Le RPF et l’Union française (1997)

dimanche 29 octobre 2006.
 
Cette communication a été présentée lors du colloque intitulé De Gaulle et le Rassemblement du peuple français (1947-1955), organisé du 12 au 14 novembre 1997 à Bordeaux par l’Institut Charles de Gaulle et par le Centre aquitain de recherches en histoire contemporaine de l’Université de Bordeaux III. Elle a été publiée au début du chapitre XIV des actes du colloque (pp. 521-529) publié par les Editions Armand Colin en octobre 1998, et suivie par la communication de Frédéric Turpin sur Le RPF et la guerre d’Indochine.

Ces deux communications sur l’outre-mer sont très différentes dans leur conception, mais heureusement complémentaires. La première tente de faire le point sur la politique coloniale du général de Gaulle peu après la naissance du RPF, à partir du discours qu’il prononça le 15 mai 1947 à Bordeaux. La seconde, celle de Frédéric Turpin, s’attache à retracer l’évolution des positions du RPF sur la guerre d’Indochine et le problème indochinois de 1945 à 1954. Si ces deux démarches, synchronique et diachronique, se complètent fort bien, elles se situent l’une et l’autre dans une problématique plus vaste, que l’on pourrait formuler en deux questions :

-  le RPF a-t-il élaboré une doctrine coloniale distincte de la pensée du général de Gaulle ?

-  où en était alors le Général dans sa réflexion sur la nécessaire autodétermination des peuples colonisés, qu’il prétendit plus tard avoir constamment préconisée « depuis Brazzaville » [1] ?

Le discours de Bordeaux (15 mai 1947)

L’étude du discours de Bordeaux fournit des éléments de réponse à la deuxième question, sur l’état initial de la doctrine coloniale du fondateur du RPF. Pourtant, ce discours n’apporta pas de grandes novations. Le général de Gaulle avait déjà formulé une véritable doctrine coloniale et impériale pour la France d’après-guerre, depuis son discours d’ouverture de la conférence de Brazzaville le 30 janvier 1944 [2], et lors des débats de la deuxième Assemblée constituante sur la constitution de la France et de l’Union française, notamment dans sa déclaration du 27 août 1946, dans celle du 19 septembre, et dans son discours d’Épinal du 29 septembre [3]. Mais au printemps de 1947, au moment où il lançait le RPF, le Général saisit l’occasion d’une invitation à Bordeaux pour rappeler et pour formuler avec une vibrante éloquence les grands principes de sa politique coloniale.

L’origine de ce discours était antérieure au lancement du Rassemblement. Invité par le comité colonial Félix Éboué à présider une cérémonie commémorative en l’honneur de l’ancien gouverneur général de l’AEF pour le troisième anniversaire de sa mort (le 17 mai 1944), dans la ville de Bordeaux où il avait fait ses études, le général de Gaulle en profita pour prononcer un grand discours politique sur l’Union française après la cérémonie officielle. Toutefois, ce discours fut délibérément programmé après ceux de Bruneval et de Strasbourg, pour éviter que le Général ne sortît de plusieurs mois de silence en parlant aux Français d’un problème « sans doute vital, mais qui passer[ait] très haut au-dessus de leurs têtes » [4]. Le sujet était pourtant d’actualité, après la reprise de la guerre contre le Viet-minh en Indochine, l’insurrection de Madagascar, et le discours du sultan du Maroc à Tanger.

Le 15 mai au matin, le général de Gaulle participa, avec le maire socialiste Fernand Audeguil et le préfet Combes, à un dépôt de gerbes au Monument aux morts, puis à l’inauguration d’une plaque sur la maison où avait résidé Félix Éboué, à l’angle de la rue des Argentiers et de la place Saint-Pierre. Après les brèves allocutions du maire et du préfet, le général de Gaulle déclara en trois mots qu’il dirait ce qu’il avait à dire après la manifestation « dite officielle » sur l’esplanade des Quinconces. Tournant le dos à la Garonne et au port, entouré par Madame Éboué et par plusieurs de ses compagnons (Jacques Soustelle, René Capitant, André Malraux, Jacques Chaban-Delmas...), il parla devant une foule que la plupart des journaux (à l’exception de la presse communiste) trouvèrent nombreuse et enthousiaste [5].

