Suivant une idée reçue, largement diffusée par les médias et par les manuels scolaires, il y avait deux peuples en Algérie avant l’indépendance : les « Algériens », qui étaient les premiers habitants et les plus nombreux, et les « Pieds noirs », issus de diverses origines européennes (ou juives) en dépit de leur nom bizarre de tribu peau-rouge... Et pourtant, le sens originel de ces expressions était tout à fait inverse. « Pieds noirs » (pieds sales) était l’un des nombreux sobriquets injurieux attribué aux « Arabes » par les Européens d’Algérie [1] ; mais son application à ces derniers - peut-être par des métropolitains mal informés - est attestée peu avant 1954 [2].
Auparavant, les prétendus « Pieds noirs » s’appelaient eux-mêmes « Algériens » pour affirmer une identité provinciale, voire nationale, distincte de celle des Français de France.
Cependant, le mot avait commencé à prendre un autre sens en métropole, à la suite de l’immigration des travailleurs musulmans d’Algérie, comme en témoignait dès 1922 ce dialogue entre un étudiant algérois et une étudiante métropolitaine lors du Congrès de l’UNEF :
« Ainsi, vous êtes algérien... mais fils de Français, n’est-ce pas ? » .
« Bien sûr ! Tous les Algériens sont fils de Français les autres sont des indigènes ! » [3].
Cette fâcheuse équivoque a sans doute provoqué la redistribution du sens des mots constatée après la Deuxième guerre mondiale : appropriation du nom d’Algérien par les nationalistes musulmans, et récupération de l’étiquette « pied noir », d’abord subie, puis assumée par les Français d’Algérie.
Ce curieux phénomène de mutation et d’inversion sémantique nous incite à tenter de reconstituer et d’expliquer l’évolution du sens du mot « Algérien », en fonction des usages qui en ont été faits et des connotations qu’il en a gardées. Cette reconstitution une fois effectuée nous permettra de mieux discerner les enjeux d’un problème de méthode historique : les historiens peuvent-ils rendre compte des réalités d’une époque en employant une autre terminologie que la sienne ?
Le nom français de la ville d’Alger vient de l’arabe « Al Jazaïr », « les îlots » qui protégeaient son port des vents du large, et que les Turcs relièrent à la terre ferme par une jetée en 1529. L’adjectif et nom « jazaïri » désignait un habitant d’Alger, ou un originaire de cette ville résidant ailleurs [4]. À partir de quand vint-il à désigner également tous les habitants du territoire soumis à l’autorité d’Alger ? Cet usage est clairement attesté au moins dès le début du XXème siècle dans des sources écrites en arabe [5]. Mais, à cette date tardive, on peut y voir une influence des mots français « Algérie » et « Algériens ».
Contrairement à une affirmation courante à l’époque de la colonisation triomphante, le nom « Algérie » existait en français avant son adoption officielle pour désigner les « possessions françaises dans le Nord de l’Afrique » en 1838. Fontenelle aurait écrit dès 1680 un opuscule intitulé « De l’Algérie et des Algériens ». Si le premier terme est resté relativement rare avant le début de la conquête du pays, le second était d’usage courant depuis le XVIIème siècle pour désigner les membres des minorités dirigeantes de la Régence : la milice turque (l’Odjak), et la corporation des corsaires (taïfa des Raïs). Mais il n’était pas encore question de « peuple algérien », ni de « nation algérienne ».
Très logiquement, à partir de 1830, les nouveaux maîtres de l’Algérie commencèrent à s’approprier le nom « Algériens » pour signifier leur volonté de s’y établir à demeure, et plus encore leurs enfants nés sur place. Les « Algériens » n’étaient pas pour autant « tous fils de Français ». En effet, dès les premières années de la conquête, le nombre des immigrants venus de la France métropolitaine fut légèrement inférieur à celui des originaires d’autres pays européens (surtout des pays méditerranéens : Espagne, Italie, île de Malte, et dans une moindre mesure de Suisse et d’Allemagne du Sud).
