Par Paul Sugy
Publié hier à 19:28, mis à jour hier à 19:34
ENTRETIEN - En reconnaissant la responsabilité coupable de la France dans le massacre de dizaines de partisans de l’Algérie française, le 26 mars 1962 rue d’Isly, le président de la République sort d’une mémoire dominée par la repentance, estime l’historien.
Guy Pervillé est professeur émérite d’histoire contemporaine, auteur aux éditions Vendémiaire d’Une histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire (éditions Vendémiaire).
LE FIGARO. - Que s’est-il passé le 26 mars 1962, rue d’Isly à Alger ?
Guy PERVILLÉ. Nous sommes neuf jours après les accords d’Évian, signés le 18 mars, et les Français d’Algérie partisans de l’Algérie française appellent à converger au cours d’une manifestation pacifique vers le quartier de Bab-el-Oued. Le parcours suppose de passer à travers un barrage des forces de l’ordre, tenu par des tirailleurs algériens intégrés à l’armée française. Au moment où la foule se rend sur place, une fusillade éclate, déclenchée par les militaires. Selon le bilan officiel, 49 civils sont tués parmi les protestataires, en réalité certainement davantage, peut-être 70.
Comment expliquer cette fusillade sur des manifestants sans armes ?
Un historien amateur, Francis Mézières, a fait un travail approfondi sur cet événement, qu’il a comparé avec une autre fusillade survenue à Alger le 24 janvier 1960. Il analyse la manière dont les forces de l’ordre se sont comportées par rapport à cette autre répression sanglante. Et pose plusieurs questions intéressantes, avant de conclure que « l’Algérie française meurt définitivement sur l’esplanade de la Grande Poste, au croisement du boulevard Laferrière sud, de la rue Charles-Péguy et de la rue d’Isly », ce 26 mars 1962.
D’une part, pourquoi des tirailleurs algériens ont-ils été placés sur cette barricade alors que leurs officiers avaient explicitement demandé qu’ils ne soient pas affectés au maintien de l’ordre, pour lequel ils n’étaient pas formés ? S’agissait-il de consignes volontairement rigides, délivrées afin de mettre en échec l’opposition des partisans de l’Algérie française ? On a cru un moment que cette manifestation était organisée par l’OAS : dans les faits, le plus probable est que l’appel à la mobilisation émanait plutôt de militants locaux mais que les ordres ne venaient pas d’en haut.
En outre, le précédent du 24 janvier 1960 au cours duquel des gendarmes mobiles, abandonnés par les parachutistes qui devaient les escorter et qui n’ont pas obéi, sont tombés sous le feu de la milice des partisans de l’Algérie française, avait constitué un revers tactique qui explique en partie pourquoi l’armée a, en 1962, été déployée dans un but plus musclé, avec pour consigne de mater l’insurrection par le feu s’il le fallait.
S’agit-il d’un « massacre impardonnable pour la République », comme l’a déclaré Emmanuel Macron à l’Élysée ce mercredi ?
C’est une scène de guerre civile survenue dans une rue où il n’y a pas eu de guerre civile, ce qui est donc très grave. Rue d’Isly, les coups de feu ont été tirés par les forces de l’ordre, et c’est à cause d’elles que l’événement a connu la tournure catastrophique que l’on sait.
L’ouverture totale des archives françaises permettra de clarifier davantage encore la connaissance des événements ?
Certainement, même si elles ont déjà été étudiées en détail et qu’elles sont bien connues.
Pourquoi la reconnaissance officielle de la responsabilité de la France dans le massacre de ses propres ressortissants a tant tardé ?
Parce qu’il est difficile de reconnaître de pareilles responsabilités, surtout lorsque l’on ne peut pas donner d’explications satisfaisantes. Le général de Gaulle a préféré la logique de l’oubli, et après lui tous ses successeurs jusqu’à François Mitterrand ont fait de même. Il fallait en parler le moins possible.
Emmanuel Macron a choisi de s’avancer sur le chemin de la reconnaissance mémorielle, mais jusqu’ici il ne reconnaissait les torts de la France qu’à l’endroit d’un seul camp, donnant le sentiment d’une mémoire biaisée, n’accordant d’intérêt qu’aux victimes tombées du côté des ennemis de l’Algérie française. C’est la première fois qu’il fait un pas vers l’autre camp. C’est indéniablement un très beau succès obtenu par les associations de rapatriés d’Algérie, les pieds-noirs et leurs descendants : ils viennent d’obtenir une satisfaction sans précédent. D’autant qu’ils avaient été exaspérés à juste titre par le discours de repentance, aussi radical que maladroit, qu’Emmanuel Macron avait tenu en 2017.
Assurément Alger ne va pas apprécier les propos qu’il a tenus aujourd’hui, mais c’était important de sortir du deux poids, deux mesures en matière mémorielle. D’aucuns voudront y voir des intentions électorales, en tout cas il y a une cohérence d’ensemble, Emmanuel Macron (qui pourtant est né 15 ans après les événements) reconnaît les torts de la France à l’égard des deux camps. Pour les pieds-noirs, ce geste était important car jusqu’ici, depuis les déclarations de Jacques Chirac, les descendants des Harkis étaient mieux traités qu’eux.
Paul Sugy