Comme tous les discours gaulliens, le discours de Bordeaux était très rigoureusement composé [6] . Après une introduction de circonstance, invoquant successivement le juste hommage à un « glorieux serviteur du pays », l’importance vitale du sort de l’Union française pour le destin de la France, et la sensibilité particulière des habitants de Bordeaux, « grand port de l’océan » à cet enjeu, quatre ou cinq parties s’enchaînaient logiquement. D’abord, « l’œuvre magnifique » de la France au-delà des mers, exaltée en des phrases épiques comme une mission civilisatrice désintéressée. Puis, une autre épopée, celle de la France Libre « transportant dans l’Empire le siège de notre souveraineté » pour y continuer la lutte et en faire la « base de départ de la future libération » (occasion de rappeler le rôle personnel décisif du gouverneur du Tchad puis gouverneur général de l’AEF, Félix Éboué). Ensuite, un rappel de la volonté rénovatrice et des décisions prises par le CFLN et le GPRF pour « jeter les premiers fondements » d’institutions impériales nouvelles (conférence de Brazzaville, ordonnance du 7 mars 1944 sur l’Algérie, déclaration du 24 mars 1945 sur l’Indochine et ordonnances d’août 1945 sur la représentation des territoires d’Outre-mer à l’Assemblée constituante, réception à Paris des souverains du Maroc et de la Tunisie en juin et juillet 1945). Enfin, la répétition des propositions faites l’année précédente, lors des débats sur la Constitution, pour bâtir l’Union française en la dotant des « institutions nécessaires ». Ces propositions se résumaient en trois principes. Caractère propre et statut particulier de chaque territoire d’outre-mer, qu’il soit déjà un État lié à la France par un traité (Maroc, Tunisie, Cambodge, Laos, Vietnam, Cochinchine), ou un territoire soumis à la souveraineté française. Nécessité d’une union, et d’institutions communes d’un « caractère fédératif » (Assemblée de l’Union française, chef de l’État élu de manière à représenter la France et l’Union française, gouvernement dont certains ministres auraient des responsabilités de nature fédérale). Enfin, « l’Union française [devait] être française », c’est-à-dire que la France devait conserver une entière autorité sur place et « dans le domaines de l’ordre public, de la défense nationale, de la politique étrangère et de l’économie commune ».

Comme on pouvait s’y attendre, le discours concluait à la nécessité d’un « État fort », en désignant la conservation et la construction de l’Union française comme « l’une des tâches de salut national pour lesquelles le peuple français doit maintenant se rassembler ! ».

La plupart des journaux bordelais reconnurent le grand succès de ce discours, mais ils ne s’accordèrent pas sur les aspects qui avaient le plus touché ses auditeurs. La nouvelle République estima que le discours de Bordeaux était d’un ton beaucoup plus élevé que celui de Strasbourg : « l’ensemble de sa harangue inspirée d’un haut patriotisme fut chaleureusement applaudie par l’auditoire considérable qu’elle avait groupé ». Au contraire, Le Courrier français affirmait : « C’est surtout quand il dénonce ceux qui jouent un autre jeu que celui de la France et quand il évoque les conditions dans lesquelles il quitta le pouvoir, que montent les plus vibrantes ovations. »

Quoi qu’il en soit, c’est une autre question que nous nous posons en relisant ce texte un demi-siècle plus tard. Pouvons-nous y trouver le moindre indice qui confirme les propos tenus par le Général dans sa conférence de presse du 11 avril 1961, prétendant révéler ce qu’il avait « pensé et démontré depuis plus de vingt ans » [...] : « Depuis Brazzaville, je n’ai jamais cessé d’affirmer que les populations qui dépendaient de nous devaient pouvoir disposer d’elles-mêmes [7]. » ?