Cette situation, qui obligea les autorités coloniales à instituer une représentation spéciale des étrangers dans les conseils municipaux des communes de plein exercice de 1848 à 1884, leur inspira des inquiétudes quant à la pérennité de la prépondérance française, jusqu’à ce que la loi du 26 juin 1889 (instituant la naturalisation automatique des enfants d’étrangers nés en territoire français qui ne la refuseraient pas à leur majorité) vienne accélérer la résorption de la population étrangère dans la population française.
La crainte du « péril étranger » ne fut pas pour autant immédiatement dissipée. En effet, les années 1890 virent éclore une conscience « algérienne » distincte, voire opposée au sentiment national français, résultant d’une double causalité. D’une part, pour la première fois le nombre des Européens nés en Algérie dépassa celui des immigrés français ou étrangers. D’autre part, la communauté de religion (en très grande majorité catholique) et la proximité des langues latines facilitèrent un rapprochement et un début de fusion par mariages mixtes des « races » européennes. On entendit alors des « Algériens » de souche française ou étrangère déclarer :
« Il n’y a plus en Algérie des Français, des Italiens, des Espagnols, il n’y a que des Algériens » [6].
Ce nouveau sentiment d’identité collective s’affirma d’abord en s’opposant à la métropole accusée d’incompréhension et d’oppression : les autonomistes agitèrent le souvenir de la révolte des colons nord-américains contre le Parlement britannique en 1896. « L’Algérie libre » fut d’abord le titre d’une brochure publiée en 1895 par le professeur de droit algérois Frédéric Dessoliers [7], avant de devenir beaucoup plus tard (en 1949) celui de l’organe du PPA-MTLD.
Cet autonomisme « algérien » radical confondit son action avec l’agitation antijuive, en exigeant du pouvoir métropolitain l’abrogation du décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui avait accordé la citoyenneté française aux Juifs nés en Algérie, sous la menace d’une sécession : « Nous arroserons de sang juif l’arbre de notre liberté », proclamait en 1898 le leader estudiantin puis maire d’Alger Max Régis [8], fils d’Italiens. Mais cette violente agitation fut désamorcée en 1900 par l’octroi d’un budget algérien autonome, voté par une assemblée représentative des contribuables, les Délégations financières.
Les « Algériens » se définirent alors comme des Français parfaitement loyaux et dévoués à la mère patrie, particulièrement lors des deux guerres mondiales. Pourtant, ils récusèrent l’autorité du pouvoir métropolitain chaque fois que celui-ci tenta de leur imposer des réformes en faveur de la majorité indigène : « Nous, Algériens, n’avons pas d’ordres à recevoir de la France ! » [9].
En effet, les « Algériens » se définissaient par opposition aux « indigènes » de leur pays au moins autant qu’aux métropolitains. C’est pourquoi sans doute, depuis 1870, un grand nombre des Français d’Algérie désapprouvèrent l’octroi de la citoyenneté française aux Juifs, ces « Arabes de confession israélite » selon l’expression de l’amiral de Gueydon [10], et réclamèrent son abrogation jusqu’à ce que le régime de Vichy leur eut donné satisfaction en octobre 1940.
Il fallut la montée de la menace du nationalisme musulman pour éclipser l’antijudaïsme et faire accepter les Juifs d’Algérie (ayant massivement opté, comme les Européens, pour la nationalité française) dans le « peuple pied-noir » [11].
En dehors du cas particulier de la minorité juive (présente en Algérie avant les conquêtes française, turque et arabe), la masse des « indigènes » se confondait avec les dénominations « d’Arabe » (qui incluait dans l’usage courant les berbérophones) [12] et de musulman. La notion d’indigène, qui désigne littéralement l’autochtone, l’habitant originaire du pays où il vit, avait pris dans le contexte colonial une connotation péjorative d’assujettissement à un régime discriminatoire et despotique, justifié par une infériorité de « race » ou de civilisation.
