A propos de mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie (2002)

Entretien de Jacques Cantier avec Guy Pervillé
lundi 1er août 2005.
 
Cet entretien a été publié dans le n° 22 (automne 2002) de la revue Cahiers d’histoire immédiate publiée à Toulouse par le Groupe de recherches en histoire immédiate (GRHI), pp. 187-192.

J. C. : L’histoire de la guerre d’Algérie est sans doute nécessaire, mais est-elle possible aujourd’hui ?

G. P. : Tout mon livre (et c’est le sens de son titre) vise à le démontrer par l’exemple. Les objections formulées contre cette possibilité sont les mêmes qui ont longtemps été opposées à l’histoire dite « immédiate » : le manque de sources, le manque de recul historique, et l’absence de la sérénité nécessaire au jugement de l’historien. Or, chacune de ces objections a déjà perdu la plus grande partie de sa pertinence. L’exhaustivité des sources du travail historique est un idéal élevé, mais irréaliste, car les sources ne sont jamais toutes disponibles en même temps : étant donné les délais de libre accès aux archives publiques fixés par la loi de 1979, quand tous les documents seront accessibles, tous les témoins seront morts ! Mais la très grande majorité des documents, qui relèvent du délai général de trente ans, sont dès maintenant consultables, et le principal obstacle est le manque de chercheurs plus que celui de sources. Quant au recul historique, il nous vient peu à peu, et les conséquences à moyen terme de la guerre d’Algérie apparaissent assez clairement quarante ans plus tard. Enfin, le dépassionnement de l’histoire ne se produit pas automatiquement en fonction du temps écoulé, comme l’ont prouvé les polémiques autour du bicentenaire de la Révolution de 1789 et des massacres de Vendée . Au contraire, la rechute de l’Algérie dans la violence depuis dix ans n’a fait que raviver l’actualité des enjeux de mémoire de la précédente guerre d’Algérie. Pourtant, l’appel aux historiens se fait entendre de plus en plus souvent, et à juste titre, car ce sont leurs recherches et leur enseignement qui produisent l’historicisation du passé, si les pouvoirs publics le leur permettent.

J’ajouterai que ce qui paraît impossible à ceux qui ont vécu cette guerre en tant qu’hommes et que citoyens responsables ne l’est pas forcément pour d’autres. Pour ma part, j’ai eu dix ans en juin 1958, et la fin de la guerre d’Algérie a été contemporaine de ma prise de conscience du monde, sans que j’aie eu à en souffrir ni personnellement ni familialement. C’est pourquoi, ayant assisté en lointain spectateur au revirement de la politique algérienne du général de Gaulle, je l’ai considérée immédiatement comme une énigme historique, bien avant d’en découvrir les enjeux politiques et moraux. Et c’est aussi pourquoi je regrette que trop souvent les jeunes qui sont nés après 1962 se croient obligés d’adopter le point de vue de leurs aînés et de prendre parti rétrospectivement.

J. C. : Peut-on dire que la France ait eu une politique algérienne cohérente, ou même qu’elle ait eu une politique algérienne avant 1954 ?

G. P. : La France n’avait aucune politique algérienne en 1830, quand le gouvernement de Charles X s’est lancé dans l’aventure de la prise d’Alger pour des raisons de pure politique intérieure, mais elle en a improvisé une dans un délai relativement bref de dix ans : la décision prise en 1840 de conquérir toute l’Algérie au lieu de l ‘abandonner au pouvoir de l’émir Abd-el-Kader impliquait en effet celle de coloniser le pays pour consolider la conquête et pour lui donner un but en faisant de l’Algérie une nouvelle province française. Cette politique aurait été cohérente, donc efficace, si la France avait eu les moyens démographiques de peupler l’Algérie, de façon à submerger les « indigènes » sous le nombre des Français. Or, contrairement au rêve des « colonistes », il est apparu très tôt, dès la fin des années 1850, que la population française n’avait plus d’excédents démographiques à cause de la chute précoce de sa fécondité. Dès lors, il était prévisible que l’Algérie resterait un pays dans sa très grande majorité arabo-berbère . Le problème est d’expliquer pourquoi les responsables politiques n’ont pas su prendre conscience et tirer les conséquences de l’irréalisme de la politique de colonisation et d’assimilation, qui resta pendant un siècle un dogme national et républicain. Dans la conclusion de mon premier chapitre, je discute les explications unilatérales de cette étonnante incapacité à réviser une politique manifestement erronée.

J.C. : Où en est-on en 1954 au point de vue du cheminement du nationalisme algérien ?

