir en partage...
[1] Voir mes articles : “La production de l’histoire de l’Algérie, en Algérie et en France, après la décolonisation” (2003), “Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France” (2003), “La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France” (2004), et “L’historiographie de la guerre d’Algérie en France, entre mémoire et histoire” (2004), sur mon site internet http://guy.perville.free.fr.
[2] Le livre blanc de l’armée française en Algérie, Paris, Editions Contretemps, 2001. Voir “Une thèse à la question”, par Louise Müller, pp. 174-181.
[3] Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001, p. 14. Voir aussi p. 12 : “Le terrorisme est leur arme première. Il n’est pas “seulement l’arme de ceux qui manquent d’aviation”, note Jacque Berque (...), mais aussi “descente dans les profondeurs : ces môles antiques de cruauté (qui) ne sont jamais très lointains en Afrique du Nord”.
[4] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002. Voir notamment, sur l’usage de la torture dans les purges du FLN, pp. 283, 434, 446 et 493.
[5] Voir mon article “La guerre d’Algérie cinquante ans après : le temps de la mémoire, de la justice, ou de l’histoire ?” (2004).
[6] Voir ma communication : “Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France” (2005).
[7] Voir mes communications de 2006 : “ L’histoire immédiate de la relation franco-algérienne : vers un traité d’amitié franco-algérien ?”, “La confrontation mémoire-histoire en france depuis un an”, et “France-Algérie : groupes de pression et histoire”. Et celle encore inédite présentée à la journée d’étude organisée par Eric Savarese à Perpignan le 19 avril 2007, “Les raisons de l’échec du traité d’amitié franco-algérien”.
[8] Voir le texte daté du 24 mars 2005 sur le site de la LDH de Toulon, http ;//www.ldh-toulon.net, php3 ?id_article=555, et publié dans Le Monde du 25 mars 2005.
[9] PS : Le président Chirac avait participé à la guerre d’Algérie (1954-1962). Son successeur Nicolas Sarkozy est né en 1955, et il avait 7 ans en 1962.
[10] Le livre de Karima Drirèche-Slimani, Chrétiens de Kabylie (1873-1954). Une action missionnaire dans l’Algérie coloniale, Paris, Bouchène, 2004, montre que ces convertis au christianisme, issus des couches les plus déshéritées de la société indigène, ont eux aussi bénéficié de cette promotion sociale.
[11] Voir mes communications “La politique algérienne de la France, de 1830 à 1962” (1995), et “La représentation parlementaire des indigènes algériens musulmans à Paris : des revendications aux realisations (1912-1962)”, présentée au colloque de Nantes (23-25 novembre 1986) sur Les élections legislatives et sénatoriales outre-mer. PS : L’Algérie n’a pas tiré les mêmes leçons de l’échec de la politique algérienne de la France. Le code de la nationalité algérienne voté en 1963 par l’Assemblée nationale constituante s’est contenté d’inverser le droit colonial en attribuant la nationalité algérienne de naissance à tous les Algériens musulmans d’origine (même aux "harkis") et en proposant la naturalisation aux Français d’Algérie (même à ceux qui avaient cru aux promesses du FLN en participant à sa lutte en tant qu’Algériens.)
[12] Voir Paul Balta et Claudine Rulleau, La politique arabe de la France, de De Gaulle à Pompidou, Paris, Sindbad, 1973.
[13] Voir Jacques Heers, Les Barbaresques, la course et la guerre en Méditerranée, XIVème-XVIème siècle, Paris, Perrin, 2001, 369 p., et Robert C. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée, 1500-1800, Paris, Jeanne Champion, 2006, 333 p.
[14] Voir Charles-Robert Ageron, “Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830)”, in Découvertes européennes et nouvelle vision du monde (1492-1992), Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 153-168.
[15] Loi Taubira-Ayrault du 10 mai 2001. C’est au nom de cette loi qu’une plainte en complicité de crime contre l’humanité a été déposée contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau peu après que son livre Les traits négrières, essai d’histoire globale, Paris, Le Seuil, 2005, ait reçu le prix d’histoire du Sénat. Sa défense par les historiens membres du jury a abouti à la création de l’association “Liberté pour l’histoire”, présidée par René Rémond, puis par Pierre Nora.
[16] Voir à ce sujet la conférence de Jean-Paul Charnay, “Y a-t-il un risque de choc des civilisations à l’intérieur même de l’islam ?” sur Oumma TV et Oumma.com, 9 janvier 2004.