À première vue, tout le discours de Bordeaux dément cette affirmation, à moins que le Général ait soigneusement déguisé ses pensées secrètes. L’auditoire ne pouvait en retenir que l’exaltation de « l’œuvre magnifique » de la France, le refus du masochisme anticolonialiste (« La France tyrannique ? La France routinière ? La France coupable ? Allons donc ! »), que la nécessité de maintenir et de renouveler les liens avec son empire pour lui garder son rang de grande puissance : « Pour nous, dans le monde tel qu’il est et tel qu’il va, perdre l’Union française, ce serait un abaissement qui pourrait nous coûter jusqu’à notre indépendance. La garder et la faire vivre, c’est rester grands et, par conséquent, rester libres. » Même dans le cas des protectorats et des États associés, le Général rappelait « que les liens qui unissent leurs États à la République française ne sauraient être mis en cause », et qu’il appartenait à celle-ci « d’assurer et, au besoin, d’imposer » l’observation des traités qui les liaient : avertissement très clair pour le sultan du Maroc et pour le pouvoir vietnamien appelé à être substitué au Viet-minh. On ne pouvait et on ne peut trouver la moindre trace de volonté décolonisatrice dans le discours de Bordeaux.

Et pourtant, une lecture attentive y décèle deux aspects qui permettent de comprendre l’évolution ultérieure de la politique coloniale gaullienne. Comme à Brazzaville, de Gaulle préconise une politique d’ « association progressive » entre des peuples différents ; mais il en tire désormais toutes les conséquences, en rompant avec la politique d’assimilation chère à la tradition républicaine depuis 1848. Ainsi, il désapprouve « la présence dans les Assemblées françaises de mandataires élus dans les territoires d’outre-mer », qu’il avait pourtant lui-même décidée en août 1945 pour l’élection de l’Assemblée constituante. Et il ne fait pas exception pour l’Algérie, dont le statut n’avait pas été réglé par la Constitution de 1946 et devait l’être prochainement par l’Assemblée nationale. À ce sujet, le discours se contente de rappeler l’ordonnance du CFLN qui, « dès le 7 mars 1944, accordait aux Musulmans d’Algérie le droit de suffrage dans leur propre collège et celui d’être élu ». Rappel tronqué d’un point essentiel : l’octroi aux élites musulmanes du droit de voter dans le collège des citoyens français sans renoncer à leur statut personnel musulman (conformément au projet Blum-Viollette de 1936). Cet oubli révélateur est éclairé par la réponse du Général sur l’Algérie lors de la conférence de presse du 24 avril 1947 : « Les territoires algériens, tout en faisant partie de la France, ne sont pas assimilables à des départements français métropolitains quelconques. La question, en ce qui concerne l’Algérie, est de lui tracer un statut qui la maintienne française et sous la souveraineté de la France et qui, d’autre part, organise à l’intérieur de l’Algérie un système représentatif qui lui permette de faire valoir à l’intérieur d’elle-même ce qui concerne ses propres intérêts [8]. » Ces propos allaient être explicités par la déclaration du 18 août 1947, qui préconisa pour l’Algérie une association équilibrée entre les deux catégories de la population élisant des représentations paritaires dans deux collèges électoraux homogènes, ce qui impliquait l’abrogation de l’ordonnance du 7 mars 1944 [9]. Ainsi, dès 1947, de Gaulle avait désavoué la politique d’assimilation. Mais il est vrai que ce tournant n’était pas perceptible par la masse de ses auditeurs.

Enfin, l’examen des trois principes fondamentaux des futures institutions de l’Union française fait apparaître une contradiction entre les deux derniers. L’existence d’institutions fédératives communes à tous les États ou territoires de l’Union implique logiquement une séparation nette entre celles-ci et celles propres à chacun de ses membres, et une égale subordination de chaque membre de l’Union aux pouvoirs fédéraux. Or, le Général ne séparait pas clairement la présidence et le gouvernement de l’Union et ceux de la République française, et il réservait à ces derniers une « autorité », des droits et des responsabilités privilégiées [10]. La viabilité d’une telle construction, pseudo-fédération plus proche du Reich bismarckien que d’un véritable État fédéral, était douteuse dès 1947. Son échec prévisible ne pouvait laisser d’autre issue à de Gaulle que la décolonisation (l’assimilation des peuples associés à la France étant exclue).

