Invité pour la deuxième fois par le Cercle algérianiste de Bordeaux, Daniel Lefeuvre paraissait ce jour-là en pleine forme, et il a fait preuve d’un grand dynamisme.
Il a commencé son exposé, intitulé par lui “Les cercueils et la valise”, en indiquant sa volonté de répondre très fermement au livre de Pierre Daum, publié en 2012 sous le titre “Ni valise ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance” ; en tout cas plus fermement que je l’avais fait moi-même dans ma critique intitulée “Réponse au livre de Pierre Daum : Ni valise ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance (2012)”, placée sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=280 [1]. Il a trouvé en effet, dit-il avec son sens habituel de la provocation, “Guy Pervillé trop soft, ou trop indulgent” en ce qui concerne la question de l’honnêteté de Pierre Daum.
Il rappelle d’abord que ce livre a pour origine un article de même titre, paru dans Le Monde diplomatique en mai 2008, qui fut suivi d’un débat à l’Hôtel de Ville de Paris, pour aboutir enfin à un livre orné d’une préface demandée à Benjamin Stora. Ce livre exprime dans sa première partie l’idée qu’il y aurait en France un tabou sur les vraies conditions du retour des rapatriés. D’après son auteur, tout aurait été possible le 19 mars 1962, s’il n’y avait pas eu le terrorisme de l’OAS visant à faire échouer le cessez-le-feu et l’application des accords d’Evian. Il cite en guise de preuves de nombreuses déclarations du GPRA favorables au maintien des Européens en Algérie, et affirme que 200.000 « pieds-noirs » - soit un cinquième de leur nombre total - seraient restés dans le pays après l’indépendance.
Benjamin Stora [2] dit la même chose dans sa préface : les rapatriés ont toujours cherché à faire croire que le risque pour leur vie était la principale cause de leur départ. Le général de Gaulle ne disait pas autre chose dans ses Mémoires d’espoir en 1970. Il n’y a donc rien de nouveau dans la thèse soutenue par Pierre Daum. L’enjeu est de faire porter sur l’OAS ou sur le racisme des Français d’Algérie la responsabilité entière de l’exode, pour exonérer le FLN de toute responsabilité.
Un chiffre est mis en avant : 200.000 Français seraient restés en Algérie après l’indépendance. En guise de preuve, 15 témoignages de Français d‘Algérie restés plus ou moins longtemps dans le pays après l’indépendance, ce qui est peu. Mais cette affirmation est-elle fondée sur des archives ? Il y a des déclarations publiques, mais il faut aussi tenir compte des pratiques réelles.
L’OAS a pris forme au printemps 1961 en Espagne, mais elle n’est devenue vraiment active en Algérie contre la population musulmane qu’à partir de février-mars 1962, ce qui a provoqué les représailles du FLN. L’OAS n’a pas voulu chasser les Français d’Algérie, bien au contraire elle a voulu endiguer, empêcher leur départ. C’est seulement le 21 mai 1962, qu’elle a levé son interdiction de départ pour les femmes et les enfants ; puis en juin 1962, elle est passée à la « terre brûlée ». Le départ des Français d’Algérie fut alors encouragé, puis ordonné. Mais les départs massifs avaient commencé dès la fin avril, à cause des enlèvements déclenchés par le FLN un mois après le cessez-le-feu d’Evian. La responsabilité de l’OAS dans leur exode est donc très secondaire, voire marginale, estimait Daniel Lefeuvre.
Mais il faut aussi rappeler la chronologie du départ des Français d’Algérie. Il y avait déjà eu plus de 160.000 départs avant 1962, et 366.300 de janvier à avril 1962. Pour trouver le début des « rapatriements », il faut remonter à 1945 (« onde de choc » du soulèvement du Constantinois) : on vit alors un repli des centres les plus isolés vers les villes, et un début de départ vers la métropole. Le 26 août 1946, une petite annonce d’un cabinet immobilier d’Agen fut publiée dans L’Echo d’Alger... Mais le premier mouvement important de départs commença en 1955, avec l’aggravation du terrorisme du FLN (notamment après le 20 août 1955). Il est vrai que l’on peut citer tout au long de la guerre de nombreuses déclarations rassurantes, mais le programme de Tripoli adopté par le FLN en juin 1962 - et tenu secret jusqu’en septembre 1962 - ne cachait pas la volonté de provoquer le départ de la population européenne par des mesures « socialistes » d’expropriation. Il faut y ajouter des menaces contre les juifs à partir de 1948, et des attentats contre les commerces juifs à partir de 1955, même si à Evian, en mai et juin 1961, Ahmed Francis revendiquait les juifs algériens comme des compatriotes.
Les pertes de la population européenne civile entre le 1er novembre 1954 et la fin 1962 ont été d’environ 6.000 Français d’Algérie, ce qui correspondrait, en respectant la même proportion de la population totale, à un nombre situé entre 280.00 et 300.000 morts en métropole ! 1962 fut une année noire, car la moitié des pertes totales furent subies après le cessez-le-feu du 19 mars. Et les tués sans enlèvement préalable n’ont pas été recensés.