G.P. : Le nationalisme algérien, dont l’existence- même avait été niée jusqu’en 1936 par Ferhat Abbas et par une grande partie de l’élite de culture française, est devenu un fait incontestable depuis la Deuxième guerre mondiale. Il a été créé et diffusé par un mouvement national, c’est à dire une minorité convaincue et organisée, composée de plusieurs tendances. La plus importante est le PPA-MTLD, présidé par Messali Hadj, qui revendique l’indépendance totale à conquérir par tous les moyens (y compris l’insurrection armée), et qui s’enorgueillit de sa base populaire tout en attirant un nombre croissant de diplômés. Les autres tendances ont un programme moins radical, en ce qu’elles proposent une république algérienne fédérée à la République française dans le cadre de l’Union française, et y réservent une place aux Algériens non-musulmans. Ce sont le PCA, parti au recrutement mixte, mais qui veut disputer au PPA sa base populaire, l’UDMA de Ferhat Abbas, parti d’élite qui se veut au service de son peuple, et l’Association des Oulémas, représentant l’élite de culture arabo-islamique, et pourtant alliée à l’UDMA laïque.

Ces quatre organisations se disputent le droit de parler au nom du peuple algérien, mais aucun, même pas le PPA, n’est un échantillon statistiquement représentatif de la masse déshéritée. Les résultats des élections dans le deuxième collège (réservé aux électeurs de statut personnel musulman) ont permis jusque en 1947 de suivre les progrès de l’audience des partis nationalistes, mais depuis le deuxième tour des élections à l’Assemblée algérienne (mai 1948), le trucage systématique des élections dans ce collège par l’administration ne permet plus de les mesurer. Les autorités françaises croient à un déclin du nationalisme, et jugent nécessaire de lui barrer la route jusqu’à ce que les résultats de leurs plans de réformes économiques et sociales en détournent les masses. Le Comité central du MTLD lance en 1953 un appel à tous les partis et groupements algériens pour les inviter à s’unir et à étendre leur influence dans les secteurs de la société algérienne qui ne leur sont pas encore acquis ; mais cette initiative provoque la révolte de la base « messaliste » du Parti contre la direction « centraliste » qu’elle accuse d’embourgeoisement. C’est alors qu’une troisième force composée d’anciens de l’OS (l’Organisation spéciale paramilitaire créée en 1947 pour préparer une insurrection, et démantelée en 1950) relance le projet insurrectionnel (poursuivi depuis 1938 par une fraction du PPA), pour sortir le mouvement national de sa crise, mais sans que toutes les conditions d’un soulèvement national soient réunies.

J. C. : Comment l’historien peut-il et doit-il parler des violences terribles qui marquèrent ces années de guerre ?

G. P. : Un historien (car l’historien au singulier n’existe pas : il n’y a que des historiens) doit en parler avec impartialité (au moins dans son enquête) et objectivité, c’est à dire s’efforcer de présenter les faits comme ils se sont passés et d’expliquer pourquoi ils se sont passés ainsi. Il ne doit donc pas confondre son rôle, ni avec celui d’un juge, ni avec celui d’un procureur ou d’un avocat d’un groupe particulier. C’est pourquoi il doit se garder du piège de la partialité, qui entraîne naturellement les acteurs et témoins engagés à minimiser les faits susceptibles de remettre en question le bien-fondé de leur engagement et à majorer l’importance des autres. Et plus encore de la confusion des genres, qui consiste à mélanger le jugement moral et le jugement politique de façon à subordonner l’un à l’autre, en excusant ou en condamnant les mêmes actes suivant qu’ils ont été commis par ceux dont on approuve ou non les buts politiques. Pour résister à ces redoutables dérives, un historien a beaucoup à apprendre de l’étude comparative des guerres et conflits contemporains, qui met en évidence des « lois », ou tout au moins des régularités, dont la plus importante est celle-ci : la guerre est un processus dialectique, interactif, dans lequel les adversaires sont entraînés à s’aligner sur le comportement de l’autre, qu’ils le veuillent ou non, pour ne pas lui laisser l’avantage. C’est pourquoi ils se ressemblent beaucoup plus qu’ils ne veulent l’admettre. Et c’est aussi pourquoi il n’est pas possible de comprendre, ni de juger, le comportement d’un camp sans tenir compte de celui de l’autre.