Frédéric Turpin constate aussi que « la création du RPF, en avril 1947, ne marqua pas une rupture dans la pensée du général de Gaulle et de ses compagnons en matière indochinoise ». Ils persistèrent à considérer le retour de l’autorité française en Indochine comme la dernière étape de la libération de la France, et la première de son engagement dans la « grande voie de l’Union française ». Mais l’application de la « doctrine » formulée dans la déclaration gouvernementale du 24 mars 1945 s’avérant vite impossible, le RPF dut « adapter sa doctrine aux événements, tout en conservant son postulat de base : assurer la pérennité de la souveraineté française » [11].

Frédéric Turpin estime que la guerre d’Indochine ne fut jamais une des « préoccupations centrales du RPF », telles que la réforme de l’État et l’indépendance nationale, mais qu’elle fut un des principaux arguments utilisés par sa propagande pour mettre en évidence les méfaits d’un mauvais régime [12]. Pourtant, la voix de Jacques Foccart invitait « les pouvoirs publics, le Parlement et l’opinion » à tirer les leçons de ce « coup de semonce », en leur demandant « une sorte d’examen de conscience en matière d’Union française. Il faut repenser entièrement une notion demeurée théorique » [13]. Mais rien ne permet de penser qu’il suggérait ainsi l’acceptation de la fatalité d’une décolonisation universelle et inéluctable.

La doctrine « gaullienne et gaulliste » de l’Union française

Il nous reste à poser les questions fondamentales : a-t-il existé une doctrine « gaullienne et gaulliste » de l’Union française ? Si oui, fut-elle constante, ou bien a-t-elle évolué en fonction des circonstances ? Quelle fut la part du Général et celle du RPF dans son élaboration et, le cas échéant, dans son évolution ?

Après le discours de Bordeaux, la déclaration du 18 août 1947 et le discours du 12 octobre 1947 à Alger [14], le général de Gaulle s’exprima beaucoup moins sur les problèmes d’outre-mer : il se contenta de rappeler en quelques phrases dans chacune de ses interventions les grands thèmes de la politique définie en 1946 et 1947. Mais il ne les développa plus avant le discours qu’il prononça le 8 mars 1953 à Bamako (de nouveau lors d’une cérémonie à la mémoire de Félix Éboué), et surtout avant sa conférence de presse du 30 juin 1955 (la dernière avant son rappel au pouvoir).

Pendant ce temps, le RPF déploya des efforts considérables pour développer et préciser la doctrine esquissée par son chef. Son premier secrétaire général, Jacques Soustelle, en a témoigné dans un livre, Vingt-huit ans de gaullisme, où il se posait en défenseur du véritable gaullisme trahi par son fondateur. « Il n’y eut pas de réunion, de Conseil national, de Congrès, où les questions relatives à l’Union française n’aient été débattues avec une passion sérieuse ; pas un gaulliste ne mettait en doute le caractère absolument vital pour le pays du maintien de ses prolongements outre-mer, maintien qui lui-même n’était possible à nos yeux, que grâce à de profondes réformes de structure [15]. »

Le témoignage de Jacques Soustelle rappelle les étapes de ce travail d’élaboration collective. Les premières assises nationales du RPF, à Marseille, en avril 1948, comportaient naturellement une section de l’Union française, qui tint plusieurs réunions et rédigea plusieurs motions ; fort nombreux, on y trouvait des délégués de tous les territoires depuis l’Indochine jusqu’aux Antilles, des Eurasiens, des Noirs, des Musulmans, et ses débats furent très animés. Ce congrès formula les principes : « un État fort, organe fédérateur d’une libre Union française diversifiée dans ses éléments comme complexe dans sa structure, démocratique et libérale par sa base, mais fortement liée au sommet [...] ; Fédération française sous l’égide de la métropole avec un Parlement fédéral [...] ; large décentralisation [...] ; association plus étroite des intéressés à la direction locale de leurs affaires en faisant de chacun, suivant l’expression d’Éboué, des "citoyens de leur propre pays" par l’égal accès aux fonctions publiques et l’égalité des droits dans l’égalité des devoirs » [16]. En outre, le congrès salua « l’Algérie française », où les élections à l’Assemblée algérienne avaient donné des résultats inespérés dans les deux collèges [17].