Les appellations d’Arabes et de Musulmans insistaient sur l’origine étrangère de ces indigènes, et sur leur appartenance à une religion totalitaire dont les exigences étaient incompatibles avec l’obéissance à toutes les lois françaises [13]. En outre, de multiples sobriquets plus ou moins injurieux ou dépréciatifs (parmi lesquels, « pieds noirs ») traduisaient les sentiments de crainte ou de dédain de la minorité immigrée envers la majorité autochtone. Paradoxalement, les premiers et les plus nombreux habitants de l’Algérie étaient jugés indignes d’en porter le nom ; et le professeur Demontès avait cru pouvoir publier en 1906 un gros volume sur Le peuple algérien sans en dire un seul mot [14].
Cependant, quelques intellectuels et artistes conçurent une conception plus généreuse de l’identité algérienne, rassemblant tous ceux qui reconnaissaient dans l’Algérie leur patrie, quelles que fussent leurs origines et leur religion. Ce fut l’esprit du mouvement « algérianiste », lancé au début du XXème siècle par un roman de Robert Randau (« Les Algérianistes »...) puis organisé par Jean Pomier. Albert Camus en fut sans doute le meilleur représentant [15].
Pourtant, cette conception humaniste et apolitique, ne contestant pas l’appartenance de l’Algérie à la France, fut dépassée par un courant plus radical : le nationalisme algérien musulman, identifiant le « peuple algérien » à la masse des « indigènes » assujettis, et lui attribuant une identité nationale antérieure à la conquête coloniale ; cet « islamo-nationalisme » fut répandu dans l’émigration maghrébine en France, par l’Étoile nord-africaine (1926), puis en Algérie par le Parti du peuple algérien (1937), ainsi que par l’Association des Oulémas musulmans algériens (qui enseignait : « l’Islam est ma religion, l’arabe est ma langue, l’Algérie est ma patrie ». Néanmoins, les tendances les plus modérées de ce mouvement national (les AML puis l’UDMA de Ferhat Abbas, de 1944 à 1955, et même les centralistes du MTLD de 1953 à 1955), puis la direction algéroise du FLN en 1955-1956, proposèrent d’accepter comme Algériens à part entière les Européens et les Juifs d’Algérie qui se montreraient solidaires de la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Ces promesses n’eurent pas grand effet : il est vrai que le FLN les avait rapidement démenties, en recourant à un terrorisme visant systématiquement « n’importe quel Européen » [16] dans le Constantinois puis dans le reste du pays.
Ce rappel des variations du sens du mot « Algérien » nous permet de poser clairement un problème de méthode historique. Les historiens qui étudient rétrospectivement l’histoire de l’Algérie coloniale doivent-ils employer le vocabulaire du temps, ou bien au contraire restituer au peuple colonisé le nom qu’il a su reconquérir ? Ce dernier choix est celui des historiens algériens [17], et celui de plusieurs historiens français sympathisants de leur cause, tels que Gilbert Meynier dans sa thèse L’Algérie révélée. La première guerre mondiale et le premier quart du XXème siècle. D’autres ont opté pour un moyen terme, comme Charles Robert Ageron dans sa propre thèse, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, dont le titre corrige l’appellation de « Français musulmans » ayant remplacé officiellement celle « d’indigène » de 1944 à 1962.
Sans prétendre apporter une solution parfaite et irréprochable, je distingue trois objections sérieuses contre le fait d’appeler « Algériens » les ex- « indigènes », et « Européens » ou « Pieds noirs » les ex- « Algériens ».
La première est l’inconvénient de contredire systématiquement le vocabulaire des sources que les historiens doivent citer.
La deuxième, plus grave, est celui d’employer rétroactivement la définition légale de la nation algérienne par l’ascendance musulmane de ses membres, adoptée en 1963 par l’Assemblée nationale algérienne après d’âpres débats, durant lesquels les représentants des derniers Européens d’Algérie [18] protestèrent contre le reniement des promesses faites par les dirigeants du FLN au début de l’insurrection.