J. C. : Vous parlez d’une « double guerre civile ». Pouvez-vous expliquer le sens de cette expression ?

G. P. : Cette expression simplifie une analyse plus complexe. J’ai voulu dire que la guerre d’Algérie n’avait pas été seulement une guerre entre deux peuples étrangers l’un à l’autre, mais que la guerre franco-algérienne avait induit deux séries de conflits à l’intérieur de chacun des deux peuples concernés. J’ai parlé de guerre civile entre Algériens, parce que le MNA de Messali Hadj a refusé de rejoindre le FLN, ce qui a entraînés ces deux mouvements dans une guerre fratricide entre nationalistes algériens, mais aussi et surtout parce que le nombre d’Algériens musulmans engagés dans le camp français a toujours été plus important que celui des « moudjahidines » (et lui reste comparable si l’on tient compte des pertes beaucoup plus importantes du FLN-ALN et du renouvellement de ses effectifs jusqu’au 19 mars 1962), et enfin parce que la masse des Français d’Algérie qui se sont opposés au FLN se considéraient aussi comme d’authentiques Algériens.

Mais on peut également parler de guerre civile entre Français. Non pas parce que tous les Algériens étaient officiellement considérés comme français jusqu’au 2 juillet 1962 (fiction juridique contre laquelle les « rebelles » s’étaient révoltés). Ni parce qu’un très petit nombre de Français d’Algérie et surtout de métropole a pris fait et cause pour le FLN. Mais surtout parce qu’un conflit latent a opposé très tôt la masse des Français d’Algérie (soutenus par une minorité en métropole) à celle des métropolitains qui aspiraient à mettre fin à la guerre d’Algérie, même s’il fallait pour cela renoncer à l’Algérie française. Conflit manifesté par une série d’épreuves de force tendant à imposer à Paris la volonté d’Alger jusqu’au renversement de la IVème République, et devenu ouvert quand le président de la Vème République refusa de céder. On peut bien parler d’une guerre civile entre les forces gouvernementales et l’OAS en 1961 et 1962 ; guerre civile limitée par la très grande disproportion des forces en présence, mais qui aurait peut-être pu prendre une toute autre ampleur si le coup d’Etat du 13 mai 1958 s’était fait sans de Gaulle...

J. C. : Vous écrivez que « le sort de l’Algérie ne s’est décidé ni sur les champs de bataille, ni dans la population algérienne : il fut décidé à Paris, par le Président de la République française ». N’est-ce pas accorder une importance excessive au rôle d’une personnalité, fût-elle aussi éminente que celle du général de Gaulle, par rapport au poids des contraintes algériennes ?

G. P. : Cette formulation, peut-être trop provocante, ne minimise pas le poids de ces contraintes, internes et externes, que j’analyse minutieusement dans le chapitre suivant. Elle veut dire seulement que si chacune d’entre elles, et leur addition, ont été déterminantes dans la décision du général de Gaulle, elles n’ont pas été décisives, elles ne lui ont pas imposé, dicté sa décision par une pression irrésistible. De Gaulle s’était donné les moyens constitutionnels (ou les avait pris, avec l’accord de la grande majorité de l’opinion) de décider du sort de l’Algérie au nom des Français, et de faire ratifier son choix par ceux-ci. Sa décision a été libre dans la mesure où il l’a prise en évaluant lui-même le poids des contraintes dont il devait tenir compte. Mais elle n’a pas été arbitraire ni capricieuse. De Gaulle était conscient des limites de son charisme personnel. Comme il l’a dit lui-même, il croyait que lui seul pouvait faire accepter son choix par la masse des Français, mais « je choisis l’Algérie algérienne, parce que si je choisissais l’Algérie française, cela recommencerait après ma mort ». Peut-être même surestimait-il son influence, car son choix personnel n’a fait qu’accélérer et conforter une évolution de l’opinion publique métropolitaine perceptible dans les sondages depuis le début de 1956.

N B : Cet article fait partie d’un dossier intitulé "Guerre d’Algérie : mémoire et histoire". Celui-ci comporte les articles d’Abdelmadjid Kaouah, A propos de Mohammed Harbi, Ali Haroun, De la wilaya VII au gouvernement Boudiaf (exposé suivi d’un débat), Julien Fouquet et Bénédicte Roy, Entretien avec André Mandouze, Jacques Cantier, Entretien avec Guy Pervillé, Guillaume Menchi, La Dépêche du Midi et la guerre d’Algérie, compte-rendu détaillé de la soutenance de thèse de Sybille Chapeu sur la Mission de France dans la guerre d’Algérie (Toulouse, 1er février 2002), et recension de l’ouvrage de Stanislas Hutin, Journal de bord, Algérie, novembre 1955-mars 1956, par Jean-Charles Jauffret.



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