Les deuxièmes assises nationales (Lille, février 1949) adoptèrent deux rapports très étudiés précisant l’organisation de l’Union française : celui de René Capitant sur les compétences législatives des assemblées métropolitaines, des assemblées territoriales d’outre-mer, et du Sénat fédéral ; celui de Raymond Dronne sur la responsabilité parlementaire du gouvernement fédéral devant le Sénat, et sur la citoyenneté de l’Union française et les citoyennetés locales.

Par la suite, « une des commissions d’études du Conseil national présenta au congrès de Paris, en juin 1950, un rapport très complet sur les problèmes économiques et sociaux de l’Union française. [...] Dans le domaine politique, il suggérait de substituer au suffrage restreint alors pratiqué le suffrage universel à deux degrés, de sorte que les entités sociales autochtones : villages, tribus, soient valablement représentées ». Puis le congrès de Nancy, en 1951, se prononce pour la création de conseils élus au niveau des communes, des cercles, des régions ou provinces. Le conseil national de Saint-Mandé, la même année, condamne le « néocolonialisme » qui se manifeste par la politisation des territoires à des fins électorales. Les assises de Paris, en 1952, déplorent que les gouvernements de la IVe République, dans les négociations internationales, « semblent méconnaître l’unité de l’Union française et ne traiter qu’au nom et en fonction de la seule métropole ». Après le désengagement électoral du RPF, les élus « Républicains sociaux » continuèrent dans la même voie.

Ainsi, Jacques Soustelle concluait que le gaullisme, depuis Brazzaville jusqu’en 1958, avait montré « une continuité parfaite dans ses conceptions sur l’ensemble français métropole-outre-mer », fondées sur la conviction « qu’il n’y aurait pas d’avenir pour la France si elle abandonnait sa mission dans l’Union française, et qu’en même temps les autres États et territoires de l’Union ne sauraient trouver en dehors les conditions assurant leur sécurité, leur liberté et leur progrès » (déclaration du Conseil national élargi le 1er juillet 1951) [18].

Une rapide exploration dans les archives du RPF confirme et complète ce témoignage. On y découvre que la participation de nombreux délégués de l’outre-mer aux assises de Marseille les 16 et 17 avril 1948 n’avait pas facilité les débats. Ceux-ci avaient vivement critiqué le rapport sur la politique générale préparé par un groupe d’études de l’Union française, rue de Solférino ; ce groupe estimait que ses propositions étaient « beaucoup plus précises et plus constructives que les idées contenues dans la motion adoptée par le Congrès ». Il déclarait que ses travaux avaient été « guidés par le désir le plus absolu de suivre la pensée directrice du général de Gaulle », et avaient tenu grand compte des idées de René Capitant, du gouverneur général Éboué, et du ministre des Colonies de 1945, Jacques Soustelle [19]. À la suite de ce désaccord, Jacques Soustelle devenu secrétaire général du RPF proposa « de réexaminer dans son [sic] ensemble les questions d’ordre politique et administratif pour en effectuer une synthèse qui puisse recevoir un plus large assentiment ». C’est pourquoi il créa, par une circulaire du 18 mai 1948 à « MM. les délégués, présidents et secrétaires territoriaux de l’Union française [20] », une « commission de la France d’outre-mer », chargée de suivre l’organisation administrative du Rassemblement outre-mer, son action politique lors de élections, et enfin de « jeter les bases d’une doctrine de l’Union française », notamment en étudiant « les projets de réorganisation de l’Assemblée de l’Union française, les projets de transformation des Assemblées locales, les modalités d’application du double collège, etc. ». Ses premiers membres étaient : « Président, Jacques Soustelle, secrétaire général du RPF ; secrétaire, Pierre Anthonioz, chargé de la centralisation des questions de l’Union française » ; ainsi que « MM. Pompéi, secrétaire national à l’action politique, Diethelm, secrétaire national aux affaires économiques, Palewski, secrétaire national aux questions pré-gouvernementales, Jacques Foccart, délégué pour les questions des Antilles et de la Guyane, Mme Eugénie Éboué, conseiller de la République de la Guadeloupe, MM. Malbrant, député du Tchad et de l’Oubangui-Chari, Bayrou, député du Gabon et du Moyen Congo, Castellani, député de Madagascar, et Louis Delmas, conseiller de l’Union française de la Guinée ».