Dès l’été 1961, le Délégué général du gouvernement en Algérie, Jean Morin, avait perdu ses illusions : il constatait le « caractère xénophobe des manifestations musulmanes des 1er et 5 juillet 1961 », et signalait que les Français d’Algérie « ne croient plus en la parole du chef de l’Etat ». Ceux-ci sont donc partis en 1962 parce qu’ils ne pouvaient plus rester et qu’ils en avaient conscience. A ce sujet, Daniel Lefeuvre rappela son intervention au colloque de la compagnie French Lines sur « la mémoire maritime des rapatriements d’Algérie » (Marseille, 18-19 septembre 2008), intitulée « Les Français d’Algérie : décider de partir », où il osa parler d’épuration ethnique, scandalisant ainsi le journaliste vedette de Télérama, Thierry Leclère. Et il rappela aussi des citations effroyables tirées du livre posthume de l’intellectuel et propagandiste du FLN Frantz Fanon, Les damnés de la terre (1961).
Quant aux 200.000 Européens qui seraient restés en Algérie à la fin de 1962, ce nombre repose sur les statistiques métropolitaines et résulte d’une soustraction entre la population européenne d’Algérie et le nombre des « rapatriés » arrivés en métropole. Mais parmi ces 200.000 personnes restées en Algérie, il n’y aurait eu que 150.000 Français, car il ne faut pas oublier les départs vers l’outre-mer et vers l’étranger. Il y avait en effet en Algérie 50.000 étrangers, dont 30.000 Espagnols, mais aussi des Anglais, des Américains, etc. Il y eut 10.000 départs vers l’Argentine, 10.000 juifs algériens partirent vers Israël. Au total, il y aurait eu 60.000 ou 70.000 départs vers l’étranger. Selon l’ambassade de France à Alger, il serait resté 180.000 Français en Algérie en décembre 1962, parmi lesquels 15.000 enseignants dont 10.000 coopérants (la plupart venus de la métropole). D’autre part, il ne faut pas oublier que de nombreux fonctionnaires, et même des employés de banque, étaient interdits de sortie ou avaient été obligés par le gouvernement français de rejoindre leur poste en Algérie. Enfin, il est faux que le gouvernement algérien de Ben Bella ait voulu le retour ou tout simplement le maintien sur place des Français encore présents : il est passé très rapidement « de la confiscation d’entreprises vacantes à la spoliation d’entreprises actives ».
Ainsi, Daniel Lefeuvre concluait sa démonstration en invitant ses auditeurs à choisir entre deux interprétations : le journaliste Pierre Daum serait soit incompétent, soit malhonnête [3].
Sur l’invitation du président du Cercle algérianiste de Bordeaux, Bernard Létrange, j’ai répondu à l’interpellation initiale de Daniel Lefeuvre, sans m’émouvoir de son ton volontairement provocateur. Tout en étant d’accord avec lui sur le fond - comme je l’ai prouvé dans ma réponse à Pierre Daum - j’ai volontairement préféré répondre à celui-ci sur en ton modéré, ce qui n’a rien changé à la sévérité de ma conclusion. J’ai choisi cette attitude pour souligner ostensiblement la différence entre le ton acceptable de Pierre Daum, qui a m’a critiqué à tort mais sans manquer aux règles élémentaires de la courtoisie, et celui de Thierry Leclère, qui nous a l’un et l’autre (Daniel Lefeuvre et moi) attaqués en des termes incontestablement diffamatoires dans le n° 3167 de Télérama (du 25 septembre au 1er octobre 2010) [4]. Et c’est pourquoi, en cette occasion qui fut malheureusement notre dernière rencontre, j’ai pu donner à Daniel Lefeuvre l’impression d’une indulgence excessive, sans qu’il m’en tienne rigueur.
Guy Pervillé.
[1] Je renvoie à cette réponse très précisément argumentée ceux qui veulent bien comprendre le fond du débat.
[2] Je n’ai pas compris pourquoi il a entériné le travail de Pierre Daum ; il m’a donné l’impression de ne pas avoir lu assez attentivement l’argumentation de celui-ci.
[3] Daniel Lefeuvre avait présenté à peu près le même exposé lors de la journée d’étude sur « Les accords d’Evian, le 19 mars 1962, traité ou chimère ? », organisée à l’Assemblée nationale le 14 mars 2013 par la MAFA (Maison des agriculteurs français d’Algérie). Voir le compte rendu de cette journée, et notamment de l’exposé de Daniel Lefeuvre, établi par Georges Festa sur le site « Armenian Trends- Mes Arménies » (http://armeniantrends.blogspot.fr/2013/03/colloque-les-accords-devian-le-19-mars.html), et sur le site de la MAFA, http://www.mafa-pn.fr/2013/03/07/vers-la-paix-des-memoires-iii/.
[4] Voir sur mon site ma « réponse à Thierry Leclère » du 3 octobre 2010, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=256.