Enfin, la troisième est le danger d’accréditer ainsi une conception téléologique de l’histoire, présupposant la fatalité de l’échec final du projet colonial, comme si son inefficacité se déduisait nécessairement de son injustice. Or, si cela était vrai, pourquoi nul ne songe-t-il à réserver le nom d’Américains aux seuls autochtones de souche précolombienne ?
Voilà pourquoi je crois que les historiens ne peuvent éviter d’employer le vocabulaire de l’époque étudiée, en s’en démarquant par des guillemets ou par des qualificatifs, autant qu’il est nécessaire pour éviter tout malentendu.
Guy Pervillé
[1] Le terme, attesté en 1917 selon le dictionnaire de Paul Robert (lui-même français d’Algérie) désignait alors les chauffeurs de bâteaux indigènes, aux pieds nus salis par le charbon. Sens confirmé par un article du journal indigène La Défense, n°3, février 1934, p. 2 (« Un geste révoltant » ) qui cite « pied-noir » dans la liste des insultes racistes.
[2] Ce problème reste obscur. Il semble que les deux sens de l’expression aient coexisté en Algérie pendant quelques années. Voir les témoignages publiés dans la revue L’Algérianiste, n°72, déc. 1995, pp. 115-116.
[3] Alger-étudiants n°16, 16-6-1923, p. 14.
[4] Deux personnages nommés « Eldjazairi » figurent parmi les cosignataires d’un mémoire adressé au Congrès de la paix en janvier 1919, aux côtés d’un « Ettelimçani » et de deux « Ettounsi » (cf. Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le mouvement national algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, 1978, p. 29.
[5] Cf. la thèse de Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, Genève et Paris, Droz, 1981, p. 254 : « Dès 1904, Al Miçbah demandait que les Musulmans d’Algérie ne s’appelassent plus qu’Algériens ».
[6] Cf. Geneviève Dermendjian, La crise anti juive oranaise (1895-1905), Paris, L’Harmattan, 1986, p. 31.
[7] Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. II (1871-1954), Paris, PUF, 1979, pp. 58-59.
[8] Ibid., p.64.
[9] En 1947 encore, lors des débats sur le statut de l’Algérie, le colon algérien Boyer Banse menaça de faire appel à l’ONU au nom du « peuple algérien » abandonné par la France. Cf. Ageron, op. cit., pp. 300-303.
[10] Cité par Michel Ansky, Les Juifs d’Algérie, du décret Crémieux à la Libération, Paris, Éditions du CDJC, Paris 1950, p. 42.
[11] Lequel tend aujourd’hui à s’annexer les « harkis ».
[12] Même dans les écrits d’Albert Camus, natif d’Algérie. Cf. son appel à la « trêve pour les civils » paru dans L’Express du 10 janvier 1956, in Essais d’Albert Camus, Paris, La Pléiade, pp. 983-985.
[13] L’ordonnance du 7 mars 1944 reconnut pour la première fois la citoyenneté française aux « Français musulmans » n’ayant pas renoncé à leur statut personnel coranique ou coutumier pour se soumettre au code civil.
[14] Cité par Xavier Yacono, Histoire de l’Algérie, de la fin de la Régence turque à l’insurrection de 1954, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope, 1993, pp. 218 et 260.
[15] Bien qu’il ne se soit jamais réclamé de ce mouvement. Cf. Jean Déjeux, La littérature algérienne contemporaine, PUF 1975, pp. 26-55.
[16] Voir les témoignages des anciens combattants de l’ALN Tami Medjbeur, Face au mur, Alger, SNED 1981, p.90, et Bensalem Djamel-eddine, Voyez nos armes, voyez nos médecins, Alger, ENAL 1985, p. 213.
[17] Par exemple, Daho Djerbal, dans les actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, publiés par la Ligue de l’enseignement et l’Institut du monde arabe, Paris 1993, t. 2, p. 386.
[18] Représentants désignés par le FLN et figurant sur sa liste unique de candidats à l’Assemblée nationale constituante. Cf. Bruno Étienne, Les Européens d’Algérie et l’indépendance algérienne, Paris, Éditions du CNRS, 1968, pp. 277-300.