Cette équipe connut plusieurs remaniements, qui renforcèrent les responsabilités de Jacques Foccart, remplaçant Pierre Anthonioz à la présidence de la Commission dès 1949. En février 1950, il fut nommé responsable national aux questions de l’Union française, et en décembre 1952, il fut chargé de superviser le RPF dans les Départements et les Territoires d’outre-mer [21] (avec Malbrant et Oudard). Puis, en novembre 1953, il fut promu secrétaire général-adjoint du RPF, « spécialement chargé de [son] implantation et de [son] rayonnement dans l’Union française ». Enfin, lors de la journée nationale du 4 décembre 1954, il fut élu secrétaire général du RPF, promotion significative de l’importance accordée aux problèmes d’outre-mer [22].

D’octobre 1949 à décembre 1958, Jacques Foccart fit paraître chaque semaine la Lettre à l’Union française [23] bulletin d’information destiné aux militants du RPF résidant outre-mer, dont il signait tous les éditoriaux, à l’exception de ses nombreuses absences pour voyages d’inspection (il était remplacé par Louis Delmas ou par Georges Oudard). De plus en plus proche du général de Gaulle qu’il accompagna dans tous ses voyages outre-mer de mars 1953 à juin 1958, il était également en communion de pensée avec Jacques Soustelle, dont il citait ou reproduisait souvent les interventions. Les rapports de Jacques Foccart sur la doctrine gaulliste de l’Union française confirment le témoignage du premier secrétaire général du RPF : « Contrairement à ce que certains ignorants prétendent, le Rassemblement a une doctrine précise en ce qui concerne l’Union française, et cette doctrine forme un tout cohérent », écrivait-il à la fin de 1953 [24].

On ne saurait pourtant suivre Jacques Soustelle quand il affirmait l’existence d’une doctrine gaulliste parfaitement établie et fixée de 1947 à 1958, avant qu’elle fut trahie par le général de Gaulle et par ses partisans inconditionnels [25]. Le procès-verbal d’une réunion de groupes des élus gaullistes présidée par Georges Oudard, le 29 juin 1955, montre qu’à cette date le projet de révision du titre VIII de la Constitution suscitait encore parmi eux des débats animés et des opinions divergentes. À la fin de la réunion, M. Audu déclara : « Je crois que, au cours de ce débat, nous nous sommes éloignés du point de départ qui était gaulliste. Je voudrais savoir dans quelle mesure nous sommes libres d’avoir une opinion personnelle ». Michel Habib-Deloncle lui répondit : « Le gaullisme est une doctrine vivante née dans le choix de la Grande France ; la pensée de De Gaulle a évolué ; on fait œuvre gaulliste en faisant œuvre d’adaptation [26]. »

Le lendemain 30 juin, le général de Gaulle exprima son opinion sur la situation en Afrique du Nord [27] lors de sa conférence de presse. Pour la première fois (contrairement à son discours de Bamako du 8 mars 1953) [28], il manifesta un certain pessimisme devant « deux faits auxquels personne ne peut rien » : « La passion nationaliste que l’ébranlement général du monde a, presque partout, fait flamber », et « l’affaiblissement qu’a, pour un temps, subi notre puissance et qui influe sur les esprits ». À ces deux réalités, le Général persistait à opposer l’idéal de « l’association avec la France des États et des territoires que nous avons ouverts à la civilisation », car, répétait-il plus loin, « aucune autre politique que celle qui vise à substituer l’association à la domination dans l’Afrique française [...] ne saurait être ni valable, ni digne de la France ». Cette association pourrait prendre des formes diverses ; « soit la forme d’un lien de nature fédérale entre États, par exemple entre le Maroc ou la Tunisie et la France [29], soit celle de l’intégration d’un territoire ayant son caractère à lui, par exemple l’Algérie, dans une communauté plus large que la France, avec toute la participation politique et administrative à fournir par les Algériens et qu’une telle intégration comporte, du moment qu’elle est sincère » [30].

Cette analyse semblait approuver la politique d’intégration de l’Algérie dans la France, définie par Pierre Mendès France et François Mitterrand en novembre 1954, et qu’ils avaient chargé Jacques Soustelle d’appliquer depuis janvier 1955. En réalité, le Général se distinguait de son ancien second, en situant l’Algérie « dans une Communauté plus large que la France », alors que celui-ci préconisait d’en faire une province de plus en plus française, comme la Provence ou la Bretagne, dotée d’un seul collège électoral. Les lecteurs de la Lettre à l’Union française pouvaient être conscients de cette divergence de vues, s’ils avaient compris l’éditorial de Jacques Foccart dans le numéro du 18 mai 1955 (n° 284) expliquant que l’Algérie était un « enfant de la France », mais qu’elle n’était pas la France : « Peut-on faire qu’un enfant et sa mère, qui sont même chair et même sang, ne soient cependant pas un mais deux êtres ? ». Texte capital que l’on est tenté d’attribuer à une intervention du Général, puisque son signataire semble l’avoir entièrement oublié [31]. D’autant plus que le même jour, de Gaulle avait dévoilé le fond de sa pensée au prédécesseur de Jacques Foccart à la tête du RPF, Louis Terrenoire : « Nous sommes en présence d’un mouvement général dans le monde, d’une vague qui emporte tous les peuples vers l’émancipation. Il y a des imbéciles qui ne veulent pas le comprendre ; ce n’est pas la peine de leur en parler. Mais il est certain que si nous voulons nous maintenir en Afrique du Nord, il nous faut accomplir des choses énormes, spectaculaires et créer les conditions d’une nouvelle association. Or, ce n’est pas ce régime qui peut le faire. Moi-même, je ne serais pas sûr de réussir [...], mais, bien sûr, je tenterais la chose [32]. »

Ainsi, dès le printemps 1955, le général de Gaulle avait révisé sa doctrine de l’Union française sous la pression des réalités qui lui faisaient ressentir la nécessité de la décolonisation : il la prédit le 30 juin 1955 en l’imputant à l’impuissance du régime, qui userait en vain « des hommes de grande valeur » et finirait par se laisser imposer un arbitrage extérieur, aboutissant à « des formules fictives d’indépendance ». Jacques Soustelle, pris et transformé par le drame algérien, ne pouvait plus se prétendre le défenseur de la pure doctrine gaulliste, ni sur l’Algérie, ni sur l’organisation de l’Union française (qu’il souhaitait faire évoluer vers une véritable fédération où la métropole serait l’égale des autres membres) [33]. On peut justement conclure qu’à partir de 1955, les deux hommes avaient amendé la doctrine du RPF dans des sens divergents, mais que seul de Gaulle en était pleinement conscient.

Dès lors, pouvait-on concevoir, comme Jacques Soustelle après 1958, un gaullisme sans de Gaulle, puis contre de Gaulle ? Ce n’était pas l’avis du même homme, cité par Jacques Foccart dans la Lettre à l’Union française, n° 148, du 28 août 1952 : « Toute la question est de savoir si l’on accepte ou non qu’il existe au faîte du Rassemblement, et précisément en raison de sa diversité, un arbitrage suprême qui départage les tendances. Cet arbitrage est celui du général de Gaulle, car le Rassemblement est gaulliste ou n’est rien. À vouloir faire du « gaullisme sans de Gaulle », on est vite entraîné à faire du pseudo-gaullisme contre de Gaulle. »

Guy Pervillé

[1] Charles de Gaulle, Discours et messages, t. III, p. 289 (11 avril 1961).

[2] Voir le colloque de l’Institut Charles de Gaulle et de l’IHTP, Brazzaville (janvier février 1944). Aux sources de la décolonisation, Plon, collection Espoir, 1988.

[3] Discours et messages, t. II, pp. 18-19, 24-25 et 30.

[4] Cf. Claude Guy, En écoutant de Gaulle, Grasset 1996, p. 248 (5 février 1947).

[5] Voir la communication de Jean-Jacques Cheval : "Printemps 1947, le général de Gaulle à Bordeaux", dans les actes du colloque Gaullisme et antigaullisme en Aquitaine, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, 1990, pp. 161-178 (sous la dir. de P. Guillaume), et Bernard Lachaise, Le Gaullisme dans le Sud-Ouest au temps du RPF, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1997, p. 236.

[6] Discours et messages, t. II, pp. 74-81.

[7] Discours et messages, t. III, p. 289. Cf. une phrase analogue le 30 juin 1955, DM., t. II, p. 638.

[8] DM., t. II, pp. 61-62.

[9] Ibid., pp. 106-109.

[10] Au contraire, Jacques Soustelle aurait envisagé « la possibilité de superposer à tous les pouvoirs locaux, y compris à celui de la métropole, un Pouvoir vraiment fédéral », dont le président aurait pu être « un Noir ou un Arabe » (Vingt-huit ans de gaullisme, La Table Ronde, 1968, p. 285).

[11] Dans le cas de l’Indochine, le mot « autorité » conviendrait mieux.

[12] Et peut-être pour tenter de provoquer un sursaut national contre celui-ci lors de la manifestation du 9 mai 1954 à l’Étoile (cf. Claude Paillat, La liquidation, Robert Laffont 1972, pp. 64-65).

[13] Lettre à l’Union française, n° 243, 22 juillet 1954.

[14] DM., t. 111, pp. 129-134.

[15] J. Soustelle, op. cit., p. 289.

[16] Ibid., pp. 288-289.

[17] Résultats accueillis par le Général avec enthousiasme (même ceux du 2e collège faussé par les pressions et les fraudes) selon Claude Guy, op. cit., p. 432 (5 avril 1948).

[18] J. Soustelle, op. cit., pp. 289-292.

[19] Note dactylographiée sans titre, RPF 624 (boîte 22).

[20] RPF 622 (boîte 20) : circulaire en 4 pages dactylographiées.

[21] L’Afrique du Nord étant confiée à Christian Fouchet.

[22] Cf. Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard-Jeune Afrique 1995, t. I, p. 87 sq.

[23] RPF 602 à 604 (4 cartons). Le n° 458 du 24 décembre 1958, fut la dernière manifestation de l’existence du RPF.

[24] « L’Union française que nous voulons bâtir », texte de 6 pages dactylographiées, faussement daté de 1951 au crayon. Cf. un rapport antérieur plus détaillé, même dossier, RPF 621.

[25] J. Soustelle, op. cit., p. 293 sq.

[26] RPF 624 (boîte 22), texte de 8 pages dactylographiées.

[27] État d’urgence (1er avril) et envoi de renforts en Algérie, autonomie interne de la Tunisie le 3 juin, nomination du gaulliste Gilbert Grandval comme résident général à Rabat pour reprendre le Maroc en main le 21 juin.

[28] DM., t. II, pp. 576-580.

[29] Comme le discours de Bordeaux, la conférence de presse du 30 juin 1955 évoque les visites à Paris des souverains protégés, en y voyant un signe d’ « amicale collaboration » et une « base de départ politique et psychologique pour marcher vers l’association ».

[30] DM., t. II, pp. 637-639. Il évoquait également, comme dans le discours de Bordeaux, ses décisions de 1944 et 1945, et, pour la première fois, « l’institution d’une entité algérienne, symbolisée, ensuite, par une Assemblée élue » (allusion au statut de 1947, qu’il avait alors critiqué ; cf. son affirmation du 11 avril 1961 : « En 1947, j’ai approuvé le statut de l’Algérie qui, s’il avait été appliqué, aurait vraisemblablement conduit à l’institution progressive d’un État algérien associé à la France »).

[31] Il n’en a rien dit dans ses entretiens avec Philippe Gaillard, et se disait favorable à l’Algérie française jusqu’en 1958, avant d’être éclairé par le Général. Cf. son éditorial de la Lettre n° 432 du 12 juin 1958 : « Le plébiscite est fait » [...]. Le voyage du Général à Alger a sanctionné la volonté des Algériens de toutes origines de créer une nouvelle province française, ce que l’Algérie n’était encore que dans les affirmations officielles ou les intentions de quelques-uns » (RPF 624).

[32] Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie, Fayard, 1964, p. 41.

[33] Cf. supra, note 3, p. 524.



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